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Classiques Garnier

Jourdain, Jourdaine Le lait de la parenté dans le Jourdain de Blaye en alexandrins

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Foehr-Janssens (Yasmina)
  • Résumé : Le remaniement en alexandrins de Jourdain de Blaye – exemple de la production épique de la fin du Moyen Âge – présente des traits typiques des textes contemporains puisqu’il exploite le conte type 938, « la famille séparée ». Partant du constat que les principales innovations introduites par le remanieur impliquent la descendance du héros, l’étude analyse le personnage de Jourdaine, la fille de Jourdain qui vient prendre la place de Gaudisse, la vertueuse héritière du seigneur de Blaye dans la chanson source.
  • Pages : 205 à 228
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0205
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Jourdain, Jourdaine

Le lait de la parenté dans
le Jourdain de Blaye en alexandrins

Nombre de travaux récents sur la chanson de geste dite « tardive1 » ont démontré quà la fin du xiiie et au xive siècle, la production littéraire de genre épique en français, loin de présenter un état de déliquescence, connaît une période de grande faveur et de vitalité. Il nest plus besoin aujourdhui de développer longuement une défense et illustration de la geste de Nanteuil, du second cycle de la croisade, de Lion de Bourges, de La Belle Hélène de Constantinople ou encore de Florent et Octavien. Les reproches de décadence dont on a pu accabler ces œuvres nont plus cours. La présence de schémas narratifs dont on retrouve la trace dans le folklore ainsi que la prolifération de personnages féminins ne sont plus considérés comme des traits de nature exogène qui défigurent la pureté originelle du genre. Demblée mélangée2, linspiration des chansons de geste se poursuit sans solution de continuité, malgré des modifications formelles, au premier rang desquelles il faut placer ladoption de lalexandrin.

Après avoir longtemps considéré que les chansons composées à partir du xiiie siècle ont subi linfluence du roman et de sa propension à conjuguer armes et amours, la critique reconnaît aujourdhui 206que les relations hétérosexuelles ont joué demblée un rôle important dans la structuration du personnel narratif des chansons de geste. Les alliances matrimoniales comptent pour beaucoup dans le développement des intrigues et les héros savent se concilier lamour et les faveurs de belles princesses, le plus souvent sarrasines. Néanmoins plusieurs études ont montré quil convient de distinguer les amours épiques de la doxa amoureuse des intrigues romanesques3. Le type de la jeune sarrasine amoureuse du héros chrétien incarne une figure qui sinscrit sans difficulté dans le monde intellectuel et idéologique de la chanson de geste. La dame nest pas ici le support fantasmatique dune quête dexcellence dont elle dicte les exigences. Le flux de ladmiration change de direction : ce sont les jeunes filles fougueuses, Mirabel (Aiol), Josiane (Beuve de Hantone) ou dans le cas qui nous occupera ici, Oriabel, qui découvrent, éblouies, la prouesse incarnée dans le héros juvénile. Il nest pas indifférent, de ce point de vue, que, par amour pour le chevalier franc, elles se convertissent : leur foi nouvelle atteste de la puissance séductrice du dogme chrétien. Les héroïnes épiques endossent sans reste la vision du monde et léthos des combattants et deviennent, comme Guibourg, des épouses irréprochables et des gardiennes de lordre social et moral4. La différence sexuelle nest pas, dans la chanson de geste, le support dun questionnement éthique sur le monde comme il va. Les valeurs des héroïnes noffrent que rarement un espace de contestation aux impératifs de la guerre sainte et aux lois de lhonneur. Par contre, ces héroïnes gagnent en hardiesse et en mobilité ce quelles perdent en complexité. Leur liberté de parole et daction bousculent de ce fait les préjugés des lecteurs et des critiques modernes habitués à voir dans les héroïnes médiévales dinaccessibles idoles.

Au cours de la présente étude, nous aimerions concentrer notre attention sur le remaniement en alexandrins de Jourdain de Blaye. La petite geste de Blaye est modeste : elle se contente darticuler les aventures 207de Jourdain, le petit-fils dAmi, au récit de lamitié irréprochable rapporté par la chanson dAmi et Amile5. Ces deux chansons ont fait lobjet dimposants remaniements en alexandrins. La réécriture de Jourdain de Blaye6 manifeste demblée une vaste ambition littéraire : en adaptant le célèbre prologue du Girart de Vienne de Bertrand de Bar-sur-Aube, elle prétend situer le récit des aventures et des conquêtes de Jourdain dans le vaste panorama épique des trois fameuses gestes « qui sont en France la garnie7 ». Lauteur du remaniement rattache Ami et Amile et Jourdain de Blaye à la geste de Doon de Mayence en faisant dAmi et Amile les fils de deux des filles du héros éponyme8. La compréhension globalisante de lunivers épique français qui sexprime dans le prologue trouve un écho à la fin de cette vaste compilation : une grande bataille rassemble tout le personnel de la geste française ; Charlemagne, les douze pairs et les Aymerides se joignent à Jourdain et à ses déjà nombreux alliés pour livrer un combat décisif contre les païens (v. 22305-23193).

Dès la chanson du xiiie siècle, les personnages féminins jouent un rôle important dans lintrigue de Jourdain de Blaye. Christine Ferlampin-Acher leur a consacré un article9 qui pointe la ressemblance entre Erembourg, lépouse fidèle du vassal Renier, et Guibourg. Oriabel, lamie et la femme de Jourdain, représente le type de la jeune fiancée intrépide quincarnent aussi Mirabel dans Aiol ou Josiane dans Beuve de Hantone. Gaudisse enfin, la fille de Jourdain et dOriabel, se distingue par son irréprochable chasteté. Ces observations ne sont pas démenties à la lecture du remaniement en alexandrins, bien que la trame narrative accuse de nombreux changements, notamment en ce qui concerne le personnage de Gaudisse. Le « dynamisme et lendurance exceptionnelle » des figures féminines sont relevées par les critiques et éditeurs du texte10.

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Léditeur du remaniement propose de dater la chanson du xve siècle. François Suard sen tient à « avant 1455 », date indiquée par le copiste, Druet Vignon11. Quoiquil en soit de cette proposition de datation assez basse, les caractéristiques du Jourdain de Blaye en alexandrins ninterdisent pas de lui donner une place dans un recueil détudes consacré aux chansons de geste du xive siècle. Cette œuvre foisonnante se structure, comme La Belle Hélène de Constantinople, Florent et Octavien ou Tristan de Nanteuil, à partir du modèle narratif fourni par le conte-type 938, « la famille dispersée », dont lhistoire de Placide-Eustache forme le paradigme occidental12. Le récit a notamment recours à un motif extrêmement fréquent dans les chansons susmentionnées, celui de lexposition dun ou de plusieurs enfants qui sont recueillis par un animal et nourris de son lait13. La prolifération de ce type dépisodes dans les chansons du xive siècle est très remarquable et a suscité depuis peu lintérêt de plusieurs chercheurs et chercheuses14. Dans le sillage de nouvelles recherches sur la famille et les relations de parenté au Moyen Âge15, on sintéresse à la signification des liens créés par le don de nourriture lactée16. La 209symbolique du lait et de lallaitement, longtemps concentrée dans la sphère religieuse autour de la figure de la Vierge17, connait une sorte de translation vers le monde profane à partir de la fin du xiiie siècle et les légendes épiques se présentent comme un puissant vecteur de ce nouvel imaginaire18.

