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Classiques Garnier

Faire du vieux avec du neuf ou l’épopée tardive, écho de l’histoire contemporaine

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2018 – 1, n° 35
    . varia
  • Auteur : Collomp (Denis)
  • Résumé : Les chansons de geste tardives ne trouvent pas leur inspiration seulement dans le romanesque : elles s’inspirent des faits historiques contemporains de manière allusive et reflètent la vie sociale de leur temps. Les exemples de Theseus de Cologne et du Couronnement de Louis soulignent la fécondité des échanges entre histoire et littérature mais aussi la difficulté à déceler les allusions. La transdisciplinarité peut permettre d’ouvrir quelques pistes.
  • Pages : 185 à 203
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083221
  • ISBN : 978-2-406-08322-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08322-1.p.0185
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Faire du vieux avec du neuf
Ou lépopée tardive,
écho de lhistoire contemporaine

Si évoquer le lien étroit entre épopée et histoire est un truisme, létude de la chanson de geste sest longtemps appuyée sur des explications historiques faisant la part belle à des événements lointains puisés à des sources ancienne : larchétype de La Chanson de Roland, les plausibles rapprochements avec des faits historiques avérés ont fini par façonner une épistémologie du genre épique, au sens étymologique du terme, cest-à-dire un discours omniscient sur ce que doit être une épopée, en oubliant souvent que la création littéraire se nourrit aussi de lair du temps, de la société contemporaine et de lactualité la plus brûlante.

Ceci explique encore davantage que lépopée tardive (du xiiie mais surtout du xive siècle) ait longtemps fait lobjet de jugements réprobateurs parce que, plus ou moins implicitement, on lui reprochait entre autres de ne pas plus répondre à lhistoricité attendue. Mais cest peut-être précisément parce quelle ne se masque plus derrière de prétendus faits historiques plus ou moins crédibles que le romanesque débridé qui lhabite souligne de façon plus évidente le témoignage quelle apporte sur la société contemporaine, témoignage propre à intéresser les historiens tout autant que les littéraires.

En effet, les chercheurs sont certes sensibilisés à la perméabilité des frontières entre chant épique et champ historique quand il sagit de dater un texte littéraire quon édite et traquent alors la moindre allusion historique permettant de fixer des termini, mais les études que nous avons menées nous ayant quelque peu transformé en travailleur-chercheur transfrontalier – pour filer la métaphore –, nous voudrions montrer que lactualité peut inspirer la créativité non seulement de lauteur mais également du copiste et combien le genre épique reflète, dans ses dernières productions, une société en pleine mutation, voire se fait littérature engagée.

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En analysant deux exemples littéraires tirés de Theseus de Cologne et du Couronnement de Louis, nous nous attacherons à cerner les difficultés méthodologiques rencontrées dans une démarche aux frontières de la littérature, où le passage doctroi entre histoire et littérature diffère selon le sens de la démarche entreprise. Pourtant, lapproche de quelques pistes déjà exploitées ou encore à explorer montrera quon ne peut se passer dune approche historique dans une production épique à lapparence romanesque trompeuse et nous permettra de cerner les difficultés méthodologiques que cela suscite.

De lallusion à la hardiesse

Robert Bossuat présentait déjà Theseus de Cologne comme un « exemple caractéristique des procédés en usage chez les remanieurs du xive siècle [], comme la plupart des œuvres similaires conçues à lattention de la foule, dans le dessein plus ou moins déguisé de peser sur lopinion1 », et de fait, un des moyens pour marquer les esprits est sans doute lallusion à des événements contemporains. Cest dans cette perspective que nous y avions étudié les modalités de reddition de Cologne en référence à lépisode des bourgeois de Calais2.

Mais le caractère allusif même invite le chercheur à la circonspection, comme le soulignait déjà Bossuat, et même si lœuvre en question se fait souvent lécho de la réalité, il faut être du côté anglais comme Élisabeth Rosenthal pour affirmer la chose de façon péremptoire. Il ne sagit en effet que de deux alexandrins et lattitude de pénitent est suffisamment répandue pour ne pas nécessairement simposer comme une évidence : on peut penser par exemple à celle des cardinaux Colonna faisant acte de soumission auprès de Boniface viii, à Rieti. Ces similitudes avérées 187relèvent au fond pour un historien de circonstances logiques communes à bien des sièges qui séternisent : la famine qui en résulte et la crainte de gestes extrêmes propres à faire « perdre corps et ame par rage de faim », comme lécrit Froissart3, les constructions en dur élevées par lassiégeant, voire les expéditions de fourriers sans rencontrer de résistance.

Néanmoins, la similitude se fait plus grande quand cest une défaite des troupes françaises venues secourir la ville qui amène à la reddition afin dépargner la population et que sy ajoutent la convocation dune assemblée populaire, afin den annoncer les conditions, et les manifestations extrêmes de chagrin qui sen suivent. Alors, tout en restant prudent, on se prend à y voir plus quune simple coïncidence quand on sait par ailleurs que la production épique finissante a trouvé refuge essentiellement en Picardie4, et surtout quà la périphérie de Calais se trouve le village de Coulogne, avec un relief de terrain faisant face à la ville où était établie une maison forte, prise par Philippe Auguste en 1205, et relevant du sénéchal du Boulonnais, mais détruite au milieu du xiiie siècle, par droit darsin, suite à un préjudice subi par labbaye bénédictine de Saint-Bertin à Saint-Omer.

