Aller au contenu

Classiques Garnier

[Juan Huarte et les métiers.] Introduction

333

introduction

La civilisation de la Renaissance, qui a affectionné les modèles globaux dexplication, a élaboré des méthodes pour dégager un ordre de la nature et de la société. Elle sest efforcée de préciser les notions d« ordres » et d« états » et même parfois de mettre en évidence des hiérarchies universelles. La médecine, appuyée sur les théories dHippocrate et de Galien, appréhendait les comportements humains à laide de ces catégories que sont les tempéraments, les sexes, les âges de la vie, les climats. Dans ce contexte, les métiers étaient lobjet dun intérêt particulier : lhabileté professionnelle résulte-t-elle du hasard ? dune vocation ? dune prédisposition naturelle ? dune pédagogie ? Le médecin dorigine basque Juan Huarte de San Juan (c. 1529-c. 1588) avance quelle procède de la différence des esprits : chacun devrait être orienté vers un certain type de profession, selon quil est plus apte aux efforts de limagination, de lentendement ou de la mémoire. Dans son Examen des esprits, il établit ainsi une correspondance entre une typologie des caractères et une typologie des métiers. Pour novatrice quelle soit, la pensée de Juan Huarte rejoint partiellement la tradition de la revue des états du monde, dans laquelle sinscrivent, entre le xiie siècle et le début du xviie, des centaines douvrages qui, dans une perspective morale ou politique, décrivent les conditions sociales. Pourtant, elle rompt aussi avec le passé : alors que certaines « revues des états » se servent des métiers pour décliner le thème moraliste de la vanité humaine, la perspective adoptée par Huarte le conduit à porter un regard plus positif sur les métiers ; LExamen des esprits, qui entend servir le roi en attribuant à chaque sujet le métier qui lui correspond le mieux, présuppose lutilité sociale de chacune des carrières considérées. En cela, Huarte innove doublement : dune part, il prend en considération une large sélection des métiers existants, sans se limiter à la liste des disciplines enseignées dans les universités ; dautre part, il oppose à lidée humaniste de lencyclopédie, qui établit que les disciplines intellectuelles forment un cercle et que nul ne peut 334se dire savant sans les maîtriser toutes, limpossibilité dune compétence universelle et la nécessité de la spécialisation, et fonde ainsi la relation entre les savoirs sur la complémentarité plus que sur linterdépendance.

Dans son maître ouvrage, Huarte situe sa réflexion à la croisée de la psychologie, de la médecine, de la pédagogie, de la sociologie, de la politique. Nous avons pris en compte ces perspectives diverses et parfois divergentes, mais nous avons adopté le parti de nous concentrer sur un objet essentiel de sa pensée, le métier, car il permet une plongée dans son anthropologie.

Larticle de Marina Mestre soulève le caractère problématique de la question des métiers dans lExamen des esprits : si la volonté de destiner à chaque homme la situation professionnelle qui lui convient le mieux est au cœur du projet de Huarte, la méthode préconisée par le médecin espagnol est difficile à établir, du fait de la nouveauté de son anthropologie, de la variété des termes utilisés pour évoquer les métiers, mais surtout, de la sélectivité du panorama des situations professionnelles. En effet, alors que le chapitre viii de lExamen associe à chaque « esprit » les métiers qui lui correspondent, il nétudie en détail (dans les chapitres ix à xiv) quune partie dentre eux et choisit de mettre en relief ceux qui lui semblent les plus utiles à la société. Le cas des métiers dimagination est, à cet égard, emblématique, et met en évidence loriginalité du classement de Huarte. En se concentrant sur les usages positifs de limagination, le médecin enseigne comment faire le meilleur usage dune faculté capable du pire ; ainsi, il apprend à composer avec les faiblesses inhérentes à la nature humaine depuis la Chute. Cette étude montre que lExamen des esprits opère « un changement dans la perception de lêtre humain et de ses facultés », et traduit une « nouvelle façon de concevoir la vie en société et son fonctionnement » : le médecin espagnol bouleverse la « psychologie des facultés » traditionnelle, dinspiration aristotélicienne, et établit une « séparation radicale entre lau-delà et lici-bas » pour penser la condition de lhomme expulsé du Paradis terrestre.

Ricardo Saez montre que le métier de prédicateur, dans la représentation que sen fait Huarte, fait appel aux trois facultés de lâme rationnelle : la mémoire est nécessaire pour connaître les langues des textes sacrés – hébreu, grec, latin – et pour retenir les sermons ; lentendement, pour tenir des raisonnements théologiques ; limagination, pour être éloquent. Dans la prédication, ces facultés, cessant davoir des développements 335antagonistes, coopèrent pour permettre le surgissement de la vérité de la Révélation. La technique nest pas à négliger : lExamen des esprits contient toute une homilétique, qui accorde la première place à laction, mais donne de limportance aux exemples et à la propriété du langage. Comme les trois facultés atteignent rarement la perfection dans un même individu, la sélection des candidats peut être décourageante. Lexemple de saint Paul enseigne que la bile noire favorise la collaboration de lentendement et de limagination, qui peut palier les insuffisances de la mémoire. Cest donc cette dernière faculté qui est la moins utile.