Le cas de Jourdain de Blaye retient notre attention non pas tant par la profusion du recours à des motifs de lactations miraculeuses ou prodigieuses19, mais par la singularité de lusage qui est fait de deux dentre eux. Dune part, lenfant rejeté et nourri de lait animal est, fait rarissime, une fille. Dautre part, la chanson propose un très intéressant réaménagement de la célèbre anecdote dite de la charité romaine dont la source se trouve chez Valère Maxime20. Loin dêtre simplement citée comme exemple, comme cest le cas dans le Girart de Roussillon en alexandrins, lhistoire de la jeune femme qui sauve la vie de sa mère (ou de son père) en lallaitant secrètement dans sa prison est entièrement intégrée dans la trame du récit. Elle est en outre portée au crédit dun personnage féminin dont le nom et la place dans la constellation des relations de parenté lui confère une importance stratégique pour la compréhension de la dynamique même du récit.

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Délaisser Apollonius :
Jourdaine, la fille de son père

La chanson source, en laisses décasyllabiques (JBd), noue un récit dusurpation de fief dans le goût de Beuve de Hantone, Daurel et Beton ou Orson de Beauvais21 à une reprise dApollonius de Tyr22.

Les ressemblances entre Jourdain de Blaye et Beuve de Hantone23 sont frappantes. Lhéritier de Blaye, comme celui de Hantone, est un orphelin en butte à lhostilité dun traître. Il quitte son fief et trouve au loin une épouse en se mettant au service dun souverain étranger, puis rentre dans ses terres pour affronter son rival, qui est aussi le meurtrier de son père ou de ses parents. Au cours de ses pérégrinations, il perd sa femme et son (ou ses) enfants pour les retrouver ensuite et asseoir fermement la puissance de son lignage. Dans cette entreprise, il est fidèlement soutenu par ses parents adoptifs qui sont aussi ses parrain et marraine, Renier et Erembourc, dont la fidélité nest jamais prise en défaut. Cette alliance indéfectible avec le vassal fidèle rappelle celle qui unit Beuve de Hantone à son précepteur Soibaut et joue un rôle prépondérant dans les réussites militaires et sociales et du héros.

Le remaniement en alexandrins (JBa) se fonde plus fermement encore sur cet argument et organise une vaste geste se déployant sur trois générations, de Jourdain à son petit-fils Richart qui héritera finalement de Blaye et même à son arrière-petit fils, Thibaud. Lintrigue foisonnante est régie par le devoir de recouvrer Blaye, le fief dAmi, perdu par le père de Jourdain, Girart, dont un traître usurpateur a fomenté le meurtre. À cette obligation centrale sajoutent dautres nécessités qui nourrissent le récit et forment le cadre de nombreux épisodes : les relations complexes 211avec Charlemagne qui détient la couronne de France, la conquête de lÉcosse sur les païens et la défense des terres de Richart, roi de Gadres (Cadix), le bienfaiteur de Jourdain lors de ses premières errances et le père dOriabel, lépouse du héros.

Par contre, la reprise du récit dApollonius de Tyr ne semble pas avoir intéressé le remanieur. Dans le Jourdain de Blaye en décasyllabes, Jourdain et Oriabel nont quun enfant : la belle Gaudisse à laquelle la chanson prête le destin aventureux de la fille dApollonius. Jourdain a laissé lenfant auprès du roi Cemaire. À douze ans, elle est devenue plus belle que la fille de ce dernier. Elle provoque la jalousie de la reine qui fomente une trahison contre elle. Elle est conduite à Constantinople où elle suscite le désir du fils de lempereur auquel elle résiste : elle ne souhaite pas se marier avant davoir retrouvé son père. Cependant, afin déviter une mésalliance entre le prince et une femme « quest destrange contree » (JBd, v. 3365), lempereur fait jeter Gaudisse dans un bordel. Jourdain qui, accompagné dOriabel, vient darriver à Constantinople, réussit à sauver sa fille de la prostitution.

Lauteur de la version en alexandrins abandonne ce schéma narratif qui fait de la belle héritière de Blaye une héroïne persécutée. Il conçoit un récit plus fermement inscrit dans la continuité des chansons denfance. Létablissement dun lignage nombreux et solide, basé sur des alliances matrimoniales et amicales sûres et indéfectibles, et fortifié par la naissance dhéritiers mâles, est au centre de ce type de récit. Cette primauté donnée aux fils sexprime le plus souvent par le recours au motif de la famille dispersée qui voue les enfants à une mise à lépreuve de leur haute naissance dans un univers hostile. Les enfants disparus puis heureusement retrouvés sont presque toujours des garçons. On ne sétonnera donc pas que, dans la nouvelle version de la chanson, un fils soit donné à Jourdain et à Oriabel. Cet enfant porte dailleurs le nom de son grand-père assassiné, Girart.

Cependant, la fille aînée du couple ne disparaît pas du récit, bien au contraire. Elle prend le nom de Jourdaine et devient un personnage de premier plan dans la chanson. À la fin du récit, elle tiendra tête seule contre les païens qui menacent lÉcosse dont elle est la souveraine puisquelle a épousé Sadoine, le meilleur compagnon de son père. Elle prend les armes et fait merveille au combat en portant les couleurs paternelles, si bien quelle se confond avec lui aux yeux de ses ennemis :

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Kalefrin fu dolans quant le dame a coisie ;

Bien cuide que ce soit Jourdain ciere hardie. (v. 21496-21497)

La belle princesse persécutée et avilie se mue en forte femme. Le récit de cette bataille va même jusquà solliciter le motif bien connu de la rencontre belliqueuse entre le père et le « fils » qui se combattent sans se connaître, moyen bien connu davérer, par légalité des forces en présence, lexcellence du lien de filiation. Jourdain, accompagné de Sadoine et de Richard son petit-fils, se rend à Beruic (Berwick) et sapprête à porter secours aux assiégés. Il engage la bataille contre un chevalier revêtu de ses propres armes quil prend pour un ennemi déguisé. Il sagit en réalité de Jourdaine qui se précipite vers lui à bride abattue24. La vaillance de la fille qui porte le nom de son père dit assez combien, dans lesprit dune geste féodale basée sur le motif de la famille dispersée, on attend dun enfant premier né quil sagisse dun garçon. Ces retrouvailles guerrières révèlent dailleurs la place déterminante quoccupe Jourdaine dans le lignage, puisque sa bravoure émerveille tant son père, que son mari et son fils (v. 21686-21694).

Jourdaine est au centre de lédifice narratif et lignager de la chanson. Autour delle sarticulent les trois générations qui affirment leur pouvoir sur le fief familial et sur les terres conquises.

Navigations et naufrages :
naissance et enfance d
une fille de biche

Une comparaison entre la chanson du xiiie siècle et la version en alexandrins fait apparaître que cest précisément autour du personnage de Jourdaine que sélabore le travail de remaniement le plus spectaculaire de la chanson. Labandon du modèle fourni par lhistoire dApollonius de Tyr entraîne toute une série dajustements symptomatiques qui nous permettront de remonter vers les enjeux tant idéologiques questhétiques de ce remarquable travail de réécriture.

