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Classiques Garnier

Hernaut de Beaulande dans le manuscrit Cheltenham Vestiges de la tradition épique et nouvelles tonalités

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Guidot (Bernard)
  • Résumé : Le récit d’Hernaut de Beaulande s’ouvre à des rencontres romanesques et à des considérations moralisantes. Le regard souriant du poète s’accompagne de nouvelles tonalités : violence associée à l’humour ; magie et fantaisie ; interventions piquantes. Les valeurs du passé se trouvent dispersées, associées parfois à d’humbles personnages qui prennent une place non négligeable aux côtés des protagonistes. La réécriture s’approche d’assez près des versions populaires de la Bibliothèque Bleue.
  • Pages : 151 à 184
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Hernaut de Beaulande
dans le manuscrit Cheltenham

Vestiges de la tradition épique et nouvelles tonalités

Pendant très longtemps, le manuscrit Cheltenham est resté inaccessible à la communauté des chercheurs épiques. Sa numérisation a radicalement changé la situation. Dès lors, nous avons pu lire attentivement le texte1 sur lequel porte notre recherche présente et ne pas nous contenter des éditions de David M. Dougherty, E. B. Barnes et Catherine B. Cohen2. Elles sont considérées comme étant de qualité scientifique très médiocre. Si les comptes rendus qui ont été publiés sont sévères, quil sagisse de lédition de 1966 (contenant Hernaut de Beaulande, Renier de Gennes et Girart de Vienne3) ou de lédition de 1981 (Galien4), on peut considérer, en fait, quils sont dune belle générosité. Manquant cruellement de toute expérience, les éditeurs ont constamment trahi le texte : syntaxe non dominée, fausses lectures courantes, donnant lieu à la création de mots qui nexistent pas, ponctuation évidemment très souvent défectueuse, corrections insolites ou inopportunes. Le manuscrit, qui mériterait une véritable édition, na été compris ni dans son esprit ni 152dans sa forme. Cette réécriture du quatorzième siècle, sans être dune qualité exceptionnelle, mais néanmoins attachante à bien des égards, contient encore, dans son image de la société, de nombreuses traces de la vie passée, laisse une large place à la trahison et bouscule aussi les codes sociaux traditionnels. Cest ainsi que la conduite du récit souvre à des décalages, des fractures, des rencontres romanesques, à un rôle majeur réservé à lamour, tandis que le narrateur montre un penchant pour les considérations moralisantes. Le regard souriant saccompagne de nouvelles tonalités : violence associée à lhumour ; magie et fantaisie ; apparence et travestissement ; interventions piquantes du menu peuple dans des scènes de la vie quotidienne5.

Images de la société
dHernaut de Beaulande

Quand il est question de rendre compte de la vie guerrière et chevaleresque et de la société qui sert darrière-plan au récit, le narrateur dHernaut de Beaulande reste partiellement fidèle à la « manière » des œuvres épiques des douzième et treizième siècles. Cependant, très couramment, il ne se fait pas faute de sen séparer, dans la forme et dans lesprit. Les appels au lecteur jalonnent la réécriture : « Or escoutez de quoy son corps fut advisez… / Or entendez pour Dieu qui en croix fut penez [] » (HB, xcii, v. 2679 et 2681)6. Toutefois, lappel du récitant en faveur de sa glorieuse chanson peut se caractériser par de sensibles nuances : au lieu dy associer, selon la tradition, un héros aux belles 153qualités, le propos mentionne Hunault, fieffé traître, qui a éloigné ses fidèles et reste seul à ourdir ses intentions maléfiques7. Certains jalons narratifs traditionnels subsistent : résumé de la situation concernant Hernaut et Robastre8 et leurs perspectives davenir9 ; en fin de laisse, mention des inquiétudes du héros, Hernaut, et propos rassurants destinés au lecteur10.

La mentalité des jeunes générations de chevaliers (notamment celle de Girart et de Regnier) reste assez semblable au contenu de Girart de Vienne11. Girart estime que ses frères et lui ne gagneraient rien à rester auprès de leurs parents pour mener une vie paisible mais sans intérêt12. Plus tard, avec une immense audace, il se présente comme comte de Vienne, ayant lintention de réclamer ce titre à Charlemagne, car celui-ci est à la tête de la France à la suite dun cadeau de son père, Garin de Monglane (qui a battu lempereur aux échecs)13. Constamment, Regnier, plus sérieux, tient des propos raisonnables, véritable philosophie de lexistence et du comportement14. Cest ainsi que ne manque pas de sinstaurer un dialogue qui oppose un jeune chevalier sûr de lui, volubile, vantard, fanfaron et dominateur (Girart) à un autre (Regnier) qui développe le langage de la modestie, de la prudence et dune réserve de bon aloi, ayant lambition dêtre marqué de hauteur et de grandeur15. Regnier et Girart se rendent à Paris auprès de Charlemaine16 ; ils se dirigent vers le palais où ils vont être reçus. Le souverain est entouré de grands vassaux dont le duc Naymes, Richart de Normandie, Doon de 154Nanteuil et Ganelon17. Laffrontement, dabord verbal puis meurtrier, entre la garde du roi et Girart ne tarde pas. Le bacheler se montre arrogant et prétentieux, affirmant aux soldats quils ont affaire au connétable et au chambellan de la cour. Très vite, le dialogue dérape. Cest la même violence que dans Girart de Vienne18. Parlant de lui à la troisième personne, Girart sadresse au roi avec désinvolture et suffisance, le laissant dans lincertitude de son identité, procédant comme sils étaient sur le même plan19. Avec un aplomb incroyable, il revendique sa filiation avec Garin de Monglane (ici appelé Guerin) :

« Sire, se dist Girart, ja celé ne sera,

Cest le bon duc Guerin qui Mabile espousa,

Qui Monglenne la tour sur payens conquesta,

Qui au geu des eschés vo couronne gaingna,

Le meilleur chevalier conques Jhesus fourma. » (HB, xvi, v. 523-527)

Regnier, beaucoup plus raisonnable, plaide pour que Girart soit pardonné pour son comportement provocant et irresponsable. De fait, Charlemaine accepte immédiatement20. Par ailleurs, si les héros épiques des anciennes chansons de geste ne se laissaient pas ébranler par les traverses de la fortune, il nen est plus de même dans Hernaut de Beaulande. Prisonnier, Hernaut, démoralisé, sabandonne aux lamentations, met implicitement en cause ses amours, trouve sa situation terriblement injuste. Par son attitude, il sapproche du statut dun chevalier dépourvu de toute dimension notoire21.

Le narrateur du manuscrit Cheltenham, chargé de mettre en scène le destin des ancêtres de la future Geste de Guillaume dOrange, sefforce à plusieurs reprises de se projeter dans lavenir, en sappuyant sur ce quil sait des descendants les plus célèbres. La laisse xxxix (pas très longue, v. 1173-1190, soit dix-huit vers) est consacrée à lavenir de Frigonde et de Hernaut de Beaulande et, singulièrement, à Aymeri qui épousera Hermengart. Ils auront, dit le texte, sept fils et une fille22. En outre, il 155vante la matière de sa chanson (HB, xxxix, v. 1173-1180) et, dans le même élan, évoque les trois gestes épiques traditionnellement distinctes (du Roi, de Doon de Mayence et de Guillaume dOrange23). Par la suite, le narrateur dresse un panorama du devenir de la famille : baptême de Frigonde ; mariage Hernaut-Frigonde ; conception dAymeri dès la nuit de noces. Cet épisode dHernaut de Beaulande est en quelque sorte lacte fondateur de ce qui deviendra la Geste de Guillaume dOrange :

Puis lespousa Ernault, qui en fut desirant

Et coucha avec elle et en fist son commant,

Et en la premiere nuit fut Ernault engendrant

Ung hoir fier et hardy qui moult fut combatant :

Emery ot a nom, se nous dit li rommans,

Ce fut cil Emery qui ot les sept enfans,

Dont la loy Jhesuscript, qui sur tous est puissans,

Exauça durement sur la loy aux Perssans. (HB, cix, v. 3155-3162)

La dernière laisse, cxiii, très brève (v. 3251-3263), clôt lintrigue de la réécriture et résume la situation : Beaulande est conquise ; conversions multiples ; Hernaut, nouveau seigneur, sempare de la totalité de la région ; Antheaume de Pavie sen retourne ; Milon épouse la dame de Puille et ils créent une lignée. Le narrateur ne va plus parler dHernaut et de Milon. Il va se consacrer à Regnier et à Girart qui sont au service de Charles.

Depuis la Chanson de Roland la trahison, en singulier contraste, est étroitement associée à lhéroïsme épique. Mais si Ganelon, malgré ses défauts, conservait une hauteur certaine, il nen est plus de même avec Hunault, ignoble personnage, pétri de jalousie et motivé par de bas instincts. Dans Hernaut de Beaulande, les scènes de trahison, méticuleusement décrites, sont couvertes dopprobre. Si Hunault, contrarié par larrivée de Hernaut, est décidé à faire preuve de duplicité24, en revanche, le récit fait un parallèle entre laccueil qui est réservé au héros et celui dont bénéficia Jésus lors de son entrée à Jérusalem, le jour des Rameaux :

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Tout ainsi comme firent le[s] faulx Juifz a Jesus,

Quant en Jerusalem fut sur lasne venus,

Alerent contre Ernault en gettant lerbe jus.

