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Classiques Garnier

L’art de la laisse dans La Chanson de Bertrand du Guesclin de Cuvelier (xive-xve siècle)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Demelas (Delphine)
  • Résumé : L’article propose une analyse du rôle de la laisse dans La Chanson de Bertrand du Guesclin, afin d’étudier les parts d’archaïsme et d’innovation dans ce texte tardif. L’étude permet de s’interroger sur le rôle structurant de la laisse, qui garde une fonction de délimitation mais s’inscrit aussi dans des unités narratives plus larges dans la littérature épique de la fin du Moyen Âge.
  • Pages : 101 à 128
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0101
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lart de la laisse dans
La Chanson de Bertrand du Guesclin
de Cuvelier (xive-xve siècle)

La fin du Moyen Âge voit fleurir de nombreux textes sattachant à mettre par écrit la vie de divers chevaliers1. Un texte se détache de cette production littéraire par son style particulier : La Chanson de Bertrand du Guesclin. Il sagit dune biographie que lon peut qualifier dépique rédigée par un certain Cuvelier, reprenant les techniques littéraires des anciennes chansons de geste afin de narrer la vie du connétable français. Le choix dune esthétique épique fait figure dexception dans le paysage littéraire de la fin du xive siècle. La période est en effet dominée par une production lyrique en pleine mutation à la recherche dune fixité. Les derniers textes épiques2 rédigés entre 1380 et 1490 sont soit des réécritures en alexandrins de chansons préexistantes, soit des mises en prose3. Cest alors même que la matière épique semble sépuiser quest composé le poème célébrant la vie du chevalier breton, à contre-courant des modes littéraires en vogue au même moment. Le style du texte est ainsi résolument archaïque, dabord par ladoption dun style du passé, 102lépopée en vers savérant en déclin en 13804, ensuite par le choix du style même. En effet, le style épique est par essence archaïque5, plaçant demblée les évènements récents de la Guerre de Cent Ans dans un passé plus lointain. Comment se construit larchaïsme du texte ? Quelle place donner au poème au sein du genre épique ?

Au-delà du mètre, qui peut varier selon les épopées du Moyen Âge, un élément structurel reste marqueur du style épique jusquà la fin du xve siècle : la laisse6. Strophes de longueur inégale organisées autour dune même assonance ou rime, elles sont les garantes dun découpage épique du récit. Cuvelier na pu passer outre cet impératif pour composer son poème et La Chanson de Bertrand du Guesclin comporte donc 728 laisses au total. Ce nombre correspond plus précisément à la version du texte contenue dans le manuscrit dAix-en-Provence (Bibliothèque municipale, ms. 428/306), dont nous avons réalisé une édition à loccasion dune thèse de doctorat soutenue en juin 2016 à lUniversité dAix-Marseille. Les exemples de La Chanson de Bertrand cités par la suite sont également tous tirés de ce codex daté de 1441. Cette version de la chanson diffère de celle éditée par J.-C. Faucon7 dabord par linsertion dépisodes inédits, comme par exemple ladoubement merveilleux de Bertrand entre le tournoi de Rênes et la prise de Forgeray. Elle présente également un intérêt linguistique puisque le manuscrit comporte des traits poitevins, témoins dune certaine survivance des dialectes de lOuest dans les textes à la fin de la période médiévale. Enfin, létude dun des plus récents manuscrits contenant ce texte nous permet de cerner ce qui reste de la tradition littéraire épique à lextrême fin du Moyen Âge. Comme de nombreuses chansons de geste tardives, les laisses de notre poème sont bâties à laide dalexandrins monorimes. La longueur moyenne dune 103laisse dans la version du manuscrit dAix est de 30 vers. Si ces strophes épiques sont plus longues que celles de la désormais classique Chanson de Roland (14 vers par laisse), leur taille moyenne reste tout de même en-deçà de celle de chansons tardives telles que Tristan de Nanteuil (48 vers par laisse) ou Lion de Bourges (49 vers par laisse), voire de certaines chansons anciennes comme Le Couronnement de Louis (43 vers par laisse)8.

Plus encore que lassonance ou la rime, ce qui fait lunité dune laisse est son agencement interne. En effet, une laisse épique sorganise autour de timbres musicaux particuliers repérables stylistiquement par deux temps forts : les vers dintroduction et les vers de conclusion9. Lanalyse de ces deux parties importantes des laisses de La Chanson de Bertrand du Guesclin contenues dans le manuscrit dAix permet de mettre au jour les ressorts épiques dun des derniers textes du genre rédigé en français.

Relevé des types dintroduction
et conclusion

Si J. Rychner distingue trois types de vers comme possible prélude de chaque laisse des chansons de geste anciennes10, les travaux portant sur les poèmes épiques plus récents élargissent ce nombre. D. Boutet classe les vers dintroduction de Jehan de Lanson, chanson du milieu du xiiie siècle, selon quatre types11. C. Roussel dans son analyse de La Belle Hélène de Constantinople, texte épique du xive siècle, en compte six12. 104Linventaire exhaustif des vers dintroduction du texte qui nous occupe fait émerger la présence de six types de vers douverture de laisse, parfois un peu différents de ceux relevés par C. Roussel.

Comme les vers dintroduction, les vers de conclusion des laisses des chansons de geste anciennes ont été considérés par les critiques comme étant porteurs dun timbre particulier. Les analyses de chansons plus tardives saccordent à dire que, si lattaque de la laisse se maintient comme moment fort, la conclusion perd de sa puissance et revêt un caractère narratif. J. Subrenat considère par exemple dans son étude de Gaydon que :

Nous ne retrouvons pas toujours ici la fermeté dexpression à laquelle les formules dintonation nous avaient accoutumées. Souvent la conclusion sétend sur deux vers, parfois sur trois. Elle garde toujours sa valeur pour le sens, mais on peut douter de sa puissance rythmique13.

Plusieurs travaux saccordent à ce constat14. C. Roussel va jusquà refuser la qualification de « type » pour classer ces occurrences et préfère celle de « tendance générale15 ».

Le relevé de formes de conclusion des laisses de La Chanson de Bertrand du Guesclin permet de formuler les mêmes conclusions. La partie finale de la laisse tend à sallonger et il faut remonter parfois plusieurs vers afin de trouver lélément dimpulsion qui indique lachèvement. Nous penchons également pour des grandes tendances et non des types, contrairement au classement des vers dintroduction. Nous relevons trois grandes tendances : une conclusion centrée autour dun ou plusieurs vers narratifs, une autre fonctionnant autour du discours et une dernière autour des interventions du narrateur-jongleur. Quelles soient en introduction ou en conclusion, toutes ces occurrences peuvent être classées selon deux exigences distinctes. Dans un premier temps, 105les techniques anciennes sont directement reprises des anciens textes et appliquées à notre chanson. Dans un second temps, les méthodes épiques sont adaptées aux nouvelles contraintes stylistiques des chansons de geste tardives, particulièrement en conclusion. Comment se répartissent les éléments relevés ? Quelle est la part dinnovation du texte de Cuvelier dans ce domaine ?

