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Classiques Garnier

[Claude Fauchet et la réception du Moyen Âge au XVIe siècle.] Introduction

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INTRODUCTION

Malgré les travaux précoces et remarquables que lui a consacrés Janet G. Espiner-Scott1, Claude Fauchet a peu suscité la curiosité de la critique universitaire, sinon pour mettre en évidence son appartenance à la catégorie, il est vrai bien représentée au xvie siècle, des « juristes écrivains2 ». Car cest assurément comme juriste et comme écrivain que Claude Fauchet sest efforcé daffiner son regard d« antiquaire » par lexploration méthodologiquement renouvelée du passé national3, non seulement à travers létude des « antiquités gauloises », mais surtout, et de manière peut-être plus audacieuse encore, à travers létude et la valorisation de ce quil est convenu dappeler, même si lexpression peut paraître incongrue, des « antiquités médiévales ». Et cest bien à ce Claude Fauchet amateur dhistoire et surtout de littérature du Moyen Âge – et plus particulièrement de poésie, un genre que les juristes affectionnent et parfois pratiquent assidûment – que sont consacrées les trois études réunies dans le présent dossier. Celles-ci sont issues de communications données à loccasion dune journée détude destinée par ailleurs à évaluer 468les problèmes posés par lédition des Œuvres de Claude Fauchet, et notamment du manuscrit des Veilles (1555) et du Recueil de lorigine de la langue et poesie françoise, ryme et romans. Plus les noms et sommaire des œuvres de CXXVII poetes François, vivans avant lan MCCC (1581)4.

Malgré la longue période qui les sépare, le manuscrit et limprimé (le premier apparaissant réellement comme le chantier du second) constituent en effet deux jalons essentiels dans la réception de lhistoire, de la culture, de la langue et de la littérature médiévales au xvie siècle – un Moyen Âge non pas limité aux xive et xve siècles, qui correspondent, sur le plan linguistique, à la période du moyen français, mais aussi aux xiie et xiiie siècles (très peu de textes français antérieurs à 1100 ayant été conservés), lesquels couvrent la période de lancien français, plus difficile daccès à un lecteur des années 1550-1580. Mais cest bien à cette période plus ancienne que Claude Fauchet a consacré toute son énergie, sefforçant de refaire apparaître les « noms » et de redonner à lire les « sommaires des œuvres » de 127 poètes « vivans avant lan 1300 ». En ce sens, une édition de ces deux textes paraît aussi importante que celle des Recherches de la France dÉtienne Pasquier5, à qui Claude Fauchet est du reste souvent comparé. Mais en quoi le regard de Fauchet sur le Moyen Âge est-il singulier ?

Larticle dArnaud Coulombel permet de redonner au manuscrit des Veilles ou observations de plusieurs choses dinnes de mémoire en la lecture daucuns autheurs (1555) sa place essentielle de « laboratoire expérimental », portant en germe toutes les caractéristiques de lœuvre ultérieure. Ces premiers « essais » historiques – avec une conception large de ce que peut être lhistoire – sont effet placés sous le double signe de lérudition (savante) et de la variété (plaisante), qui seront encore au cœur du Recueil de 1581. Le jeune humaniste y manifeste un souci de lérudition rigoureuse sans cesse tempéré par la variété des centres dintérêt. Car la recherche de la Vérité, celle dune France quil convient de sortir dun certain nombre 469de mythes et de fantasmes, repose sur une méthode inédite combinant la diversité des objets et lattachement aux détails ténus mais significatifs : ainsi les petites notices biographiques, les notes sémantiques ou étymologiques, les « questions » historiques précises (et apparemment périphériques) ou lhistoire de la langue et de la poésie concourent-elles ensemble à redonner une image à la fois vivante et exaltante du passé national – pour « illustrer », contre lItalie notamment, lhistoire glorieuse du royaume de France. Lintérêt des Veilles est précisément de montrer que la défense du « nom » français sappuie dabord sur une réévaluation de la littérature médiévale, porteuse non seulement dune authentique copia lexicale, mais aussi dun savoir réellement encyclopédique. Cest dans la littérature médiévale que peut être trouvé ce « naturel » français quil conviendrait dactualiser sans risquer de labâtardir par un culte trop prononcé pour lAntiquité. Et cest bien cet esprit français que Fauchet souhaite également retrouver chez les historiens dont il explore aussi les méthodes dans les Veilles, Jean Froissart, Philippe de Commynes et Jean Lemaire de Belges, dont les Histoires constituent les premières tentatives – encore insuffisamment abouties – de mise en récit historique du passé national.

Larticle de Silvère Menegaldo montre justement que cest bien en historien de la littérature – héraut dune discipline nouvelle au xvie siècle, mais promise à un grand avenir – que Fauchet considère la littérature médiévale dans le Recueil de 1581. Lapparent désordre du livre ii – qui explique sans doute que J. G. Espiner-Scott en ait négligé lédition – cache en réalité une perception fine des principales spécificités de la littérature française du Moyen Âge, sans doute sans équivalent au xvie siècle. Or, seule une lecture articulée des deux volets du Recueil, le premier livre « théorique » et le second « pratique », permet de mettre en lumière cette intelligence profonde du fait littéraire médiéval. Celle-ci est dabord visible dans la capacité de Fauchet à percevoir lunité de la littérature médiévale sous la diversité des auteurs (celle que retient dabord le lecteur confronté à la lecture des 127 notices du second livre) ; mais elle repose surtout, contre les discours tenus par un grand nombre de poètes de la Pléiade notamment, sur une affirmation de la continuité entre la poésie du Moyen Âge et celle du xvie siècle. Sur un plan théorique, cest-à-dire linguistique, Fauchet est assurément le premier à établir nettement un lien non seulement entre lhistoire de 470la langue et lhistoire de la littérature, à travers son analyse de lorigine et du sens du mot « roman », mais aussi entre la littérature latine et la littérature en langue vulgaire, à travers son étude circonstanciée de lémergence de la « rime » française à partir du « rythme » latin – la rime étant proprement un « marqueur national » aussi puissant quancien. Sur un plan pratique, Fauchet se montre particulièrement clairvoyant dans deux domaines : celui de la chronologie (il parvient sans trop derreurs à dater, dans la mesure du possible, les textes à partir dindices internes, et donc à situer les auteurs relativement les uns aux autres) et celui de lanalyse générique (il réussit à fournir un tableau plutôt représentatif des différentes formes et « matières » de la littérature médiévale). Comme dans les Veilles, son discours est aussi orienté par le refus de voir la littérature française subordonnée à la littérature italienne. Ainsi, loin dapparaître comme un tableau figé des « vieux autheurs » (comme le dit Fauchet), le Recueil propose au contraire, pour reprendre lexpression de S. Menegaldo, l« esquisse dun Parnasse littéraire médiéval » capable de motiver tout lecteur néophyte.