La le baisa Hunault, voyant grans et menus,

Et lui dist : « Beau cousin, bien soiés vous venus ! » (HB, ix, v. 238-242)

En fait, Hunault le pulent (HB, xvii, v. 550) devient le modèle du traître par excellence, faux, manipulateur sans scrupule, dépourvu de toute morale. Attirant Hernaut dans un piège, cest lui qui parle de Frigonde avec un enthousiasme débordant (HB, xvii, v. 562-574). Alors que Hernaut ne songe quà établir un lien affectif avec la jeune fille (HB, xxiv, v. 745-751), Hunault se rend auprès du roi Florent25 à qui, en fieffé traître, il vient offrir ses services, sans préciser encore le contenu de leur future collaboration et alliance, les formules restant générales et les allusions mystérieuses (HB, xxv, v. 761-768). Le souverain accepte, sans réserve particulière (HB, xxv, v. 769-777). Dans un très long discours, le traître applique sa perfide stratégie : insinuations, incitation à la vengeance (Garin de Monglane ayant tué Gamadras), paroles fielleuses, haine inassouvie, jalousie inextinguible (HB, xxvi, v. 780-796 et 804-809). Jeté en prison, Hernaut se rend compte quil est victime dune trahison (HB, xxvi, v. 823-825 et xxvii, v. 840-846). En fin de laisse, le récit annonce que Hunault va payer ses manigances. Seul, il se perd dans la forêt. Tout se passe comme si cétait un châtiment divin. Stylistiquement, lextrait est caractérisé par la négativité :

Le droit chemin lessa, de chevaucher ne fine,

Il ne scet ou il va, ne cesse ne ne fine,

Ne nul homme vivant qui devers lui sencline,

Ne ville ne chastel ne maison ne cuisine,

Ne treuve que menger que glans et la faïnne. (HB, xxix, v. 907-911)

Lépisode qui suit est dune ambiguïté digne du caractère trouble du personnage : ce dernier adresse une prière à la Vierge, en mentionnant sa trahison et en reconnaissant que, comme Judas, il mérite dêtre puni. Clairvoyance et repentance ou peur et lâcheté devant une situation extrêmement difficile (HB, xxix, v. 912-917) ? De toute façon, la trahison est moralement condamnée, ce que prouve la rencontre, fruit dun hasard 157romanesque, entre Hunault et un ermite (qui nest autre que Robastre). Linfâme individu devrait se poser des questions, car lhomme est dune taille particulièrement respectable. Implorant assistance et réclamant laumône, il se jette sans le savoir dans la gueule du loup (HB, xxx, v. 924-934). Laveu de la trahison est rapidement suivi du châtiment suprême. Lapparent repentir ny fera rien26. À la Cour, ce sont les deux oncles du traître qui animent lhostilité déployée à légard de Hernaut. Elÿon est le plus virulent. La charge est dune extrême violence, sans la moindre concession :

« Ernault est cy venus, ung orgueilleux garçons,

Moult fel et despiteux et si le prouverons,

Car meuldrier et traïstre, de tel fait loccuppons,

Et a meuldry Hunault que moult bien amÿons.

Ce fut nostre nepveu, pour ce nous en plaignons,

Et nous en faictes droit, car nous vous en prïons. » (HB, lv, v. 1650-1655)

Laffrontement, en grande partie, repose sur des échanges procéduriers. Elÿon (qui sans doute craint le combat) voudrait sen tenir à une joute verbale, au cours de laquelle il prouverait quil a raison (HB, lv, v. 1670-1672). Hernaut refuse catégoriquement, se méfiant de lesprit retors de son adversaire (HB, lv, v. 1673-1674). Il demande que, juridiquement, sa volonté soit respectée, car il veut montrer publiquement quil nest pour rien dans la mort de Hunault. Elÿon, sans aucun doute impressionné par la taille de Robastre, refuse de donner foi aux aveux du bon géant (HB, xci, v. 2643-2647). Devant les échevins, il développe tout un roman. Il le fait avec assurance, suffisance, arrogance : selon lui, Hernaut a soudoyé ce guerrier hirsute et violent27, pour saccuser du meurtre de Hunault (HB, xcii, v. 2651-2662).

Conformément aux habitudes anciennes, Robastre lance des invectives contre les deux oncles mais – et cest nouveau – il argumente et donne la raison pour laquelle il va sengager (la trahison de Hunault). Comme, officiellement, il doit combattre pour avoir tué Hunault, il se démarque de ce quon veut lui imposer :

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Robastre leur escrie : « Traïstre losenger,

Vous avez malmené mon seigneur droicturier,

Ernault, le filz Garin, le noble bacheller !

Vo nepveu le traÿ, Hunault le pautonnier,

Mais foy que doy a Dieu, le Pere droicturier,

Huy est venu le jour que le comparrés cher !

De vous je ne prendray ne maille ne denier ! » (HB, ciii, v. 2979-2985)

Le combat tournant très vite en faveur de Robastre, le chastellain décide dy mettre un terme (HB, civ, v. 3000-3003). Cependant, le récit va brutalement saccélérer : dès que Robastre, croyant à labandon de son adversaire, sest débarrassé de son tinel, le félon lattaque par surprise. La scène est longuement décrite. Robastre frise la mort, mais il réagit avec la plus grande violence. Dissimulation, fausseté, lâcheté, trahison, naïveté et violence se côtoient. Ce mélange singulier aboutit à la pendaison des deux oncles, humiliation suprême pour des seigneurs (HB, civ, v. 3004-3010, 3012-3014, et 3016-3020). La société médiévale ne laisse place ni à la commisération ni à la pitié (HB, cv, v. 3036-3046).

Dans Hernaut de Beaulande, très souvent, sentiments et réactions ne sont plus en harmonie avec le statut des personnages28 : les codes sociaux sont bousculés. Des rapprochements (qui vont parfois jusquà linversion des comportements) sont effectués entre le monde aristocratique et les sphères populaires. Hernaut sétant mal comporté avec Robastre et celui-ci le lui reprochant amèrement, le héros lui répond avec désinvolture (en le jugeant sur lapparence, très défavorablement). La charité chrétienne est totalement absente et cest Robastre qui incarne le mieux la générosité et lamour du prochain (HB, xliii, v. 1279-1285). La discussion se poursuit entre Hernaut (dont le comportement ne mérite aucune mansuétude) et Robastre qui ne manque pas de faire remarquer à son interlocuteur quil a bien connu Garin de Monglane et que, pour le moment, il a surtout été victime dingratitude (HB, xliii, v. 1286-1291). Un peu plus avant dans le récit, comme les prisonniers se réjouissent de larrivée de Frigonde et de Robastre, ce dernier leur offre un horizon qui bouscule lhabituelle hiérarchie sociale. De simples marchands vont devenir des chevaliers, à la condition de mettre en œuvre des qualités personnelles :

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« Seigneurs, ce dist Robastre, attendez mon plaider !

Avez-vous en vo cuer vouloir de vous aider ?

Se hardement avez de guerre commencer,

Du plus povre de vous feray ung chevalier ! » (HB, xlviii, v. 1452-1455)

À plusieurs reprises, le rôle du menu peuple est accentué dans le récit. Quand Robastre recherche Frigonde, cest la petite servante de lauberge qui lui fournit le renseignement essentiel (elle a fait fuir la jeune femme, déguisée en homme). Son intervention se termine par une prise de position dune belle générosité, mais aussi dune humilité louable :

Quant Robastre louÿ adonc len mercïa,

Son or et son argent assez lui presenta :

« Allez vous ent, dist elle, vous ny paierés ja,

Sen vie nous laissez, assez nous souffira. » (HB, lxxxii, v. 2414-2417)

Lintervention de celui que le récit appelle « le charbonnier » (HB, lxxxvii, v. 2490) est une nouvelle incursion dun personnage très ordinaire venu du petit peuple. Le narrateur lui accorde une importance non négligeable, lévoque avec un curieux pittoresque29. Lhomme donne son avis, met en garde lhôte vis-à-vis de Robastre, apportant des précisions inquiétantes : il a eu loccasion dêtre témoin de sa rudesse meurtrière. Le passage est une peinture au premier degré, fondée sur une précision naïve mais efficace. Le décor évoqué est ordinaire (solier) et les objets aussi (un banc transformé en arme redoutable). Les affirmations sont excessives, insultantes30, mais utiles. Le chastellain ayant tenté de corrompre Robastre, ce sera un échec retentissant : une nouvelle fois, le rôle dégradant est réservé à laristocratie (Le chastellain) et la hauteur morale incarnée par un membre des couches inférieures (Robastre). Dans le même ordre didée, le seigneur cherche à négocier un arrangement entre les deux oncles et Robastre, ce qui nétait guère dans les habitudes et la mentalité des anciennes chansons de geste31. Robastre 160répond avec une vive fureur et une orgueilleuse hauteur. La conclusion est une hyperbole fondée sur le recours à la divinité. En soi, totalement irrévérencieuse, elle est une véritable insulte (HB, cii, v. 2957-2964). Robastre étant touché au côté gauche par la lance dElÿon, sa riposte guerrière tient à la fois de la violence épique traditionnelle et de laction débridée dun homme du peuple ayant changé de statut social (HB, civ, v. 3026-3035). De fait, dans Hernaut de Beaulande, Robastre joue un rôle majeur. Tout au long du texte, le narrateur bouscule les codes épiques, puisquil désigne le sympathique géant par des tournures telles que « Robastre le gentilz » (HB, lxxxiv, v. 2432), « Robatre le gentilz » (HB, lxxxv, v. 2453) ou « Robastre le membrez » (HB, lxxxiv, v. 2442). Il arrive que le comportement de Robastre rappelle étrangement celui de Rainouart dans Aliscans, en particulier quand il refuse lusage dun cheval ou se contente dun merrien pour se battre (HB, lxxii, v. 2191-2198). Mais sa personnalité comporte de multiples facettes. En face du désespoir de Hunault (peut-être simulé), il joue son rôle de religieux scrupuleux, véritable porte-parole de lÉglise et de Dieu sur terre, développant lesprit de générosité et de pardon de la religion chrétienne : redoutable guerrier, il est devenu une remarquable incarnation de lesprit de lÉvangile (HB, xxxi, v. 945-952). En même temps, entré dans une fureur folle, il condamne le comportement de Hunault, laccable de reproches moraux, souligne les calculs dérisoires et mesquinement humains du personnage, en les opposant au caractère limité et incertain du destin de tout homme ici-bas. Sortant de son rôle de confesseur, il déclare que sil avait autorité judiciaire et politique, il pendrait le coupable sur-le-champ ! En fait, procédant à une exécution sommaire32, il agit sans état dâme, avec une froide détermination, tranquillement et méthodiquement, continuant à filer la métaphore (de la confession qui aboutit à labsolution-châtiment) liée au monde religieux quil est censé incarner. Humour, châtiment, punition, violence cruelle sont alors étroitement liés (HB, xxxiii, v. 997-1009 et xxxiv, v. 1015-1023).

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Robastre envisage de retrouver Perdigon dont laide lui sera précieuse. Sa détermination est sans faille et son monologue intérieur prend un tour assez drôle dans la mesure où il estime quil a déjà bien servi Dieu ! Ce dernier lui pardonnera (dabandonner sa vie de reclus), car, estime Robastre, il naime pas les traîtres ! Il parle de Dieu dégal à égal, comme sil sagissait dune sorte de partenaire. Dailleurs, il est persuadé que Dieu lui fait toute confiance (HB, xxxiv, v. 1035-1042). Hernaut de Beaulande donne parfois une image inattendue du rude géant : ce dernier, à la recherche de Perdigon, se livre en lui-même à des propos chargés de rancœur et damertume. Il est déterminé à sauver Hernaut, quand bien même il devrait tomber en damnation33. La réécriture donne aussi sur le passé de Robastre des informations qui relèvent dune certaine fantaisie romanesque : à Beaulande, ville tenue par les Sarrasins et où il possède une maison, la population pense quil croit en Mahomet ; il va sy installer et y vivre des dons de ses voisins (HB, xxxviii, v. 1154-1161).