Les circonstances dans lesquelles Jourdain est séparé de sa femme et de sa fille sont au cœur de cet important réaménagement. Dans la chanson en décasyllabes, Oriabel enceinte tient à accompagner son mari lorsque celui-ci décide de partir à la recherche de Renier et 213Erembourg dont il a été séparé. Elle accouche de sa fille sur la mer. Une tempête se déclenche après la naissance de lenfant. La cause en est curieuse, mais, comme on le verra, elle est déjà connue du lecteur ou de lauditeur de la chanson : la mer a horreur du sang et rejette violemment tout corps atteint dune hémorragie. Pour éviter le naufrage du navire, la parturiente est alors confiée aux flots dans un coffre25. Or lincompatibilité entre le sang et leau de la mer a déjà été mise à profit lors dune précédente navigation. Jourdain a dû fuir la France et le fief de son parrain Renier parce quil avait tué sans le savoir le fils de Charlemagne, Louis. Il sembarque avec Renier et Erembourc, mais le navire subit une attaque de pirates. Jourdain parvient à atteindre la terre ferme en sinfligeant une blessure au bras, car il sait que la mer a horreur du sang et, en effet, une vague lemporte jusquau rivage (JBd, v. 1212-1271). Les deux navigations se font donc écho en réitérant le motif du sang répandu, même si les blessures de lhomme et de la femme ne sont pas de même nature, comme la démontré Peggy McCracken. Jourdain sinflige volontairement une blessure, alors que le corps dOriabel saigne du fait de la parturition26.

Cette double référence au sang versé en mer disparait du remaniement en alexandrins, sans que pour autant ne sestompe le jeu de réminiscence entre les deux navigations dont la fonction dans léconomie du récit perdure. Le premier voyage en mer a lieu dans les mêmes circonstances dramatiques que dans la chanson source. Jourdain est contraint à lexil pour avoir causé la mort du fils du roi Charles. Il sembarque en compagnie de Thibaut, le neveu de sa marraine Erembourc, qui sest distingué dans les luttes contre le traître Fromont, lassassin des parents de Jourdain. Une tempête se lève, le navire se brise contre des récits et Jourdain sera le seul survivant. Il échoue près du bord de mer, après avoir assisté, impuissant, à la noyade de Thibaut. Il est sauvé par une biche blanche qui le tire hors de leau :

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Une cerve moult blanque, qui a lui ariva,

Les cornez li tendy et Jourdain escapa

Et safie en son cuer que moult bien les tenra.

Tant le maine le serve que de mer le rosta,

A tiere a mis Jourdain, ou sablon le lessa. (v. 3122-3126)

La seconde navigation cause la séparation de Jourdain et dOriabel, mais, dans ce cas, la jeune mère na pas encore accouché. Elle souffre dun mal de mer si tenace que son malaise révulse les flots. La tempête menace et les marins, persuadés que la mer réclame Oriabel, obligent Jourdain à se séparer delle. Elle est déposée dans un tonneau. Elle accostera à Pise où elle sera recueillie par un meunier qui exposera sa fille après sa naissance, en prétextant une mise en nourrice. Lenfant sera sauvée par un miracle semblable à celui qui a permis de préserver la vie de son père. Une biche prendra en charge léducation de lenfant et la nourrira de son lait :

Or oiiez de lenfant, mais quil ne vous anoit,

Quen la forés parfonde sur le sablon gisoit.

La fust mors et transis, mais Dieux y envoioit

Une cherve qui moult bien enpissee estoit.

Lenfant pris a ses dents, mie ne le bleçoit ;

Par dedens son repaire esramment le portoit

En une haute roche ou une kave avoit

Grande, lee et parfonde, et la le nourissoit. (v. 9856-9863)

Cet épisode du salut offert par la biche à lenfant exposé est particulièrement significatif en ce qui concerne la composition interne de lœuvre, mais aussi dun point de vue externe. Le recours à lune des plus importantes innovations narratives proposées par les gestes du xive siècle fait apparaître des affinités entre la continuation tardive de la geste de Blaye et la production épique qui lui est contemporaine. Au moment où le récit bifurque de sa source et renonce à suivre lintrigue dApollonius de Tyr, lexposition de lenfant et la protection que lui offre une nourrice animale relient explicitement la chanson avec le vaste ensemble de récits apparentés à la légende de Placide-Eustache.

Cependant, dans le cas de Jourdaine, le bestiaire convoqué nest pas aussi prestigieux que celui qui préside à léducation sylvestre des futurs souverains que sont les fils de la Belle Hélène de Constantinople, ou Octavien ou encore Lion de Bourges dont le père ou la nourrice sauvages 215sont des lions ou des lionnes27. La fille de Jourdain se contentera dune biche, selon une tradition dont lorigine hagiographique ne fait pas de doute comme en témoignent les vies de saint Gilles ou de saint Étienne. Il nen demeure pas moins que le sort de Jourdaine est singulier puisquil place la petite fille dans une position que la tradition narrative réserve le plus souvent à des enfants mâles. À notre connaissance, la seule autre fille à faire lexpérience dune enfance de ce type appartient à un groupe de septuplés : il sagit de la sœur du chevalier au cygne.

Plusieurs fils du récit sentrecroisent donc pour tisser autour de la naissance de Jourdaine et de son enfance sylvestre tout un réseau de motifs qui soulignent les liens de filiation entre la fille et son père, en ayant recours à une tradition qui sert le plus souvent à annoncer, dès son plus jeune âge, la gloire dun héros masculin. Dailleurs, la scène au cours de laquelle Jourdain découvrira la jeune fille nourrie aux mamelles de la biche salvatrice offre loccasion de faire apparaître le bestiaire masculin et royal en usage dans les chansons contemporaines. Jourdain et son compagnon Sadoine partent à la chasse au sanglier, Jourdain suit les traces de la bête et séloigne du groupe des chasseurs. Il est bientôt attaqué par deux ours et deux léopards quil tue avec laide dun lion providentiel. Il suit ensuite les traces du sanglier et le met à mort. Une clairière et une fontaine se présentent alors à lui et il y aperçoit la biche nourricière (« une cherve escornee / qui est en tous païs bisse appiellee / [] le bisse voit qui fu crasse, grosse et ronee », v. 13892-13893 et 13899), puis la jeune fille. Les retrouvailles avec lenfant perdu ont pour unique témoin toute une ménagerie chevaleresque qui manifeste sa révérence et fait bientôt cortège au roi et à sa fille :

Jusques a la fontainne ne cesse ne detrie

Ou son destrier trouva paissant le praierie

Et le lïon roial qui le bon roy festie

Et le bisse qui vers le bielle sumelie

Et le saingler qui gist mort en le praierie.

