Skip to content

Classiques Garnier

Preuve et vérité dans le Tristan de Béroul et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Author: Haugeard (Philippe)
  • Abstract: Like Béroul’s Tristan, which he knows and quotes, the Roman de la violette by Gerbert de Montreuil explores the question of evidence and truth in judicial proceedings that may be similar from a formal point of view, but which reflect a new spirit, more aligned to the truth of the facts than to the admissibility of an accusation; this is accompanied by a distancing from the judgment of God, which is moreover greatly discredited by the subterfuges of Beroul’s heroes.
  • Pages: 149 to 171
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406077411
  • ISBN: 978-2-406-07741-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0149
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-20-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
149

Preuve et vérité

dans le Tristan de Béroul
et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil

Rapprocher le Tristan de Béroul et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil ne va pas de soi. À la distance dans le temps en effet1, sajoute une grande différence dinspiration, le roman de Gerbert de Montreuil étant un de ces romans en vers dun genre nouveau qui apparaissent au début du xiiie siècle et que lon qualifie communément, et par commodité, de « réalistes », tout en sachant linsuffisance ou les ambiguïtés gênantes du recours à un tel adjectif2. Le Tristan de Béroul (ou ce que nous en avons conservé) et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil ont cependant pour point commun dêtre construits sur une accusation – dadultère dans un cas, dinfidélité dans lautre – à laquelle ils semploient à donner des suites de type judiciaire qui constituent une part non négligeable de leur contenu narratif respectif3.

La chose, pour le Tristan de Béroul, est trop connue pour être rappelée ; il nen est pas de même pour le Roman de la violette, ce qui appelle quelques précisions. Gerbert de Montreuil reprend un motif ancien et fécond, dit de la « gageure » depuis Gaston Paris, dans lequel la question de la preuve occupe une place absolument centrale, sans être posée pour autant dans un cadre judiciaire, ce dernier cas de figure constituant bien plutôt une exception4. Or, à linstar de ce qui se passe dans le Tristan 150de Béroul, et de façon plus marquée encore, la question de la preuve devient dans le Roman de la violette lobjet dimportants développements juridiques dans le cadre de procédures judiciaires qui semblent à tous égards inchangées dans leur déroulement et dans leurs principes par rapport au texte de Béroul, que Gerbert de Montreuil connaît très bien au demeurant5. La confrontation des deux œuvres fait cependant apparaître que cette continuité nest quapparente : à partir dune configuration à la fois similaire et opposée (accusation dune coupable dans un cas, dune innocente dans lautre), les deux auteurs proposent des développements sur les questions de laccusation et de la preuve qui témoignent dun état desprit radicalement différent, et même résolument contraire ; en effet, au scandale (car cen est un, même si Béroul semploie à ne pas le faire paraître) de la culpabilité triomphante, permise par la logique interne dune procédure judiciaire dont les coupables tirent habilement parti, Gerbert de Montreuil oppose le triomphe de linnocence bafouée puis reconnue, dans le cadre de procédures judiciaires où le système de la preuve, le même en apparence que dans le Tristan, nest sans doute conservé que pour son rendement héroïco-littéraire et quen raison de sa puissance contraignante de topos : cest une autre voie daccès à la vérité qui sy fait jour – une voie bien plus sûre que le jugement de Dieu, si facilement manipulable par des esprits malins comme le montre en 151dernier ressort, et exemplairement, le texte de Béroul. Face au possible silence de Dieu, il est préférable de compter, finalement, et nous le verrons, sur les ressources de lesprit humain.

Linsuffisance des veraies enseignes :
quand lindice matériel ne vaut pas preuve

Au courant du secret dEuriaut, Lisiart demande à Gérard de la faire venir à la cour et, deux jours plus tard, en présence de la jeune femme, le traître déclare publiquement avoir réussi son pari et affirme pouvoir le prouver sur le champ : « maintenant le prouverai / par ensaignes que nommerai » (v. 955-956). Pressé de le faire par le roi, Lisiart dévoile alors le secret de la jeune femme, censément connu du seul Gérard, et conclut en ces termes : « Dite vos ai la vraie ensaigne » (v. 969). Dabord stupéfaite par cette accusation, Euriaut cherche à se défendre mais Gérard se tourne vers elle pour la condamner sans appel :

Par foi, ne vous valt escondire,

Que les ensaignes bien connois.

Escondit ni vaut pas deus nois []. (v. 980-983)

Les propos de Gérard rappellent évidemment ceux du roi Marc à Tristan pris en presque (ce « presque » est important) flagrant délit dadultère avec Iseut à la suite du piège tendu par le nain Frocin, le sang répandu sur les draps et la fleur de farine entre les deux lits « prouvant » (mais ce terme est en réalité inadapté) aux yeux du mari trompé la culpabilité des deux amants :

Trop par a ci veraie enseigne :

Provez estes, ce dist li rois ;

Vostre escondit ni vaut un pois. (v. 778-780)

Gerbert de Montreuil se souvient donc manifestement de Béroul, quil cite pour ainsi dire6.

152

Ce phénomène dintertextualité volontaire ne doit pas faire oublier pour autant que les deux affaires ne se situent pas au même niveau, et ne possèdent pas dès lors les mêmes enjeux. Linfidélité supposée dEuriaut, si elle est gravement dommageable pour Gérard de Nevers, nengage pas la justice des hommes comme ladultère dIseut, qui est un crime à part entière – un attentat à lordre social et royal, clairement répertorié comme tel et qui doit être châtié dans un cadre judiciaire, en vertu dune procédure établie qui doit être scrupuleusement respectée et qui simpose au roi Marc lui-même, que Béroul singénie à montrer coupable dun déni de justice quand il refuse à Tristan (puis à Iseut) un escondit que la situation autorisait justement, et même exigeait (nous y reviendrons). Dans le Roman de la violette, nous nous trouvons dans le cadre dune affaire que lon pourrait qualifier de strictement privée et dont la victime ne peut tirer quune vengeance personnelle, en tuant la coupable, ce que Gérard de Nevers avait eu lintention de faire, avant dy renoncer finalement (sans quoi il ny aurait pas eu de roman, bien évidemment). Ce qui compte pour notre propos, cest que le texte montre un personnage qui réagit en recourant non seulement à un vocabulaire juridique, mais dont laction même est présentée comme calquée sur un modèle qui est celui de la procédure judiciaire. Or, dans cette affaire, Gérard commet la même faute que le roi Marc, laquelle consiste en une mauvaise appréciation de la preuve – ou ce que nous appelons « preuve ».

Les deux textes, à ce sujet, séclairent lun lautre, le Roman de la violette empêchant, si besoin en était, de considérer la scène du Tristan de Béroul comme un flagrant délit, ou un équivalent de flagrant délit. Lerreur est fréquente pourtant, que lon trouve jusque sous la plume de critiques particulièrement bien renseignés, comme cest le cas par exemple de Pierre Jonin dans les pages pourtant remarquables quil a consacrées à ce quil a appelé « le procès dIseut » – pages qui ont en effet le grand mérite dêtre les premières à avoir non seulement fait apparaître le réalisme juridique et judiciaire du récit mais à avoir aussi affirmé la nécessité de contextualiser les données textuelles pour une juste compréhension de laction et de lattitude des protagonistes, même si lerreur dappréciation sur la nature des faits supposés confondre les amants conduit Pierre Jonin à formuler parfois des commentaires qui 153faussent ce qui se joue réellement dans le texte7. Cette erreur a été corrigée depuis, et tout dernièrement encore par Bernard Ribémont qui montre bien que la situation dans laquelle les amants ont été surpris ne correspond pas à un flagrant délit, ni au regard du droit en général ni de ladultère en particulier8 ; du coup, Marc commet un déni de justice en refusant un escondit à Tristan puis à Iseut9, comme le lui reproche dailleurs fermement Dinas avant que la reine ne soit livrée aux flammes du bûcher :

Sire, merci de la roïne !