Ce qui est surtout nouveau, cest le sens de la comédie de Robastre. Il se présente devant Florent, sans difficulté, car il avait pris lhabitude de le faire. Il vient réclamer laumône ; celle-ci lui est accordée et le souverain lui offre aussi à dîner. Ensuite, il entre en contact avec Frigonde, lui faisant comprendre à demi-mots quil veut lui parler en privé, au sujet dHernaut (HB, xl, v. 1225-1230). Plus tard, devant le roi sarrasin, Robastre raconte un véritable roman pour se donner le beau rôle, pour se disculper et pour affirmer quil nest pas chrétien, mais tout dévoué à Mahomet. Le souverain se montre quelque peu réticent, mais, un peu plus loin, Robastre et Perdigon parviennent néanmoins à jouer la comédie de laffrontement entre eux. La situation est bien différente de ce que lon pouvait trouver dans les chansons de geste traditionnelles (HB, lx, v. 1821-1833). Quand les assiégés de la tour (notamment Perdigon, Robastre et Frigonde) nayant aucune nouvelle dHernaut depuis cinq semaines, expriment leur inquiétude, Robastre est dans le même état desprit, dautant quil va invoquer le monde onirique34. Il a été lobjet dun rêve qui lui crée du souci35 :

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Belle, forment me vais au cuer espouentant

DErnault le vostre amy qui ne va repairant !

Je me doubte forment qui nait ennuy tres grant36,

Car une advisïon mest venue en dormant,

Que vëoye ung brachet legier et bien courant

Qui chassoit en ung boys fueillu et verdoient ;

Deux veneurs y venoient ; chascun aloit portant

Ung espieu merveilleux qui fer ot bien trenchant.

Le brachet debonnaire alloient assaillant. (HB, lxx, v. 2147-2155)

À plusieurs reprises, dans la suite du récit, Robastre montre son caractère bien trempé : lhôtelier étant très réservé à lidée de laccueillir dans son établissement, il sexprime avec calme, ne cherche aucune provocation, même si lon peut déceler une pointe de désinvolture tranquille. En outre, alors que son interlocuteur a un langage ambigu et le juge sur les apparences (Robastre est pauvre selon toute probabilité !), il se donne lair dun pilier de cabaret, tout en infligeant une leçon de morale, fondée sur lexpérience et le bon sens (HB, lxxxvi, v. 2460-2474). Plus tard, comme Hernaut est très inquiet du sort de Frigonde, Robastre, avec maîtrise, le rassure et lui affirme que la jeune femme, déguisée, arrivera à temps. Cest lhomme du peuple qui montre les qualités qui étaient, par le passé, réservées à lélite aristocratique (HB, xci, v. 2616-2619).

Sur le point de combattre contre les deux oncles, Robastre les attend de pied ferme. Toute sa détermination et son hostilité se concentrent dans son regard37. Il crée leffroi dans le cœur dElÿon. Ce dernier, aux antipodes de toute attitude chevaleresque (et qui serait digne du comportement des héros des anciennes chansons de geste), sans coup férir, se comporte en pitoyable pleutre : il refuse de se battre (HB, ci, v. 2921-2929) considérant le géant comme un diable venu de lenfer (HB, ci, v. 2933-2940). En somme, tout le passage est fortement éloigné des normes du passé : exagérations ; incommensurable lâcheté des hommes venus des couches supérieures de la société (laristocratie) ; transfert du courage et de limpétuosité ardente dans le personnage issu du peuple ; inversion des attendus sociaux ; le sérieux et le tragique sont irrémédiablement pimentés dun comique subversif et dégradant.

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Conduite du récit

Dans Hernaut de Beaulande, on remarque, en rupture avec la tradition, certains rapprochements notoires (qui peuvent aller jusquà la confusion) entre les univers chrétien et sarrasin, des décalages avec les conceptions du passé et leurs oppositions flagrantes. Parfois, le manichéisme narratif nest plus respecté et le Destin peut avoir partie liée avec linattendu extraordinaire.

Lorsque Hernaut, Hunault et de leurs compagnons arrivent à Beaulande, assez curieusement, la ville est décorée, car le roi sarrasin a appris quun noble chrétien, de haute lignée, allait lui rendre visite ! Des tentures sont déployées partout. Mahomet est mis à lhonneur et la musique aussi. Les réjouissances semparent de la cité (HB, xix, v. 611-618). Un autre épisode surprend par sa tonalité nouvelle : Eliot, qualifié despie sarrasin de Frigonde, vient annoncer à cette dernière quil a récemment appris, en Acquictaine, quun prince chrétien allait se présenter à elle. Il fait de ce chrétien (ce sera Hernaut) un portrait dithyrambique (naissance, beauté, prestance) :

Et ouÿ deviser a la gent [baptisie]

Que ung prince vendroit cy de la loyal lignie,

Mais on dit proprement en icelle partie

Conques puis que Mahom qui tant eust seigneurie

Fut estranglé des pors pour boire vin sur lie

Ne nasqui nul plus bel en ceste mortel vie.

Pitié est quant il croit en la geste Marie ;

Filz est au duc Guerin qui Monglenne maistrie,

Tout le plus redoubté davoir la char hardie

De la crestienneté, tant que le ciel tournie.

Eureuse sera celle qui devendra samye

Et qui dun tel vassal pourra estre [embrassie]. (HB, xix, v. 633-644)

Léloge est déjà en soi surprenant, mais très curieusement, il fait allusion à la mort de Mahomet dans des termes que ne renieraient pas les chrétiens les plus hostiles au monde sarrasin (voir v. 636-637). À la suite dune question de Frigonde, Eliot dresse une véritable généalogie de la famille dHernaut :

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Il a a nom Ernault, ainsi louÿ nommer ;

Filz est au duc Guerin, le hardy et le ber ;

Sa mere la duchesse sçay [je] moult bien nommer,

Mabilette a a nom, ou monde na son per,

De beaulté et de scens on ny scet quamander. (HB, xx, v. 648-652)

Il poursuit en mentionnant le nom des quatre frères qui seront considérés par la suite comme les piliers de la Geste (comme le font habituellement les chrétiens qui rappellent fièrement leurs origines nobles et prestigieuses !) : Hernaut, Milon, Regnier et Girart (HB, xx, v. 653-657).

Dans le même ordre didée, la scène de réception de la délégation chrétienne par le roi sarrasin Florent est pour le moins étrange et en rupture totale avec les habitudes des anciennes chansons de geste, notamment dans le domaine religieux. Hunault, dans son discours dadresse et sa mise sous protection de la divinité, se place sous le double label de Mahomet et du Dieu chrétien, comme si cela était tout naturel38 :

Hunault parla premier qui pensa folecté

Et dist : « Cil Mahommet du plain de la cité

Gart le roi de Beaulande et tout son parenté !

Et le Dieu qui moureust pour nostre sauvetté

Et qui resucita par sa grant dignité

Il gard le mien cousin que jay cy amené

Et tous les crestïens quilz sont crestïenné ! » (HB, xxii, v. 687-693)

Dans sa réponse le roi Florent se situe dans la même perspective. Il se réfère (sappuyant sur une formule ambiguë : Cellui par qui sommes sauvé) à une divinité qui pourrait correspondre au Dieu chrétien (alors que lui-même est sarrasin !), mais il va plus loin, en associant Chrétiens, Sarrasins et Juifs dans une sorte de syncrétisme religieux et en souhaitant une réconciliation générale des adeptes de ces religions et croyances :

Hunault, se dist le roy, vous avez bien parlé,

Que pleüst a Cellui par qui sommes sauvé

Et par qui nous avons et le pain et le blé,

Que trestous crestïens qui aujourdui son[t]

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Et tous les Sarrazins qui seroient trouvé

Et les Juifz aussi feussent si bien advisé

Que on sceust des trois lois toute la verité

Et les quieulx en ce fait si sont les mieulx fondé,

Si que jamais neüst entre nous cruaulté

Et quen la fin feussons trestous sauvé ! (HB, xxii, v. 694-703)

Concernant lunivers sarrasin, les vues du narrateur sont plus nuancées que par le passé. Ayant appris de quelle manière Frigonde la trompé (HB, l, v. 1518-1520), le roi païen se livre à un constat amer vis-à-vis de la trahison. La tonalité du passage est différente de celle que lon trouvait dans les anciennes chansons de geste. Sans faire montre dune violente colère, le souverain réfléchit sur la confiance aveugle quil a accordée à sa fille, sur la douceur de son éducation, puis confronte ces éléments avec ce qui sest passé : elle a trahi en faveur dun chevalier qui ne croit pas en leurs dieux. Qui plus est, elle ne lavait jamais vu ! Cette douleur et cette incompréhension dun père blessé sont plutôt légitimes (HB, l, v. 1521-1526).

Les accents narratifs peuvent être déplacés. Ainsi se trouve valorisé un épisode qui naurait pas été considéré comme crucial dans les chansons de geste antérieures : Frigonde et Robastre décident daller libérer les prisonniers chrétiens dont ils vont avoir besoin. Le narrateur donne force détails sur lépisode (nombre de prisonniers ; joie des captifs ; dialogue entre Robastre et leurs représentants ; optimisme du héros concernant la conquête de Beaulande). En outre, les propos des prisonniers sont chargés dun humour grinçant (voir lutilisation de festoyer et de haterie paier)39 :

Cinquante marchans sont, tous nez de Monpelier,

Et quatre pelerins qui estoient paumier,

De France estoient nez par devers Mondidier.

Et quant ilz ont ouÿ con les vient esveiller,

Ly ung a lautre dit quon le vient festoyer :

« Je croy quon nous vendra de haterie paier ! » (HB, xlviii, v. 1442-1447)

Par ailleurs, dans Hernaut de Beaulande, le Destin est lié à lExtraordinaire : la mort de Perdigon, qui na pu maîtriser son cheval 166devenu furieux, surgit avec intervention probable du démon, dit le récit (HB, cxi, v. 3224-3229). Il est vrai que les pouvoirs magiques de Prodigon sont dorigine diabolique. Tout se passe comme si le diable faisait disparaître le personnage qui témoignait de sa présence invisible, mais prodigieusement efficace. Le texte suggère aussi la notion de Destin qui arrive à son accomplissement. La mort, toute puissante et surgissant de manière inexorable, peut frapper un héros à tout moment (HB, cxii, v. 3230-3234).