Introductions classiques

Type métadiscours

Les vers dintroduction peuvent être les gardiens de la fiction doralité entretenue par les épopées françaises du Moyen Âge. Ces éléments métadiscursifs sont de trois espèces dans notre texte. On trouve dans le texte les traditionnelles interventions de jongleur, lemploi du verbe voir ou lévocation des sources de la chanson :

Seigneurs, or escoutéz, pour Dieu le roy divin16. (v. 1)

Atant véz les Juïfz, a qui Dieu doint encombrier. (v. 6870)

Listoire tesmoigne que Bertrant au corps gent. (v. 665)

Toutes ces occurrences renvoient à des types très souvent utilisés par les différentes chansons médiévales et reflètent lenvie dafficher clairement le choix du style épique.

Type actoriel

Dans les chansons anciennes comme dans les plus récentes, un des types majeurs de vers se trouvant en tête de laisse est celui souvrant sur la mention dun personnage. Si J. Rychner estime que, dans les premières chansons, les mentions se cantonnent à lévocation du nom des héros en tête de vers, la catégorie nécessite un élargissement pour sappliquer aux textes épiques plus récents. C. Roussel définit ce type ainsi :

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Nom propre figurant en tête de vers (ou nom commun désignant un personnage par son titre ou sa fonction) et assumant la fonction sujet du verbe de la phrase17.

Nous avons opté pour une définition encore plus étendue de ce type. Nous classons ici toutes les laisses du texte débutant par un vers utilisant dans le premier hémistiche un nom propre ou un nom commun ne renvoyant pas forcément à un animé humain et susceptible dêtre linstigateur dune action. Le verbe, dont le nom en tête de vers dépend, est le plus souvent placé dans le second hémistiche ou rejeté aux vers suivants si le groupe nominal comporte une extension, qui le plus souvent savère être une proposition relative18. Les exemples de cette catégorie peuvent être classés selon des sous-types différents qui dépendent de lenvironnement grammatical du premier hémistiche.

Actant + estre

Parmi les exemples relevés, on trouve des exemples de vers dintroduction assez typiques se composant dun actant exprimé sous forme de nom propre ou nom commun suivi du verbe estre. Lactant peut également être une entité plus abstraite ou un pluriel faisant référence à un groupe de personnes :

Bertrant fu moult liéz quant cellui escouta. (v. 434)

Lassault fu pesant et forment demenéz. (v. 8206)

François furent troys jours la bataille atendant. (v. 20259)

Dans cette configuration, le verbe peut être rejeté à la fin du premier hémistiche ou en tête du second :

Pietres le roy moult fu dolant et irascu. (v. 8351)

Henry le roy dEspaigne fu léz et joyant. (v. 130149)

Cette dernière remarque permet disoler les formes act. + estre de celle composées dun act. + verbe. En effet, seul le verbe estre ne semble pas pouvoir être éloigné de son sujet rejeté dans les vers suivants.

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Actant + verbe

Les mêmes remarques vues au dessus sappliquent également aux exemples du type act. + vb. Bien entendu, on trouve des modèles classiques de premier hémistiche type nom de héros + vb. :

Bertrant si vint a lui et avala sa lance. (v. 1120)

Le cappitaine vit Bertrant le chevalier. (v. 1582)

Les éléments se situant en tête de vers ne sont cependant pas forcément sujet du verbe principal :

Toute gent de grant bien, hardie et combatant

avoit en sa compaignie le noble Bertrant. (v. 4109-4110)

La nature grammaticale désignant lactant du premier hémistiche peut être différente de celle des exemples présents dans dautres chansons et on trouve à côté des noms propres et communs quelques exemples de nom avec expansion en ouverture de laisse :

La trompecte Bertrant fu haultement sonnee. (v. 4446)

La table du roy Pietre, dont je vous voys comptant,

ne saroit nombrer nul clerc lisant. (v. 9026-9027)

Type descriptif

Le type descriptif est sans doute celui qui illustre mieux la résistance des formules épiques dans le texte de Cuvelier. En effet, il sagit là dexemples utilisant une inversion entre le verbe et ses compléments, qualifiée souvent dinversion épique tant elle a été usitée par les chansons de geste. On peut diviser les exemples en plusieurs sous-types selon le premier élément utilisé.

Adverbe + estre

Cette tournure, fréquemment employée dans les textes épiques plus anciens, nest pas rare dans La Chanson de Bertrand du Guesclin :

Moult fu dolant le duc, en lui not que aÿrer. (v. 1188)

108

Moult furent les seigneurs esjoïz durement. (v. 20551)

Les deux exemples sélectionnés montrent que le sujet du verbe estre rejeté à la fin du premier hémistiche peut être autant singulier que pluriel, même si la première option prédomine. On peut également rattacher à ce type loccurrence suivante :

En Bertaigne fu moult la guerre grandement. (v. 2016)

Le complément En Bertaigne est placé en tête du premier hémistiche afin déviter une césure lyrique et ainsi conserver un vers de douze syllabes. Le sujet la guerre se trouve toujours après le verbe fu, linversion étant ainsi conservée19.

Attribut + estre

La configuration attribut + estre + sujet est également caractéristique de lépopée du Moyen Âge. Cette catégorie est dabord employée pour décrire des aspects de la bataille, pour renseigner sur létat desprit dun personnage ou pour donner une description simple :

Grant fu ceste guerre et moult empoestie. (v. 2726)

Léz sont pour Bertrant ses proysmes et ses amis. (v. 522)

Noble fu le digner, nul homs ne vit grigneur. (v. 17641)

Impersonnel

La présence dun verbe à tournure impersonnelle peut entraîner une inversion des éléments :

En Normendie avoit mains chasteaux souffisant. (v. 3446)

Avec Charles de Bloiz ot noble baronnie. (v. 5384)

En labsence dun sujet référentiel, cest le complément le plus proche qui se retrouve postposé au verbe. Des éléments divers peuvent se trouver 109en première position tels que des compléments circonstanciels de lieu ou daccompagnement.

Vassen

Linversion épique simple composée du verbe en tête de vers puis du sujet est rare dans notre texte. Lorsquelle est représentée, elle lest de façon particulière :

Vassen lEspaignol a pointe desperon. (v. 8864)

Vassent Pietres le roy desconfit et maté. (v. 14960)

Le verbe aler et la préposition en se sont soudés pour former lexpression lexicalisée vassen placée en ouverture de laisse. Tout larrière plan épique du copiste sexprime ici en élevant au rang de formule un aspect stylistique dinversion répandu dans les chansons.

Les effets dinversion permettent de rattacher le texte du manuscrit au plus près des plus anciennes chansons de geste. Ces exemples restent cependant peu fréquents au vue du nombre doccurrences des autres types.