Et sur le gran lion qui viers lui sumelie

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Fist monter le pucielle qui tant fu eschevie,

Puis monta o destrier par ginple orfroissie

Par derriere le porc de grande sigourie,

Et se met o cemin viers Pise le garnie. (v. 14010-14019)

Cet épisode confirme les enseignements que lon peut tirer de la lecture de la plupart des épisodes similaires présents dans les chansons du xive siècle : léducation sylvestre denfants nobles a pour principale fonction de consacrer la distinction sociale dont leur lignage se réclame. Si les enfants cygnes, les fils de la Belle Hélène ou encore la belle Jourdaine sont nourris dun lait animal, celui-ci avère bien plus la grandeur et lélévation de leur nature quil ne provoque un quelconque ensauvagement des nourrissons. En outre, le détour par la forêt est aussi loccasion, notamment dans La Belle Hélène de Constantinople, dinsister sur la filiation paternelle qui saffirme symboliquement par la présence de lanimal noble et par le don dune nourriture dorigine non domestique28. En ce sens, ces récits denfances animales ne répondent pas au même paradigme que celui qui régit les récits denfants-loups ou denfants-ours en vogue à partir des xvie et xviie siècles29. Lapparentement avec des animaux issus du bestiaire de la noblesse (cerf et lion notamment) sinscrit dans une dialectique complexe entre sauvagerie et majesté que les paroles de Jourdaine révèlent bien, lorsquelle se reconnait simultanément comme la fille de la biche et celle de la Vierge Marie :

Nai mere autre que lui [= le bisse] dont je soie infourmee,

Fors le Vierge Marie. (v. 13908-13909)

En infléchissant légèrement larchitecture générale de la chanson par la suppression de certains motifs (le sang versé en mer) au profit dautres (la biche salvatrice), le travail de réécriture procède par petites touches à une transformation complète du personnage de la fille aînée de Jourdain de Blaye. Dune part, lappartenance de laîné des enfants de Jourdain au sexe féminin, imposée par la reprise du modèle dApollonius de Tyr dans la chanson en décasyllabes, est régulièrement contredite par lémergence de modèles narratifs qui pointent vers un éthos épique et viril (lenfant cerf, lamazone). Cette stratégie permet de façonner, comme 217le choix du prénom de lhéritière lannonce et comme lenfance sauvage le confirme, une figure qui vient redoubler celle du héros masculin. La fille est invitée à devenir le fils de son père.

Mais dans le même temps, Jourdaine occupe, en tant que fille, épouse et mère, une place centrale dans léconomie lignagère de la chanson. Parce quelle est une femme, elle peut se tenir, comme on la vu, au point darticulation entre les générations, mais aussi entre les maisons alliées, celle de son père, bien entendu, en vertu du droit daînesse, mais aussi celle de son grand-père maternel, dont son fils porte le nom, Richard, et celle de son mari, le compagnon darmes de son père, le païen écossais converti au christianisme. Cest donc par elle, plus que par tout autre acteur du récit, que seffectue la jonction des royaumes de Gadres et dÉcosse avec la seigneurie de Blaye et que saffirme la puissance militaire et politique que les exploits de Jourdain ont permis dédifier.

La charité de Blaye :
trouble dans la parenté

Si leffort de réagencement des aventures de Jourdaine laisse entrevoir une volonté de remodeler le personnage de lhéritière de Blaye selon le canon de la bravoure paternelle, la chanson en alexandrins néradique pourtant pas tout à fait le souvenir de la belle Gaudisse, la fille de Jourdain dans la chanson en décasyllabes. Son nom, du moins, fait retour pour désigner un personnage apparemment secondaire, mais dont lemploi revêt une signification cruciale, comme nous aimerions le montrer à présent. Gaudisse est la fille de la nourrice à laquelle Jourdain confie son second enfant, Girart. Elle vient donc prend place dans une configuration parentale parallèle à celle de la parenté de sang. Elle est la sœur de lait du jeune prince :

La mere au valeton que Gerart on lomma

Navoit point de marit, a ce tans trespassa ;

Cel enfant de .iiii. ans de lui li demora

Et sot une fillette que Gaudisse on nomma,

Qui navoit que .ii. ans a che con me conta ;

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Comme le sien enfant de bon cuer lalaita.

Jourdain en une cambre demourer les rouva

Assez pres de se fame, a norir li donna

Gerardin le sien fil que son cors engendra. (JBa, v. 13625-13633)

De plus, son frère utérin a transmis son nom de baptême à lenfant royal, nom qui pourtant nest autre que celui du père de Jourdain.

Les premières indications concernant ce personnage nous sont données au moment où le récit aborde la naissance de Girart (v. 13628), mais ce nest que deux mille vers plus loin que se situe lanecdote qui donne véritablement chair à cette figure. Gaudisse devient en effet lhéroïne dun petit récit adventice, sorte dexemplum enchâssé, dont la présence dans la chanson ne se laisse pas facilement expliquer au premier abord. La fille de la nourrice endosse le rôle que Valère Maxime assigne à Péro ainsi quà une figure restée anonyme dans ses Dits et faits mémorables, V, 4, 7 : elle nourrit de son lait sa mère emprisonnée et la sauve ainsi de la famine. La reprise de ce récit antique au cœur dune chanson de geste a de quoi étonner, même si de nombreuses versions de lexemplum de la charité romaine circulent à partir des xiie et xiiie siècles30. Que vient faire ici cette histoire ? Pourquoi reprendre le nom de la chaste héroïne persécutée de la chanson en décasyllabes pour lappliquer à une icône de la pitié filiale et de la maternité triomphante ? Autant Jourdaine se tient éloignée des stéréotypes les plus attendus de la féminité, autant Gaudisse semble vouée à les incarner les uns après les autres.

Pour tenter de donner sens à linsertion de cet élément narratif étranger, il nous faut appréhender plus précisément la mécanique narrative de la chanson. Quel est le fil conducteur de lhistoire ?

Le traumatisme et ses répliques

Les ressemblances structurelles entre Beuve de Hantone et Jourdain de Blaye permettent déclairer les lignes de force du récit. Dans lune comme dans lautre geste, la mort violente du père ou des parents, représente, au début du récit, un événement qui détermine lensemble de lintrigue en lui donnant demblée une tonalité dramatique. Le héros, orphelin 219déshérité, victime dun usurpateur criminel, ne cessera, tout au long du récit, de retourner à la scène primitive que constitue ce meurtre. La structure mentale qui régit le projet de vengeance définit Beuve et Jourdain dans leur être narratif, si bien que ce ne sont pas seulement les personnages qui se trouvent affectés par limpératif vindicatif qui motive leur action. Le récit lui-même et les formes de sa diction dépendent de ce noyau proprement traumatique de lintrigue. Litinéraire qualifiant des héros est aussi un récit de résilience.

Dans Jourdain de Blaye, la valeur traumatique de la trahison initiale prend une ampleur inédite. Dès la chanson du xiiie siècle, le méfait répond à une logique damplification et de dramatisation : non content dassassiner froidement les parents de Jourdain, Girart et Hermenjart, Fromont le félon prétend aussi attenter à la vie de leur fils. Il persécute et torture le parrain et la marraine de lenfant, Renier et Erembourc, pour les forcer à remettre entre ses mains le nourrisson dont ils ont la garde. Afin de préserver la vie du fils de leur seigneur, les malheureux décident alors de livrer leur propre enfant au bourreau. Ce motif, comme la bien vu Heintze31, se trouve dans Daurel et Beton. Mais linfanticide sacrificiel nest pas inédit dans la geste de Blaye. Dans Ami et Amile, la chanson qui en marque le point dorigine, Amile décide de décapiter ses fils afin de pouvoir, grâce à leur sang, guérir Ami de la lèpre. Le contexte est certes différent ; il se peut toutefois que la présence de cette thématique dans la première chanson du cycle ait frayé la voie à la représentation de linfanticide dans la continuation. Tout, dans Ami et Amile, et notamment cet épisode sanglant, tend à démontrer la précellence dune parenté de cœur et délection sur la parenté de sang. Amile sacrifie ses enfants au nom de lamitié sacrée, forgée sur un paradigme de sainte fraternité, qui le lie Ami et cette loyauté absolue fera son salut : les enfants ressuscitent pour la plus grande joie de leurs parents et de toute la cité32.