Dans Hernaut de Beaulande, lamour exerce une influence majeure, sans quil soit libéré du poids religieux : si Hernaut souhaite ardemment se rendre à Beaulande pour rencontrer Frigonde, il songe aussi à la convertir, avant de lépouser (HB, xviii, v. 583-587). Quand le récit sattarde sur la présentation de Frigonde, les éléments fragmentaires qui cherchent à la valoriser ne séloignent pas à lexcès des portraits « classiques » que lon trouvait dans les anciennes chansons de geste (avec notamment la mention de tissus précieux, de riches bijoux et lemploi de comparaisons laudatives40) :

Frigonde la pucelle ou bonté multiplie

Cestoit moult noblement en sa chambre jolie

Vestue dun sendal de lœuvre de Marie

Et desmeraude fut par dessus atachee

Que partout reluisoit com soleil qui flambie ;

Dune couronne estoit si bien appareillie

Dor et de perles fut ordonnee et bastie

Par dessus ses cheveulx estoit si bien polie

Tant estoit de beaulté, de noblesce garnie

Car delle ce sembloit dymaige entaillie. (HB, xix, v. 619-628)41

En revanche, lors de lentrée dans Beaulande de la troupe conduite par le traître Hunault, le portrait qui est consacré au jeune Hernaut rompt avec la tradition des anciennes chansons de geste, puisquil est fondé sur léclat, la beauté, la prestance. Laccent est mis sur une élégance sophistiquée et non sur les qualités physiques dun guerrier aguerri :

167

Moult les vont regardant paiens et Esclavon.

Ernault venoit devant sur un destrier gascon,

Le damoysel avoit osté son chaperon ;

Ses cheveulx reluisoient comme plume de paon,

Un chappel sur son chief avoit tout environ,

Dix pierres y avoit de si noble façon

Car plus fort reluisoient que ung feu de charbon42.

Beau fu le damoysel, durement le prise on,

Mesmes les payens de celle regïon

Disoient conques mais en aucune saison

Ilz navoient vëu nul plus beau dansilon.

Ly ung a lautre dit : « Vecy noble baron,

Il avra Frigonde a la clere façon,

Car il vient äorer Tervagant et Mahom

Et dire que leur loy ne vault plus ung bouton. » (HB, xxi, v. 668-682)43

Pendant le repas, Frigonde apparaît dans toute sa beauté. Hernaut en tombe immédiatement amoureux et elle ne semble pas insensible à sa personne. Le trouvère rend compte de ce coup de foudre en termes fleuris, avec recours à des images comme Frigonde la pucelle qui est blanche que fee (HB, xxiii, v. 709) ou des métaphores : Ung dart damour luy vint de telle randonnee (HB, xxiii, v. 711). Il ajoute des notations physiques traduisant les émotions des deux partenaires : Quaussi vermeil devint que la fleur en la pree (HB, xxiii, v. 713) ou encore Quelle devint au vis ardante et enflambee (xxiii, v. 715). La réserve de la jeune fille indique sa bonne éducation (HB, xxiii, v. 716). Les deux jeunes gens, subjugués par la passion naissante, mangent très peu. Toutefois, si lAmour sempare deux, ils vont le payer très cher. Le trouvère termine la laisse par une sorte daphorisme : une chose qui na pas été payée cher na pas de valeur (HB, xxiii, v. 723-726)44 !

De fait, lamour est obstacle au succès dessence guerrière. Comme Hunault désire ardemment la mort de son cousin Hernaut, il va lattaquer, 168alors que Hernaut, en galante compagnie, prend du bon temps avec celle quil aime damour tendre (HB, xxvii, v. 836-837). Pour la défense nécessaire de lamour, Frigonde est sans aucun doute la plus efficace. Cest elle qui corrompt le gardien, pour que son bien-aimé ne souffre pas des mauvaises conditions de sa captivité (HB, xxxviii, v. 1164-1168) et pour obtenir des rencontres secrètes (HB, xl, v. 1191-1198). Le roi Florent, layant appris, veut mettre un terme à ces visites incongrues à ses yeux. Il interroge donc sa fille sur ses motivations (HB, xl, v. 1199-1203). Celle-ci, avec beaucoup de finesse et dhabileté, reconnaît ce quelle ne peut nier (les visites), mais elle laisse croire à son père quelle a réussi à convertir Hernaut. Navouant pas son amour pour le chrétien, elle se place simplement dans le registre de la pitié et déplore que le chrétien ait été trahi. Selon elle, ce serait une excellente recrue pour lentourage du roi. Elle ment en tous points, en affirmant avec vigueur quelle ne saurait mentir (HB, xl, v. 1204-1211) ! Néanmoins, le roi lui fait promettre de ne plus rendre visite à Hernaut. Elle accepte sans barguigner (HB, xl, v. 1212-1214). Si Robastre et Frigonde ont agi de concert pour lélargissement dHernaut (HB, xli, v. 1251-1257 et xlii, v. 1261-1265), en revanche, cest elle qui, planifiant ce quil faut faire pour fuir et échapper aux Sarrasins, donne toutes les informations souhaitables (HB, xlvi, v. 1387-1395). Quand elle estimera quHernaut ne lui montre pas suffisamment sa reconnaissance, elle lui rappellera, avec une pointe damertume, tout ce quelle a sacrifié pour lui et les risques quelle encourt si elle retombe aux mains de son père (HB, li, v. 1550-1553). La jeune femme conserve la maîtrise de la situation jusquaux retrouvailles émues et affectueuses des deux protagonistes :

Ernault ala baiser la pucelle senee

Et lui dist doucement : « De bonne heure fus nee !

Or serés temprement baptisee et levee,

Si vous espouseray, sans nulle demoree ! »

Et la pucelle sest de grant joye pasmee. (HB, cviii, v. 3122-3126)

Les considérations à tendances moralisantes représentent une caractéristique très nette de la réécriture. Cependant, nous avons dû écarter de notre analyse un assez grand nombre de passages qui manquaient de clarté. Le style dHernaut de Beaulande, souvent maladroit, est parfois confus, notamment quand apparaissent images et métaphores cherchant 169à donner une dimension philosophico-morale au récit. Elles se rattachent à la morale individuelle, aux sentiments et au monde féminin, à la religion, à lâme humaine et à ses calculs.

Au début de lœuvre, curieusement, cest une chambrière qui donne à Mabilette une leçon de comportement (dignité, calme et mesure) et cest elle qui, dun ton assez pompeux, ponctue son propos dune formule populaire dallure proverbiale :

Ma dame, advisez vous, et que vault ung beau chats

Pour ce dit qui ne prent les souris et les ras ? (HB, i, v. 11-12)

Milon de Pouille sest rendu en Lombardie auprès de son oncle Anthiaume de Pavie. Comme ce dernier lui annonce quil le fera cappittaine de lensemble de son pays, Milon en est très satisfait45 :

Oncle, se dist Millon, la vertu souveraine

Si vous vueille envoyer bonne vie et longtaine

Car le saige nous dit, en lescripture plaine,

Qui desire la mort de creature humaine

Que la sienne lui est, se dit on, plus prouchaine. (HB, x, v. 265-269)

Laffirmation à couleur proverbiale peut être dune extrême banalité, comme lorsque Hunault conseille à Hernaut dépouser Frigonde : « Et on dit ung parler que je croy fermement, / Car de bonne semence voit on le bon fourment » (HB, xvii, v. 573-574)46. Cest encore une réflexion populaire, à tonalité philosophique ou morale qui est émise (en fin de laisse) par le narrateur à propos de lentrée en moniage après une vie agitée : « Car on dit bien souvent que on doit tenir saige / Cellui qui est mauvais qui laisse fol couraige. » (HB, xxxv, v. 1066-1067)47.

Le narrateur ne se fait pas faute dexprimer son avis sur les femmes. Il lui arrive de mettre en évidence leur détermination, soulignant, à laide de quelque formule lapidaire, leurs dons pour la réussite :

170

Et on dit bien souvent, advenir le voit on,

Que femme vient souvent en son entencïon,

Et ce quelle emprent, soit folie ou raison,

Acomplist en la fin, a qui poise pou non. (HB, xxxviii, v. 1169-1172)

Mais cela ne va pas non plus sans une pointe dantiféminisme flagrant. Comme Frigonde demande à Robastre la faveur de laccompagner, il lui répond avec une joyeuse désinvolture, sappuyant sur une sorte daphorisme populaire :

Et Robastre lui dist : « Trop malez argüant,

Car mettre me voulez en ung travail moult grant :

Li homs qui maine femme et asne va cachant,

Il ne va pas du jour sans grant paine yssant ! » (HB, lxx, v. 2165-2168)

Souvent dans le manuscrit, lanalyse particulière dune situation ou de sentiments débouche sur une réflexion plus générale, comme si le narrateur cherchait à se donner un air de philosophe pessimiste. Lapport de lamour dans la vie intérieure (ici, de Frigonde) peut être négatif et chargé de déception :

Et li amour de lui si tres fort lembrasoit

Que bien voulsist o lui et sentir chault et froit,

Car la vertu damours maint loyal cuer deçoit. (HB, xli, v. 1255-1257)

Le monde de lau-delà, qui pèse sur le destin des individus, ne saurait être absent de ces préoccupations : la vision du narrateur est très manichéiste. Les bons chrétiens ont tout intérêt à rester fidèles à Dieu et à séloigner du démon. Si Hernaut est emmené par les hommes de Hunault, il nest pas nécessaire de sen soucier, car la divinité ne manque pas de se préoccuper de ceux qui se conduisent bien :

Mais ce lui advendra que advenir lui doit,

De faire traÿson le faulx homs delictoit,

Car Dieu paye en la fin quant la droicture voit ;

