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Classiques Garnier

Passions et vie civile dans le livre III des Essais

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Author: Balsamo (Jean)
  • Abstract: In Book III of his Essays, Montaigne denounces the passions as diseases of the soul, originators of the private and public vices played out in the theater of France’s civil wars. By contrast, he represents himself as an example of the vir bonus, a man if not entirely liberated from the passions, at least making a constant effort to free himself from them: control of the passions is a defining feature of the ethos which has underpinned the exemplary scope of his discourse, which is located within a framework of true civil humanism.
  • Pages: 297 to 315
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406077411
  • ISBN: 978-2-406-07741-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0297
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-20-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Passions et vie civile
dans le livre III des
Essais

Le livre III des Essais, publié huit ans après les deux premiers, en infléchit sensiblement certaines perspectives. Par de subtiles reprises et de nombreux renvois, Montaigne nassure pas moins la cohérence de lensemble, quil renforce de façon plus systématique encore dans les dernières campagnes de rédaction élaborées en partie sur lExemplaire de Bordeaux et publiées dans lédition posthume (1595). Il met ainsi laccent sur le discours politique ; il précise son portrait en gentilhomme, en lassombrissant des traits dun malade et dun vieillard ; il confirme la portée de son discours moral et de sa leçon, en les formulant en maximes et en préceptes. À linverse, le discours quil consacre aux passions et la représentation de celles-ci, qui avaient marqué son projet anthropologique initial1 (décrire lhomme dans sa variété pour chercher à le connaître) semble se restreindre et se limiter. Montaigne ne les évoque pas directement parmi les « subjets graves, et qui grevent » (III, 5, p. 8822), le vice, la mort, la pauvreté, les maladies. Cette contradiction apparente nest sans doute quun effet de perspective, une conséquence de linterprétation de lécriture personnelle telle quelle a été formulée par la critique depuis plus dun siècle : un « portrait du Moi » [sic], réduit à des traits psychologiques et fondé sur un prétendu goût pour lintrospection. En réalité, dans le livre III, Montaigne ne se justifie pas d« épier » ses passions, mais dépier les « effects et circonstances » de celles-ci, afin de ralentir « un peu leur impétuosité et leur course » (III, 13, p. 1121). Le discours portant sur les 298passions demande ainsi à être réexaminé dans ses formes et dans ses fins, de façon dautant plus précise quil a pour conséquence linterprétation même dune œuvre, dont la singularité demeure irréductible aussi bien à ses sources quau statut de précurseur de la subjectivité moderne que la critique a voulu reconnaître à son auteur.

La définition des « qualités maladives »