Je me suis pour ma part intéressé précisément à ce que pouvait lire concrètement dans le Recueil ce lecteur du xvie siècle, ignorant de la langue et de la littérature médiévales, cest-à-dire les citations – et au-delà à ce quon pourrait appeler la « logique de la citation » mise en place par Fauchet, notamment dans le livre ii. Celui-ci fonctionne en effet comme une anthologie poétique, sur le modèle de celles que tout lecteur pouvait avoir sous les yeux pour prendre connaissance de la poésie moderne renaissante, depuis le Jardin de plaisance de la fin du xve siècle jusquau Parnasse des plus excellents poètes de ce temps et aux Muses françaises du début du xviie siècle. Citer le texte poétique médiéval et en imprimer des « morceaux choisis », cest donc tout à la fois le sauvegarder – de la voracité des imprimeurs, paradoxalement, peu soucieux de conserver les vieux manuscrits – et le rendre légitime par une analogie implicite avec la poésie moderne, Fauchet sappuyant sur des habitudes de lecture reconnues pour rendre accessible ce qui pouvait paraître sinon rébarbatif, du moins décourageant. Là encore, derrière lapparent désordre des citations proposées dans le livre ii se cache une méthode relativement simple dont la visée exclusive est bien le confort voire le plaisir du lecteur. Fauchet cite abondamment, pour « plonger » littéralement celui-ci dans la poésie médiévale, mais toujours par morceaux brefs, pour circonscrire 471et orienter avec précision son regard. Chaque citation est lobjet dun commentaire minimal (historique, esthétique ou lexical) et les termes jugés les plus éloignés de la langue du xvie siècle sont traduits dans des notes marginales. Si le traditionnel classement par thèmes ou rubriques (comme dans les recueils de lieux communs antiques, par exemple) nest pas adopté, le classement par auteurs constitue bien un premier pas vers lorganisation du « champ » de la poésie médiévale, à travers un texte à la fois copieux et rendu à sa lisibilité. Au-delà, le Recueil témoigne aussi dun changement du régime de la citation et de lautorité quelle suppose : en « alléguant » le texte médiéval, Fauchet lui confère une légitimité inédite, projetant par la même occasion son lecteur vers des usages de ces « fleurs de poésie médiévale » encore à inventer.

Nicolas Lombart

Université dOrléans

POLEN (EA 4710) / CESFiMA

1 Voir J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938 ; Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938 ; [éd.], Recueil de lorigine de la langue et poesie françoise, ryme et romans. Livre ier, Paris, Droz, 1938.

2 Voir A. Coulombel, « Fauchet (Claude) », Dictionnaire des Lettres Françaises. Le xvie siècle, dir. M. Simonin, Paris, Fayard-LGF, 2001, p. 506-509 ; J. Krynen, « Fauchet, Claude », Dictionnaire historique des juristes français. xiie-xxe siècle, dir. P. Arabeyre, J.-L. Halpérin et J. Krynen, Paris, PUF, 2015 (2e éd.), p. 416-417 ; N. Lombart, « Claude Fauchet (1530-1602) », Écrivains juristes et juristes écrivains, dir. B. Méniel, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 455-464 (cette dernière notice propose une bibliographie critique détaillée). Il convient cependant de signaler la thèse importante dA. Coulombel sur les Antiquités Gauloises et Françoises, qui a renouvelé le regard sur les méthodes de l« antiquaire » : Histoire, érudition et sentiment national au temps des guerres de religion : Claude Fauchet et la recherche des « Antiquités » françaises, thèse de doctorat, Université de Chicago, 2006.

3 Voir Cl.-G. Dubois, Celtes et Gaulois au xvie siècle : le développement littéraire dun mythe nationaliste, Paris, Vrin, 1972, p. 118-119 et La conception de lhistoire en France au xvie siècle (1560-1610) [1977], Genève, Slatkine reprints, 2011, passim. Mais la place accordée à Fauchet dans ces deux études est relativement peu importante.

4 Journée organisée par Nicolas Lombart et Silvère Menegaldo le 11 décembre 2015 à lUniversité dOrléans (POLEN, EA 4710). Outre les trois auteurs réunis dans ce dossier étaient présents Michel Magnien (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Jean-Marie Fritz (Université de Dijon) et Philippe Haugeard (Université dOrléans). Une édition des Œuvres complètes de Claude Fauchet est prévue aux éditions Champion, le premier volume réunissant les Veilles de 1555 et le Recueil de 1581 (sous la dir. dA. Coulombel, N. Lombart et S. Menegaldo).

5 Voir Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. sous la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, 3 vol.