Type rappel

Le type « rappel » permet de faire référence en début de laisse à une situation exposée dans la laisse précédente. Dans la version donnée par le codex aixois, le vers débute généralement par les adverbes or ou ainsi et quelques autres bien plus rares comme adont, tant ou encore lexpression adverbiale en ce point. Le rappel ne dépasse pas le premier vers de la laisse et introduit toujours une proposition principale ou indépendante :

Or fu Bertrant en lost entre lui et ses gens. (v. 1414)

Létude de lexemple suivant permet dillustrer son fonctionnement :

Laisse 27

Bertrant de sa grant hache lui va un tel cop parer,

le chief lui pourfendy et tout le hannepier,

a terre labbaty, ce fu sans redrecier. (v. 753-755)

[]

Laisse 28

Or fu le chevalier ainsi a la mort mis. (v. 763)

110

Le premier vers de la laisse 28 résume en une proposition indépendante laction principale de la laisse 27. Bertrand, tombé nez à nez avec un chevalier anglais très bien armé, le tue lors dun combat et en profite pour lui subtiliser ses affaires. Le vers de rappel réduit linformation de la laisse qui précède à son minimum et permet de créer un lien narratif entre les subdivisions du texte.

Discours

Une part non négligeable des laisses du texte souvre sur la prise de parole dun personnage20. Elle peut être directe :

Seigneurs, se dist Bertrant, voléz vous que je vous dye… (v. 2430)

Ha, dist le roy Henry, par Dieu, seigneurs baron… (v. 10867)

Comme le montrent ces exemples, le vers souvre soit par une apostrophe, le plus souvent seigneurs, soit par une interjection (Ha). Lapostrophe est toujours suivie dune incise indiquant qui est le personnage qui prend la parole. Le vers peut également souvrir sur lincise qui peut être contenue dans le premier hémistiche ou bien sétendre sur la totalité du vers si le nom est suivi dune extension :

Le chastellain a dit : « Sire, Bertrant gentilz… » (v. 5135)

Dist dam Pietre le roy qui la chiere ot iree :

« Véz cy riche conseil, bien me plaist et agree. » (v. 9764-9765)

On également trouve un exemple de discours narrativisé en ouverture de laisse :

Le roy Pietres manda ses bourjois naturelz.

Et ilz y sont venuz quant il les a mandéz. (v. 8401-8402)

Lintérêt de cette catégorie réside dans le lien quelle entretient avec la laisse qui précède. Ces effets denchaînement sont étudiés dans une partie suivante.

La Chanson de Bertrand du Guesclin présente donc des caractéristiques de chansons bien plus anciennes. Les codes décriture sont conservés et 111inscrivent pleinement le texte dans le genre épique. Cependant, certains types dintroduction et de conclusion ne rentrent pas dans les cadres mis au jour par les analyses de textes plus vieux. Faut-il voir dans cette relative nouveauté une adaptation de codes préexistants ou bien une volonté de saffranchir du genre ?

Des techniques expérimentales ?

Les relevés pratiqués révèlent que les techniques non répertoriées précédemment sont présentes majoritairement en conclusion. La fin de laisse semble un lieu propice à loriginalité.

Lexplosion du discours

De nombreuses laisses du corpus se terminent par un élément déjà présent dans certains textes épiques plus anciens : le discours. En effet, D. Boutet dans son étude de Jehan de Lanson remarque que la moitié des laisses du texte étudié se termine de cette manière21. Cependant, cette particularité nest relevée ni dans La Belle Hélène de Constantinople ni dans Gaydon. Les vers de clôture utilisant un discours dans les textes épiques sont ceux qui contiennent lavis dun personnage ou dun groupe de personnages exprimé sous forme de discours direct, comme : « Et chil ont repondu : “Vous parlés sagement22” ». Or, cette technique est utilisée en écrasante majorité par notre texte. Quelles sont les caractéristiques de cette spécificité ?

Avis dun personnage

Les conclusions reprenant lavis dun groupe ou dun personnage sont bien présentes dans notre texte détude. La part de discours direct se concentre sur un hémistiche, plus rarement sur un vers entier :

112

Et la dame respont : « Je croy quil se esmeut ja. » (v. 133)

« Véz cy riche conseil », dient les mescreans. (v. 8591)

Lexemple du vers 8591 montre que lincise peut se trouver dans le second hémistiche du vers, selon les besoins de la rime. Cette clôture traditionnelle de lépopée médiévale française devient cependant minoritaire dans le texte célébrant le chevalier breton.

Discours de plusieurs vers

La majorité des laisses présentant un discours final se termine par un agencement dun autre genre. En effet, bien loin de lhémistiche de conclusion présentant la parole du groupe, les laisses du texte sachèvent très souvent par un discours de plusieurs vers, qui sétend parfois sur plus dune dizaine de lignes23. Les exemples suivants témoignent de cet allongement :

Et le portier lui repond : « Ce fait a gaigner.

Javoie grant besoign davoir tel prisonnier. » (v. 12886-12887)

Dist le conte Henry : « Je le voys clerement.

Dieu men veille vengier, voyres, si vrayment

que pour verité dire et faire justement

jay la haÿne a lui ainsi villainement.

Ne veil pas que pour moy aiéz encombrement,

je men departiray asséz prochainement. » (v. 7050-7055)

Et Bertrant du Guesclin sescrioit a ault cry :

« Avant. Assailléz fort, mes bons loiaux amis.

A Dieu le veu. Ces gars sont ja touz desconfiz.

Tout lavoir de leans vous est a bandon mis. » (v. 20214-20217)

Lexemple no 1 peut facilement être interprété comme un allongement du vers de conclusion donnant lavis dun personnage. En revanche, les autres exemples ne semblent pas relever dun type particulier. Les paroles dHenry dans la citation no 2 ne sont que la réponse à un personnage aragonais chargé de lire une lettre de Pietre. Il en va de même pour les paroles de Bertrand dans lexemple no 3. Ils sonnent comme un ajout 113aux événements de préparatifs militaires décrits en amont de la laisse. Cet effet dajout est dautant plus renforcé par la conjonction et placée en amorce du discours.

Si la technique de clôture dune laisse par le discours existait déjà dès les premiers textes épiques français, elle est amplifiée de manière exponentielle dans la chanson qui nous occupe. Cette augmentation est telle quon trouve également en fin de laisse dautres types de discours que le discours direct :

Et si lui serement et bien lui ança

que, sil puet exploitter, Charles lui rendra. (v. 831-832)

Dont parla le vassal a touz les barons

et a touz les Anglois et aussi aus Bretons

et aus fors Navarroys et aussi aus Gascons. (v. 7290-7292)

Le premier exemple montre que la conclusion de laisse peut seffectuer à laide dun discours rapporté. Le second présente une clôture de laisse au moyen dun discours narrativisé.