Vos la volez sans jugement

Ardoir en feu : ce nest pas gent,

Qar cest mesfait ne connoist pas. (v. 1096-1099)

Il ny a pas eu flagrant délit dadultère et le cadre de la procédure accusatoire médiévale implique alors que le défendeur (laccusé) soit interrogé sur laccusation portée contre lui par le demandeur (laccusateur), soit pour la reconnaître (ce que na pas fait Iseut, comme le rappelle Dinas), soit pour la nier (possibilité que Marc refuse de donner à Iseut), la négation solennelle de laccusation – cest lescondit à proprement parler, lequel, on le voit, et contrairement à ce que laissent trop souvent entendre les traductions proposées, na rien à voir avec une justification ou une explication – impliquant alors un jugement, dans le sens de procès10.

154

Bref, contrairement à ce que prétend Marc, le sang de Tristan sur les draps comme sur la farine répandue entre les deux lits ne suffit pas à « prouver » la culpabilité des deux amants, cest-à-dire à létablir dune façon qui ne souffre aucune contestation possible, comme pourrait le faire un flagrant délit ou un judicium dei (en principe tout au moins11). Si, dans létat desprit du personnage construit par le texte, les taches de sang constituent une veraie enseigne dans le sens de preuve indubitable ou irréfutable, elles ne constituent pas une preuve judiciaire au regard du droit. De lenseigne à la preuve judiciaire, il y a une distance que Marc franchit trop vite : lenseigne, ce nest jamais quun signe – ici un indice matériel – dont on peut certes déduire une vérité ou une réalité, mais qui ne suffit pas à établir cette vérité ou cette réalité dans le cadre dune procédure judiciaire qui exige un autre type de « preuve » que celle alléguée pour autoriser un châtiment des coupables.

Pour éviter tout malentendu, signalons ici que nous ne croyons pas que le texte de Béroul construise limage dun roi Marc prétendant avoir pris les deux amants en flagrant délit, même si cétait bien son objectif, ou plutôt lobjectif du nain Frocin, dont le piège – la farine répandue entre les deux lits – se surajoute au projet de « prendre ensemble » Tristan et Iseut, à la vue même du roi12. Ce piège, par rapport à lobjectif recherché, est dailleurs parfaitement superfétatoire juridiquement parlant, mais il est, bien évidemment, indispensable dun point de vue narratif, puisque cest son insuffisance à « prouver » les deux amants qui permet les développements judiciaires qui succèdent à lépisode du Morrois, à savoir lescondit de Tristan, puis celui dIseut, auquel le texte donne limportance que lon sait. La juxtaposition des vers 778-780 (« Trop par a ci veraie enseigne : / Provez estes, ce dist li rois ; / Vostre escondit ni vaut un pois ») établit en effet une chaîne logique qui ne fait pas de doute sur le raisonnement juridique prêté au roi Marc, qui ne parle pas de flagrant délit, mais dune preuve indubitable à ses yeux, 155qui établirait à elle seule et en elle même la culpabilité des amants et qui, du même coup, retirerait aux coupables le droit de formuler une contestation des faits.

Sil a raison quant aux faits, Marc a juridiquement tort : il accorde une valeur de « preuve », au sens judiciaire du terme, à ce qui nest quun indice matériel, puissant sans doute, mais insuffisant pour faire léconomie dun procès des accusés – accusés en droit de nier laccusation portées contre eux, et en droit de recourir au serment probatoire pour se disculper, accompagné ou non dun judicium dei13. Cest bien à laune de la procédure judiciaire médiévale, et aux traits de mentalité qui la sous-tendent, quil convient dinterroger la question du signe (enseigne) dans lépisode des amants surpris14.

Le Roman de la violette, de son côté, donne raison, si on accepte le principe dune mise en perspective des deux œuvres, à la prudence de la procédure en vigueur, laquelle naccepte pas pour « preuve judiciaire » le témoignage denseignes que lon peut finalement truquer et faussement qualifier de veraies, comme le fait le sinistre Lisiart. Si, dans le Tristan de Béroul, la scène des amants surpris sinscrit dans un large ensemble dépisodes constituant « une réflexion majeure sur linterprétation des signes15 », cette interprétation doit elle-même sinscrire dans une réflexion plus large et qui lenglobe, à savoir celle de la preuve. Cest en tout cas ce qui se passe clairement dans le Roman de la violette, dont lhéroïne est une seconde fois victime dune fausse accusation, non plus dinfidélité, mais de meurtre.

Un examen de cet épisode nous permettra de revenir sur la qualification judiciaire quil est finalement peut-être possible de donner à la veraie enseigne alléguée par Marc pour condamner les héros du Tristan de Béroul.

156

Luitisme maniere de prueve
si est par presompcions

Cest ce quaffirme Philippe de Beaumanoir dans le chapitre 39 de ses Coutumes de Beauvaisis – un chapitre dans lequel lauteur entend traiter de la question des preuves, de leur diversité, de leur valeur et de leur usage16. Le texte, nous en avons bien conscience, présente un double décalage par rapport à ce que pouvait être la pratique judiciaire à lépoque de nos deux œuvres : le premier décalage est tout simplement chronologique, les Coutumes de Beauvaisis ayant été rédigées – faut-il le rappeler ? – à la fin du xiiie siècle, alors que la pratique judiciaire avait connu de profondes évolutions depuis le siècle précédent, en raison notamment, mais pas seulement, du renouveau du droit romain ; le deuxième décalage, qui est dailleurs une conséquence du premier, est que la rédaction de ces coutumes, orales à lorigine (xie et xiie siècles), est profondément marquée par le droit savant, en raison même de la formation juridique de leur auteur17. Il nempêche que le texte de Philippe de Beaumanoir fait partie des pièces de comparaison les plus proches dont nous disposons pour aborder le témoignage littéraire des époques antérieures.

Cette comparaison peut être éclairante. Avant de le montrer, il convient de revenir au Roman de la violette, lequel, on vient de le rappeler, présente un épisode dont la fonction est clairement de redoubler, mais dans un contexte explicitement judiciaire (il y a eu meurtre), la fausse accusation dont lhéroïne avait été victime au début du récit, suite au pari imprudent de Gérard de Nevers. Recueillie par le duc de Metz qui voudrait lépouser, mais dont elle a décliné la proposition de mariage, Euriaut est aussi désirée par un dénommé Méliatir, qui tente de la violer, en vain. Pour se venger de la résistance de la jeune femme, Méliatir cherche à lassassiner dans son sommeil dun coup de couteau 157mais en raison de lobscurité il frappe par erreur la sœur du duc de Metz, dont elle partage le lit. Méliatir place ensuite la main dEuriaut endormie, quil prend pour la sœur du duc, sur le manche du couteau resté planté dans le corps de la victime et prend la fuite. Le lendemain matin, avant son réveil, Euriaut est surprise dans cette position même : elle est immédiatement accusée de meurtre, son accusateur le plus véhément étant évidemment Méliatir. Une fois de plus toutes les preuves, ou plutôt toutes les apparences sont contre lhéroïne.