Une génération après Montaigne, le P. François Loryot (1571-1642) donnait dans ses Secrets moraux concernant les passions du cœur humain (Paris, 1614) la mise en forme définitive de la tradition scolastique, dorigine aristotélicienne et thomiste, dans laquelle sinscrivait alors le discours philosophique consacré aux passions. Celles-ci, définies en termes dappétit, étaient réparties en deux séries, les unes ressortissant à lappétit concupiscible : lamour, la haine, le désir, la fuite, la délectation, la tristesse ; les autres à lappétit irascible : lespérance, le désespoir, laudace, la crainte, la colère. Dans cette conception, les passions, des « mouvements de lâme », nétaient pas considérées comme mauvaises en elles-mêmes, leur bon ou leur mauvais emploi étant du ressort du libre-arbitre de chaque homme digne de ce nom. La colère peut être juste, et servir aussi bien daiguillon à la vaillance quau châtiment des mauvais. Montaigne, formé à la philosophie, connaissait cette typologie. Il connaissait également les différentes conceptions que les penseurs de lAntiquité avaient formulées au sujet de la passion, en particulier les stoïciens et les épicuriens. Il y fait allusion dans les Essais, à travers certaines formules ou certains exemples, ainsi celui de Diogène opposant la raison aux « perturbations » (III, 9, p. 1036), traduction littérale des « perturbationes animi » de la philosophie antique. Mais il ne suit pas ces définitions, voire, il en souligne les insuffisances : « Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouvemens ordinaires » (III, 5, p. 917), il « voit la laideur de ceste passion, mieux que dans Aristote » (III, 13, p. 11203). Il emploie rarement le terme dappétit dans le sens de pas299sion : « Le jugement [] laisse mes appetis aller leur train : et la haine et lamitié » (III, 13, p. 1122). Le plus souvent, il lui donne son sens courant de désir physique, et principalement de désir de se nourrir, sans aucune connotation négative de gourmandise. Au contraire, il critique la conception descriptive des passions donnée par la tradition scolastique, au nom dune exigence morale, fondée sur une définition plus rigoureuse de la vertu, qui sattache à éclairer les fondements et lintention de laction bonne. Il est exagéré de chercher une trace dhétérodoxie dans le discours que Montaigne tient sur les passions et dans la réponse au problème quelles posent4. Sil réfute le dualisme opposant lâme et le corps, il maintient par un subtil distinguo une précise distinction entre les deux plans, qui lui permet daffirmer la maîtrise quil ne cesse davoir sur la première alors que le second échappe à sa volonté5, comme il met en évidence la vanité des notions antiques, ou plutôt des postures qui les expriment, cette « noble impassibilité Stoïque » (III, 10, p. 10666) face à la douleur physique. Toutes ces conceptions philosophiques navaient pas valeur de dogme, elles pouvaient faire lobjet dinterprétations diverses et dinfléchissements, non seulement dans le vaste espace culturel allant de lenseignement scolastique au néo-stoïcisme de certains cercles érudits, mais au sein même de ceux-ci7. Les contemporains français et catholiques de Montaigne, comme Guillaume du Vair ou lauteur anonyme des Saines affections (1591), en usaient eux-mêmes librement, de façon syncrétique, non dogmatique, dans le cadre dune civile conversation et en relation à des enjeux politiques et moraux8.

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Montaigne emploie le terme de passion dans trois acceptions complémentaires. En premier lieu, la passion est lantonyme de laction ; le terme désigne lépreuve et la souffrance, physique ou morale : « non pas sans action, mais sans vexation, sans passion » (III, 10, p. 1052). Montaigne évoque ainsi la mort comme « un quart dheure de passion sans consequence, sans nuisance » (III, 12, p. 341). Ailleurs, il paraphrase par ce terme le proverbe « Dieu me donne le froid selon la robe et me donne les passions selon le moyen que jay de les soustenir » (III, 6, p. 943). Cet emploi toutefois reste rare dans le livre III. La passion ressortit plus généralement au domaine de la psychologie ; elle désigne, classiquement, un mouvement de lâme, un « mouvement interne », une émotion dune certaine durée et dune certaine ampleur, un affect lié aux circonstances extérieures : « Je ne suis battu que des alterations internes, que je produicts en moy, et celles-là marrivent moins en voyageant. » (III, 9, p. 1019). Elle correspond le plus souvent à un sentiment : lamitié, laffection des pères pour leurs enfants ou des enfants pour leur père, la compassion, ladmiration, qui peut être suscitée par la force de suggestion des lieux (III, 9, p. 1043), voire le mouvement même de la pensée. Montaigne met en évidence linconstance de ces mouvements, aussi fréquents que superficiels, que le temps parvient généralement à modifier ou à guérir, ainsi la tristesse et laffliction, selon une évolution quil décrit dans le chapitre « De la diversion ». Dans le livre III, il névoque la mélancolie, confondue avec une forte émotion, que par une seule occurrence9, ainsi que par deux occurrences de ladjectif « mélancoliques », dont une seule dans le sens de chagrin, que lamour serait capable de divertir (III, 5, p. 937), lautre correspondant, selon une précise acception médicale, au tempérament révélé par la physionomie (III, 12, p. 1106). Dans les Essais, Montaigne déplore le chagrin quapporte la vieillesse et il en donne une précise analyse humorale10. Mais la mélancolie, si elle est nommée, nest pas encore considérée en tant que telle comme une passion particulière, elle ne bénéficie pas encore du statut culturel privilégié qui était le sien 301en Italie à la même époque et qui sera le sien en France et en Angleterre au début du xviie siècle11.