Tout cela peut laisser supposer que le toponyme était connu au moins dans les abbayes avoisinantes relevant du même ordre, comme Saint-Pierre de Corbie, et donc dans les scriptoria, favorisant le rapprochement dans lesprit du poète ou du copiste, même si Froissart ne cite pas Coulogne alors quil connaît bien la géographie locale. Dans la mesure où il semble acquis que le texte originel de Theseus de Cologne ne puisse être antérieur à 1361 – ce qui rend donc lallusion chronologiquement possible –, dans un contexte qui ne fait ni de ces bourgeois des protagonistes ni de leur présence une exigence de lassiégeant, leur simple mention nen est que plus significative dès lors que cest le roi de Cologne qui a lui-même déjà la corde au cou et que la démarche religieuse de la reine se substitue à celle dEustache de Saint-Pierre.

Au demeurant, nous en tenant alors plutôt à lhistoire littéraire, nous avions eu loccasion de montrer que lallusion se retrouvait dans dautres œuvres du cycle de Dagobert : cest par la reprise de cette scène 188dÉpinal que saffirme la prégnance de limagerie populaire, malgré les variantes de détails. Ainsi, dans Ciperis de Vignevaux, même si leur tenue vestimentaire nest pas évoquée, apparaissent six bourgeois, parmi les plus riches de la ville, pour présenter aux côtés de leur archevêque les clés de Cantorbéry ; par un effet de miroir y répondent les douze riches bourgeois livrés aux Français par la population de Londres, propres à rappeler ce que précise Froissart à propos des trente-six familles envoyées par Édouard iii pour sapproprier Calais : « Et par especial il y aroit douze bourgois, riches hommes et notables de Londres5 ».

Sil faut sen convaincre, il suffit de sintéresser à lonomastique ; le choix de Cantorbéry nest sans doute pas innocent, même sil est logique sur la route de Douvres à Londres : en effet, son archevêque mène pour la reine dAngleterre un corps de troupes à la bataille de Nevilles Cross, gagnée sur les Écossais pendant le siège même de Calais. Ce rapprochement pourrait paraître sujet à caution si, parmi les victimes de la vindicte française, on ne trouvait des seigneurs de Lancastre et de Vuarvic : or, le comte de Derby, futur duc de Lancastre et cousin du roi, et le comte de Warvich, amiral de la mer, sont de proches conseillers du roi Édouard iii et jouent un rôle important pendant le siège de Calais6 et lon sait la large diffusion quont connue lesdites chroniques. Par ailleurs, cette revanche purement littéraire sur les Anglais, en pleine débâcle sous le règne de Charles vi (puisque le texte est daté du début du xve siècle), permet en outre daffiner le stemma des mises en prose par la vérification de la présence dune telle allusion historique.

Limage dÉpinal est telle que toute impression même fugace relie assurément le texte épique au fait historique, ce qui est propice à analyser la transmission littéraire. Cest sans doute à cause de cet inévitable effet allusif que les mises en prose du xve et du début du xvie siècle préfèrent gommer lépisode, leurs auteurs semblant sêtre rangés à lévidence : Calais reste anglaise, et notamment après le traité de Picquigny (1475) ; il est donc inapproprié dévoquer, même très allusivement, lépisode des bourgeois de Calais, souvenir douloureux au regard de lactualité, 189surtout dans un genre littéraire destiné à exalter la chevalerie française et, pour le coup, lactualité voile un fait historique vieux dun siècle. En revanche, la mise en prose de 1534, celle de Longis et Sertenas, se montre non seulement fidèle à la version rimée mais prend la peine de préciser que ce sont les bourgeois qui remettent les clés, ce qui ne peut que confirmer le rapprochement7 : ce rappel na alors rien détonnant à une période où se réveillent les hostilités et que les incursions anglaises menacent la Picardie et Paris8.

Si une allusion supposée peut amener à sinterroger, à investiguer et avancer des conclusions prudentes, il est une hardiesse dans la littérature épique qui, par son évidence même, a rendu les chercheurs assez muets, du moins à notre connaissance. Il sagit de la fin du Couronnement de Louis donnée par la version C, celle du manuscrit 192 de la bibliothèque municipale de Boulogne. Elle illustre combien lactualité la plus brûlante peut venir discrètement renouveler une épopée pourtant connue, parmi les plus anciennes du cycle et répondant aux attendus du genre avec une action se déroulant sous les Carolingiens,

En rassemblant douze textes du cycle des Narbonnais, essentiellement autour du petit noyau de Guillaume dOrange, louvrage présente des particularités fort intéressantes : dune part, un colophon permet de le dater précisément du 16 avril 1295 et dautre part figure dans Le Couronnement de Louis un épisode apparemment secondaire, absolument pas mentionné dans les autres manuscrits, et assez unique dans lépopée pour ne pas passer inaperçu, à savoir lélection dun pape :

Tot li jurerent et foi et sairement.

Tels li jura qui mout bien li atent,

Et tels li jure qui ains li puet li ment,

Si se parjurent vers lui à enssïent.

« Loeÿs, sire », dist Guillelmes, « entent :

Ores avés Romme en vostre casement,

Faire en poés vostre commandement,

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Si comme cil a qui lonors apent.

Or savons nos tres bien a ensïent

Que dapostole na a Romme noient ;

Cil qui mors est le tin mout longement.

Metés i, sire, apostole briefment,

A eslichon en sommes plus de cent. »

Illuec estoit li fiex Milon dAiglent ;

Plus sage clerc not dusquen Bonivent.

En la caiere lasissent hautement.

Nostre empereres par son avisement

Lavoit eslit a son avisement.

Par le conseil dant Guilleleme et sa gent.

La terre en fu gardee sauvement.

Quant trestot furent doné li casement,

Li rois apele, si parla belement :

A lapostole, a qui la lois apent.