À première vue, lépisode prête à sourire par son invraisemblance et sa prévisibilité, puisque, de façon attendue, cest Gérard qui viendra au secours dEuriaut et qui, à la fin, confondra le meurtrier et le faux accusateur par un duel judiciaire – justice sera donc faite, et selon un moyen que lon ne connaît que trop bien. Cependant, à y regarder de plus près, Gerbert de Montreuil fait entrer dans le développement de laffaire des éléments peu ou pas présents ailleurs ; ce quil fait en réalité, cest explorer, dans lespace de la fiction romanesque, ce qui apparaît être une sorte de cas décole, comme permet de le comprendre justement un des développements du chapitre 39 des Coutumes de Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir – celui où ce dernier définit ce quil appelle les preuves par « présomption » :

1156. Luitisme maniere de prueve si est par presompcions. Et ceste maniere de prueves si puet estre en mout de manieres, car les unes si pueent donner le fet si cler quil est provés par les presompcions, et les autres sont si douteuses que li mesfet ne se pruevent pas par eles. Et de ces deus manieres de presompcions parlerons nous un petit pour ce queles aviennent souvent, et pour ce que len voie lesqueles sont si cleres queles vaillent prueve et lesqueles sont douteuses.

1157. Pierres proposa contre Jehan par voie de denonciacion fete au juge que li dis Jehans, a la veue et a la seue de bonnes gens, li avoit ocis un sien parent et estoit li fes si notoires quil se prouvoit de soi meisme, si comme il disoit, par quoi il requeroit quil en feist comme bons juges. A ce respondi Jehans quil nioit mout bien ce fet et que, sil estoit nus qui droitement len vousist acuser, il sen defendroit. Demandé li fu du juge sil voulait atendre lenqueste ou non du fet : respondi que non. Nepourquant li juges en fist une aprise de son office et trouva par le serement de bonnes gens que li dis Jehans courut sus a celi qui fu tués le coutel tret, et tantost sassembla une grans tourbe de gent entour aus si quil ne virent pas que li dis Jehans ferist celui qui fu mors du coutel, mes il virent que cil Jehans se parti de la presse le coutel nu ensanglanté, et oïrent que cil qui mourut dist : « Il ma mort. » Et en cest aprise ne puet on veoir fet notoire fors par presompcion, car nus ne vit le coup donner ; nepourquant li dis Jehans fu condamnés du fet et justiciés par ceste presomption.

158

Le passage que nous avons souligné en italiques rappelle que le fait notoire par excellence est celui qui a été vu, et clairement vu par tous ; ce qui est parfaitement conforme à la définition, relevant du droit savant, que donnait par exemple Jean le Teutonique du notorium facti (le notoire de fait) : « Quod exhibet et offert se oculis omnium, id est quod ita habet facti evidentiam quod non potest negari18 ». La notoriété par la vue saccompagne dune conséquence qui constitue en même temps un trait définitoire du fait notoire, à savoir quelle rend impossible toute dénégation. Cest là évidemment où nous pouvons en revenir au presque flagrant délit du Tristan de Béroul. Si on lit en effet la scène des amants surpris à travers le prisme du cas de figure rapporté par Beaumanoir, cest-à-dire si on la commente avec son vocabulaire, il apparaît que le texte met en scène, à travers le personnage de Marc, un personnage qui accorde abusivement une valeur de preuve à ce qui nest quune présomption de culpabilité – dont il reste à définir le degré de « clarté ». À ce sujet, le texte de Beaumanoir décrit un cas de figure où la présomption, pour être « claire », et donc suffisante pour se substituer à la notoriété de lacte commis à la vue et au su de tous, résulte dun large et riche faisceau de faits convergents, incluant même les dernières paroles de la victime. Cette surdétermination de la présomption – il faut quelle soit suffisamment éclatante pour constituer une preuve judiciaire (ce qui établit la culpabilité et permet la condamnation, rappelons-le) – nest pas sans artifice ni invraisemblance, mais elle révèle un souci de la certitude dont se trouve très éloigné le jugement de Marc. La veraie enseigne du sang répandu correspondrait plutôt à ce que Beaumanoir appelle une présomption « douteuse », cest-à-dire qui laisse place au doute, et donc insuffisante à prouver le crime19. Laccusation pouvait donc bien, en effet, être contestée.

159

Lexamen des preuves
dans le
Roman de la violette

Laccusation de meurtre dont Euriaut est lobjet donne lieu à des développements juridiques qui sont dune grande rareté dans la littérature contemporaine, et qui, pour cette même raison, doivent être regardés de près : ils nont rien danodin, contrairement aux apparences.

Pour obtenir la condamnation dEuriaut, le véritable assassin, Méliatir, parle de flagrant délit et demande une exécution immédiate de la supposée coupable20, sans emporter cependant la conviction du duc qui souhaite un procès. Dépité, Méliatir revient à la charge : au flagrant délit il ajoute le fait quEuriaut reste silencieuse et quelle ne cherche pas à sexpliquer ; il termine en disant quil est prêt à défendre son accusation par un duel judiciaire contre quiconque contesterait la culpabilité de la jeune femme21. Ce dernier élément prépare évidemment le duel judiciaire final entre Méliatir et Gérard de Nevers, mais ce qui est plus intéressant, cest largument du silence de lhéroïne, lequel fait juridiquement sens, labsence dobjections apportées à une accusation entrant en effet dans ce que Beaumanoir qualifie de « sixième manière de preuve » :

1154. La sizisme maniere de prueve si est quant aucunes resons sont proposees en court et eles ne sont niees ne debatues de partie : celes valent comme conneues et prouvees, et cest bien resons, car il loit a chascun, quant il oit proposer contre li chose qui puist nuire, quil le debate par niance fere ou par resons proposees encontre pour celes destruire qui furent proposees contre li.

Laccusation qui nest pas niée vaut comme « connue » et « prouvée ». Le silence de lhéroïne vaut davantage que ce lon considérerait aujourdhui comme un aveu implicite de culpabilité, cest en soi une preuve judiciaire.

Le duc tient pourtant bon et réunit ses parents et vassaux pour un jugement plusieurs semaines plus tard, ce qui laisse le temps à Gérard de Nevers darriver… juste à temps : le bûcher, comme dans le Tristan de Béroul, crépite de toutes ses flammes ; mais Gerbert de Montreuil se 160souvient peut-être aussi de la Mort le roi Artur et des suites de laccusation dempoisonnement portée contre Guenièvre. Immédiatement il propose de défendre la cause dEuriaut par un duel judicaire mais le duc préfère la tenue dun plaid et désigne douze juges, lesquels sen remettent à lavis de deux dentre eux, le procès prenant alors la forme de deux discours contradictoires.

Le premier à parler, un parent de Méliatir, rappelle les faits et en déduit quEuriaut ne peut être que coupable22 ; la présomption est présentée comme une évidence équivalant à un flagrant délit qui nappelle « ni bataille ni loi », le mot loi étant à attendre ici dans le sens de serment purgatoire ou même dordalie23. Le personnage en conclut quEuriaut doit être, « en droit jugement », livrée aux flammes. On a affaire à une simple duplication du discours de Méliatir.