Véronique Duché et François Schroeter examinent la présentation que lExamen des esprits fait du métier davocat. Huarte estime que, chez un avocat, lentendement est la faculté essentielle, car cest celle qui permet dinterpréter la loi de façon à la rendre applicable au cas considéré. Alors quil invoque fréquemment lautorité dAristote, il se distingue de lui sur un point capital : si selon lÉthique à Nicomaque lexcellence sobtient par lintégration harmonieuse des différentes facultés de lesprit, il juge que les facultés quil distingue se développent concurremment et donc quil est rare de les porter toutes au même degré de perfection. En conséquence, il semploie à montrer que lentendement souple de lavocat nest compatible ni avec une bonne mémoire, qui assujettirait le légiste à la lettre de la loi et annihilerait ses aptitudes herméneutiques, ni avec une vive imagination, qui lorienterait vers une éloquence creuse. Larticle montre cependant que, chemin faisant, Huarte, sans crainte de se contredire, concède que la mémoire et léloquence ne sont pas inutiles à lavocat.

Jon Arrizabalaga sintéresse à la médecine, qui est à la fois le métier de Huarte et lun de ceux quétudie son Examen des esprits. Huarte fonde son approche sur la distinction galénique entre la théorie et la pratique, et il montre que lune requiert de la mémoire et de lentendement et lautre de limagination, et que, comme ces facultés se déploient rarement toutes dans un même esprit, il est peu de médecins qui accèdent à la perfection. Personnellement peu attiré par lactivité de praticien, il considère que le peuple espagnol, habitant entre les frimas du Septentrion et les chaleurs torrides du Midi, manque dimagination et quil est donc impropre à la pratique médicale. En revanche, parce que les juifs ont dans lantiquité vécu dans des régions sèches comme lÉgypte ou la Palestine, quils ont bu leau du désert et mangé la manne, que 336lexil, les souffrances, les famines, les mauvais traitements ont produit en eux une colère aduste, leur esprit sest aiguisé et les a rendus aptes à de bons diagnostics. Juan Huarte considère donc que prédisposent au métier de médecin non seulement des facultés mentales, mais des origines ethniques.

Dominique Brancher sinterroge sur le tempérament et le métier (ou diagnostic professionnel) quil conviendrait dassigner à lénonciateur de lExamen des esprits : la figure de ce dernier est-elle cohérente avec le système proposé par louvrage, ou défie-t-elle les catégories établies par Huarte ? D. Brancher prend soin de distinguer lénonciateur de lhomme : en tant que praticien de la médecine, Huarte devrait se ranger parmi les hommes dimagination ; or lExamen des esprits, texte théorique, est, à première vue, plutôt lœuvre dun homme dentendement (cest dautant plus manifeste que Huarte fait le choix décrire en espagnol, donc de renoncer au latin, langue des « hommes de mémoire »). Mais lexamen de la langue de Huarte conduit Dominique Brancher à souligner un autre paradoxe : limagination est présente dans le style de lExamen, par le biais notamment des micro-récits dramatisés qui tiennent lieu dexemples, et des figures. Cet aspect imaginatif entre en contradiction avec les principes théoriques de Huarte, qui « rend biologiquement impossible la figure du médecin-poète » : quil soit théoricien ou praticien, le médecin na pas, selon lui, « le degré nécessaire de chaleur à une production littéraire valable ». Cette polyvalence de lénonciateur rend donc délicate son assignation à une des catégories décrites par lExamen. Faut-il le classer parmi les « esprits inventeurs », qui sont dits « en langue toscane, tenir du caprice, cest-à-dire dune propre fantaisie » ? Parmi les mélancoliques adustes, à la fois chauds et froids, doués d« entendement pour trouver la verité et dune grande imagination pour la sçavoir persuader » ? Ou parmi les très rares figures dexception, déséquilibrées par lexcès simultané et « merveilleux » des trois facultés, entendement, imagination et mémoire ? Cette dernière hypothèse est cependant contrariée par le fait que lénonciateur assume le caractère « morbide », donc déséquilibré, de son tempérament, et revendique le fait quune faculté lemporte sur les autres. La réflexion sur le tempérament de lénonciateur permet de mettre en évidence les failles et exceptions que comporte le système de Huarte, et donc les difficultés que lon peut rencontrer dans son application : par exemple, le fait que 337le médecin « milite pour la spécialisation des esprits et la répartition de compétences mutuellement exclusives, tout en donnant la palme à lesprit polyvalent et encyclopédique (celui des grands rois, qui excellent à la fois par lentendement, limagination et la mémoire) » (ce qui le réconcilie avec la tradition, quil dédaigne par ailleurs, dHippocrate et Galien, qui plébiscitent la crase idéale du tempérament modéré), et tout en valorisant le tempérament mélancolique, qui permet de réunir imagination et entendement.

Ces lectures croisées de LExamen des Esprits mettent finalement en valeur la plasticité du système de pensée qui sy trouve exposé : partant dune conception rigide qui pose comme extraordinaire le développement conjoint de la mémoire, de lentendement et de limagination, et comme nécessaire la spécialisation des individus, Huarte accepte de nombreuses exceptions et reconnaît que si lexcellence est si rare, cest quelle réside dans lheureux concours de ces facultés.

Alice Vintenon

Université Bordeaux Montaigne

Bruno Méniel

Université de Nantes