De ses prisons le grant raenchon prent,

Si le donna à Guillelme et sa gent,

Onques blasmé nen fu, mon ensïent9.

Malgré lindéniable originalité de lévénement, comme il se situe à lextrême fin du Couronnement, qui est suivi du Charroi de Nîmes, il nest pas retenu par le programme iconographique car, dune part, celui-ci privilégie larticulation entre les œuvres en introduisant une vignette montrant lentrée de Guillaume dans Nîmes à la tête du convoi – une illustration explicite avec les tonneaux sur la charrette – et, dautre part, cette élection pontificale devait laisser suffisamment perplexe non seulement par son originalité mais aussi par ses modalités pour ne pas lillustrer. Lépisode occupe toute la laisse lv dont seuls les deux premiers vers sur lallégeance à Louis trouvent une correspondance dans les familles A et B : à cet égard, par ses pages blanches, lédition synoptique donne à voir lévidente originalité du manuscrit C. Lesprit créatif du copiste est dailleurs déjà bien avéré puisque, quelques dizaines de vers auparavant, sa réécriture du combat entre Guillaume dOrange et Gui dAllemagne est si originale quelle a nécessité dêtre mise en appendice.

Ce passage retient notre attention depuis que, à propos du motif du pape combattant10, nous nous sommes intéressé à lonomastique parce 191que les textes du xive siècle donnent des prénoms réalistes de papes contemporains : Alexandre, Jean, Urbain, Clément nous semblaient déjà autant dallusions à la réalité historique, cependant que le manuscrit 192 se contentait encore du prénom de Milon, traditionnel dans lépopée classique, même sil lattribue non pas au clerc lui-même mais à son père ; pour autant, cette laisse lv nentrait pas alors dans notre problématique. Cependant, lépisode nous avait intrigué du fait de la date donnée par le colophon, propice à faire le rapprochement avec la renonciation de Célestin v au trône de saint Pierre, quatre mois à peine après son élection, et lélection de Boniface viii à la veille de Noël 1294, à Naples. Mais tout au plus nous nous étions contenté alors de vérifier en combien de temps la nouvelle avait bien pu parvenir dans le nord de la France, puisque la langue du manuscrit est résolument picarde. Les études consultées donnaient deux mois et demi environ, dès lors lallusion semblait plausible.

Cependant la réflexion menée sur « Les frontières disciplinaires au pays des médiévistes », à Boulogne même11, nous a ramené à étudier de plus près ce passage insolite dans ses rapports avec lhistoire contemporaine, laccès au manuscrit étant devenu plus aisé par sa numérisation. Le Couronnement de Louis venant en deuxième position dans lenchaînement des douze textes, le colophon est loin de résoudre complètement les problèmes de date dachèvement de chaque texte avant même lassemblage. En outre, lépisode nest plus suivi que de quinze vers avant la vignette en bas de colonne a marquant le passage au Charroi de Nîmes, qui commence réellement à la colonne suivante ; on est au milieu du cinquième quaternion (fol. 38r) et lenchaînement des deux œuvres ne laisse guère imaginer un ajout de dernière minute destiné à combler la colonne. En effet, dans les familles A et B, lhistoire sachève en une petite quarantaine vers, soit assez précisément le contenu dune colonne, et cette substitution du manuscrit C qui tourne court laisse lhistoire inachevée, surtout en ne mentionnant pas le mariage de Louis avec la sœur de Guillaume12.

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Le caractère improvisé du passage, quon ne peut guère attribuer quau copiste, qui vient déjà dajouter quatre-vingt-six vers au combat final, affleure également par quelques maladresses de forme et de sens. Si la rime du même au même entre les vers 2692 et 2693 (avisement répété) peut reposer sur une nuance de sens, le lien logique avec la mention du dialogue établi entre le roi et le nouveau pape est délicat à établir. Le possessif de « ses prisons » doit logiquement renvoyer au roi et non au pape fraîchement élu, car il sagit sans doute des otages livrés avant le combat de Guillaume contre Gui dAllemagne (v. 2338, 2376, 2652 de la version C).

Sil fallait se convaincre de loriginalité du passage, largumentaire de Guillaume pour élire un pape savère singulier (v. 2688) ; le glossaire établi par Lepage reprend le dictionnaire de Godefroy pour donner à la locution a eslichon le sens de « en grand nombre » (Godefroy donne aussi « à pouvoir choisir »). Mais les autres dictionnaires – que ce soit le Tobler-Lommatzsch, le DMF de lATILF ou le FEW – retiennent le sens délection pour esliçon. Si lon avait le verbe avoir, on pourrait penser quil sagit soit des candidats possibles (ce qui pour autant ne conviendrait guère au contexte de choix du plus sage clerc), soit des membres du Sacré Collège, nombre bien supérieur à ce quil pouvait compter au Moyen Âge, même y voyant une exagération épique !

Mais le fait que Guillaume parle à la première personne et use du verbe être, indiquant clairement quil sinclut dans cette centaine de personnes, confirme quil sagit plutôt des électeurs, laïcs compris. Nous voilà avec un oxymore fonctionnel que lindex souligne sans remise en question : « Milon dAiglent (li fiex –) C 2689 pape intronisé par Louis ». Dune part, cela ne souligne pas la distorsion apportée à ce qui est traditionnellement le prénom du pape dans lépopée classique, et dautre part, la glose met en lumière une aberration au regard de lhistoire : on aurait un conclave fait largement de laïcs, Louis et ses vassaux, alors que ce serait au pape dintroniser lempereur, dans la plus pure tradition carolingienne et épique, plutôt que linverse.