Lélément nouveau qui apparaît dans le débat est apporté par son interlocuteur et contradicteur, un homme qui fait figure dexpert en matière de procédure et de droit (v. 5382-5383) : si Euriaut avait tué la sœur du duc elle aurait pris la fuite et ne se serait pas endormie auprès de sa victime ; il convient donc dinterroger laccusée, et, si elle nie les faits, alors il doit y avoir bataille puisquEuriaut a un champion prêt à défendre sa cause. Tout le monde se range alors à son avis. En dépit de leur simple bon sens, largument et le raisonnement du personnage nont rien danodin : pour reprendre les termes de Beaumanoir dans son commentaire de la sixième « manière de preuve », « il conteste laccusation en apportant des raisons inverses pour détruire celles qui sont portées » contre le défendeur, faisant ainsi la démonstration que laccusation peut être niée. On se retrouve alors dans le domaine dune présomption que Beaumanoir qualifie de douteuse, en cela quelle ne peut en elle-même établir le caractère indubitable de la culpabilité dEuriaut, que lon interroge alors.

Un esprit moderne peut sétonner que largument en faveur dEuriaut, qui relève de lévidence, arrive si tard dans le texte, dautant plus quil ny a pas lieu de considérer que cet argument fût moins évident et moins 161immédiat pour un homme du Moyen Âge quil ne lest à nos propres yeux. La raison première est que Gerbert de Montreuil avait besoin de donner le temps à son héros de retrouver Euriaut pour la sauver de la situation critique dans laquelle le crime de Méliatir lavait mise. Cette raison, purement narrative, népuise cependant pas toute lexplication. Il semble plutôt que le projet de Gerbert de Montreuil était dinsérer un débat contradictoire au sein dune procédure judiciaire que la littérature médiévale de la fin du xiie siècle et du début du xiiie siècle tend à réduire à une structure élémentaire devenue topique : accusation soutenue par une proposition de duel judiciaire, négation de laccusation avec défi relevé, duel judiciaire qui fait triompher la vérité ou le droit, dune façon qui tire continument parti de la nature agonistique de la procédure accusatoire. Cette structure est conservée, mais elle est enrichie déléments dont la seule présence révèle un déplacement de laccent auparavant mis sur le judicium dei (sous la forme principale du duel judiciaire) vers un autre type de preuve, que lon qualifierait de plus « rationnelle ». Ce déplacement est symptomatique, nous semble-t-il, dune évolution de la réflexion sur la question de la preuve judiciaire, sur sa nature et du coup sur sa valeur – en tout cas pour ce qui est de la représentation.

Le confirme la présence de laveu de Méliatir et de Lisiart, après les duels judiciaires qui manifestent au grand jour leur culpabilité. La présence de laveu dans le déroulement des jugements de Dieu, ordalies et duels judiciaires, constitue un problème historique difficile : le paradigme – Dominique Barthélemy parle de « thèse positiviste » – selon lequel laveu, ou lexigence daveu, se seraient développés en même temps quun sentiment de doute à lendroit des épreuves de type ordalique, semble en effet devoir être sinon complètement revu, du moins sérieusement nuancé24. Notre propos nétant pas de juger de la réalité historique à partir des sources littéraires, mais de confronter ces mêmes sources littéraires aux acquis de la science historique pour en accroître la lisibilité et lintelligibilité, nous nentrerons pas dans le débat, lequel nest pas non plus, au demeurant, de nos compétences. Sil fait le constat que dans les textes littéraires du xiiie siècle laveu est plus fréquent que dans ceux du siècle précédent, Dominique Barthélemy conclut, pour ce qui est du récit judiciaire, à une « adoption de registres nouveaux par 162la littérature en langue vulgaire » – soit. Mais se pose alors la question de la ou des raisons pour laquelle ou lesquelles la littérature médiévale adopte à cette époque de « nouveaux registres » de représentation. Nous ne voyons pas, pour notre part, de cause interne à cette évolution, et nous pensons quelle doit être comprise relativement à une évolution de la pratique et de la sensibilité juridiques, dans le cadre dune mutation que les historiens du droit ont peut-être eu le tort de rigidifier, mais dont la pertinence densemble na pas été remise en cause25.

Le fait est là en effet : vaincus au cours dun duel judicaire contre le héros, Méliatir et Lisiart avouent leurs forfaits, cet aveu nétant pourtant pas nécessaire, au regard de la procédure décrite, pour « prouver » leur culpabilité – cette fonction étant justement dévolu au judicium dei. Sil convient de dissocier, comme le préconise Dominique Barthélemy, aveu et ordalie, et ne pas déduire du développement du premier un déclin de la croyance dans la seconde26, il faut bien sinterroger sur lémergence de cet aveu dans la procédure judiciaire littéraire, et plus précisément dans le Roman de la violette – interrogation qui nous permettra, une fois de plus, de revenir au Tristan de Béroul, qui met en scène des coupables qui ne sont pas eux-mêmes convaincus de leur culpabilité et que lon ne voit jamais envisager un seul instant la possibilité de faire laveu de ce qui est pourtant un crime au regard de la loi des hommes.

Du silence de Dieu
à la parole des hommes

La reconnaissance des faits, dans le cadre de la procédure judiciaire, quil y ait eu ou non négation de laccusation par le défendeur, est, selon Beaumanoir, « la meilleure et la plus claire et la moins coûteuse » de 163toutes les preuves – cest donc par elle quil commence son énumération des huit « manières » de preuves annoncées en début de chapitre27. Méliatir et Lisiart, dans le Roman de la violette, finissent par avouer leur crime, au terme dun duel judiciaire qui tourne à leur confusion. Ils ne meurent pas décapités par leur adversaire, lequel en effet retient ses coups pour leur laisser le temps ou loccasion de parler, à chaque fois devant celui qui détient le pouvoir de juger et qui, après avoir entendu laveu des coupables, les fait immédiatement exécuter, et cruellement, comme pouvaient être en effet très cruels les châtiments que lon infligeait au Moyen Âge.

Dans les deux cas, à laveu devant lautorité judiciaire succède un jugement qui est aussitôt mis en œuvre. Si les mises en garde de Dominique Barthélemy nous retiennent de dire que laveu se substitue comme preuve au duel judiciaire (le gage de bataille, la troisième « manière » de preuve définie par Beaumanoir, et il suffit dune seule « manière » de preuve pour « prouver » la culpabilité dun accusé28), sa présence révèle néanmoins une attente par rapport à la chose judiciaire, et cette attente, cest celle de la vérité, non seulement de la culpabilité, mais des faits. « Je jehirai la verité », promet ainsi Méliatir (v. 5637), qui fait le récit des circonstances du meurtre de la sœur du duc, alors quil na jamais été le moins du monde question de sa possible culpabilité dans laffaire (le duel judiciaire avait pour fonction de laver Euriaut de laccusation portée contre elle – rien dautre). Plus tard, ce sera Lisiart qui racontera comment il a appris lexistence de la violette sous le sein dEuriaut. Rien de nouveau pour le lecteur sans doute, qui sait tout cela, mais il sagit là dinformations nouvelles pour les personnages, lesquels seraient restés dans lignorance des faits. Nous ne croyons pas pour autant que lintention première de lauteur était déclairer la lanterne de ses propres personnages, mais quil a obéi à une nécessité nouvelle, en tout cas par rapport à la littérature antérieure, celle de la reconnaissance des faits et de létablissement de la vérité dans le domaine judiciaire – là où le judicium dei répondait à dautres exigences.