Jourdain de Blaye infléchit notablement cette posture idéologique. Dune part, la mort violente de lenfant nest suivie daucun miracle, dautre part, les valeurs qui gouvernent le choix sacrificiel sont dune autre nature. Renier et Erembourc, par leur dévouement au fils du seigneur de Blaye, inaugurent un modèle au sein duquel les obligations 220vassaliques prennent le pas sur tout autre attachement33. Ils rabattent lidéalisation des liens de lamitié spiritualisée qui prévaut dans Ami et Amile sur le système dalliances féodales et dobligations sociales que la chanson source du cycle sapplique à dénoncer. En lépargnant, ils désignent Jourdain comme leur fils préféré, au détriment leur propre progéniture et, ce faisant, ils confondent jusquà les rendre inextricables, les devoirs de vassalité et ceux de la parenté. Ce mouvement nest pas étranger aux chansons apparentées à Beuve de Hantone. Le maître de Beuve, Soibaut, et son fils Thierry mettent tous leurs talents au service du lignage de Hantone et le dénouement de la chanson, qui multiplie les alliances entre Thierry et Beuve, plaide en faveur dune équivalence entre amitié, vassalité et parenté voire dune absorption de lune dans lautre. Fondée narrativement sur un crime de sang, la geste de Hantone semble chercher à retisser par tous les moyens la trame dune parenté déchirée quitte à agréger aux liens agnatiques tous les autres types dapparentement.

Dans Jourdain de Blaye, la cruauté des meurtres liminaires a pour corollaire un renforcement de cette tendance, non sans conséquences sur la conduite du récit. Laggravation de la forfaiture initiale place Jourdain dans une position particulièrement délicate et douloureuse du point de vue de la parenté. Lorphelin est doublement redevable de sa vie, à ses parents décédés tout dabord, mais aussi à lenfant sacrifié à sa place, avec lequel il se confond34, et à ses parents adoptifs. Le deuil du père se réfracte dans celui du pair et la dette du fils se redouble.

Le meurtre de lenfant sacrifié fait lobjet dune description pathétique dans chacune des deux versions. Dans la plus ancienne, Fromont, sourd aux supplications de ses barons, se saisit de son épée et décapite froidement lenfant. Le ciel souvre et des anges apparaissent pour en emporter lâme au paradis, assimilant la victime aux saints Innocents (JBd, v. 700-708).

Dans la chanson en alexandrins, la mise à mort est plus cruelle encore. Après avoir tranché la tête de lenfant sous les yeux de ses parents, Fromont découpe lenfant en trente morceaux :

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Yl a mandé son branc, on li a aporté ;

Que vous aroie jou lonc conte devisé ?

De lespee a lenfant Gerart le quief copé

Devant Renier qui lot de se char engendré.

Encor ne soufist pas au glout desmesuré,

Sen .xxx. piecez na lenfançon decopé. (JBa, v. 1524-1532)

Si lenfant sacrifié ne ressuscite pas, son supplice fait de lui, à coup sûr, un martyre. Sa mort devient le symbole dun tort irréparable dont lenfant survivant doit porter le poids. La version en alexandrins sattache à souligner lintrication de ces relations marquées par la perte grâce à une stratégie de nomination particulièrement insistante. Dans la chanson du xiiie siècle, le fils de Renier sappelle Garnier, mais le remanieur, lui, ny va pas par quatre chemins : il rebaptise le nourrisson sacrifié et lui fait porter le même nom que le père de Jourdain, Girart. Un tel redoublement donne des indications précieuses sur la portée du récit. Plus encore que la version antérieure, la chanson ouvre la voie, par ces jeux de superpositions nominales, à un brouillage entre les générations et les modes de la parentalité. La dynamique même du récit sen trouve contaminée : les pertes ne cessent de se multiplier et de se recouvrir les unes aux autres.

À ce titre, la façon dont le Jourdain en alexandrins réinvestit le récit de la première navigation malheureuse du héros se révèle particulièrement significative. On se souvient que, dans la version antérieure, Jourdain voyage avec ses « parents » Renier et Erembourc. Il les perd au cours dune attaque de pirates. La façon dont il sinflige une blessure et est « jeté à la rive » par la mer (JBd, v. 1271) retrace certes une tentative réussie de sauvetage, mais celle-ci sopère par des actions, automutilation et rejet, qui sont pour le moins ambivalentes. Cet épisode est très profondément remanié dans la version en alexandrins qui profite des circonstances dramatiques dun naufrage pour remettre en scène les données du traumatisme inaugural. On se souvient que Jourdain est accompagné du neveu dErembourc, Thibaut, qui se noie sous ses yeux :

Tous furent perilliez que nulz nen escapa,

O les waghez floterent, mais Jourdains rewarda

Et voit Tiebaut noiier, qui en mer effondra. (JBa, v. 3118-3120)

222

Comment ne pas voir que la mort de Thibaut réactive celle du jeune Girart ? La suite du récit associera avec insistance cette mort par noyade à la double perte des deux Girart, le père et le quasi frère, et au meurtre involontaire du fils de Charlemagne. Plusieurs récits rétrospectifs ponctuent laction de la chanson qui tous reviennent, un peu à la manière dun refrain, sur les malheurs de Jourdain, au nombre desquels on retrouve avec constance la mention de la noyade de Thibaut (par exemple v. 7727-7777). Parfois, la mention de la mort du jeune Girart disparaît, mais celle du neveu dErembourc revient avec insistance :

De Gerart li souvint, son pere le baron.

Et de dame Ermengart, se mere o le crin blon,

Que Fromon eut murdri par nuit en traïson ;

Et de Tiebaut li membre, le jone dansillon

Qui fu noiiés en mer tout par son ocoyson

Et de chou quil avoit ochiz le fil Charlon

Et quil avoit guerpy le soie estrassïon,

Se tiere et son païs et Renier le baron. (JBa, v. 4055-4062 ; voir aussi v. 7647-7661)

Ces listes associent par le souvenir les morts subies et les torts infligés, si bien que ces récits de vie qui ont, par ailleurs, pour fonction de rappeler au lecteur de cette fiction au long cours les grandes lignes de lintrigue, tiennent de la plainte aussi bien que de la mise en accusation. Du même coup, le récit de vengeance prend des allures danamnèse. Cest toute la poétique mémorielle de la chanson, faite de retours en arrières et de reprises formulaires que ce ressassement prendre à sa charge.

Gaudisse ou le lait de (re)naissance

Nul doute, de ce point de vue, que la naissance du fils de Jourdain, prénommé lui aussi Girart, ne revête une importance stratégique dans le long parcours du héros. La venue au monde de lhéritier mâle, qui est propre à la chanson en alexandrins, permet de faire revivre le père assassiné : tel est, au sens fort, la signification du verbe restorer35 (v. 13604). Pourtant, le choix du nom quil convient de donner à ce fils providentiel ne simpose pas demblée à Jourdain. La remémoration du nom du père passe par la médiation de la famille nourricière à laquelle appartient 223précisément le curieux personnage de Gaudisse, sorte de personnage-fantôme qui avère la présence de la chanson source dans le corps du texte remanié.