On constate donc bien que le passage comporte quelques maladresses, corroborant par là-même labsence dun passage de manuscrit à recopier et une créativité très empirique pour laquelle le lecteur moderne ne trouve pas dexplicitation dans lédition scientifique. Pour autant, cette hardiesse littéraire, historique et canonique peut trouver une 193explication dans lactualité. Si nous pensions au départ aux circonstances de lélection de Boniface viii, lallusion du vers 2685 à un pape décédé après un long apostolat ne peut sappliquer à Célestin v. Dans les décennies précédentes, les longues vacances et les mesures prises par Grégoire x avaient sans doute sensibilisé les clercs à cette vacance du pouvoir pontifical, avant même que la renonciation de Célestin v ne vînt frapper les esprits13. De fait, cest le décès de son prédécesseur, Nicolas iv, qui ouvre une nouvelle longue vacance sur le trône de saint Pierre et son pontificat, si bref nous paraisse-t-il, est effectivement le plus long depuis plus de trente ans.

Mais au-delà, le texte donne la primauté au pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, rappelant ainsi bien des démêlés entre le Saint-Empire germanique et la Papauté. Cest là que le recours aux sources historiques est précieux mais prend parfois beaucoup de temps car il ne sagit pas tant de connaître la vérité historique que dappréhender ce que pouvait en connaître les contemporains, surtout dans une telle immédiateté.

Autrement dit, pourrait-on voir là une allusion au rôle joué par les Capétiens de Naples, et particulièrement Charles ii le Boiteux, dans lélection de Célestin v ? Plus que la venue du roi et de son fils Charles Martel à Pérouse, pour sadresser au consistoire, plus de trois mois avant lélection de Célestin v, on retiendra les circonstances de celle-ci au 5 juillet : le récit de la vision reçue par un saint ermite et rapportée par le doyen du Sacré Collège revêt une dimension épique propre à imputer le subterfuge au roi Charles, même si lon ne peut méconnaître le jeu dune réécriture de lhistoire sujette à caution chez les historiens de lépoque et notamment Stefaneschi14.

Mais que pouvait en savoir un malheureux copiste au fin fond de son scriptorium ? Cest là souvent le problème du littéraire confronté à entrer dans le détail de nombreux livres dhistoire, au pire pour ne rien trouver et au mieux pour aboutir à quelques lignes dans une note, un renvoi ou mieux encore à un paragraphe dans une édition ou un article, tout en devant éviter le piège dune interprétation littérairement séduisante 194mais historiquement peu vraisemblable. Cest sans doute pourquoi le passage na pas vraiment suscité de commentaires. Toutefois, le délai de neuf mois entre lélection de Célestin v et le colophon, et le fait que ce pieux ermite, vivant à Morrone, terre angevine, ait appartenu à lordre bénédictin (avant de fonder les célestins) rendent plausible cet éclairage historique.

Qui plus est, la mention de Bénévent, même si elle est appelée par la rime, nest sans doute pas innocente. On sait que le manuscrit C a appartenu à labbaye bénédictine de Saint-Bertin ; or Bénévent est toute proche du Mont-Cassin, lieu fondateur de lordre. De surcroît, cest à Bénévent quest livrée en 1266 la bataille qui assoit définitivement la prise de possession de Naples par les Angevins, et la principauté est, en cette fin du xiiie siècle, lobjet dune querelle sans merci entre la Papauté et les Angevins, à un point tel que larchevêque bénédictin Giovanni de Castroceli y instaure en 1289 un gouvernement éphémère partagé entre laïcs et clercs, au grand dam de Nicolas iv ; cependant, le prélat est nommé cardinal par Célestin v et se trouve propulsé à la tête de la chancellerie pontificale sous linfluence de Charles ii, avant de participer à lélection de Boniface viii15 : trop de curieuses coïncidences pour ne pas y voir un écho de lactualité.

Ce contexte historique nous semble sinscrire dans lesprit même du Couronnement de Louis, qualifiée dépopée à tiroirs par Jean Frappier. En effet, sa mise au programme dagrégation de lettres, dans la version AB, a été pour nous loccasion de refouiller en 2013 dans les tiroirs de lhistoire. Nous avons voulu montrer combien, sous le vernis carolingien, perçait la réalité capétienne et sa stratégie de transmission de la couronne mise en place dès les débuts de la dynastie, notamment par lassociation au trône. Le contexte difficile de celle du très jeune Louis vii (comme son surnom le souligne) est assez évident après lépisode du cochon régicide (pour reprendre lexpression de Michel Pastoureau) ; nonobstant la liberté quapporte la création littéraire, bien dautres détails corroborent la chose, comme la présence du pape à Reims, lexposition des regalia sur lautel et bien dautres16.

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Mais on peut également constater que le manuscrit C gomme ou atténue certaines images négatives de la royauté. On pourrait penser que la suppression du vers 1306 de la version AB (« Rois a corone ne doit estre loié »), propos prêté au roi sarrasin Galabre, ne relève que de la tendance à labrègement pratiqué par le copiste de C, mais on constate que celui-ci atténue également limage dégradée du roi Louis fuyant à travers son campement devant Rome :

Famille AB (v. 2286-22887)

Manuscrit C (v. 2178-2179)

Et Looÿs sen vet fuiant a pié,

Et Loeÿs sen fuit tous eslaissiés

De tref en autre se vet par tot muchier.

Qui paor ot de la teste trenchier.