164

En effet, sil faut dissocier, comme le rappelle Dominique Barthélemy, aveu et ordalie, cest que la fonction de lordalie nest pas, dun point de vue pratique, létablissement de la vérité, mais le déblocage du débat judiciaire – déblocage qui, sil peut certes passer par une reconnaissance de culpabilité de la part de laccusé, passe aussi et surtout par des désistements, des rétractations, et des accommodements29. On voit encore la trace de cette fonctionnalité du judicium dei dans le Roman de la violette quand, juste avant le duel judiciaire entre Lisiart et Gérard de Nevers, lentourage royal plaide pour une acorde entre les deux hommes (« che seroit la plus biele fins », v. 6317), possibilité que rejette le héros qui entend laver de toute tache possible la réputation dEuriaut. La logique littéraire veut un châtiment exemplaire du traître et cest bien par la mort de ce dernier que sachève le récit, mais on voit aussi que, pour le héros, la fonction du judicium dei est dabord et avant tout de faire la démonstration dune vérité. De quelle vérité toutefois ? On dira sans doute de linnocence dEuriaut. Cest vrai, mais en partie seulement. Il sagit bien plutôt, et la différence est capitale, dapporter la preuve de la « fausseté » de laccusation portée contre elle. Ce qui nest pas exactement la même chose ; le croire revient à se condamner à ne pas mesurer la potentialité littéraire de la procédure judiciaire médiévale au temps des ordalies.

Censée être une épreuve et une preuve de la pureté30, lordalie médiévale est en réalité, selon la formule de Dominique Barthélemy, plus « une ordalie de la phrase que de lâme31 ». Lépreuve ordalique met à lépreuve la vérité dun serment purgatoire qui, le plus souvent, est lui-même la négation dune accusation, à laquelle il répond pour mot pour mot. La vérité, telle quelle est théoriquement éprouvée à loccasion de lépreuve ordalique, est tout entière enfermée dans la formulation précise du serment : cette vérité est toujours littérale, limitée au sens premier dune parole qui ne vaut que pour le moment de sa profération. Bien sûr, la « phrase » du serment réfère ou est censée référer à une réalité, mais cette réalité-là nest pas lobjet dun examen en soi ; la « phrase » est vraie ou fausse, cest elle qui est mise à lépreuve de lordalie, quand 165il y en a une, et pas la réalité à laquelle elle renvoie, en tout ou partie. La vérité est littérale ou elle nest pas, en cela quil ny a pas dautre vérité que celle qui est très strictement proférée.

Iseut, on le sait, prend les témoins de son escondit au piège de cette vérité littérale ; elle est tellement convaincante dans son assurance quon ne lui en demande pas plus, cest-à-dire que lon nexige pas delle que son serment purgatoire soit soumis à lépreuve de lordalie32. Du même coup, Iseut prend Dieu à ce même piège, et laurait pris encore davantage si Béroul avait fait le choix dun judicium dei de confirmation, ce dont il sest bien gardé. Dieu ne réagit pas face à lhabile faussement du serment – son silence nayant pas manqué de troubler la critique, qui en a rendu compte de façon diverse, avec subtilité, mais aussi, parfois, avec embarras. Celui de Jean Frappier est grand33, lui qui résout finalement « la difficulté dordre moral, psychologique et religieuse inhérente au serment ambigu34 » en dissociant les plans humain et divin, lesquels ne se rejoindraient pas : ce serait une affaire entre Iseut et Dieu, en qui lhéroïne, profondément convaincue de sa propre innocence, placerait toute sa confiance35. Avec raison visiblement. Dautant plus ou dautant mieux quun des prérequis affirmés du récit est que Dieu est favorable aux amants. Il ny a pas dambiguïté dans le Tristan de Béroul : lœuvre épouse le point de vue des héros quil étend à Dieu lui-même, si lon en croit un certain nombre de commentaires du narrateur-auteur. Le texte dessine ainsi une ligne de partage entre les personnages, ceux qui leur sont favorables, et les autres, voués à la mort et/ou à la dérision, indépendamment de la morale en vigueur, dont Béroul ne sembarrasse pas le moins du monde, contrairement à Jean Frappier dont lembarras 166résulte manifestement dune conception nécessairement morale de lœuvre littéraire. Dans le Tristan de Béroul, cest la subjectivité des héros qui fait le départ entre le bien et le mal, ce qui a pour effet que ceux qui passent pour faire valoir lordre et la loi en matière de fidélité conjugale et féodale sont des félons dont les héros peuvent se venger avec la plus grande cruauté et la meilleure bonne foi36.

Nous dirons donc, pour revenir à lescondit, quIseut trompe les hommes sans manifester le moindre état dâme mais tout en se gardant bien de proférer un serment qui ne soit pas littéralement vrai : le texte construit un personnage qui affronte lépreuve du serment probatoire en faisant en sorte de ne pas être parjure, comme sil sagissait de ménager Dieu, sans quoi il ny avait pas nécessité à représenter Iseut formulant autrement quon le lui demandait le serment quelle avait à proférer. En effet, si lon peut dire quIseut « fausse » le serment purgatoire, cest seulement parce quelle formule des paroles différentes que celles quelle était censée dire, les paroles attendues ayant été dictées au préalable par le roi Arthur en personne, lesquelles après tout, comme le fait remarquer judicieusement Marie-Louise Ollier, autorisaient pourtant linterprétation, et ce dune façon favorable à laccusée, surtout si, comme le prétend par ailleurs Jean Frappier, « tout se déroule entre Dieu et la conscience dIseut37 ».

Bref, Iseut semploie, et la chose na été permise que par une mise en scène savamment concertée, à dire littéralement la vérité. Il ny aurait donc pas lieu, a priori, de sétonner du « silence de Dieu » ni de chercher à lexpliquer ou à linterpréter, comme la fait si souvent la critique. Sauf en effet que les récits de miracles ne manquent pas dont la fonction est de confondre, dans le cadre dune procédure judiciaire, un accusé qui formule un serment purgatoire du type de celui proféré par Iseut, cest-à-dire fondé sur un subterfuge. En plus du cas déjà signalé par Pierre Jonin du serf Stabilis confondu par un miracle de 167saint Benoît38, on peut citer celui du héros malheureux dun miracle de saint Nicolas : appelé en justice par son créancier, il déclare dans un serment purgatoire avoir rendu à ce dernier plus quil ne lui devait, mais seulement après avoir confié à son accusateur, le temps de prêter serment, un bâton creux dans lequel il avait dissimulé en pièces dor la somme nécessaire : le parjure (?) reprend ensuite son bâton et rentre chez lui mais il est renversé par un char qui le tue et qui brise le bâton, les pièces dor roulant sur le sol, à la vue de tous, et en premier du créancier qui avait été berné39. Dans le Tristan de Béroul, Dieu reste en revanche bel et bien silencieux, et lon peut toujours en effet interpréter ce silence comme une preuve supplémentaire, sinon de sa faveur, du moins de sa miséricorde, à lendroit damants qui ne seraient coupables quaux yeux des hommes40.