Le discours devient dans La Chanson de Bertrand du Guesclin la marque incontestable dune fin de laisse. Tous les types y sont représentés, bien que le discours direct reste de loin lélément le plus utilisé. Cette utilisation du discours en fin de laisse dans des proportions immenses semble particulière au texte de Cuvelier, rendant ainsi prégnante une technique épique pourtant moins systématique dans les textes plus anciens.

Vers plus de narrativité

Plusieurs techniques dintroduction et de conclusion particulières au texte ont pour but de garantir la fluidité des enchaînements narratifs des événements des différentes laisses, perdant de vue le lyrisme originel du genre.

Type actoriel

Un phénomène rencontré dans les occurrences du type dintroduction « actoriel » peut nous renseigner sur de nouvelles dispositions appliquées à la laisse. Dans les exemples de cette catégorie, le verbe principal accompagnant le référent exprimé au premier hémistiche peut se trouver aux vers suivants :

114

Bertrant de Guesclin, avec plenté de gent,

se party de Roen bien et hardiement. (v. 4970-4971)

Les compaignons Bertrant, ceulx de devant et de derrier

qui sur eulx vont portant la busche et le ramier,

pour lamour de Bertrant quilz voyent approchier

nosoient retorner ne de lui esloigner. (v. 910-913)

Le rejet du verbe aux lignes suivantes peut se faire avec nimporte quel type dactant, du nom propre au complément du nom en passant par le nom commun désignant une fonction. Dans le texte donné par le manuscrit dAix, on constate que la place du verbe principal par rapport à lactant exprimé en tête dhémistiche est variable autant que lentité référentielle est diverse. Il y a donc bien dans ce texte une dislocation du vers. Celui-ci nest plus ressenti comme une unité, la séparation du verbe principal davec son sujet témoigne de lallongement de lensemble narratif.

Compléments circonstanciels

La laisse peut souvrir sur un complément circonstanciel de lieu, de temps et plus rarement par un complément dune autre nature. Les compléments de lieu sont le plus souvent des noms de villes. Ils peuvent également être des noms communs avec pour référent un lieu intradiégétique :

Par dedens Forgeray fu grande lenvaÿe. (v. 956)

Enmy ceste bataille qui forment sesforça24. (v. 5957)

Les circonstancielles de temps sont en grande majorité introduites par la conjonction quant :

Quant le prince oÿ si levesque parler,

a rire commainça, il ne sen peu cesser. (v. 12306-12307)

Deux différences majeures séparent le type « rappel » du type « proposition circonstancielle ». La première est grammaticale. De par leur nature, les propositions temporelles et locatives qui occupent le premier 115vers ne sont pas des propositions principales et il faut parfois parcourir plusieurs vers avant de la trouver. La seconde différence est narrative. Nous avons vu que le vers de type « rappel » résume laction précédente avant de relancer la narration. La proposition circonstancielle entretient un lien différent avec celle qui précède. Lexemple suivant permet de mettre en lumière cette différence :

Laisse 286

Touz les chevaliers et les hommes vaillans

enclinerent Henry et le vont honnourant,

car de son fait savoient laventure pesant,

et comment le roy Pietres ala si mal regnant

et Sarrazins aussi aloit il soustenant,

et de sa femme aussi qui de bonté ot tant,

quil y a fait mourir ; or lui viendra devant.

Moult haÿ len avoient les petis et les grans.

Laisse 287

Quant Bretrant vit Henry le noble guerrier,

lors lala vistement tout par amours baisier. (v. 7723-7732)

La proposition circonstancielle ne résume pas mais apporte une information nouvelle quant à la situation mise en place en fin de laisse précédente. Dans lexemple ci-dessus, la laisse 286 se clôt sur la description dun hommage à Henri par ses hommes. La laisse 287 souvre en précisant lattitude de Bertrand lors de cet hommage. Ce type de vers crée moins de rupture entre les laisses et permet une transition plus fluide en conservant la même situation diégétique que celle de la fin de la laisse qui précède. La laisse souvrant sur une proposition circonstancielle est un prolongement de la précédente.

La spécificité de ce type dintroduction fait que ces vers sont les plus nombreux. En effet, avec lexpansion que connaissent les chansons de geste à partir du xive siècle, le besoin de continuité narrative devient de plus en plus important. Lutilisation de ces multiples circonstancielles au détriment doutils stylistiques plus classiques tels que linversion épique traduit laccroissement de la partie narrative du texte épique contre la diminution drastique de phénomènes lyriques de répétition qui caractérisaient des textes plus anciens. Cette amplification présente en début de laisse est dautant plus visible en conclusion, place tonique déjà plus lâche dans les chansons anciennes.

116

Une conclusion pleinement narrative

Lélément le plus caractéristique du relâchement final de la laisse est la grande proportion de vers narratifs utilisés pour clore une strophe. La conclusion peut se faire en un vers, à la manière des chansons de geste plus anciennes, ou bien sur plusieurs vers :

Et si fondy la mine, ne valu .i. bouton. (v. 1187)

Et quant il ot oÿ messe et le sacrement,

tout droit au cappitaine ala appertement

et la le fit armer bien et souffisament. (v. 1725-1727)

En comparant les occurrences classées sous cette tendance, il est tout de même possible daffiner notre analyse. On trouve dabord des vers de conclusion souvrant sur des adverbes de type lors, ainsi ou la :

Lors se baise au partir et touz les compaignons. (v. 10795)

Ainsi le chastellain de la ville maistria. (v. 13253)

La ot bien.C. bourreaux de nouveaux devenuz. (v. 19522)

Certaines parties conclusives débutent par lexpression dun complément circonstanciel de lieu ou de temps avec la conjonction quant :

1. Temps

Et quant Bertrant le voit, de sa jument descent25,

envers le chevaliers sa droite voye prent. (v. 724-725)

Quant la dame le vit, si cogneu son talent. (v. 12231)

2. Lieu

Hors de Burs sont yssuz, comme demie leue

encontrerent la dame, blanche comme une fee. (v. 8774-8775)

Au chastel Jousselin estoient les Françoys. (v. 5619)

Les vers narratifs peuvent également commencer par un élément grammatical faisant référence à un personnage qui peut être désigné par un nom propre, un nom commun représentant sa fonction ou encore un pronom :

117

Bertrant lui fit honneur et bel don lui donna. (v. 14471)

Le roy de Bel Marin trés bien les pourveÿ

et tremist parmy mer tout ce qui leur failly. (v. 14336-14337)

Cellui devant le saint se mist en oroison,

en celle eglise usa sa vie, se dit on. (v. 6405)

Enfin, certaines conclusions sont annoncées par la présence dune inversion épique :

Lïéz furent aucuns et lautre dolant

car des vivres avoient plus que lon naloit pensant. (v. 1914-1915)

Moult fu grande la guerre en celle regïon. (v. 13805)