Or les deux éléments supprimés pourraient se rattacher à la même mésaventure de Louis vi à la bataille de Brémule, largement diffusée par les chroniques17. Sans doute que ladage affirmé par un roi païen nétait plus opportun et aurait mieux trouvé sa place dans la bouche de Louis, si la trame du récit sy était prêtée, mais limage dun roi obligé de fuir de tente en tente était dautant moins flatteuse en cette fin du treizième siècle quon la savait encore évoquer des souvenirs plus récents liés à un Capétien, alors même quen un siècle et demi limage du souverain a considérablement évolué, sous leffet de la puissance grandissante de la dynastie capétienne. À cet égard, Le Couronnement de Louis dans sa version du manuscrit C nous semble révéler, même si cest encore faiblement, la capacité dadaptabilité au contexte contemporain et montre les premiers signes dune créativité littéraire qui va prendre un tour résolument original au siècle suivant, ne fût-ce déjà que sur le plan générique. On peut sen convaincre avec le fragment D du Couronnement de Louis, de la fin du xiiie siècle également, qui introduit, par la mention de lange, le caractère divin et la primauté de la monarchie française. Malgré sa brièveté, il donne à voir une problématique nouvelle, évoquée dans des textes contemporains comme La Geste Francor, Anseïs de Carthage ou Les Enfances Ogier18.

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Des pistes ouvertes ou à défricher

La mystique de la royauté constitue une thématique qui illustre parfaitement lesprit dinnovation à lœuvre dans la production épique du xive siècle : quelle que soit la façon de la dénommer – épopée, chanson de geste, chanson daventures –, lintroduction de personnages fictifs ou nouveaux sur le plan historique, le mélange des genres et des thèmes rendent plus perceptibles encore les échos contemporains.

Pour rester dans la tonalité du Couronnement de Louis, il est évident que la problématique de la succession au trône se révèle la plus liée à lactualité en raison de létablissement des Valois sur le trône de France. Au-delà des motifs que nous avons déjà pu étudier, la créativité simpose demblée en transportant laction non plus sous les Carolingiens mais sous les Mérovingiens, voire en abordant la mise en place des Capétiens, et limagination la plus débridée, réprouvable aux yeux des classiques, donne encore plus à voir le message subliminal : comme le souligne Philippe Ménard, cette transposition va permettre de voir fleurir (sic) toute une poétique autour des symboles de la monarchie française19.

Si la substitution des fleurs de lys aux crapauds20 est le symbole de la métamorphose de lâme noire et puante du païen en celle pure et radieuse du premier roi chrétien, la réduction des fleurs de lys au nombre de trois, justifiée par la sainte Trinité, aurait permis également de donner un terminus a quo si nécessaire. Dès lors, les armes de France incarnent avec loriflamme la monarchie sur le champ de bataille comme le souligne Hugues Capet. En effet, comme pour Clovis avec le baptême, le saint-chrême de lonction royale induit la transformation du souverain, et cest en cela que le sacre à Reims, lié au baptême fondateur, simpose comme une nécessité, qui ne cessera dêtre réaffirmée pendant toute la monarchie21.

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Cet éclairage par la mise en place dune propagande pro-Valois et dune mystique de la royauté appelée à perdurer dissipe lapparente incongruité que constitue le début de Dieudonné de Hongrie. En effet, le choix divin qui se porte sur un païen devenant Charles le Chauve et se concrétise par lenvoi de la sainte ampoule évoque clairement la conversion de Clovis et les circonstances de son baptême22. Lenchaînement du baptême et du sacre ne peut que rappeler plus clairement le miracle de la sainte ampoule, élément essentiel du sacre des rois de France ; et, de fait, on voit apparaître de plus en plus les termes donction et de sacre dans ces textes tardifs. Cette chanson de geste a en particulier une bonne connaissance de lordo du sacre, et connaît notamment le serment royal auquel Charles le Chauve se réfère ensuite. Mais surtout, le texte affirme comme Hugues Capet la nécessité du couronnement à Reims. Inutile dépiloguer sur lenjeu que celui-ci a constitué pour les Valois pendant toute la guerre de Cent Ans, et ce nest pas sans raison quon le retrouve dans Ciperis de Vignevaux, écrit sous le règne de Charles vi23. Bien plus, Hugues Capet, pour mieux justifier du couronnement du héros éponyme et non de son épouse, héritière légitime du trône, évoque la loi salique24. Lévidence du contexte historique est telle quil est difficile de ne pas se documenter pour contextualiser lœuvre littéraire. Mais ce sont souvent des détails plus infimes qui peuvent échapper.

En effet, lonomastique reflète également lactualité. Si le déroulement de laction en France ou en Angleterre suffit à justifier les toponymes, leur caractère récent est un élément important pour la datation de Hugues Capet ; selon la même démarche, on pourrait sinterroger sur la mention du Petit Pont et du Petit Châtelet dans Florent et Octavien25, ouvrages architecturaux construits ou restaurés sous Charles v. Il faudrait également plonger dans lhistoire de Boulogne, dont la topographie est bien connue de La Belle Hélène de Constantinople (v. 1778-1901), afin de 198voir notamment si la bataille au Pont de Brique névoque pas quelque chose ; on peut en effet remarquer que Boulogne est assiégée par des Flamands païens, or on sait le rôle des Flandres dans les conflits du nord de la France sous les premiers Valois. Il faudrait également suivre les pérégrinations des jumeaux dans cette région.