Dieu est si droicturier quil paie ce quil doit. (HB, xxvii, v. 854-857)48

En revanche, Hunault qui a placé toute sa confiance dans le Mal, se précipite vers une fin désastreuse : « De follement ouvrer ne vient 171nul en avant » (HB, xxiv, v. 760)49. Dautant que lEnnemi ne récompense pas ses suppôts : « Il cuide bien aler, mais certes il va pis ; / Son paÿement va querre ; se fait li (est) Ennemis / Qui paye mauvaisement ceulx dont il est servis. » (HB, xxviii, v. 890-892)50. Les noirs calculs des âmes basses sont fustigés. Et pourtant, lhomme ne sait pas quand son destin prend fin, la mort emportant tout. Il est donc inutile de se montrer avide, égoïste et mesquin : « Trestoute la richesse et tout ce quon a vaillant / Couvient trestout laissier et si ne sçavons quant ! » (HB, xxxii, v. 995-996). Le récit, à la fin dune laisse, avec quelque distance, séloigne du roi sarrasin qui croit avoir pris une bonne décision en faisant confiance à Perdigon : « Or cuide bien le roy quil œuvre saigement : / En Prodigon salloit fïant parfaictement, / Mais il faisoit du leu son berger proprement. » (HB, lxi, v. 1885-1887). Vers la fin de la réécriture, la laisse cvi, qui contient donc dassez nombreux nouveaux éléments narratifs51, se termine par une réflexion du narrateur qui est dépourvue de toute illusion sur lâme humaine : « Puis que ungs homs devient riche et qui va conquerant / Tous les biens de ce monde lui viennent acourant. » (HB, cvi, v. 3091-3092). Lorsque tout le lignage de Hunault est banni52, le narrateur approuve le rejet en sappuyant sur une véritable philosophie de la descendance : les fils dêtres ignobles, ne peuvent être que de la même trempe53. De fait, cest la négation pour tout individu davoir la possibilité dêtre différent de son lignage. Cest la disparition de toute liberté individuelle dans lélaboration de son destin :

Car tousjours se retrait la nature et le sangs,

Ou en bien ou en mal, ja nen soiés doubtans !

Ainsi le nous aprennent les saiges clercs luisans. (HB, cix, v. 3147-3149)

172

Un certain regard souriant

Comme dans les chansons de geste traditionnelles, la violence est éminemment présente dans la plupart des péripéties dHernaut de Beaulande. Mais létat desprit a changé. Si les faits sont mentionnés avec la terrible rudesse dantan, tout se passe comme si le récit adoptait un point de vue distancié. Le regard souriant modifie la tonalité des événements. Robastre a été précipité dans la prison dHernaut avec lequel sétablit rapidement un dialogue chargé dun humour quelque peu rugueux. Aux gestes vifs dHernaut, Robastre répond par jeu dans le registre de la métaphore54 :

Ernault saisi ung cierge qui ardoit clerement,

En la barbe lui ala bouter villainement,

Et Robatre escrïa a sa voix clerement :

« Je ferai vostre barbe sans raseur vrayëment ! » (HB, xlii, v. 1273-1276)

Dans le même ordre didée, Frigonde sétant plaint dun geôlier peu coopératif, Robastre, avec un cruel humour, lui déclare quil va régler le problème : « Et Robastre lui dist : Cil avra sa souldee ! » (HB, xlvi, v. 1375)55. Sans le moindre état dâme, il tue le chartrenier (HB, xlvii, v. 1423-1425). Pour faire bonne mesure et quil ny ait pas de témoin, dans un acte véritablement ignoble, il va tuer aussi la femme et lenfant du gardien. Lextrait est marqué de cynisme, mais aussi de détails dérisoires (sont aussi tués un chat et un lévrier !). Le commentaire de Frigonde, choquant pour un esprit moderne, est dune cruauté infinie ; il est dépourvu de toute humanité (le monde sarrasin ne mérite aucune mansuétude). Elle est dautant plus cruelle que, née dans lunivers sarrasin, cest une transfuge :

Robastre si tüa la femme du tournier

Et lanfant, ensement un chat et ung levrier.

« Ha, Dieu, se dist Frigonde, com vecy bon boucher !

173

– Dame, se dist Ernault, il est tres bon ouvrier,

Ne cessa oncques encores que de gens mehaingner. » (HB, xlviii, v. 1430-1434)

À deux reprises, Robastre est amené à raconter comment il a tué Hunault. En premier lieu, dans une confidence faite à Hernaut, puis au sein de la Cour, pour être désigné comme champion du combat judiciaire. En utilisant abusivement le secret de la confession, il a châtié Hunault pour ses crimes et son comportement de traître. Avec un humour cruel et déplacé, il nhésite pas à recourir à la métaphore absolucïon pour désigner la mort infligée :

Et quant jouÿ de lui vostre ennuy recorder,

Si dolent fu au cuer que je [ne] peulz durer ;

Pour assauldre Hunault malay tantost lever,

Dune arbre en alay une branche tirer,

Tel coup lui en alay en la teste frapper

Que je lui fis du chief tost les yeulx voler !

Autre absolucïon je ne lui sceu donner ! (HB, xliv, v. 1324-1330)

Le même humour froid et distancié est au cœur de sa confession devant les échevins. Il file même la métaphore, sappuyant sur les substantifs absolucion et pardon pour désigner le coup mortel infligé. Lâme sereine et tranquille, il ne manifeste aucun signe de remords. Le choc est terrible entre limage de la cervelle répandue sur le sable et les emplois métaphoriques :

Quant je louÿ compter de tel percucïon,

Erraument lui donnay tel absolucïon

Que dune grosse branche lui donnay tel pardon

Que je fis sa cervelle verser sur le sablon.

On nen doit demander a homme se moy non,

Si qua grant tort tenez Ernault a vo prison ! (HB, lxxxix, v. 2571-2576)

La magie ou illusion diabolique, dans Hernaut de Beaulande, est souvent associée à un art de la mise en scène ou à la fantaisie. Dans un premier temps, Robastre ne parvient pas à convaincre Perdigon dutiliser ses pouvoirs extraordinaires. Le cœur marri, il renonce à sa demande (HB, xxxvii, v. 1131-1133). À la cour, les graves difficultés rencontrées par Perdigon vont amener ce dernier à renoncer à son serment. En effet, sans ménagement, il est appréhendé et traîné devant le 174roi sarrasin. Lentourage du souverain, en rappelant que Perdigon leur a créé beaucoup dennuis dans le passé, préconise immédiatement que le prisonnier soit exécuté. Le roi donne son assentiment et, informé de la sentence, Perdigon se rend compte quil va lui être très difficile de rester fidèle à son vœu. Avec beaucoup de recul, de maîtrise de soi et dhumour, Perdigon prend la décision de se défendre :

A soy mesmes a dit : « Je suis mal arrivez !

Mieulx vault que me parjure que je soye finez !

On dit que le pechié est de Dieu pardonnez

Mais on voit pou de mors estre resucitez ! » (HB, lvii, v. 1742-1745)

En fait, Perdigon use de son pouvoir de communication et de persuasion pour abuser du roi. En mettant en avant une part de la vérité (il déclare quil est chrétien), il va le convaincre de lui faire confiance. Perdigon sappuie sur une condition (il veut garder la vie sauve !), mais, dès lors, il promet de « rendre la tour », avec tout ce quelle contient. Et il promet aussi au roi sa fille qui la trahi. Perdigon se comporte en véritable félon, ce quil nest pas. Avec une facilité dérisoire et une réelle naïveté, le roi sarrasin entre dans son jeu (HB, lviii, v. 1756-1759)56. En prison, Perdigon, très détendu, parle aux gardiens et se moque deux, sans quils sen aperçoivent. Sûr de ses pouvoirs magiques, il ne se sent nullement en danger. Son ironie, même subtile, est bien réelle :

Il a dit au[x] payens : « Oiiez com vous dira.

Vueillés penser de moy et ne lespergnez ja57 !

Si bien vous paieray quant mon corps partira

Que de moy vraiement nul ne se louera. » (HB, lviii, v. 1766-1769)

Frigonde est désespérée. Jusquaux environs de minuit où Perdigon va user dun « charme », latmosphère est à la désolation : « La furent toute nuit en tribulacïon58. » (HB, lxii, v. 1898). Avec laide de Belzébuth, il ouvre la prison de Robastre et lopération est marquée par un certain humour, ainsi que lindique le tableau insolite du vers 1904 :

175

Mais environ minuit, si com[me] nous trouvon,

Fist son enchantement lermite Prodigon ;

LEnnemy conjura, Belezebus eust nom,

Par ung conjurement fist ouvrir la maison ;

Robatre se dormoit et tous ses compaignon

Et Prodigon lui vint monter sur le crepon. (HB, lxii, v. 1899-1904)

Perdigon a pleinement conscience de lefficacité de ses pouvoirs ; cest ce quil ne manque pas de dire aux prisonniers libérés (HB, lxiii, v. 1925-1928). De concert, les deux héros vont se présenter au roi sarrasin et cest par un nouveau « charme » que Perdigon ouvre la porte des appartements royaux en adressant au souverain tout un discours de tromperie : leur combat judiciaire se serait déroulé ; Perdigon aurait gagné ; Robastre reconnaîtrait ses torts ; il faut donc lélargir (HB, lxiii, v. 1936-1940). Au cours du dialogue qui sinstaure ensuite entre Robastre et Florent, le roi, contre toute attente (totale inversion des mentalités traditionnelles) fait preuve dune belle ouverture desprit ! Sans doute est-ce dû (sans que cela soit dit) au « charme » exercé par Perdigon (HB, lxiv, v. 1942-1948). Ensuite le roi sendort ! Ce qui laisse toute latitude aux protagonistes. Enthousiaste devant les capacités extraordinaires de son compagnon, Robastre le déclare supérieur à Basin59 :

Ha ! Dieu, se dist Robatre, le preux et le membrus,

Ne Basin ne Golant ne valent deux festus

Encontre Prodigon ! Que bien soit il venus ! (HB, lxiv, v. 1952-1954)

Nos héros sétant présentés au pied de la tour, sont interpellés par la gaite chrétienne, qui fait vigilance. Lun des gardes sétonne que Robastre soit libéré. Ce dernier explique sans hésiter sa libération par linfluence des démons, commandés par Perdigon :

Et Robastre lui dist : « Amis, sa fait Cachus,

Pyllate et Noiron, Ebreu, Belzebus,

Car le bon Prodigon, leur maistre, est venus ! » (HB, lxiv, v. 1969-1971)

Quand lassaut contre la tour se poursuit (HB, lxvi, v. 2020-2043), Perdigon, pour la deuxième fois, use de ses pouvoirs magiques, incité par 176Robastre qui considérait quil tergiversait par trop. Lenchantement est mis en scène : nous avons affaire à un spectacle meurtrier (il est clairement dit que cest le diable qui est linspirateur des événements). Avant laction, il est annoncé quun grand nombre de Sarrasins vont mourir ; saisis dune illusion (qui va les conduire à leur perte), les Sarrasins croient que la tour est en feu :

Ung enchantement fist Prodigon la endroit,

Par art de lEnnemy qui adont lui aidoit.