Au moment de la naissance de son fils, Jourdain rencontre une femme et son enfant, nommé précisément Girart :

.I. venredi matin, du moustier revenoit,

Voit une povre fame qui .I. enfant tenoit ;

A Jourdain pour Jesus laumonne demandoit,

Et Jourdain li demande comment son fieux nommoit.

« Sire, Gerart ot non quant on le baptisoit. »

Quant Jouradin lentendy, de pité larmioit,

Du père li souvint qui son père engenroit ;

Adont en soy meïsmez disoit et affioit

Quen lonneur de Jesus son fil nommez seroit

Gerart pour cel enfant qui assez povre estoit,

Pour restorer son père que Fromon mourdissoit. (JBa, v. 13594-13604)

La présence de lenfant Girart qui devient le parrain du Girart nouveau-né réactive, sans le nommer explicitement, le souvenir de lautre victime du traître Fromont : le fils sacrifié de Renier et Erembourc. Si la naissance de Girart permet daffirmer le rétablissement du lignage meurtri par la trahison, lentremise nécessaire de lenfant pauvre active un second devoir qui reste inavoué : redonner un fils au père ou aux parents endeuillés. Les crimes de Fromont, sa volonté dexterminer le lignage de Blaye, ont placé Jourdain devant un devoir de mémoire presque insurmontable qui confond les générations, puisque lobjet de la perte est tout à la fois un père révéré et un nourrisson martyrisé.

Dans la chanson du xiiie siècle, le dénouement prend en compte cette perturbation généalogique. En labsence dun héritier mâle, Jourdain cède son fief héréditaire, Blaye, à Renier et devient roi sur le trône du père dOriabel. La chanson se clôt sur une reconnaissance explicite de la dette de Jourdain à légard de ses parents adoptifs :

Renier appelle a la chiere menbree

Et sa marrine la cortoise senee.

« Sire parrains, na mestier celee,

Par Deu et voz est ma vie sauvee,

Par moi avéz mainte paingne enduree,

Ja nen seroit la vertéz acontee.

La granz amors que vos mavez monstree

224

Ne porroit pas iestre guerredonnee ;

Mais puis cor est la chose ainsiz alee

Que li rois Marques a sa vie afinee,

Cuite vos doins ceste cité löee,

Toute ma terre vous soit abandonnee,

Vostre soit lige, bien lavez achatee. » (JBd, v. 4199-4211)

Jourdain reconnait le prix de la filiation dadoption qui le lie à Renier. Mais lexpression de cette gratitude a aussi ceci de singulier quelle implique un bouleversement de la logique héréditaire, puisque la transmission remonte le cours des générations : cest à son père-parrain que Jourdain transmet son héritage.

Le remaniement en alexandrins, quant à lui, resserre les liens déquivalence entre le père assassiné et le fils sacrifié en les assimilant lun à lautre par leur nom. Il monumentalise ainsi la figure du père défunt et donne au second crime lallure dune réplique du premier. Il dote ensuite le héros dune descendance plus nombreuse, appelée à assurer la continuité de son pouvoir retrouvé et amplifié : son fils Girart, mais surtout, comme on la vu son petit-fils Richart, né de lunion de Jourdaine et de Sadoine et son arrière-petit-fils Thibaut, fils de Richart et de la belle Soline. Ce déploiement du lignage en ligne directe marque la primauté de la restauration féodale quimplique la mémoire du père et tend à encrypter du même coup celle de lenfant démembré, qui fait pourtant retour sous la figure du jeune compagnon disparu dans le naufrage. Il est symptomatique, de ce point de vue que Jourdain renonce à faire de son fils son héritier36 et privilégie la lignée de sa fille, comme si loption narrative principale qui consisterait à mettre en œuvre le rétablissement de la lignée dans le fief de Blaye, que la chanson source ne prévoit pas, se heurtait malgré tout à un obstacle.

Cest ici que le récit enchâssé dont Gaudisse est lhéroïne prend tout son intérêt. Lhistoire de la fille qui nourrit sa mère offre en effet une image frappante du trouble de la parenté qui affecte le lignage de Jourdain. Plus exactement, ce qui est en jeu ici, cest linversion des rapports de filiation : la fille nourrit sa mère, elle fait remonter, avec le lait offert pour la survie maternelle, la piété filiale à son origine. Gaudisse agit donc selon une logique similaire à celle qui motive Jourdain dans la chanson en décasyllabes lorsquil privilégie la mémoire du fils de 225Renier et la parenté deau baptismale par rapport aux liens du sang en offrant son fief à son père de cœur. En enchâssant le récit exemplaire dans sa trame, la chanson en alexandrins ménage une place à une voie narrative quelle nemprunte plus, mais dont la logique est pourtant indispensable au dénouement de laction.

Il faut prêter attention aux circonstances qui ont valu à la mère de Gaudisse son emprisonnement : la malheureuse est responsable de la mort par noyade dun enfant ! Le récit de ce drame adventice mérite notre intérêt, car il évoque le célèbre jugement de Salomon37. Il se situe au moment où les enfants, Gaudisse, Girart, son frère utérin et Girart son frère de lait, sont devenus adultes. La mère de Gaudisse et de Girart a une voisine qui vient davoir un enfant. Lors des relevailles de la jeune mère, les deux femmes prennent ensemble un bain. La plus jeune des deux femmes sabsente pour acheter du pain et du vin et laisse lenfant sous la surveillance de sa voisine. Celle-ci sendort et, à son réveil, elle constate à son grand dam que lenfant sest noyé :

Ens es bains sen dormy et lenffant effondroit,

Noiiez fu sans respit quant celle sesvilloit ;

Vos poez bien savoir que grant deuil demenoit. (JBa, v. 15473-15475) 

Il est sans doute inutile dinsister sur le fait que la mort de cet enfant fait écho au naufrage de Jourdain et à la noyade de Thibaut, dont nous avons vu quil fait office de souvenir écran et oblitère la mémoire de la mort atroce de Girart, lalter ego de Jourdain, tout en la réactivant sans cesse.

Le cas est porté devant Jourdain, la mère réclame justice et le seigneur est obligé, à regret, de condamner la nourrice de son fils à « pourrir en prison » (v. 15500). Elle sera astreinte à un régime alimentaire très sévère qui la condamne à mourir dinanition. Gaudisse, de son côté, sest mariée, mais elle est veuve et a perdu un enfant quelle allaitait encore. Elle se rend donc chaque jour, à la prison et sustente sa mère de son lait :

Ses mamellez ataint, par pité les bailla

Et celle par famine .I. petit en tasta,

Et quant tastee en ot, assez tos recouvra. (JBa, v. 15529-15531)

226

Le récit de la charité de Blaye se déploie dans un contexte entièrement féminin : cest au sens le plus propre quon puisse imaginer, une histoire de nourrices, de puériculture et dallaitement maternel. Pourtant, du fait même de son contexte étranger au monde viril des guerriers, il offre à Jourdain un reflet exact de sa propre situation de héros endeuillé. Comme la nourrice coupable sans le vouloir dinfanticide, Jourdain porte la responsabilité de la mort des enfants que sont Girart et Thibaut. En condamnant la nourrice de son fils, il se condamne lui-même38 et agit avec rigueur. Mais lattitude de Gaudisse ouvre la voie à une œuvre de miséricorde. Tout en mettant en œuvre une piété filiale parfaite, la fille allaitant sa mère agit au rebours de la sentence de culpabilité, elle préserve la vie en dépit du verdict de mort. En inversant le flux générationnel, en offrant à sa mère le lait qui aurait dû nourrir son enfant décédé, elle soppose à toute logique dinculpation. Gaudisse, la joyeuse, prend la parenté à rebrousse-poil comme pour débarrasser le passé de sa pesanteur mortifère. En se faisant, comme fille, la mère de sa mère, elle ouvre le récit à tous les possibles du pardon et de la vie : son exemple permet finalement la libération de la nourrice (v. 15575-15597).