Ces différents exemples ne sont pas sans rappeler les types mis au jour lors de létude des vers dintroduction. En effet, on retrouve dans les vers narratifs de conclusion plusieurs techniques propres au vers douverture de laisse comme lutilisation du type rappel (or, ainsi), du type descriptif, de lélément circonstanciel ou encore du type actoriel avec mention dun personnage dans le premier hémistiche. On retrouve également des fonctionnements similaires à ceux étudiés dans la partie précédente. Prenons par exemple une occurrence de fin de laisse à rattacher au type « rappel » :

Ainsi comme les faulx angelz furent du ciel versé

par lourgueil et par le vice ou ilz furent entré,

ainsi chëu le prince dont je vous ay compté. (v. 10559-10561)

Il est évident que lallongement de la laisse et de la masse narrative du texte ne permet plus aux auteurs de composer des vers de conclusion forts à la manière des textes anciens. Cependant, cet affaiblissement semble être compensé par lusage de procédés spécifiques au vers douverture de laisses qui ont conservé leur naturel plus puissant, comme nous lavons montré plus haut. Si la conclusion des laisses de La Chanson de Bertrand du Guesclin tend, comme ses homologues de la fin du Moyen Âge, vers plus de narrativité, elle ne reste pas moins une place tonique importante et un marqueur du renouveau du style épique des épopées tardives, souhaitant sadapter aux goûts du jour tout en conservant des techniques séculaires. Ces occurrences sont les témoins de la conscience 118de lauteur de limportance de cette place finale de la strophe dans les textes plus anciens. Les techniques épiques dindication dun rythme fort en début de strophe, toujours en vigueur à la fin du Moyen Âge, sont donc réutilisées afin de conserver une certaine rythmique de fin de laisse.

Métadiscours : du jongleur à lauteur

Les interventions du narrateur-jongleur constituent une des grandes tendances du texte afin de terminer une laisse. Cette particularité se retrouve dans pratiquement tous les textes épiques du Moyen Âge qui continuent de cultiver la fiction doralité comme marqueur indéniable du style épique. Ces interventions sont de plusieurs sortes.

On trouve quelques exemples dexpressions invitant le public fictif à écouter le jongleur de plus près ou prêter attention à un élément de la trame narrative :

Atant véz cy les Engloys a pennon de cendal

et regardant Françoys qui estoient aval ;

ne les prisoient pas la monte dun estal. (v. 4256-4258)

Or oiéz de Bertrant de quoy il savisa :

le conseil a mandé et chascun y ala

pour oÿr de Bertrant ce que dire vouldra. (v. 4360-4362)

La majorité des exemples se caractérise par un autre type dintervention que nous pouvons qualifier de narrative, comme le montrent les exemples suivants :

Par dela layve dure, pour certain le vous dy,

sont venuz les Françoys arméz et fiers vesty ;

si se sont descenduz enmy le pré ory. (v. 4176-4178)

Or nous dit la matiere par droite verité

tant tindrent la cité en grant cruaulté

quil en moru leens de fain, de lascheté,

tant Juïfz, Paiens, que de Crestïenté,

tant grans que petis .xxxm. passé. (v. 16795-16799)

Le narrateur peut ainsi se manifester en fin de laisse afin dapporter des précisions concernant lélément décrit en amont, attester de la vérité du propos principal ou encore prolonger les données narratives de la laisse en donnant des informations supplémentaires.

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Les propos du narrateur peuvent également renseigner le lecteur sur des faits à venir :

Ceste matiere si vous voys ramentevant

pour revenir au fait du noble Bertrant

et dire les proesces de quoy le ber fit tant,

oncques autant nen firent Olivier ne Rollant. (v. 587-590)

Pour ce point fu le roy Pietres en la fin meschant

que morir lui convient, il estoit bien temps.

Faussement ot regné, tout ainsi que un tirant.

Si morra malement, comme orréz comptant. (v. 16173-16176)

Ces occurrences dinterventions de jongleur utilisent des prolepses afin de décrire les événements futurs et créer ainsi un horizon dattente pour le lecteur. Ces exemples savèrent cependant différents de la technique de captatio benevolentiae présente dans les textes plus anciens. Certes, on retrouve toujours le verbe oïr au futur permettant dintroduire lidée dun public fictif. Cependant, si nous regardons de plus près lexemple no 1, on remarque une différence notable davec les conclusions anciennes. Le narrateur utilise dans ces vers une technique de métadiscours plus poussée. En effet, les interventions de jongleur créent un niveau métadiégétique dans lequel le jongleur se met en scène comme si le moment de lecture correspondait au moment de récitation. Ici, plus que le jongleur, cest bien le narrateur qui se représente comme étant celui qui tire les ficelles du récit. Il nest pas question dans cet exemple dintensifier un fait afin de le porter au regard des spectateurs, mais de démonter la trame du récit pour lexposer au lecteur. Le narrateur se justifie de son récit précédent (« Ceste matiere si vous voys ramentevant ») et annonce les événements quil va décrire ensuite (« pour revenir [] et dire les proesces »). Les propos sont toujours orientés vers le maintien dune fiction doralité (présence du verbe dire v. 589) mais sont dun autre niveau.

De la technique des jongleurs, La Chanson de Bertrand du Guesclin conserve cette capacité à rompre la trame narrative afin de sadresser directement au lecteur. Les propos tenus par le narrateur sont utilisés afin de capter lattention mais également pour donner des informations sur la narration qui est mise en place. Ces exemples sont les parfaits représentants de lévolution du genre épique qui, en croisant la technique romanesque à la fin du Moyen Âge, prend plus de hauteur afin de réfléchir sur lui 120même et en informer le lecteur. Plus quune fiction doralité, cest une fiction de composition qui est présentée dans ces interventions.

Lanalyse des types douverture et des tendances de conclusion des laisses de La Chanson de Bertrand du Guesclin fait émerger plusieurs remarques. Dabord, lauteur de la chanson connaît les techniques épiques anciennes et sait les utiliser au besoin. Ensuite, contrairement aux résultats des analyses dautres textes, la fin des laisses du texte ne semble pas saffaiblir. Lauteur cherche à ce quelle reste un espace tonique porteur de marques demphase. Les clôtures sont le laboratoire de nouveaux essais afin de concilier lancien et le nouveau et donner toute sa qualité épique au texte. Il nen reste pas moins que, dans les épopées médiévales françaises, lagencement interne des laisses compte autant que le rapport que les strophes épiques entretiennent entre elles. Comment les laisses de la chanson senchaînent-elles ? Peut-on mettre au jour des procédés de composition interstrophiques propres au style épique ?

Enchaînements et reprises de laisses

La technique denchaînement des laisses est une pratique spécifique de lécriture épique du Moyen Âge. Lenchaînement est un des phénomènes stylistiques qui fait de la laisse un élément textuel au-delà du narratif26. D. Boutet le définit ainsi :

Lenchaînement, originellement beaucoup plus fréquent, a deux effets, sinon deux finalités : il lie fortement entre elles deux laisses successives, du point de vue formel, et il introduit un phénomène de répétition et de variation qui correspond bien à lesthétique générale du genre. Cette technique consiste en effet à reprendre, dans le ou les premiers vers dune laisse, soit le contenu et/ou les formules du ou des derniers vers de la laisse précédente, soit des éléments choisis, épars ou non, de cette laisse avec, bien entendu, un changement dassonance ou de rime qui impose un minimum de variation27.