Lenchantement fut tel que Sarrazin cuidoit60

Que la tour proprement en leur presence ardoit

Et que tout le chastel de feu resplendissoit. (HB, lxvii, v. 2054-2058)

Dès lors, les assaillants, violemment perturbés par ce quils croient être un incendie, tombent des échelles dans le fossé et se tuent en grand nombre (HB, lxvii, v. 2059-2064). Le récit note les réactions du roi sarrasin et de Perdigon : le roi se réjouit (ce qui est une erreur grossière dappréciation), car il pense que la tour va être détruite. Il ne semble pas beaucoup se soucier du sort tragique de ses hommes (HB, lxvii, v. 2065-2066). Plus naturellement, Perdigon est ravi par lefficacité de son « charme ». Il interpelle Frigonde pour la prendre à témoin, mais celle-ci est décontenancée, puisquelle ne voit aucune flamme (HB, LxviI, v. 2067-2073). Alors que les Sarrasins se lancent à nouveau à lassaut de la tour, Perdigon demande à ses compagnons, montés sur les remparts, sils veulent quil ait recours, pour la troisième fois, à ses pouvoirs. Il le fait sur un ton enjoué. Le « charme » cette fois prend une dimension quasi cosmique : les éléments naturels se déchaînent, ce qui provoque une véritable panique chez les Sarrasins. Le narrateur sattarde longuement sur la description de la tempête et de ses conséquences (débauche de couleurs, de mouvements ; la mort rôde, mais tout se passe comme si cétait un jeu) :

Adonc fist ung carin de tel condicïon

Que le temps se changa sans point darrestoison :

Rouge sembloit le ciel, plus que feu de charbon,

Et puis devint si noir que goute ne vit on,

Puis se leva ung vent a force et a bandon

Si que ne demoura paien sur eschielon

177

Que es fossez ne cheust, ou il voulsist ou non.

Li ung rompoit le doz, li autre le crepon

Et mesmement le roy et trestous ses baron

Sen coururent fuyant a force et a bandon. (HB, lxix, v. 2109-2118)

Avec beaucoup dhumour, Robastre se réjouit davoir un compagnon si efficace et dont les qualités sont si précieuses (ce que son statut de religieux ne laissait pas soupçonner !) :

Quant Robastre louÿ si prent a resjouÿr :

« Ha ! dist il, quel hermite pour Jhesuscript servir !

Dieu ne la mie fait pour les sierges räemplir ! » (HB, lxxi, v. 2188-2190)

Une dernière fois, Perdigon fait preuve de forfanterie et met en exergue son sens de la provocation : au lieu de laisser partir Robastre et Frigonde dans la discrétion, il monte sur les créneaux et harangue les assiégeants sarrasins pour se moquer deux. La fin de laisse se caractérise par une joyeuse atmosphère, car Robastre, entendant cela, ne peut sempêcher de chanter :

Tantost a haulte voix se print a escrïer :

« Or avant, Sarrazins ! Pensez de vous garder,

Car Robastre sen va le secours amener,

Et la fille du roy en fait o lui aler ! »

Quant Robastre louÿ si a prins a chanter. (HB, lxxii, v. 2205-2209)

Dans Hernaut de Beaulande, le motif du déguisement, avec la dissimulation de la personnalité, ouvre des perspectives souriantes : des statuts sociaux fort éloignés lun de lautre sont fugitivement rapprochés. Cest la servante dune auberge qui, spontanément, se met au service de Frigonde, en laidant à fuir par un jardin, après lui avoir procuré des vêtements dhomme. Dans une atmosphère qui devrait être sérieuse et épique, le changement de sexe, même si cela nest que dans lapparence vestimentaire, ne peut être que source de situations incongrues, dautant que lhéroïne, au moment où elle séloigne, est désespérée dêtre séparée de Robastre61. Grâce aux vêtements dhomme, la tristesse se mue très 178vite en touche comique, car Frigonde, arrivée à son hôtel dans la cité, se fait servir vin et nourriture, comme un homme laurait fait ! En outre, sans que sa pudeur en souffre, elle a tout loisir de poser discrètement des questions concernant Hernaut et Robastre et chercher comment délivrer son bien-aimé (HB, xcii, v. 2668-2678). Personne ne saurait deviner sa condition de femme.

Sétant rendue à la Cour de Pavie, Frigonde cherche à rencontrer Milon qui est en train de dîner. Un varlet déclare que personne ne peut sapprocher de lui, à moins dêtre un homme de spectacle. Avec aplomb, Frigonde se fait passer pour un trouvère, ce qui lui ouvre les portes des appartements (HB, xcv, v. 2757-2762). Lors des premiers contacts, Milon est trompé par les apparences et la jeune femme ne lui apporte aucun démenti ! En elle-même, et en se fondant, elle aussi, sur laspect physique de Milon et sur son comportement chaleureux, elle a le sentiment davoir affaire à une famille digne et de très bonne tenue. Dailleurs, cest la famille de son bien-aimé, Hernaut ! À ses yeux, cest déjà un critère déterminant ; elle se félicite quil soit issu dune excellente lignée :

A soy mesmes a dit : « Or voy je bien au cler

Que bonne amour ma fait haultement marïer,

En noblesse et en sang qui moult font a louer !

Par cestui damoisel doy bien considerer

Que noble sang a fait mon amy engendrer ! » (HB, xcvi, v. 2784-2788)

Hernaut de Beaulande contient des intermèdes souriants qui sont autant de tranches de la vie quotidienne très éloignées de la tradition épique et qui ne sont pas sans rappeler, par leur tonalité populaire, des situations caractéristiques du théâtre artésien. Cest ainsi que Perdigon interpelle Robastre, prisonnier, sur un ton à demi ironique, bien fait pour tromper les païens. Le roi voudrait que le géant avoue bien connaître Perdigon et reconnaisse aussi quil est chrétien. Robastre résiste et refuse de se soumettre. Il rejette Perdigon dans la catégorie des larrons (HB, lx, v. 1847-1851). La confrontation, imaginée par les deux compères, se transforme en scène de comédie, puisquils jouent à se dévaloriser lun lautre devant le roi sarrasin (HB, lxi, v. 1852-1857). Et la scène se prolonge, Robastre se promettant à lui-même de punir le roi qui a décidé de le faire pendre (HB, lxi, v. 1861-1863). Les deux hommes parviennent à leur but : obtenir de se battre en combat rituel (HB, lxi, v. 1879-1884).

179

Robastre et Frigonde ont voyagé de concert et sans rencontrer personne. Quils soient amenés à se restaurer conduit le récit à se consacrer à une piquante scène de taverne : un individu, attiré par la beauté de la jeune femme et plein de mépris pour lapparence grossière de Robastre, vient le provoquer. Son attitude est promise au châtiment. Lhomme est déjà copieusement aviné (HB, lxxiii, v. 2232-2238). Le récit sattarde à faire une sorte de portrait burlesque de Robastre (vêtements grossiers ; allure générale ; taille immense ; membres disproportionnés62). Le dialogue mi-figue mi-raisin qui sébauche entre Robastre et le varlet est caractérisé par une agressivité réciproque, à fleurets mouchetés. Il finira par sorienter vers la violence, lindividu tenant des propos insultants (HB, lxxiv, v. 2250-2257). Le grossier personnage ne se fait pas faute dajouter des paroles grivoises concernant Frigonde :

Ou avez-vous emblé celle dame plaisant

Qui lavez fait conduire ? Ou lalez vous menant ?

Elle vous est livree dun fort houlier et grant63 !

– Tu dis voir, dist Robatre, or la me va tollant.

– Par Dieu, dist le varlet, jay .iiii. soubz vaillant

Quavec vous buray, si vous vient a tallant,

Mais que je pense faire ce que je vois pensant.

Tu scez que je vueil, je ne dy plus avant !

– Tu veulx ung horion et tu lavras si grant

Que bien ten souvendra desormais en avant. (HB, lxxiv, v. 2258-2267)

Ostensiblement, Robastre ne se place pas dans le même registre. Il prend les mots au sens littéral, refusant de comprendre les sous-entendus du malandrin (HB, lxxiv, v. 2268-2274). Au cours du repas qui suit, même la servante de lauberge a tendance à mépriser Robastre. Celui-ci répond avec calme et humour (il na nulle intention davoir des relations amoureuses avec Frigonde !) :

Dieu, dist la chamberie, quel sergent je voy la !

Mauldite soit la fame qui samour li donrra !

180

– Amie, dist Robastre, savez comment il va ?

Au boire me tendray, autre amour ny avra ! (HB, lxxv, v. 2280-2283)

Le seigneur des lieux veut se rendre compte de la beauté de Frigonde et de la médiocrité de son accompagnateur (Robastre) : « (Et) quant le chastellain lot a rire commença ; / Il fut bien couvoiteux, la belle couvoita. » (HB, lxxv, v. 2294-2295). Il se rend sur place, flanqué de quatre hommes, ce qui donne lieu à une nouvelle scène de taverne qui met en relation un noble et un milieu populaire digne des fabliaux et du théâtre artésien (HB, lxxvi, v. 2303-2309). Cest un véritable choc social. Le dialogue sengage sous le signe de lhypocrisie réciproque64. Dès quil aperçoit Frigonde, le chastellain a le cœur embrasé et se met à la désirer. Il sadresse à Robastre dans un style solennel et distant, sappuyant sur un vocabulaire totalement décalé (ce preudoms utilisé pour désigner Robastre et conjointement avec celle dame désignant Frigonde). Robastre est loin dêtre dupe et répond avec enjouement et désinvolture (HB, lxxvi, v. 2312-2318). Le contraste est curieux entre des détails qui renvoient au monde aristocratique et chevaleresque et dautres à celui des contes et du menu peuple. Un heurt, qui paraissait inévitable, a lieu entre le chastellain (qui continue à pratiquer une hypocrisie suintante) et Robastre, au franc-parler et qui ne sen laisse pas conter65. Un nouveau détail sajoute qui caractérise encore mieux cet affrontement verbal insolite ; la servante de la taverne66 se mêle de la conversation et donne un conseil de comportement au chastellain :

Adonc la chamberie sescrïa a hault son :

« Haÿ ! Franc chevalier ! Pour Dieu et pour son nom,

Naprouchez point de lui, pour Dieu vous en prïon !