Lenquête, pour être délicate, est néanmoins plus facile pour les toponymes que pour les patronymes, tant les rapprochements peuvent être fortuits, comme le montre lexemple des seigneurs anglais fourni par Ciperis de Vignevaux, mais plus fructueux pour la datation. Ainsi, pour reprendre lexemple de Dieudonné de Hongrie, nous avons pu le dater des années 1360-136526 en nous appuyant sur un possible terminus a quo grâce à une allusion au renforcement des fortifications de Reims, réalisé juste à temps avant le terrible siège de 1359 par les Anglais, Edouard iii tentant de sy faire couronner. Mais dans ce contexte et pour cette période ne peut être tout à fait fortuit le choix significatif du nom de Montfort pour désigner le traître prétendant au trône, contre Charles le Chauve, et meurtrier du dernier héritier légitime, titré duc de Bretagne… Cette allusion historique à la guerre de succession dudit duché se trouve corroborée par la mention dAmauri de Cliçon parmi les traîtres27. On sait le rôle joué par la famille de Clisson dans la guerre de succession de Bretagne ; qui plus est, Froissart fait mention dun Amauri de Clisson dans le camp des Montfort28. La disparition de Charles de Blois à la bataille dAuray en 1364, lexistence du premier traité de Guérande en 1365, et le ralliement ultérieur dOlivier de Clisson à la cause de Charles v, rendant alors plus difficile son positionnement dans le camp adverse, sont venus heureusement conforter une datation qui reposait sur des éléments plus ténus, du fait dune édition partielle.

Mais certaines investigations savèrent disproportionnées au regard du rôle quelles jouent dans létablissement dune édition. Pourtant, nous avons lintuition quune étude des noms de fiefs attribués pourrait révéler bien des choses. Ainsi, dans Hugues Capet, les comtes de Bar, de Champagne et Huëz de Besançon se trouvent dans le camp des traîtres, 199au regard de la régence de Yolande de Flandre pour Bar ou du passage de la Champagne à la maison de Bourgogne, détentrice également de la Franche-Comté ; et il en est de même pour le duc de Berry, à un moment où Jean ier se trouve sans doute otage en Angleterre. Ce nest là quun exemple, mais sans doute applicable à bien des textes épiques du xive siècle.

Sur ce point, si, pour un littéraire, lallusion à un personnage historique peut être difficile à repérer, il est encore moins aisé pour un historien de savoir que celui-ci a marqué la littérature, surtout si lallusion nest pas signalée par léditeur scientifique, au moins dans lindex. Lonomastique restant cependant la porte dentrée la plus évidente, il apparaît clairement que les outils imprimés comme le précieux Répertoire des noms propres dAndré Moisan, du fait même de la tâche quils impliquent, vieillissent trop vite. Et cest pourquoi voudrions-nous suggérer, puisquil est question de créativité, quun Onomasticon epicum, sur le modèle de lOnomasticon Arabicum de lIRHT, serait un outil précieux pour les chercheurs, sans méconnaître les problèmes que cela soulèverait.

Sur cette lancée, et pour revenir un instant au Couronnement de Louis, on pourrait peut-être appliquer la démarche aux épopées plus anciennes et suggérer des rapprochements intéressants entre héros littéraires et personnages historiques contemporains de la création de lœuvre et non de lhistoire antérieure : si, pour les Narbonnais, la référence à la maison vicomtale de Narbonne, et notamment aux Ermengarde de cette famille, simpose, sest-on interrogé sur ce quimplique le mariage dAimeri ier avec Mahaut de Pouille, fille de Robert Guiscard, duc dApulie, et dune princesse lombarde (comme Ermengarde) ? Cette alliance crée un pont entre les Narbonnais et les Hauteville, or il est un trait que les deux fratries littéraire et historique partagent : ce sont les aînés qui sont appelés à la diaspora pour se conquérir des fiefs sur les païens, cependant que les benjamins sont susceptibles de recueillir le fief. Le parallèle semble alors intéressant à développer.

Comme chez les Narbonnais, les fils de Tancrède sont plus nombreux que les filles. Coïncidence curieuse, Guillaume dHauteville est surnommé Bras de fer, cependant que notre héros littéraire est dit Fierebrace (ce qui est aussi la forme italienne pour Guillaume dHauteville), et la politique dalliance dAimeri par ses filles, ou de Guillaume mariant sa sœur au roi Louis, nest pas sans évoquer 200lépoustouflante ascension sociale de ces Hauteville qui, auréolés eux aussi de leurs conquêtes sur les sarrasins, sallient en deux générations aux plus grandes familles princières et notamment aux empereurs de Constantinople, du Saint-Empire germanique et fondent la principauté dAntioche. Or, cette réalité historique au début du xiie siècle correspond à la période de création des petits cycles dAimeri et de Guillaume. Il y a dautant plus là matière à investigation que la situation trouve un écho moins dun siècle après, à un moment où sétoffe le cycle, avec les alliances menées par Raimond-Béranger iv, comte de Provence, avec les familles royales occidentales et le Saint-Empire. Ainsi, lémerveillement qui naît de la découverte des palais sarrasins épiques comme Gloriette pourrait trouver sa source dans celle des palais dItalie du sud et de Sicile tant par les Normands que par les participants à la première croisade.

Dans un autre ordre didée, et pour évoquer les recherches difficiles à mener, voir apparaître une description darmoiries dans un texte littéraire est pour un éditeur scientifique un casse-tête rarement résolu, et même si internet ouvre de nouvelles possibilités, il nen reste pas moins que lenquête pour déterminer sil y a allusion ou non à des armoiries réelles aboutit rarement. On voit combien le travail minutieux dAnnette Brasseur dans La Chanson des Saisnes est assez exceptionnel pour avoir été salué par les comptes rendus. Et pourtant, la mention darmoiries ayant existé peut se révéler riche denseignements. Mais là encore, laccès à une documentation électronique fait défaut.