121

J. Rychner a dénombré trois types denchaînements caractéristiques des chansons de geste : bifurqué, dispersé et en escalier28. D. Boutet dans son analyse de Jehan de Lanson en ajoute dautres, portant au nombre de quatorze les phénomènes possibles29. Quels sont les types denchaînements présents dans La Chanson de Bertrand du Guesclin ? Les principaux types denchaînement du texte seront privilégiés en isolant les particularités de la chanson, sans prétendre épuiser les possibilités quoffre le texte, tant les combinaisons savèrent nombreuses.

Enchaînements classiques

Certaines formes de techniques anciennes se retrouvent dans le poème de Cuvelier. Les enchaînements simples sont nombreux. Lenchaînement linéaire ou vertical30 qui consiste en la reprise de lélément conclusif au début de la laisse suivante est très souvent employé. Il permet une reprise tout en favorisant la variation31. Les représentants de cet enchaînement sont de plusieurs types.

Enchaînements linéaires

On trouve dabord la reprise simple, qui peut être une répétition de mot ou de partie dhémistiche :

Laisse 304

Et cellui de la Hussoie y sou ry moult dahan

car il fu renvoié es fousséz trebuschant ;

bien ot les brafz rompuz, dont il fu moult pesant.

Laisse 305

Lassault fu pesant et forment demenéz. (v. 8203-8206)

Lattribut pesant est employé tantôt pour qualifier létat du chevalier de la Hussoie blessé au combat, tantôt pour définir la fureur de la bataille. La répétition de ladjectif pesant dans les vers douverture et de fermeture permet de lier les deux laisses par delà le narratif.

122

La reprise peut-être également celle dune idée ou dun thème :

Laisse 3

En mains lieux disoit on que enfans nouveaux néz :

« Taiséz vous ou ja le comparréz.

Bertrand du Guesclin est deça arrivé. »

Laisse 4

Tout au commamcement de mon bon romant

vous diray la vennue du noble Bertrant. (v. 44-48)

Lenchaînement se fait sur la reprise du thème de larrivée de Bertrand, exprimée dabord par le verbe arriver au vers 46 puis par lemploi du substantif venue au vers 48. Cet enchaînement placé au tout début du texte permet au narrateur de faire une distinction importante. La clôture de la laisse 3 comporte comme verbe introducteur de discours disoit à limparfait, alors quon trouve au vers 48 la forme future diray. Cette répétition permet de faire la séparation entre figure historique du passé et figure littéraire en devenir quest le Bertrand du texte pour reléguer au passé limage dogre qua le connétable dans la mémoire collective.

Certains agencements peuvent être plus affirmés :

Laisse 290

De la doleur quil ot a terre se gicta.

Laisse 291

Dam Pietre fu dolant et la chiere ot iree. (7847-7849)

Laisse 474

Ainsi sen va Bertrant, a Dieu se commanda.

Laisse 475

Ainsi sen va Bertrant qui cuer ot de lÿon. (v. 13670-13671)

Laisse 287

Tout droit au Chastel Blanc a fait Bertrant logier.

Laisse 288

A lentrer dArragon, au lieu par de deça,

tout droit au Chastel Blanc Bertrant se logea. (v. 7746-7748)

Dans lexemple no 1, lidée de douleur se trouve exprimée dans le premier hémistiche de chaque vers, liant les deux laisses par la répétition dune même idée, une première fois par lutilisation du substantif doleur, un seconde par lemploi de lattribut dolant. La citation no 2 permet de voir une réutilisation dun hémistiche entier entre les frontières 123des laisses 474 et 475. La première moitié de chaque vers, Ainsi sen va Bertrant, est utilisée sans modification, seul le second hémistiche fait passer une information nouvelle.

Avec lexemple no 3, la narration ralentit encore un peu plus. Le premier hémistiche Tout droit au Chastel Blanc est répété au vers 7746 et 7748. Le second hémistiche reprend la même idée mais exprimée de façon différente, celle du logement de Bertrand. Seul le vers 7747, en ouverture de la laisse 288, apporte un supplément dinformation quant à la localisation précise du Chastel Blanc. Cependant, laction principale est répétée sans quil y ait une avancée narrative ou une différence de perspective, prolongeant lattente de la suite des événements.

Du discours au discours

Un des principaux enchaînements formels du texte est un enchaînement de discours. En effet, lorsquun discours, quel quen soit le type, débute une laisse, il suit le plus souvent un discours clôturant la laisse précédente. Prenons pour exemple lenchaînement entre les laisses 89 et 90 :

Laisse 89

« Comment ? ce dist Bertrant, il ne doit .i. bouton.

Et il est, ce mest advis, coutume et bien raison

que si un homme est a tort mis en prison

il en doit purement avoir delivroison. »

Laisse 90

« Seigneurs, se dist Bertrant, voléz vous que je vous dye… » (v. 2426-2430)

Le discours de Bertrand est fractionné en deux parties. Si le locuteur reste le même, cest linterlocuteur qui change entre ces deux laisses. Le discours clôturant la laisse 89 était une réponse à une intervention de Robert Canole aux vers 2415-2425. Le changement de laisse permet de donner à Bertrand de nouveaux interlocuteurs signalés par lapostrophe Seigneurs au vers 2430. Le discours nest donc pas simplement fractionné entre deux laisses afin de donner au texte une couleur épique. Au contraire, les possibilités stylistiques épiques sont exploitées pour créer un ralentissement de la narration inhérent au style du genre.

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Enchaînements horizontaux

À côté des reprises simples, le texte offre quelques exemples denchaînements horizontaux :

Laisse 138

Guillaume de Lonnoy qui estoit bien soultilz,

leur a dit : « Beaux seigneurs, jay gicté mon advis

comment Mante aurons ains deux jour acompliz. »

Ores escoutéz comment le fait en fu bastiz.

Un jour prist de ses gens du tout a son devisz

et si les a moult bien la vespree garniz :

a loy de vignerons en a trente vestiz,

ainsi comme vignerons se tenent ou païs

quant ilz devoient aler es vignes du pourpriz ;

en tel point proprement les a Guillaume mis :

jacques et haubergons ont dessoubz leurs abiz

et les riches couteaux et les bons brans fourbiz

et leur a dit : « Seigneurs, entendéz a mes diz.

Ainçoys que soit demain le droit jour esclarsy,

je me iray embuscher si pourveü damis

que je ne seray ja de mil homme sourpriz. »

Laisse 139

Si a dit le chevalier : « Seigneurs, ne vous doubtéz.

A Mante de matin appareilléz seréz

a loy de vigneron, ainsi comme vous veéz.