Cest à cette conception générale de la passion comme affect que renvoie le discours que Montaigne consacre à lart de la parole : un art de lémotion, quil sagisse de léloquence ou de la poésie, suivant la définition classique donnée par Cicéron dans le Brutus et que Du Bellay avait reprise dans la Deffence12. Dun côté, lart oratoire dans ses formes les plus extérieures et superficielles (lactio), joue des passions (au sens démotions) quil suscite et quil oriente : « Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent leur auditoire, souvent plus que ne font leurs raisons13. » Socrate lui-même, dans le plaidoyer que rapporte Montaigne, connaît la force de lactio sur les juges, bien quil refuse de mettre en œuvre ses effets pour les émouvoir « à commiseration » (III, 12, p. 1100). Mais cet art de lémotion est à double tranchant. Lorateur lui-même, que ce soit lavocat ou le comédien, peut être pris lui-même au piège de « la passion quil représente », rappelle Montaigne en une paraphrase de lInstitution oratoire (VI, ii) de Quintilien. Dun autre côté, la poésie est non seulement un art dont lobjet est la représentation des passions et de leurs conséquences néfastes (III, 4, p. 876), mais, par sa forme, un art capable de troubler lâme des lecteurs ou des auditeurs (ibid., p. 879).

Montaigne développe un point particulièrement subtil à la fin du chapitre 4. Il évoque des « passions fantastiques », cest-à-dire nées de limagination et sans objet concret. Ces passions sont porteuses de colère ou de tristesse, elles « altèrent lâme et le corps » (ibid., p. 884). Dun côté, il souligne une nouvelle fois le lien étroit entre le corps et lesprit, entre les pathologies de lun et celles de lautre, tout en mettant en lumière lorigine purement intellectuelle de ces passions pour inverser le lien de causalité, contre la leçon même de lancienne philosophie rationaliste : ce nest pas seulement le corps qui pèse sur lâme par les sens et par les maux quil éprouve, au point de la rendre « chagrine », mais lâme elle-même qui souffre dun dérèglement propre, capable dinfluer sur le corps et de le rendre malade. Pourtant, la conséquence ponctuelle quil en tire nest pas celle dune déculpabilisation de létat passionnel, dans la mesure où il est involontaire. En réfutant la prétendue supériorité de 302lâme sur le corps, Montaigne met laccent sur la contradiction entre la présomption de lhomme à vouloir tout savoir et tout comprendre, et sa fragilité réelle, âme et corps confondus ; il révèle son inanité qui le conduit à mal agir, en agissant sans prudence ou de façon vicieuse.