Cest possible, mais on peut rester aussi en deçà de ce type dexplication, cest-à-dire envisager lépisode de lescondit dIseut indépendamment de toute considération morale et métaphysico-religieuse sur la nature ou le degré de la culpabilité des héros devant Dieu et/ou devant les hommes. Et ce pour la simple raison que Béroul semploie lui-même à ne pas rendre problématique la passion adultère entre les deux héros ; le coup de force de Béroul, et cest là du grand art, réside dans ce quil réussit à faire épouser par son auditoire, contre la morale commune, qui est pourtant la morale même de cet auditoire, la cause de deux amants objectivement scandaleux, non pas tant sans doute à cause de leur crime, imputable au philtre en effet, que par leur absence complète de conscience du crime et donc de remords, ces derniers éprouvant de surcroît une évidente jubilation dans la manipulation collective (lépisode du Mal Pas) et dans la vengeance implacable (lexécution des félons). Béroul ne 168sembarrasse pas de morale : il ny a pas à ses yeux matière à scandale dans lamour de Tristan et dIseut, le scandale étant dailleurs du côté de ceux qui cherchent à leur nuire et à les dénoncer au roi Marc. On peut penser autrement… et même le contraire41.

Que reste-t-il alors de lescondit dIseut et de lépisode du Mal Pas ? Un épisode incroyablement subversif qui montre deux personnages se jouer de leurs semblables, de leurs croyances et de leurs rituels judiciaires, lun deux osant même affronter, sans sourciller et sans état dâme, une épreuve « sacrée » en cela quelle prend Dieu à témoin. Du coup, lépisode du Mal Pas apparaît comme une parfaite illustration des critiques portées contre les ordalies à lépoque de la rédaction du texte – ordalies auxquelles le pape Lucius III avait retiré la valeur de preuve en 1185 et que le ive concile de Latran de 1215 prohibe purement et simplement, ce qui va précipiter leur déclin. Nous ne voulons aucunement sous-entendre que lintention de Béroul est de se livrer à une charge polémique contre la procédure judiciaire et la nature des preuves légales à la fin du xiie siècle, mais nous signalons simplement – et le fait est dimportance – que le traitement que propose Béroul de laction en justice va dans le sens des condamnations portées contre des pratiques qui, toujours, mais de façon plus ou moins marquée, ont provoqué un scepticisme croissant sur leur valeur chez un certain nombre desprits – des intellectuels le plus souvent, mais pas seulement42.

Dorigine germanique, les épreuves ordaliques ont été sacralisées par lÉglise mais ont fini par être lobjet de doutes et dhésitations, avant de devenir celui de vives et franches condamnations. Yves de Chartres, par exemple, les autorise dans le cas où la preuve est impossible à établir, mais il les réprouve en général, illustrant ainsi une position assez répandue dans certains milieux ecclésiastiques où on les considère même parfois comme des pratiques purement et simplement superstitieuses. Largumentaire contre les ordalies est théologique, moral et pratique : 169le principe de lordalie somme Dieu dintervenir, ce qui revient à le tenter, chose explicitement condamnée par lÉcriture sainte ; les ordalies provoquent de faux jugements, et lon voit des coupables relaxés et des innocents condamnés, parfois même exécutés ; les serments peuvent être faussés, les épreuves ordaliques manipulées et leurs résultats falsifiés, ce qui nest pas le moindre des arguments en défaveur dune pratique dont on attend un miracle divin43.

Il faut bien reconnaître que le comportement prêté aux deux amants dans le texte de Béroul corrobore les doutes et les reproches des détracteurs des ordalies à la charnière des xiie et xiiie siècles. On vient de commenter lescondit dIseut, nous ny reviendrons pas, mais il nest pas inutile de rappeler que Tristan se disculpe en accompagnant à chaque fois ses déclarations dinnocence dune proposition de duel judiciaire, appliquant ainsi à la lettre les conseils de lermite Ogrin qui lavait assuré – le saint homme – quil ny aurait de toute façon personne pour oser relever son défi44, ce dont Tristan ne doutait dailleurs pas, dès le moment même où le roi Marc le fait arrêter après lavoir presque pris en flagrant délit :

Ja, se Tristran ice seüst

Que escondire nul leüst,

Mex se laisast vif depecier

Que lui ne lié soufrist lïer.

Mais en Deu tant fort se fioit

Que bien savoit et bien quidoit,

Sa escondit peüst venir,

Nus nen osast armes saisir

Encontre lui, lever ne prendre :

Bien se quidoit par chanp defendre. (v. 809-818)

La confiance en Dieu prêtée au héros dissimule mal que celui-ci compte davantage sur sa valeur et sa réputation guerrières pour prouver son innocence : de façon moins spectaculaire sans doute que ne le fait Iseut, Tristan entend tirer – et tirera – lui aussi parti de la procédure judiciaire pour se disculper45.

170

Revenons maintenant au Roman de la violette, dans lequel la procédure judiciaire obéit aux mêmes principes que dans le Tristan de Béroul, puisquon y retrouve laccusation, lescondit, le serment sur les reliques et le jugement de Dieu, sous la forme dun duel judiciaire qui engage le héros, une première fois contre Méliatir, le meurtrier, une seconde fois contre Lisiart, le traître. On sait que le duel judiciaire survit à la prohibition des ordalies de 1215, les ordalies unilatérales ayant de toute façon connu un net reflux dès le milieu du xiie siècle : le gage de bataille, rappelons-le, est encore une des preuves énumérées par Beaumanoir dans ses Coutumes de Beauvaisis. Mais ce nest pas la survivance de la pratique qui explique dans le Roman de la violette le recours au duel judiciaire pour faire triompher en justice la cause de ses héros. Il faut plutôt envisager le duel judiciaire, et plus largement les jugements de Dieu, comme des topoï littéraires à fort rendement narratif ou dramatique ; leur quasi systématicité dans les diverses procédures judiciaires ou les divers conflits à résonnances juridiques fait dailleurs écart avec la pratique réelle, où lon ny recourait en fait que rarement, en toute dernière extrémité. Or Gerbert de Montreuil, sil reproduit des procédures judiciaires tout à fait attendues dans leur forme et leur déroulement, introduit en même temps des éléments qui, par rapport à la production littéraire antérieure, apparaissent soit nouveaux, comme la présence de laveu, soit originaux, comme le développement inédit sur la question du flagrant délit dans le procès dEuriaut.