Je seray en laguet richement ordonnéz.

A la porte de Mante deux a deux vous iréz.

A louvrie de la porte, si tost que vous verréz

la proye de la ville qui sen va sur les préz,

bien et hardiement la porte prendréz

en encontre les gardes fort vous combatréz.

Et se ainsi vous le faictes comme ouÿ avéz,

nous entrerons dedens de combatre apprestéz,

encores ne sera pas le commun tout levé

la ville conquerrons, nostre est la fermeté,

et Bertrant du Guesclin nous sera prés asséz. » (3711-3739)

Le plan dattaque de la ville de Mante est rapporté deux fois : une première fois dans la seconde moitié de la laisse 138 et une seconde fois au début de la laisse 139. La reprise se distingue de ce que lon trouve dans les plus anciennes chansons. Alors quon attendrait plutôt deux discours différents de Guillaume de Lonnoy reprenant 125les principaux détails du plan dattaque, le premier discours est interrompu au moment même où lannonce dune stratégie est faite (v. 3712-3713). Le narrateur prend alors la parole pour décrire lui-même la ruse mise au point puis la rend à Guillaume en guise de conclusion pour exposer sa propre action au sein du plan général à laide dune première personne (je v. 3725-3736). Enfin, la laisse 139 souvre sur le discours attendu de Guillaume présentant lensemble des faits.

La reprise nest donc pas directement parallèle. Le procédé ancien est revu afin, semble-t-il, de ne pas répéter frontalement deux fois le même épisode. Certes, les laisses parallèles des plus anciens textes épiques ne sont pas des répétitions directes, mais introduisent elles aussi une variable entre chaque strophe narrant le même événement. Cependant, lexemple montre que le fossé se creuse entre les deux parties de laisses. Lintervention du narrateur prenant à sa charge le récit éloigne les deux répétitions en ne les plaçant pas sur le même plan diégétique et temporel, lune étant intégrée à la diégèse et lautre au moment de la fiction dénonciation. Le curseur de variabilité inhérente à la technique des laisses parallèles et similaires est repoussé un peu plus loin afin de ne pas retarder plus que de raison une narration déjà très fournie. Cette dernière remarque peut également expliquer la propension du texte à ne pas employer la répétition sur plusieurs laisses mais seulement sur des morceaux plus ou moins larges de strophes.

Reprises particulières

Lanalyse dun exemple denchaînement horizontal montre que, si les procédés de répétition sont bien employés dans le texte, ils le sont de manière plus ténue que dans des chansons plus anciennes. Dautres techniques de répétitions peuvent être décelées grâce à létude des vers dintroduction et de conclusion.

Létude des vers dintroduction et de conclusion révèle que des reprises ont lieu ailleurs quaux frontières de laisses. Comparons lintroduction des laisses 129 et 130 :

Laisse 129

Le duc de Normendie manda de ses amis

pour aler a Melun ou il estoit haÿ. (v. 3482-3483)

126

Laisse 130

Le duc de Normendie fit lors appareiller

pour livrer a Melun un grant assault pleinier. (v. 3513-3514)

Les deux premiers vers de ces laisses se répètent autant sémantiquement que structurellement. Les vers 3482 et 3513 ont en commun le premier hémistiche Le duc de Normendie suivi dun verbe au passé simple (manda, fit). Les vers 3483 et 3514 comportent également des éléments communs à chaque premier hémistiche : pour + verbe à linfinitif + a Melun. Le contenu des laisses est pourtant différent. La première fait le récit de la semonce du duc de Normandie et des chevaliers qui y répondent favorablement. La seconde raconte le début de lassaut de Melun. Les laisses ne sont donc ni similaires ni parallèles. La narration ne sen trouve pas ralentie, elle continue au contraire de manière linéaire32.

Certains passages illustrent un lien encore plus prononcé. Les laisses 416 à 419 décrivent la déroute de la bataille de Nadres après la désertion du contingent espagnol engagé auprès dHenri. Leurs introductions sont sensiblement similaires :

Laisse 416

Quant les Espaignolz virent leurs seigneurs approchier,

ceulx qui furent devant moustroient le derrier. (v. 11847-11848)

Laisse 418

Quant Bertrant du Guesclin le chevalier oÿ,

tantost isnellement la presse derompy. (v. 11899-11900)

Laisse 419

Quant le roy a oÿ parler le bon Bertrant,

il tint trayte lespee qui dor va ambïant. (v. 11936-11937)

Là encore structures et mots se répètent. Lintensification du processus de reprise, passant dune laisse sur deux à une répétition dune laisse à lautre, traduit létau qui se resserre un peu plus sur Henri, Bertrand et leur armée amenés à réagir de plus en plus vite face aux événements qui se succèdent. Le deuxième vers contient la proposition principale. Lanaphore de quant permet de donner une unité à cet ensemble de laisses ayant un noyau narratif commun mais surtout une incidence 127les unes sur les autres. Ce schéma se trouve à de nombreux moments comme par exemple aux laisses 145, 147, 148 ou encore 504, 505, 506.

Conclusion

Les liens des laisses dans La Chanson de Bertrand du Guesclin placent bien la strophe épique au-delà du plan narratif, sans pour autant se borner aux techniques lyriques que Rychner avait décelées dans son étude de La Chanson de Roland. Les laisses du texte peuvent être réunies en des ensembles plus larges de composition, obligeant à remettre en question lunité narrative quelles pouvaient représenter dans des textes plus anciens. La possibilité dune laisse essentiellement narrative a déjà été évoquée par E. Heinemann dans une étude du Couronnement de Louis :

Par le nombre et la diversité dincidents quelles contiennent, les laisses que nous avons examinées sont foncièrement rebelles au modèle lyrique préconisé par Rychner. La laisse de transition et lincident débordant sur deux laisses révèlent dun art avant tout narratif et non lyrique. Mais que la laisse soit dans son origine essentiellement lyrique ou autre chose encore, elle semble bien fournir les moyens dorganiser le récit. Abstraction faite de tout lyrisme, elle se prête admirablement à lart de la narration. Dans un sens, Rychner a raison : la laisse du Couronnement est narrative. Pourtant la laisse narrative ne manque pas dart, et lart de la laisse dans le Couronnement de Louis nest pas négligeable33.

La composition dune laisse en fonction dimpératifs narratifs et non lyriques apparaît dès les plus anciens textes épiques français. Là où La Chanson de Bertrand, et peut-être de nombreux textes épiques tardifs, diffère davec le modèle narratif ancien, cest dans lutilisation des codes épiques dans une conscience plus large de lensemble narratif, due à lexpansion des textes. Lunion stylistique de strophes forme une unité narrative au-delà de la laisse, adaptation nécessaire aux exigences dun texte long. La composition reste profondément épique par la présence de 128techniques stylistiques archaïques rappelant la visée lyrique certaine des premiers textes. Ces outils ne sont cependant pas simplement utilisés comme ornement pour donner au texte une coloration épique34 mais sont recyclés pour devenir les marqueurs dune construction épique sur un plan macro-structurel, introduisant dans le genre une notion plus vaste de lunité.