Car sachez que il (l) a delez lui tel baston

181

Quil na en ce païs si fort destrier gascon

Qui nen fust tout chergé ; ce nest pas ung bourdon,

Ainçois est proprement le banc dune maison ! » (HB, lxxvii, v. 2326-2332)

Laffrontement verbal entre le chastellain et Robastre prend un tour comique et quelque peu iconoclaste. Cest Robastre qui donne une leçon de bon comportement en société (on ne dérange pas un homme qui dîne !) et il parle par métaphore (« je vous donray lestrine ») et cest le seigneur qui montre au grand jour sa mauvaise foi, en même temps quil se drape dans les formules toutes faites comme « Par la vertu divine ». Les répliques sont vives et méchantes des deux côtés67. Ensuite, le chastellain sadresse directement à Frigonde et tente de la persuader de le suivre (ce villain – Robastre – est vraiment indigne delle !)68. Avec une certaine dignité et surtout beaucoup de bon sens, Frigonde refuse de telles avances, allant jusquà lui dire quelle est mariée (HB, lxxix, v. 2356-2361).

Au milieu des seigneurs de la cour, les moments qui précèdent le combat rituel donnent lieu à une scène comique, rocambolesque à souhait : Robastre se saisit dun banc, ce qui provoque les rires de lassistance qui le considère comme un diable venu tout droit de lenfer (HB, xcix, v. 2885-2894). Le récit qui suit se caractérise par les disproportions comiques et par un soupçon de comportement héroïque, vus par un regard souriant. Lextrait nest pas sans rappeler Rainouart dans les Aliscans – gigantisme, force extraordinaire déployée, forfanterie :

Quant ceulx virent a Robastre le grant merrien lever,

Esmerveillé sen sont sergent et bacheller.

Quatre hommes neussent peu ung si grant fais porter

Et Robatre le va a ses deux mains courber

Et a dit haultement : « Vueillés moy amener

Les felons traïstres, je men vueil delivrer ! » (HB, c, v. 2895-2900)

182

Hernaut de Beaulande rompt franchement avec la tradition épique en accueillant des interventions aussi déplacées que piquantes de certains personnages issus du menu peuple. Ces derniers nauraient pas eu leur place aux siècles précédents. Cest ainsi que lhôtesse se déchaîne contre son époux : il aurait manqué defficacité vis-à-vis des jeunes gens qui vont être logés. Une intervention de ce type nest pas courante, et plus encore de la part dune femme. La courtoisie habituelle en ce genre de circonstances (dans les chansons de geste et les romans) a disparu. La violence des propos est notoire. La vulgarité nest pas absente :

A son mary a dit, baissant a chiere yree :

« Ha, faulx homme meschant, filz de pute prouvee,

Comme avez eu vostre char si osee

Que ceste chose cy avez ainsi quictee ?

Se ne sont que trompeurs alans par la contree

Tromper les bonnes gens toute jour ajournee !

Qui bien saroit au vray leur cuer et leur pencee

On les merroit aux champs demain a lajournee !

Cuidez vous estre sire et tenir la contree ?

Par Dieu, ilz la vous ont anuit belle baillee69 !

– Taisiez vous, dist ly hostes, mau jour vous soit donnee,

Vous ne sçavez de bien demy une denree70 ! » (HB, xiv, v. 432-443)

Dans un contexte tout différent, après de nombreuses pérégrinations, Robastre au cœur dune forêt – cadre romanesque sil en est ! – rencontre un forestier. Ce dernier prend peur et fuit. Si le héros tente de rassurer lhomme des bois, en faisant montre de ses bonnes intentions, lautre ne change pas davis et tient un discours fondé sur les seules apparences, pour lui, horribles et effrayantes :

183

Lors dist le forestier : « Je ne my puis fier,

Car en tout mon vivant ne vy si faulx loudier71

Qui devenist hermite pour Jhesuscript prier ;

Je croy que vous avez usé de maint mestier ;

Ung tel homs ne se doit o vous amesnager,

Car vous nestes taillez que de gens desrober

Et garder une tour et ung chastel planier

Ou porter la baniere a lestour commencer ;

Alez ens devant moy lermite trouver

Le trouverés pour vray car vela son clocher. » (HB, xxxvi, v. 1083-1092)72

Lorsque Frigonde, femme daction, décide daller chercher de laide à Pavie, elle loge chez un « riche bourgois et de noble lignee » (HB, xciii, v. 2697). Lépisode va donner lieu à une scène aussi insolite que nouvelle. La « franche bourgoise », séduite par la belle apparence de Frigonde – toujours déguisée en homme – lui fait une cour aussi ferme que discrète. Elle offre un très bel accueil dans lhostellerie et quand Frigonde offre tout naturellement de payer son écot, la bourgeoise lui répond par une déclaration à peine voilée :

Et li hostesse dit : « Je seray bien paiee,

Que pleust a Jhesuscript, le filz saincte Marie,

Que le mary que jay en la moye baillie

Feust ausi bel que vous ; je seroye moult lie ! » (HB, xciii, v. 2708-2711)

Avec la version dHernaut de Beaulande du manuscrit Cheltenham, la chanson de geste des douzième et treizième siècles est bien loin. De fait, la réécriture sapproche dassez près des versions populaires de la Bibliothèque Bleue. Tout classicisme a disparu. La société, telle que la voit le narrateur, est en plein bouleversement. Son image est modifiée, au point que les habitués du monde épique, perplexes, ne reconnaissent plus les jeux de rôles attendus, ce qui ne signifie pas forcément déplaisir. Les valeurs du passé nont pas disparu mais se trouvent dispersées, associées parfois à des personnages qui, naguère encore, ne bénéficiaient daucune considération. Les humbles prennent une place non négligeable aux côtés 184des protagonistes et ces derniers nen marquent aucune surprise singulière. À la joyeuse brutalité de Robastre se joint la désinvolture efficace de Perdigon qui use de ses pouvoirs extraordinaires avec fantaisie et virtuosité. Avant quil ne disparaisse soudainement et non sans artifice, sa présence est étroitement liée à un certain sourire.

Bernard Guidot

Université de Lorraine

1 Nous adressons nos remerciements les plus chaleureux à Catherine Jones, qui nous a guidé dans linvraisemblable maquis informatique de lUniversité dOregon.

2 Pour Hernaut de Beaulande, nos références renvoient à La Geste de Monglane, Edited from the Cheltenham Manuscript, éd. D. M. Dougherty, E. B. Barnes et C. B. Cohen, Eugene, University of Oregon Books, 1966. Le texte édité comporte 3263 vers. Par commodité, nous conservons la numérotation proposée, mais nous avons partout rétabli la version du manuscrit, sans préciser les différences. Lindiquer eût été un alourdissement colossal pour cet article.

3 Pour lédition de 1966 : L. S. Crist, French Review, 40, 1967, p. 883-884 ; F. Lecoy, Romania, 88, 1967, p. 561-562 ; W. M. Hackett, Romance Philology, 22, 1968, p. 121-122 ; W. van Emden, Cahiers de civilisation médiévale, 11, 1968, p. 63-67 ; G. di Stefano, Studi Francesi, 37, 1969, p. 116 ; K. Baldinger, Zeitschrift für romanische Philologie, 86, 1970, p. 252-253. Le compte rendu de Wolfgang van Emden est le plus précis.

4 Le Galien de Cheltenham, éd. D. M. Dougherty et E. B. Barnes, Amsterdam, John Benjamins, 1981.

5 Pour Hernaut de Beaulande, voir H. Gallé, « Le personnage dHernaut de Beaulande, de la Geste de Monglane à Guerin de Montglave », Le Moyen Français, 72, 2013, p. 49-73. Du même auteur, on pourra consulter la notice « Garin de Monglane », Nouveau Répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), sous la direction de M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et F. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 295-303.

6 Toutes nos références à léd. Dougherty, Barnes et Cohen indiquent le numéro de la laisse, puis les numéros de vers. Voir aussi : « Seigneurs, or entendez, pour Dieu le filz Marie, / Bonne chançon vaillant de la royal lignie, / Par qui la loy de Dieu fut si bien essaucie. » (HB, xciii, v. 2684-2686). De même : « Seigneurs, or faittes paix, seigneurs et chevalier, / Qui voulez bien ouïr et le mal delaisser, / A ma droicte matiere vous vouldray repairer. » (HB, cx, v. 3163-3165).

7 « De Hunault vous diray qui fut de faulce orine / De faire traïson tous les tours adevine, / Tout seul va chevauchant sans varlet ne meschine, / Toute sa gent sen va qui sont plains de doctrine [= « bonne moralité, bonnes mœurs »] / Telle comme Hunault leur devise et destine. » (HB, xxix, v. 898-902).

8 Dans lensemble de notre contribution, nous respectons la présentation habituelle du nom de ce personnage, Robastre. Dans le manuscrit Cheltenham, nous trouvons tantôt Robastre tantôt Robatre, alternance que nous avons conservée dans les citations.

9 Voir HB, xcviii, v. 2826-2831.

10 Voir HB, cv, v. 3056-3057.

11 Girart de Vienne par Bertrand de Bar-sur-Aube, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977 et traduction en français moderne par B. Guidot, Paris, Champion, 2006.

12 Voir HB, v, v. 133-139.

13 Voir HB, xii, v. 313-317.

14 Voir HB, xii, v. 339-345.

15 Voir HB, xiii, v. 374-388.

16 Le voyage est mentionné comme il létait dans les chansons de geste traditionnelles. Cest le motif du voyage-éclair (HB, xv, v. 450-459).

17 Voir HB, xv, v. 467-475.

18 Voir HB, xvi, v. 490-500.

19 Voir HB, xvi, v. 512-516.

20 Voir HB, xvii, v. 538-541 et xvii, v. 546-547.

21 Voir HB, xxviii, v. 858-867.

22 Il sagit de Blanchefleur, non nommée ici, qui épousera le roi Louis. Pour les quatre autres filles, dont le narrateur ne parle pas et auxquelles aucun texte ne donne de nom, voir A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, Genève, 1986, t. 2, vol. 5, p. 961 (Tableau généalogique de la famille dAymeri de Narbonne).

23 Voir HB, xxxix, v. 1184-1190.

24 Hunault est considéré comme un usurpateur. La population nen veut plus (HB, viii, v. 203-205). Il explique à ses fidèles sa stratégie du double jeu (HB, ix, v. 232-235).