Conclusion

Du Tristan de Béroul au Roman de la violette de Gerbert de Montreuil la chose judiciaire sest manifestement complexifiée même si la procédure judiciaire apparaît identique dans ses principes (elle reste accusatoire et la charge de la preuve incombe à laccusé) et dans ses développements (recours au serment probatoire et au jugement de Dieu, avec un net primat du duel judiciaire sur les autres formes dépreuves ordaliques). Cette complexité accrue tient à lintroduction déléments que lon ne qualifie ici de nouveaux ou doriginaux quen cela quils étaient absents de la 171représentation littéraire antérieure de la pratique judiciaire ou de lexercice de la justice – phénomène dont nous ne tirons aucune conclusion quant à la réalité historique, même si on nous dit quelle connaît en la matière des inflexions majeures au tournant justement des xiie et xiiie siècles. Le Roman de la violette décrit ainsi une pratique judicaire où le système de la preuve apparaît élargi et dans lequel les preuves légales que sont le serment probatoire et lépreuve ordalique semblent sinon amoindries, du moins manifestement concurrencées par laveu, la reconnaissance de la culpabilité par le coupable lui-même constituant une preuve dernière ou ultime, « la meilleure de toutes », pour paraphraser Beaumanoir, en cela quelle donne la possibilité dun jugement en toute certitude. Si le doute travaille la question du droit et de la justice dans le Tristan de Béroul – comme le montrent la réaction et la position de Dinas –, le désir manifesté par la collectivité den sortir par un escondit des deux amants aboutit à une victoire du mensonge ou de la vérité faussée par lhabilité langagière et la mise en scène rouée : si Béroul fait triompher ses héros, cest au dépens dune vérité qui reste leur apanage, ou celui de quelques-uns de leurs proches, ainsi que de lauditoire de lœuvre, qui se retrouve du coup en situation de complice. Rien de tel dans le Roman de la violette, où la question du doute est lobjet de développements plus approfondis, et où ce doute semble ne pouvoir être définitivement levé que par une preuve légale – laveu – qui vient en surplomb des preuves anciennes. Or laveu, dans ce texte, saccompagne toujours dun récit qui va au-delà de la seule reconnaissance de la culpabilité : cest la révélation publique dune vérité qui, répétons-le, est celle des faits, et non plus celle dune accusation. La différence peut paraître ténue, elle est en fait capitale : on sort dun ordre pour entrer dans un autre.

Philippe Haugeard

Université dOrléans POLEN
(EA 4710)

1 Une soixantaine dannées séparent peut-être les deux œuvres si lon fait remonter la composition du Tristan de Béroul vers 1165, comme on le propose parfois, alors que le Roman de la violette semble, avec plus de certitude, avoir été composé entre 1227 et 1229.

2 L. Louison, De Jean Renart à Jean Maillart. Les romans de style gothique, Paris, Champion, 2004.

3 Nos éditions de référence seront, pour le Tristan de Béroul, celle dE. Muret, revue par L. M. Defourques, Paris, Champion, 1947, et, pour le Roman de la violette (ou de Gérard de Nevers), celle de D. Labaree Buffum, Paris, SATF, 1928.

4 G. Paris, « Le cycle de la gageure », Romania, 32, 1903, p. 481-551 : le personnage principal des récits composant cet ensemble est, rappelons-le, une femme injustement convaincue de sêtre donnée à un homme qui avait fait auparavant le pari de la séduire et qui allègue ensuite de fausses preuves matérielles de son succès, quil croit cependant bien réel parfois ; lhéroïne parvient in fine à rétablir la vérité en apportant des preuves absolument indubitables de son innocence, réduisant du même coup à néant celles avancées par son prétendu séducteur.

5 Le héros, Gérard de Nevers, parie publiquement avec Lisiart, comte du Forez, lun et lautre engageant la totalité de leurs biens dans laffaire, que son amie, la belle et vertueuse Euriaut, résisterait aux avances de ce dernier, ce qui ne manque pas en effet darriver. Éconduit par Euriaut, Lisiart apprend cependant, grâce à lindiscrétion et à la trahison de Gondrée, la suivante de la jeune femme, que celle-ci a une tache de naissance en forme de violette sous le sein droit ; il allègue par la suite la connaissance de ce secret, que Gérard pense être le seul à partager avec Euriaut, comme preuve de son prétendu succès. Convaincu par la « preuve » avancée par Lisiart, Gérard abandonne celle quil croit coupable dinfidélité, mais il découvre plus tard la machination dont la jeune femme a été victime ; il part alors à sa recherche et finit par la retrouver et par la sauver in extremis, alors quEuriaut, une nouvelle fois accusée dun crime quelle na pas commis, va en effet être livrée aux flammes dun bûcher (il sagit dune accusation de meurtre). Après avoir démontré linnocence dEuriaut à loccasion dun duel judiciaire contre le vrai coupable, Gérard rejoint avec elle la cour du roi où il accuse Lisiart de forfaiture et de trahison. Confondu à la suite dun nouveau duel judiciaire, Lisiart est pendu ; Euriaut est rétablie dans son honneur, et Gérard dans ses biens.

6 Rappelons au passage que Gerbert de Montreuil avait comparé, un peu plus haut dans le récit, Gondrée à Brangien (v. 519), confondues dans la même négativité de dangereuses et perfides socières.

7 P. Jonin, Les personnages féminins dans les romans français de Tristan au xiie siècle. Études des influences contemporaines, Publication des Annales de la Faculté des Lettres, Aix-en-Provence, 1958, p. 59-108.

8 B. Ribémont, « Justice et procédure dans le Tristan de Béroul », Méthode !, 20, 2011, p. 1-14.

9 Contrairement à ce que pensait Pierre Jonin, pour qui Marc obéit strictement à ce que commande un flagrant délit ; voir Jonin, Les personnages féminins, p. 62-63.

10 Le procès aura bien lieu pourtant, mais retardé après lépisode du Morrois : Tristan, avant de rendre Iseut à Marc, se déclare publiquement prêt à répondre à toute accusation de liaison coupable entre la reine et lui par un duel judiciaire, proposition que personne ne relève ; les trois barons félons obtiennent ensuite du roi Marc un escondit de la reine, à laquelle ils demandent quelle réponde à laccusation dadultère avec Tristan : on sait comment Iseut se sort daffaire en faussant le serment quon lui demande de prêter ; impressionné par lassurance dIseut, lassemblée nen demande pas davantage, ce qui laisse supposer que le recours à une ordalie eût été possible, voire attendu. Bref, on se situe là strictement dans le cadre de la procédure judiciaire qui a été en usage jusquà la charnière des xiie et xiiie siècles, cest-à-dire une procédure accusatoire dans laquelle la charge de la preuve incombe à laccusé et où le serment est la preuve de droit commun, que ce serment soit suivi ou non dun judicium dei dont la fonction est den éprouver la vérité, les épreuves ordaliques – dans lesquelles il faut inclure le duel judiciaire – sétant développées pour empêcher que lon prête trop facilement serment (voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 1re Partie, Chap. 2, « De lépoque franque à la renaissance du xiie siècle », Paris, PUF, 2000).

11 Il arrivait en effet que les résultats des ordalies fussent lobjet de contestations ; voir B. Lesmesle, Conflits et justice au Moyen Âge. Normes, loi et résolution des conflits en Anjou aux xie et xiie siècles, Paris, PUF, 2008, p. 172.

12 Voir v. 660-666 et v. 736-740.

13 Cas de figure que Frocin, avec laval de Marc, voulait justement, et absolument, éviter ; cest ainsi en effet que nous comprenons la promesse du nain : « Prové seront sanz soirement » (v. 666).

14 Cest ce que fait, avec justesse et subtilité, Marie-Louise Ollier quand elle commente cet épisode et celui du serment purgatoire dIseut au Mal Pas, deux épisodes clés dune œuvre qui semploie en effet à déplacer, jusquà linverser, le système de valeurs en cours ; voir son article « Le statut de la vérité et du mensonge dans le Tristan de Béroul », Tristan et Iseut, mythe européen et mondial, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle, 1987, p. 298-318.

15 N. Koble, « Car amors ne se puet celer : les tentatives de flagrant délit dans les romans français de Tristan », Des Tristan en vers au Tristan en prose. Hommage à Emmanuelle Baumgartner, Paris, Champion, 2009, p. 325-344, ici p. 329.