Delphine Demelas

Universidad del Norte

(Asunción, Paraguay)

1 Un classement de ces textes a été réalisé par É. Gaucher dans son étude de la typologie des biographies chevaleresques de la fin du Moyen Âge dans É. Gaucher, La biographie chevaleresque : typologie dun genre (xiiie-xve siècle), Paris, Champion, 1994, p. 264-270.

2 Sur le devenir de lépopée française à la fin du Moyen Âge voir en particulier les travaux de François Suard : F. Suard, Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (xi-exve siècle), Paris, Champion, 2011 ; F. Suard, « Lépopée française tardive (xive-xve siècles.) », Études de philologie romane et dhistoire littéraire offertes à Jules Horrent, Liège, Gedit, 1980, p. 449-460 ; F. Suard, « Y a-t-il un avenir pour la tradition épique médiévale après 1400 ? », Cahiers de recherches médiévales, 11 spécial, 2004, en ligne sur www.revues.org.

3 « Après 1400, on nécrit plus guère de chansons de geste. Peut-être le remaniement bourguignon de Renaut de Montauban est-il postérieur au xive s., mais ce nest pas sûr ; la Geste des ducs de Bourgogne, écrite à la gloire de Jean sans Peur, est du premier quart du xve s. En dehors de ces deux textes, rien à signaler. La translation en prose prend au contraire son essor dans la seconde moitié du xve s. », Suard, « Y a-t-il un avenir pour la tradition épique médiévale après 1400 ? », § 1.

4 Ce fait est souligné par É. Gaucher dans son étude de la biographie chevaleresque : « Or, le temps nest plus, où un public varié se pressait aux récits héroïques des jongleurs sur les routes des pèlerinages ou lors des fêtes de saints patrons. Le biographe de Bertrand du Guesclin a donc délibérément choisi cette forme rétrograde » (Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 187).

5 Lidée dun archaïsme intrinsèque au style des anciens textes épiques est défendue par J.-P. Martin dans larticle suivant : J.-P. Martin, « Archaïsme et style épique », Effets de style au Moyen Âge, Aix-en-Provence, PUP, Senefiance, 58, 2012, p. 147-156.

6 Pour une définition et une analyse de la laisse voir D. Boutet, La Chanson de geste : forme et signification dune écriture épique du Moyen Âge, Paris, PUF, 1993, p. 77-82.

7 J.-C. Faucon, La Chanson de Bertrand du Guesclin, 3 vol., Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1991.

8 Un relevé de la longueur moyenne des laisses des principales chansons du xiie et xiiie siècle peut être consulté dans louvrage de D. Boutet, La Chanson de geste, p. 77. C. Roussel propose un relevé similaire pour des chansons plus tardives dans létude suivante : C. Roussel, Conter de geste au xive siècle : inspiration folklorique et écriture épique dans La belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 384.

9 En effet, selon J. Rychner, « le premier vers dune laisse a valeur dintonation et le dernier valeur de conclusion, si bien que la laisse est nettement encadrée » (J. Rychner, La Chanson de geste : essai sur lart épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955, p. 71).

10 Rychner, La Chanson de geste, p. 69-71.

11 D. Boutet, Jehan de Lanson : technique et esthétique de la chanson de geste au xiiie siècle, Paris, Presses de lÉcole normale supérieure, 1988, p. 23.

12 Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 385.

13 J. Subrenat, Étude sur Gaydon : chanson de geste du xiiie siècle, Aix-en-Provence, Éditions de lUniversité de Provence, 1974, p. 99.

14 On peut citer par exemple la conclusion de D. Boutet à propos de lanalyse des vers de conclusion de Jehan de Lanson : « Les aspects formels du procédé ont survécu tandis que le fonctionnement se faisait plus lâche, et suivant son évolution propre, à mesure que le genre épique subissait linfluence du roman et se faisait plus narratif » (Boutet, Jehan de Lanson, p. 42).

15 « En dépit de ces contours flottants de lélément conclusif, il est néanmoins possible de distinguer certaines tendances générales, qui corroborent globalement les quelques modèles esquissés par J. Rychner » (Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 397).

16 Dans notre édition, laccent a été ajouté sur le e des finales de participes passés en ez et sur celui de la désinence ez marque de la P5, le z nétant plus discriminé du s sous la plume du scribe dans le manuscrit aixois. Voir par exemple villez (v. 10416) / villes (v. 624) ou encore citéz (v. 6420) / cités (v. 624).

17 Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 385.

18 Ibid.

19 Dans lexemple suivant, « Noblement sordonnerent no crestïenne gent » (v. 15835), on remarque que linversion sujet/verbe est provoquée par la présence de ladverbe noblement situé en tête du vers. On peut alors rapprocher cet exemple dinversion de celle provoquée par la présence de ladverbe moult en ouverture de laisse.

20 Le même type est relevé dans Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 393.

21 « Soixante-douze laisses sachèvent sur de tels vers de conclusion, soit près de la moitié du total » (Boutet, Jehan de Lanson, p. 32).

22 Il sagit du vers 4778 de La Belle Hélène de Constantinople, cité dans Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 397.

23 Citons pour exemple le discours de Bertrand qui clôt la laisse 675 et qui sétend sur plus de quarante lignes.

24 Le substantif bataille est à entendre ici au sens concret de « bataillon ».

25 La présence de la locution Et quant plutôt que quant en fin de laisse est analysée par Roussel, Conter de geste au xive siècle, p. 398.

26 « Le problème est là : la laisse est dabord une forme, et la narration, dans une chanson de geste, se présente comme une succession de cellules formelles qui entretiennent entre elles des relations complexes, qui ne sont pas seulement sémantiques » (Boutet, La Chanson de geste, p. 160).

27 Boutet, La Chanson de geste, p. 82.

28 Rychner, La Chanson de geste, p. 74-82.

29 Boutet, Jehan de Lanson, p. 63-78.

30 Subrenat, Étude sur Gaydon, p. 110.

31 « La reprise simple nest jamais une reprise mot pour mot. Le trouvère singénie à mettre en œuvre des techniques de variation toujours différentes » (Boutet, Jehan de Lanson, p. 69).

32 Le procédé se trouve à de nombreux endroits de la chanson, comme par exemple aux laisses 60-61, 292-293 ou encore 607-608.

33 E. Heinemann, « Sur lart de la laisse dans le Couronnement de Louis », Charlemagne et lépopée romane. Actes du viie Congrès international de la Société Rencesvals, vol. 2, Paris, Les Belles lettres, 1978, p. 383-391, ici p. 381.

34 Voir par exemple dans la précédente édition du texte par J.-C. Faucon lanalyse intitulée « Le moule épique », La Chanson de Bertrand du Guesclin, éd. Faucon, t. 3, p. 39-81.