Cette histoire enchâssée revêt un aspect emblématique et nous pouvons en trouver un indice supplémentaire dans une suite dadjectifs destinés à qualifier lembonpoint apparemment miraculeux de la prisonnière. En effet la manière dont est décrit le corps de la mère de Gaudisse permet de rattacher cet épisode à dautres occurrences où une semblable œuvre de vie ou de survie se manifeste. Gaudisse sauve sa mère de la famine pendant un an et douze jours. Un jour, apercevant Gaudisse, Jourdain senquiert de la nourrice dont il pense quelle a été mise en terre depuis longtemps. Le gardien de la prison lui apprend quil nen est rien :

Par foy, dist li touriers, ses cors est encor viz,

Si na but que de liaue et mengiet du pain biz,

Et cest crasse et ronnee ! (JBa, v. 15563-15565)

Ce qualificatif, ronné (TL viii, c. 1365, s. v. rodné, rosné), que le glossaire enregistre avec la signification de « rond, arrondi », apparait trois 227fois, associé à ladjectif cras (complété deux fois par un troisième synonyme, gros). La première occurrence sapplique à un contexte tout à fait similaire à lhistoire de Gaudisse et de sa mère. Lorsque, au seuil du récit, Renier et Erembourc sont en prison, le corps de Renier résiste aux privations, conserve son embonpoint et suscite létonnement de Fromont :

Quant Fromon la veü, ne dist në o ne non,

Car Renier vit haitiet et sans corupcïon,

Cras et gros et roné et savoit char foison. (JBa, v. 1436-1438)

Le corps non altéré de Renier atteste la résistance du vassal à légard de la tyrannie. Pour expliquer la conservation de sa bonne santé, malgré la rigueur du régime carcéral, Renier nhésite pas à user du terme de surexion et à porter ce miracle au compte de Dieu et de sa femme :

Nulz na fait for ques Dieux ceste surexïon

Et me fame, qui a a Dieu sintencïon :

Par ses prierez ma fait ceste warison. (JBa, v. 1452-1454)

Les prières dErembourc jouent le même rôle que le lait de Gaudisse, et, bien que la vertu des parents de Girart nait pas réussi à assurer la résurrection de leur fils, la belle corpulence du prisonnier témoigne de la vertu salvatrice du sacrifice consenti. La charité contient déjà en elle-même, le pardon de loffense.

La seconde occurrence de la suite cras, gros et roné est tout aussi significative, car elle concerne cette fois lanimal nourricier qui a préservé la vie de Jourdaine :

Le bisse voit qui fu crasse, grosse et ronee. (JBa, v. 13899)

Le corps de la biche est comparable à ceux de Renier et de la nourrice nourrie du lait de sa fille. Sa rondeur vaut pour la plénitude du salut, donné ou reçu, cest tout un, semble-t-il. Cette reprise formulaire, qui lie la référence à lallaitement à la présence dun corps bienheureux parce que bien nourri, permet détablir un lien ferme entre les deux épisodes qui mettent en œuvre le motif de lallaitement et den comprendre la signification. La biche et Gaudisse avèrent la valeur cardinale de la lactation héroïque ou miraculeuse : la relation allaitante instaure un paradigme de la charité parentale qui peut, en dépit de la violence 228meurtrière, sexercer entre les générations, tant dans lordre descendant quascendant : elle offre donc un remède au ressassement du deuil en faisant espérer une « restauration » de la perte. La reprise du récit de la charité romaine a une fonction de symbolisation des enjeux de la chanson. Au gré des effets de parallèles que présente cette aventure avec la situation de Jourdain, on pourra considérer que Gaudisse incarne la force vive de la chanson.

À partir des données de la chanson source, le remaniement en alexandrins procède à une dramatisation des conséquences du drame initial. La superposition du père assassiné et du frère sacrifié, la noyade de Thibaut, le neveu dErembourg, et la création du personnage de Girart, le fils censé prendre la relève des proches défunts, installent la narration dans une logique de la remémoration accablante, particulièrement sensible dans les plaintes auto-accusatrices du héros. Cependant, de même que la trame narrative fait alterner remémorations douloureuses et exploits remarquables, de même, en se reconfigurant, la descendance de Jourdain divise lhéritage traumatique pour confier à Jourdaine le pouvoir dun rétablissement du lignage et à son alter ego Gaudisse, celui dune réparation heureuse et lespoir dune parenté accomplie par les bienfaits dun lait offert pour le salut de tous.

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève

1 Voir Cl. Roussel, Conter de geste au xive siècle : inspiration folklorique et écriture épique dans « La Belle Hélène de Constantinople », Genève, Droz, 1998 ; Fr. Suard, Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (xie-xve siècle), Paris, Champion, 2011, troisième partie : « Lépopée à la fin du Moyen Âge », p. 271-280 ; M. Bacquin, « La chanson de geste “tardive” : décadence ou développement du genre ? Lexemple de Theseus de Cologne », Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des xive et xve siècles, éd. L. Brun, S. Menegaldo, A. Bengtsson et D. Boutet, Paris, Champion, 2012, p. 83-96.

2 Voir LÉpique médiéval et le mélange des genres, éd. C. Cazanave, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, notamment lintroduction de C. Cazanave, p. 5-25, et larticle de Fr. Suard, « Impure, en son début même, la chanson de geste… », p. 27-46.

3 Il faut renvoyer ici aux ouvrages éclairants de S. Gaunt, Gender and Genre in Medieval French Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 et de S. Kay, The Chansons de Geste in the Age of Romance : Political Fictions, Cambridge, Clarendon, 1995, insuffisamment cités dans les études francophones.

4 Les reproches martiaux de Guibourg à Guillaume cédant au désespoir dans la Chanson de Guillaume, lacquiescement de Bélissant au sacrifice de ses enfants dans Amile et Amile, celui dErembourc au meurtre de son fils dans Jourdain de Blaye montrent combien les personnages féminins défendent de manière exemplaire les valeurs féodales et guerrières des chansons.

5 Ami et Amile, éd. P. F. Dembowski, Paris, Champion, 1969 ; Jourdain de Blaye (Jourdains de Blavies), éd. P. F. Dembowski, rééd. Paris, Champion, 1991. Les citations de ce texte sont tirées de cette édition.

6 Le texte a été édité sur la base du seul manuscrit complet (Paris, Arsenal, 3144) ; voir Jourdain de Blaye en alexandrins, éd. T. Matsumura, Genève, Droz, 1999, 2 vol., p. xi-xiii. Les citations du texte sont tirées de cette édition.

7 Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977, v. 11.