16 Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, éd. A. Salmon, Paris, Picard, 1899-1900, t. II, Chapitre xxxix, p. 96-130.

17 Le cas de Beaumanoir et de ses Coutumes de Beauvaisis est dailleurs représentatif de toutes les rédactions de coutumes à partir du xiiie siècle ; voir J. Chiffoleau, article « Droit(s) », Dictionnaire raisonné de lOccident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt, Paris, Fayard, 1999.

18 Voir J.-Ph. Lévy, « Le problème de la preuve dans les droits savants du Moyen Âge », La preuve. Moyen Âge, Temps modernes, Bruxelles, Éditions de la Librairie Encyclopédique, 1965, p. 137-167. La notoriété (ou le notoire) est une création du droit canonique, sans précédent dans le droit romain. La preuve notoire est désignée par des termes variés comme notum, evidens ou notorium, ce dernier terme simposant finalement sur tous les autres ; un cadre tripartite finit par se construire, composé du notorium facti (p. 162), dont lexemple type est le flagrant délit, du notorium juris (p. 164), qui englobe laveu et lautorité de la chose jugée, et du notorium praesumptionis (p. 165), quand la présomption dispense de fournir la preuve.

19 La preuve notoire est l« optima et superlativa probationum » car elle constitue une « species probationis non rei dubiae sed certissimae » : voir Lévy, « Le problème de la preuve », p. 160.

20 « Je ni sai autre jugement / Fors de lardoir isnielement ; / Car elle est bien prise prouvee, / Puis que elle est el fait trouvee » (v. 4083-4086).

21 Voir v. 4102-4110.

22 « Et qui ne diroit par esmanche, / Puis que trouvee est en tel ghise, / Que cele ne leüst occise ? / Li fais et la veüe prove / Que qui onques en tel point trove, / Il ni a bataille ne loy. / A ceste parolle maloy / Con le doit par droit jugement / Ardoir et livrer a torment » (v. 5395-5403).

23 Dans les textes juridiques, les leges désignent les différentes épreuves imprégnées de sacralité ; voir D. Barthélemy, Chevaliers et miracles. La violence et le sacré dans la société féodale, Paris, Armand Colin, 2004, p. 241.

24 D. Barthélemy, « Présence de laveu dans le déroulement des ordalies (ixe-xiiie siècles) », Laveu. Antiquité et Moyen Âge, Rome, École Française de Rome, 1986, p. 191-214.

25 Lévolution de la pratique juridique est peut-être elle-même tributaire dun phénomène plus large, culturel et mental, dans lequel entrerait aussi en jeu le développement de la pratique pénitentielle ; cest la thèse développée par Michel Foucault dans un cours donné à lUniversité de Louvain en 1981 et dont le texte est paru plus tard sous le titre de Mal faire, dire vrai. Fonction de laveu en justice, Presses Universitaires de Louvain / Chicago University Press, 2012.

26 Barthélemy, « Présence de laveu », p. 211.

27 Coutumes de Beauvaisis, p. 96.

28 Coutumes de Beauvaisis, p. 97 et p. 102-103 : Toutes les .viii. manieres de prueves que nous avons dites ont tele vertu en eles que cil qui a a prouver, sil prueve par lune tant seulement, il gaaigne la querele qui li estoit niee. Et quant une des prueves li soufist, il ne convient pas quil loffre a prouver par .ii. manieres de preuves ne par .iii., et sil loffroit ne doit pas estre receus du juge.

29 Barthélemy, « Présence de laveu », p. 211.

30 J. Gaudemet, « Les ordalies au Moyen Âge : doctrine, législation et pratique canoniques », La preuve. Moyen Âge, Temps modernes, p. 100.

31 Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 238.

32 Voir v. 4217-4231.

33 Les articles ou développements critiques qui posent la question de la vérité et du mensonge dans le Tristan de Béroul sont trop nombreux pour être tous cités : ils ne manquent pas daccorder une place de choix à lépisode du Mal Pas et de lescondit dIseut. Jean Frappier, dans une étude ambitieuse et fondatrice, y consacre de longues pages : voir « Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise », Cahiers de civilisation médiévale, 6, 1963, p. 255-280 et p. 441-454.

34 Frappier, « Structure et sens du Tristan », p. 450.

35 Ibid. : « On a beau jeu de dénoncer la tricherie dIseut. Comment contester quelle mente aux hommes ? Mais la vraie question est de savoir si par restriction mentale elle est insincère envers Dieu. En raison du philtre et de sa fatalité, nest-elle pas convaincue que Dieu la jugera selon une justice impossible ici-bas et que déjà il la miraculeusement protégée ? Il faut opter pour cette sincérité dIseut, sans quoi il manque une clé de voûte à la structure de la version commune dès lors menacée de seffondrer dérisoirement. »

36 La vengeance des amants rejoint la volonté divine, si lon en croit les vers 2752-2764.

37 Cest le roi Arthur en effet qui orchestre lescondit dIseut ; on le voit annoncer à Marc que « La roïne vendra en avant, / Si quel veront petit et grant, / Et si jurra o sa main destre, / Sor les corsainz, au roi celeste / Quel onques not amor conmune / A [son] nevo, ne deus ne une, / Que len tornast a vilenie, / Namor ne prist par puterie » (v. 4159-4166). Les amants, victimes du philtre, ne jugent pas en effet leur relation comme relevant de la vilenie ou de la puterie : voir Ollier, « Le statut de la vérité et du mensonge dans le Tristan de Béroul », p. 310.

38 Jonin, Les personnages féminins, p. 101-105 : Stabilis est un exemple parmi dautres dindividus cherchant à ne pas être parjures et qui recourent pour cela à un subterfuge matériel ou à un artifice verbal ; leurs procédés nont pas échappé aux juristes et canonistes qui parlent de juramentum dolosum et de calliditas verborum.

39 Jacques de Voragine, La légende dorée, édition publiée sous la direction dA. Boureau et de M. Goullet, Paris, Gallimard, 2004, p. 34.

40 Voir par exemple Frappier, « Structure er sens du Tristan », qui est le premier à notre connaissance à parler de « silence de Dieu », p. 451, expression quil commente en ces termes : « Le péché causé par le philtre est comme absous par les formes du droit coutumier : indice possible de la miséricorde céleste. Dieu sabstient cependant de justifier par une intervention positive un amour à la fois coupable et innocent. Son jugement nest pas de ce monde. »

41 Faut-il rappeler le jugement sévère de Fénice dans le Cligès de Chrétien de Troyes ? Voir Cligès, édition et traduction par Ch. Méla et O. Collet, Paris, LGF, 1994, v. 2099 et suivants.

42 Il y a lexemple fameux de Guillaume le Roux qui, face à une ordalie douteuse, prétend que son jugement aurait été préférable à celui de Dieu, ce qui est interprété comme une impiété par lauteur du témoignage ; voir B. Lemesle, « Premiers jalons et mise en place dune procédure denquête dans la région angevine (xie-xiiie siècle) », La preuve en justice de lAntiquité à nos jours, dir. B. Lemesle, Rennes, PUR, 2003, p. 69-93.

43 Voir J. W. Baldwin, « The Intellectual Preparation of the Canon of 1215 against Ordeals », Speculum, 36, 1961, p. 613-636.

44 Voir v. 2355-2370.

45 Voir encore v. 2568-2574 et v. 2853-2863.