25 Ici appelé felon souldoyant (HB, xxiv, v. 757).

26 « Ne men chault, dist Hunault, qui fut en repentance, / Je vouldroye estre mort a duel et a vieutance ; / Bien afferroit a moy que jeusse grant grevance, / Car na si fort larron ou royaume de France » (HB, xxx, v. 939-942).

27 « Ce vilain qui est fort et carrez » (HB, xcii, v. 2653).

28 Dès le début de lœuvre, curieusement, cest une chambrière qui donne à Mabilette une leçon de comportement : dignité, calme et mesure (HB, i, v. 7-12).

29 « A tant est a lostel venu ung païsant, / Sur ung asne amenoit du charbon gros et grant. » (HB, lxxxvii, v. 2478-2479).

30 « Cest ung droit ennemy qui est venu denfer ! » (HB, lxxxvii, v. 2500). Pour lensemble de lextrait, voir HB, lxxxvii, v. 2490-2505.

31 Le vers « Vueillez vous accorder et nous vous en prïon » (HB, cii, v. 2951) concrétise les intentions du suzerain. Dailleurs, le motif de négociation est en dissonance totale avec le contexte du combat judiciaire ; le vocabulaire est également décalé dans son emploi (« Robastre le baron », HB, cii, v. 2945).

32 La scène est en tous points conforme à la tradition épique : rapidité et extrême violence du coup porté ; accompagnement verbal ; terrible résultat : « De la branche lui a ung si grant coup baillé / Que devant lui luy a le chief espautré ; / A terre chaÿ mort par delez ung fossé. / “Oultre, sa dit Robastre, a vo malle santé !” » (HB, xxxiv, v. 1024-1027).

33 Il se dit en lui-même quil va utiliser le secret de la confession pour son entreprise (ce qui nest pas très orthodoxe !) (HB, xxxviii, v. 1147-1151).

34 Ce qui nest pas banal de la part dun homme essentiellement habitué au concret de la violence guerrière.

35 Robastre met explicitement en rapport son inquiétude et son rêve. Une interprétation est possible : le brachet est peut-être lui-même et les deux veneurs seraient les deux oncles contre lesquels il va devoir se battre.

36 Le sens de ce vers 2149 (« Je me doubte forment qui nait ennuy tres grant ») est « je crains vivement quil nait de très graves difficultés ».

37 Un regard de sanglier, selon la formule traditionnelle.

38 Dans le vers 693, nous retrouvons lhabituel remplacement (dans le manuscrit Cheltenham) de qui par quilz. De très nombreux exemples jalonnent le texte de la réécriture (ainsi aux v. 1976, 2008, 2036, 2059).

39 Le substantif féminin haterie est mis pour hasterie (que le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit par Drängen = « poussée violente plus ou moins intempestive ») et le verbe paier a ici le sens de austeilen (Hiebe, Schläge) = « distribuer des coups ». Je traduis le vers 1447 par : « Je crois quon vient ici pour nous rouer de coups ! ».

40 Au vers 628, car est utilisé à la place de que, conformément à une curieuse habitude syntaxique du manuscrit Cheltenham.

41 Au demeurant, Frigonde, fine mouche, fait preuve dune belle indépendance. Si elle accepte de recevoir Hernaut, elle le fait avec recours à une formule imagée qui dit clairement quelle calquera son comportement sur celui du chrétien : « Voulentiers je lorray et le verray parler / Selon quil chantera me couvendra noter » (HB, xx, v. 661-662).

42 Dans ce vers 674, le mot car est mis pour que. Voir la note 39.

43 Nous traduisons les deux derniers vers (« Car il vient äorer Tervagant et Mahom / Et dire que leur loy ne vault plus ung bouton ») par « Car il vient adorer Tervagant et Mahomet et dire que la religion des chrétiens ne vaut pas plus quun bouton ».

44 Le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit maisniee privee par die Vertrauten unter der Dienerschaft, in der Umgebung eines Herrn = « ceux qui vivent dans lentourage, dans lintimité dun seigneur ». Cest ce qui nous amène à traduire le vers 723 du manuscrit de Cheltenham (« Ensement print Amours sa mesgnie privee ») par « Cest ainsi quAmour prit toutes ses aises (dans leur cœur) ».

45 Nous traduirions volontiers les v. 265-266 (« Oncle, se dist Millon, la vertu souveraine / Si vous vueille envoyer bonne vie et longtaine ») par « Mon oncle, dit Milon, que Dieu veuille vous attribuer une vie agréable et de très longue durée ».

46 Car est utilisé à la place de que. Voir les v. 628 et 674 (notes 39 et 41).

47 Ce que nous comprenons de la manière suivante : « Car on dit bien souvent quil faut considérer comme sage celui qui, après avoir été mauvais, abandonne les folles tendances » [ou encore « les penchants dépourvus de sagesse »].

48 Dans cet exemple, cest Hunault qui se réjouit du malheur qui risque daccabler Hernaut (v. 855).

49 Nous traduisons ce vers par « En agissant follement, on ne va pas de lavant ».

50 Au vers 891, lhémistiche « se fait li (est) Ennemis » signifie « cest ce que fait le diable ».

51 Notamment, un messager vient annoncer quun secours va venir de la part de Milon (de Puille), frère dHernaut, et de la part dAntheaume, oncle dHernaut.

52 « Du lignaige Hunault ny fut nul demourans / Quon ne les ait bannis, et femmes et enfans, / Affin que la racine ny soit plus demourans. » (HB, cix, v. 3144-3146).

53 Il reconnaît cependant, du bout des lèvres, que des êtres exceptionnels peuvent donner naissance à des hommes possédant les mêmes qualités.

54 Cest Robastre qui fait preuve desprit : Hernaut, dans un acte sauvage et irréfléchi, lui a mis le feu à la barbe ; le géant promet au protagoniste de soccuper de la sienne ! Cela sous-entend une riposte violente.

55 Lemploi contextuel du substantif souldee est ici aux antipodes de sa signification propre !

56 Néanmoins, il le fait mettre en prison en attendant que ce qui est prévu se réalise (HB, lviii, v. 1763-1765).

57 Nous traduirions volontiers ce vers 1767 (« Vueillés penser de moy et ne lespergnez ja ! ») par « Ayez la bonté de bien vous occuper de moi ! Nhésitez aucunement ! »

58 Le substantif tribulacïon signifie « affliction, tourment ».

59 Le larron et enchanteur célèbre qui aida le jeune Charles. À propos de Basin, voir Elie de Saint Gilles, nouvelle édition par B. Guidot daprès le manuscrit BnF, fr. 25516, Paris, Champion, 2013, note, p. 291-293.

60 Accord du verbe au singulier, car il sagit dun collectif.

61 « “Ha ! Dieu, amis Robastre, ou estes vous alez ? / Le chastellain soit mort qui nous a desevrez !” / Ainsi sachemina les grans chemins ferrez. / Le corps de lui [on attendrait de li] estoit si fort espouëntez / Quelle ne scet ou (elle) va ne en quel heritez. / Tendrement va plourant, moult fut grande pitiez. » (HB, lxxx, v. 2368-2373).

62 « Il ne trouva maison si bien edifiee / Ou il ne sabessast ou il feïst folie, / Car a lentrer dedens ce fust teste blecie. / Et avec sa haulteur avoit pance fournie / Et avoit une jambe moult grosse et moult taillie / Et les bras longs et grans et une main fournye : / Il ny avoit cheval en aucune partie, / Se du poing le frappast qui ne perdist la vie. » (HB, lxxiii, v. 2239-2246). Au vers 2239, on pourrait attendre trouvast au lieu de trouva. Au vers 2241, ce est la graphie habituelle pour se dans Hernaut de Beaulande.

63 Dans ce vers 2260, le substantif houlier signifie « débauché, souteneur ».

64 Le narrateur sest amusé à utiliser des termes décalés par rapport à la réalité sociale : Robastre le bel (v. 2308), Robastre le ber (v. 2316), Robastre le baron (v. 2319), Bien resemblez baron (v. 2321).

65 « Quant le chastellain ouy Robastre le baron, / Qui sembloit au parler la chiere dun griffon, / Lors lui dist fierement : “Bien resemblez baron ! / – Vous mentez, dist Robatre, filz a putain, glouton ! / Or nous laissiez disner, se ce vous semble bon, / Du foy que doy a Dieu qui souffri passïon, / Sëans serés venu en vo maleïcion !” » (HB, lxxvii, v. 2319-2325).

66 Dans le vers 2333 (« Quant le chastellain oyt la courtoise meschine »), le narrateur prend le contrepied des habitudes de langage épique quand il désigne la servante par le membre de phrase « la courtoise meschine ».

67 « Quant Robatre louy neust pas la chiere encline / En estant se dreça, bien voit con le hutine. / Au chastellain a dit : “Vuidez celle cusine ! / Doit on donc assaillir ung homme quant il disne ? / Se vous ne vous partez, je vous donray lestrine”. / Lors dist le chastellain : “Par la vertu divine, / Faulx villain desloyal et de male couvine, / Plus avant ne merrés ceste mienne cousine ! / Avec moy len merray en ma chambre mabrine / Et si la vestiray de bonne robe fine.” » (HB, lxxviii, v. 2338-2347).

68 Voir HB, lxxviii, v. 2348-2351.

69 « Par Dieu, ilz la vous ont anuit belle baillee ! » Lhôtesse veut dire que les deux jeunes gens ont trompé son mari. Au xviie siècle, « dans le style familier ou juridique », lexpression la bailler belle ou encore en bailler signifie « dire à quelquun des mensonges pour des vérités ». Voir G. Cayrou, Le Français classique, Paris, Didier, 1923, p. 69-70 et A. Rey, Le Robert (petit format), t. 1, p. 297, à propos de bailler : « Il nest vivant que dans la locution la bailler belle à quelquun (1594), expansion de en bailler (1545), “duper quelquun par de belles promesses, lui en faire accroire” ».

70 Ce vers 443 est un jugement moral de lhôte ; il considère que sa femme na pas la moindre notion du Bien (opposé au Mal). Littéralement : « En matière de bien, vous ne savez pas la moitié de la valeur dun denier ». Limage, suggestive, est chargée de cruauté.

71 Dans ce vers 1084, le substantif loudier signifie, selon le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch, Lump (= « pouilleux, gueux »).

72 Robastre répond ironiquement à lhomme, en soulignant son caractère pleutre : « Amis, alez a Dieu, dist Robastre le fier, / Bon serés a lassault pour alle[r] par derrier ! » (HB, xxxvi, v. 1093-1094).