À ces difficultés délucidation pour un littéraire répond pour un historien celles de suivre lévolution sociale que donne à voir lépopée tardive, qui présente un monde profondément modifié et assez loin de lunivers chevaleresque. Il peut parfois sappuyer également sur lindex, pour autant que celui-ci intègre les personnages anonymes, comme par exemple celui du sénateur. Il nest point de sénateur dans lépopée classique, même quand laction se déroule à Rome, comme dans Le Couronnement de Louis. Or on voit fleurir dans lépopée tardive des sénateurs offrant lhospitalité à des héros et surtout à des héroïnes. Comment lexpliquer autrement que par la réactualisation du titre qui se fait au xiiie siècle, titre déjà porté par Charles ier dAnjou et que son fils va obtenir grâce à Célestin v, qui lève linterdiction dun de ses prédécesseurs, Nicolas iii, délire 201à cette fonction un roi ou un prince. Limportance de la titulature dans les actes officiels pourrait avoir joué un rôle dans la diffusion du titre même de sénateur29.

Mais la quête de faits de société est plus délicate et impose souvent de lire des analyses de récit complexes, difficiles à mémoriser, avec le sentiment de chercher une aiguille dans une meule de foin. Cest néanmoins par ce biais quon finit par constater par exemple que lépopée tardive recourt aux combats navals, alors que les combats de lépopée classique se déroulent essentiellement sur terre. La description des combats sur mer se fait des plus précises, que ce soit dans laffrontement à distance ou lors de labordage. Il est fait usage de la hache, que ce soit dans cet abordage ou dans le combat individuel, comme on le voit dans Florent et Octavien. Au demeurant, cela va de pair avec les pérégrinations des héros tout autour de la Méditerranée, objet dune reconquête toute littéraire face au recul chrétien en Orient30, et reflète sans doute la réalité des Croisades.

Enfin, les études ont déjà abondamment montré la tendance à lhagiographie. Mais lédification du héros et surtout de lhéroïne passe notamment par une déchéance sociale, qui pour nêtre pas nouvelle, nen est pas moins renouvelée : il ne sagit plus guère dune éventuelle couverture, destinée à assurer sa sécurité, dans un refuge stable, mais dune plongée, accompagnée de nombreuses vicissitudes, dans un monde urbain fait de gueux, destropiés ou de mendiants, qui constituent souvent une menace. Cette vision dun monde populaire, reflet de la misère du temps, des vicissitudes du xive siècle, des dommages de guerres qui sexercent désormais sur le territoire national, mais aussi du développement urbain, est précieuse pour les historiens, mais elle se prête difficilement à un repérage aisé et synthétique, car cest au fil dœuvres touffues, au détour de péripéties affectant les personnages centraux quelle surgit dans des scènes plus ou moins fugaces, peuplées de personnages sans nom et donc échappant une fois encore à la table des noms propres. De même, la violence qui sévit, notamment à légard des femmes, nest pas 202soulignée en tant que telle dans un univers épique, pourtant elle est aussi le reflet des vicissitudes de lépoque31.

Conclusion

Les quelques pistes esquissées plaident pour ne pas enfermer la production épique tardive dans labâtardissement dun genre moribond, parce que trop hybride, mais pour linscrire dans une hypertextualité qui puise ses sources dans lactualité et la société contemporaine, tout comme les archétypes du genre dépeignaient le système féodal sous couvert de geste carolingienne. Elles engagent également à un travail interdisciplinaire, propice à révéler toute la richesse de ces textes, dans leur engagement à créer un sentiment national et à en diffuser les symboles.

Sils ne chantent pas directement des événements réels et relativement récents, comme lillustre le genre épique depuis La Pharsale de Lucain jusquà certains récits africains ou des Balkans encore à lheure actuelle, ils reflètent non seulement lactualité mais aussi toute la vie sociale qui accompagnent leur création. Sils navaient pas trouvé leur public, les mises en prose nauraient pas nourri les premiers récits imprimés propres à perpétrer lesprit chevaleresque au xvie siècle. Sil fallait une preuve que lépopée en vers peut définitivement rejoindre lactualité en ce xive siècle, il suffirait de citer dune part le poème de Cuvelier consacré à son contemporain Bertrand du Guesclin, poème qui sans sen donner le nom se présente comme une épopée32, et dautre part celui de Guillaume de La Penne qui, pour être en octosyllabes, nen est pas moins qualifié de Gestes des Bretons en Italie, du fait même de son contenu. Au moins cela donne-t-il à comprendre que la création 203épique se nourrit dactualité en débit des contraintes génériques qui la distingue de la chronique.

Quand on songe que Sangatte est déjà cité chez Froissart et constitue le point daffrontement entre Français et Anglais devant Calais, on se prend à sourire, mais ces ponts jetés entre les périodes nous rappellent une réalité de lécriture romanesque, celle dune littérature qui sécrit dans son temps et qui, même sans vouloir sen inspirer, sen imprègne ; et lair du temps ne peut séclairer et se comprendre que par le regard croisé des disciplines.

Denis Collomp

Aix-Marseille Université

CIELAM

1 R. Bossuat, dans le Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, p. 1422.

2 Voir D. Collomp, « Lécho des bourgeois de Calais dans Theseus de Cologne et Ciperis de Vignevaux », Plaist vos oïr bone cançon vallant ? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, éd. D. Boutet, M.-M. Castellani, Fr. Ferrand et A. Petit, Lille, UL3, 1999, p. 183-195, ici p. 184 : « Trente bourgois y ot au livrer en present / Tous nudz en leurs chemises y vindrent humblement », ms. BnF., n.a.f. 10060, fol. 26v, v. 26-27.

3 Jean Froissart, Chroniques, Livres I et II, éd. P. F. Ainsworth et G. T. Diller, Paris, Librairie générale française, 2001, p. 638.