8 Jourdain de Blaye en alexandrins, v. 21-27.

9 Voir Ch. Ferlampin-Acher, « À propos de Jourdain de Blaye : le genre épique et les personnages féminins », LInformation littéraire, 44, 1992, p. 42-45.

10 Jourdain de Blaye en alexandrins, quatrième de couverture.

11 Suard, Guide de la chanson de geste, p. 295.

12 Voir G. Lemieux, Placide-Eustache. Sources et parallèles du conte type 938, Québec, Presses de lUniversité de Laval, 1970 ; C. Brémond, « La famille séparée », Communications, 39, 1984, Les Avatars dun conte, p. 5-45.

13 Tristan de Nanteuil présente une situation un peu exceptionnelle à cet égard. Le héros est bien nourri de lait non humain et fait lexpérience dune enfance sauvage, mais sa nourrice est une sirène. Plus tard, il séjourne dans la forêt sous la garde dune cerve particulièrement féroce, qui le protège, mais ne le nourrit pas de son lait.

14 Voir P.-O. Dittmar, C. Maillet, A. Questiaux, « La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge », Images Re-vues [en ligne], 9, 2011 ; P. McCracken, « Nursing Animals », From Beasts to Souls : Gender and Embodiment in Medieval Europe, Notre Dame (Indiana), Notre Dame University Press, 2013, p. 39-64 ; P. McCracken, « The Wild Man and His Kin in Tristan de Nanteuil », LHumain et lanimal dans la France médiévale (xiie-xve s.) / Human and Animal in Medieval France (12th-15th c.), éd. I. Fabry-Tehranchi et A. Russakoff, Amsterdam – New York, Rodopi, 2014, p. 23-42.

15 Voir les travaux de D. Lett sur la famille, les enfants et la parenté : Famille et parenté dans lOccident médiéval : ve-xve siècle, Paris, Hachette, 2000 ; D. Alexandre Bidon et D. Lett, Les Enfants au Moyen Âge, rééd., Paris, Hachette, 2014. Pour prendre la mesure de limportance des enquêtes menées dans ce domaine depuis une dizaine dannées, on peut se reporter à la liste des volumes parus dans la collection des éditions Brepols, « Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge ».

16 La première partie de louvrage publié par V. Dasen et M.-C. Gérard-Zai, Art de manger et art de vivre : nourriture et société de lAntiquité à nos jours, Gollion, Infolio, 2012, est consacrée aux rapports entre allaitement, parenté et lien social. Une thèse de doctorat, consacrée à la fonction que peuvent prendre les scènes dallaitement dans limaginaire lignager des chansons de geste, est en cours de rédaction sous la plume de Céline Venturi à lUniversité de Genève dans le cadre dun programme de recherche soutenu par le Fonds national de la rechercher scientifique suisse ; voir le site Lactation in history, consultable sur le site de lUniversité de Genève.

17 Voir D. Lett, « Lallaitement des saints au Moyen Âge. Un seul sein vénérable : le sein de la Vierge », Allaitements en marge, éd. D. Bonnet, C. Le Grand-Sébille et M.-F. Morel, Paris, LHarmattan, 2002, p. 163-174.

18 Voir Y. Foehr-Janssens, B. Roux et C. Venturi, « Représentations de lallaitement au Moyen Âge : invisibilité ou prolifération matérielle et légendaire », Allaitements et pratiques de sevrages : approches pluridisciplinaires et diachroniques, éd. I. Séguy et E. Herrscher, Paris, INED, 2016, à paraître.

19 Tristan de Nanteuil se caractérise par un recours plus systématique à ce type de motifs.

20 Valère Maxime, Dits et faits mémorables, éd. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1995-1997, livre V, 4, 7, vol. 2, p. 108-109.

21 Ces chansons dites « denfance » ont été étudiées par F. Wolfzettel, « Zur Stellung und Bedeutung der Enfances in der altfranzösischen Epik », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 83/4, 1973, p. 317-348 ; A. Adler, Epische Spekulanten, Munich, Fink, 1975 ; M. Heintze, König, Held und Sippe : Untersuchungen zur Chanson de geste des 13. und 14. Jahrhunderts und ihren Zyklenbildung, Heidelberg, Winter, 1991.

22 Voir M. Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », Mélanges offerts à Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, t. 2, p. 1171-1204.

23 Voir Beuve de Hamptone : chanson de geste anglo-normande de la fin du xiie siècle, éd. J.-P. Martin, Paris, Champion, 2014 ; Der festländische Beuve de Hanstone, éd. A. Stimming, Dresde, Gesellschaft für romanische Literatur, Halle, Niemeyer, 1911-1920, 5 vol.

24 Voir JBa, l. 739, v. 21662-21702.

25 Les circonstances qui entourent la séparation de Jourdain et de son épouse suivent le modèle fourni par le Roman dApollonius de Tyr. Le héros embarque sur un navire pour retourner à Tyr en compagnie de sa jeune épouse enceinte. Celle-ci accouche pendant la traversée, mais une hémorragie la fait passer pour morte. Elle est confiée aux flots dans un coffre pour répondre aux craintes des marins.

26 Voir P. McCracken, « Engendering sacrifice : Blood, Lineage and Infanticide in Old French Literature », Speculum, 77, 2002, p. 55-75.

27 Laffinité du lion avec les représentations de la royauté et de la noblesse ou avec celle de léthos chevaleresque nest pas à démontrer. Sans parler de lexemple fourni par le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, on peut invoquer un épisode de Beuve de Hantone au cours duquel Josiane et un écuyer sont attaqués par deux lions féroces, qui renoncent cependant à dévorer la princesse pour la raison que les lions ne sen prennent pas aux enfants de roi (Beuve de Hamptone, v. 1666-1668).

28 Voir Foehr-Janssens et al., « Représentations de lallaitement ».

29 Voir L. Strivay, Enfants sauvages : approches anthropologiques, Paris, Gallimard, 2006.

30 Voir R. Köhler, « Die Beispiele aus Geschichte und Dichtung in dem altfranzösischen Roman von Girart von Rossillon », Kleinere Schriften zur erzählenden Dichtung des Mittelalters, Berlin, 1900, II, p. 386-388.

31 Voir Heintze, König, Held und Sippe, p. 47-48.

32 Voir Ami et Amile, v. 3168-3241.

33 McCracken, « Engendering sacrifice », p. 56, fait remarquer que la ligne de démarcation entre sacrifice et infanticide tient dans la reconnaissance dun bien ou dun dessein supérieur qui vient justifier la mort de lenfant.

34 Renier et son épouse élèvent Jourdain comme sil sagissait de leur propre fils Girart.

35 Voir TL viii, c. 1089-1092.

36 Voir JBa, v. 15359-15427.

37 Le sens de la justice de Jourdain est mis à lépreuve au cours de cette anecdote : il se doit dagir avec impartialité, malgré les liens qui lattachent à la femme infanticide. Lautorité du roi David est invoquée (JBa, v. 15558).

38 Par deux fois, Jourdain fait pénitence : lorsquil sastreint au mutisme pour avoir infligé une déception amoureuse à une jeune fille peu après lépisode du naufrage tragique (JBa, v. 3465-3470) et, bien plus tard, vers la fin du récit, lorsquil quitte Gadres pour mener une vie érémitique avec Oriabel (JBa, v. 20592-20652, 20858-20924).