4 De fait, lœuvre présente des traits picards : voir Theseus de Cologne, édition partielle dune chanson de geste du xive siècle, éd. M. Bacquin, Lund, Lunds Universitet, 2008, p. 96.

5 Froissart, Chroniques, p. 648.

6 Voir Froissart, Chroniques, lindex. On sait que cest le blocus maritime qui fera tomber la ville. Sil nexiste pas de seigneur de Cornouailles ou de Gloucester chez Froissart, ces toponymes sont mentionnés dans son œuvre.

7 Voir Collomp, « Lécho des bourgeois de Calais », p. 191. Si lon sappuie sur le Nouveau répertoire des mises en prose (xive-xvie siècle), éd. M. Colombo-Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 849-864, la filiation établie par Mari Bacquin entre les mss de Paris, BnF, fr. 1473 et fr. 4962 et lHistoire des comtes de Dammartin de Nicolas de Houssemayne, récemment achetée par la bibliothèque dAngers à un particulier anglais et que nous navions donc pu consulter en 1999, ne remet pas en cause nos analyses.

8 Voir par exemple A. Jouanna, La France du xvie siècle (1483-1598), Paris, PUF, 2015.

9 Les Rédactions en vers du Couronnement de Louis, éd. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978, v. 2675-2702.

10 Voir D. Collomp, « Le motif du pape combattant dans lépopée », Le clerc au Moyen Âge, Senefiance, 37, 1995, p. 91-112.

11 Journée détude et assemblée générale du réseau Ménestrel, Boulogne-sur-Mer et Saint-Omer, 2 et 3 octobre 2015.

12 Les deux cents premiers feuillets sont de la même main ; pour la pratique du changement de texte en cours de feuillet, voir M. Tyssens, La Geste de Guillaume dOrange dans les manuscrits cycliques, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 379.

13 Toute proportion gardée, et dans un contexte de diffusion de linformation totalement différent, on a pu constater combien le bref pontificat de Jean-Paul ier et la renonciation récente de Benoît xvi ont frappé les esprits, et pour celle-ci ramené pour un temps sur le devant de lhistoire le nom de Célestin v.

14 Voir A. Paravicini Bagliani, Boniface viii. Un pape hérétique ?, Paris, Payot & Rivages, 2003.

15 Voir Paravicini Bagliani, Boniface viii, p. 76-77 ; Dizionario Biografico sur le site de léditeur Treccani, s. v. Giovanni da Castrocielo.

16 Voir D. Collomp, « Le Couronnement de Louis et les tiroirs de lhistoire », Lectures du Couronnement de Louis, éd. D. Hüe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 21-37.

17 Voir Collomp, « Le Couronnement de Louis », p. 29 et 34.

18 Voir D. Collomp, « Épopée française et mystique de la royauté », Année mille, An Mil, éd. Cl. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, PUP, 2002, p. 123-148.

19 Voir Ph. Ménard, « La légende de Clovis dans les chansons de geste », Clovis, Histoire et mémoire, Paris, PUPS, 1997, t. II, p. 217.

20 Voir La Belle Hélène de Constantinople, éd. Cl. Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 9531-9546.

21 Voir Hugues Capet, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1997, v. 3676-3680, 4172-4178 ; D. Collomp, « Hugues Capet : mystification ou mystique de la royauté ? », La Figure du roi, Bien dire et bien aprandre, 17, 1999, p. 63-75.

22 Voir D. Collomp, « Sacre et royauté dans lépopée tardive : lexemple de Dieudonné de Hongrie », Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, Paris, Picard, 1995, p. 279-294.

23 Voir Ciperis de Vignevaux, éd. W. S. Woods, Chapel Hill, University of North Carolina, v. 7799-7801.

24 Voir Hugues Capet, v. 4601-4618.

25 Voir Florent et Octavien, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, v. 1659-1660. Il est intéressant de voir la structuration donnée dans lintroduction aux « Perspectives historiques » avec la date de lœuvre, lactualité et le passé historique, ce dernier point étant six fois moins développé que le précédent.

26 Voir notre édition des fol. 49-87 de Dieudonné de Hongrie, Lille, Centre National de reproduction des thèses, 1987, partie « Contextes historiques », p. 33-35.

27 Voir Dieudonné de Hongrie, v. 10416 et 10435.

28 Voir Jean Froissart, Chroniques, index, p. 1201. Le nom de Clisson reste attaché au camp des traîtres après la condamnation dOlivier iv de Clisson en 1343 et le passage de son fils aux Anglais.

29 Voir D. Collomp, « Le personnage du sénateur hospitalier dans les chansons de geste du xive siècle », Les Représentations médiévales de lhospitalité, Littérales, 27, 2000, p. 91-108.

30 Voir D. Collomp, « Le développement des batailles navales dans lépopée du xive siècle », La Chrétienté au péril sarrasin, Senefiance, 46, 2000, p. 9-26 ; « La reconquête de lespace méditerranéen dans quelques épopées tardives », La Méditerranée médiévale. Perceptions et représentations, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 33-50.

31 On peut se reporter à D. Collomp, « Mendier ou se suicider : le choix douloureux de quelques princesses dans lépopée du xive siècle », Reines et princesses au Moyen Âge, Les Cahiers du Crisima, 5, 2001, p. 537-558 et « Joie et tristesse des pauvres dans lépopée française en vers du xive siècle », colloque Le peuple : théories, discours et représentations organisé par le CAER, Aix-en-Provence, 10-12 mars 2016, actes à paraître dans les Cahiers dÉtudes Romanes.

32 Voir La Chanson de Bertrand du Guesclin de Cuvelier, éd. J.-Cl. Faucon, Toulouse, EUS, 1991, t. 3, p. 39-71.