Enfin, dans le livre III des Essais, la passion correspond surtout, de façon systématique, à un affect négatif, à une « affection principalle et immoderée » (III, 10, p. 1052), qui conduit à une altération, au sens fort, du jugement et de la raison. La « passionnée amour » (III, 9, p. 996) pour la gestion de ses biens que Montaigne reconnaît à son père Pierre Eyquem ressortit en apparence à un engagement positif et vertueux, qui sert à mettre en évidence, par contraste, sa propre incurie. La suite du développement révèle laliénation de soi quimplique une telle passion, liée de surcroît à la vieillesse ; elle est confirmée par la représentation de Pierre Eyquem aliéné par sa carrière publique, dans le chapitre suivant, « De lutile et de lhonneste ». Montaigne considère en fait la passion comme une « maladie de lâme » (III, 4, p. 874), qui est à lesprit ce que la fièvre est au corps, brève ou durable selon le cas, en forme délancement passager ou de mal durable. Dans certains cas, la passion peut certes avoir des implications ou des conséquences positives, ainsi lambition, vers laquelle il rappelle avoir su détourner un prince avide de vengeance, ou lémulation, qui conduit à briller dans la conférence (III, 8). Mais de façon générale, elle ne conduit pas seulement à mal penser, mais le plus souvent à mal agir, voire à agir selon le mal. De ce point de vue, toutes les passions sont des passions « tristes ». Dès le premier chapitre, Montaigne évoque le prince Jaropelc, duc de Russie, qui, après avoir donné libre cours à sa vengeance, revient à lui et recouvre « une vue saine et non plus troublée par sa passion » (III, 1, p. 838). Dans le dernier chapitre, Montaigne généralise cette expérience de laprès-passion que tout homme peut éprouver et dont il peut tirer un enseignement : « Qui remet en sa mémoire lexcez de sa cholere passée, et jusques où ceste fièvre lemporta, voit la laideur de ceste passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste » (III, 13, p. 1120). Dans un ajout tardif au premier livre, il donne une liste des passions provoquées par le jeu : colère, dépit, haine, impatience, ambition de vaincre14. Dans le chapitre iii, 10, il avait déjà esquissé cette liste et mis en évidence les effets du jeu, dont il importe de se dépassionner. Ailleurs dans le 303livre III, à loccasion dargumentations diverses, il nomme différentes affections de même nature. Lamour en tant que tel ne peut pas être considéré comme une passion, et moins encore dans la mesure où il se comprend comme la recherche naturelle du plaisir, mais le désir sexuel est pour sa part une « passion pressante » (III, 5, p. 897), que Montaigne dit avoir bien connue, lorsque ce désir samplifie en une « affection furieuse et indiscrette » (III, 3, p. 866), dont il évoque les « rages ». Dautres passions sont évoquées, parmi lesquelles les plus fréquentes sont la colère et la haine (III, 1 ; III, 8 ; III, 10 ; III, 13), la crainte (III, 1), la vengeance, « douce passion » (III, 4), lavarice (III, 5 ; III, 9 ; III, 1215), constituant des séries topiques, ainsi « lambition, lavarice, la cruauté, la vengeance » (III, 12, p. 1089). Ces passions ne sont jamais présentées de façon systématique ni classées selon leur origine et leurs causes. Elles font toutefois lobjet dune hiérarchie selon leur gravité, que Montaigne modalise dun point de vue ironique : lhomme tout matériel quil prétend être juge « lavarice, guere moins excusable que lambition » (III, 9, p. 47). Toutes les passions ressortissent à un même excès, elles sont comme autant de formes dintempérance, toutes ont des conséquences sociales, elles impliquent le désordre et la violence.

Montaigne situe dans les passions lorigine des vices. Dans le discours quil leur consacre, à la différence des catégories psychologiques de la tradition scolastique, les passions et les vices ne se distinguent guère, le vice pouvant être défini comme une passion menée à son terme : la vengeance nest pas seulement désir de se venger, mais la mise en œuvre de la cruauté et de la trahison, ainsi que le confirme lexemple de Jaropelc. De ce point de vue, largumentation générale du livre III met laccent moins sur les passions que sur les vices, qui en sont les effets.

Dans une perspective rigoriste, lanalyse de Montaigne va au plus profond de lêtre et plus encore des impostures et des comportements mensongers. Dans le premier chapitre, il rappelle que la compassion elle-même, une passion valorisée en termes religieux, philosophiques et sociaux (voir aussi III, 13, p. 1149), peut porter « je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy » (III, 1, p. 830) ; elle touche même les enfants. Les comportements les plus dignes dans les affaires publiques sont pour la plupart minés par lappétit de gloire, 304qui lemporte sur lengagement vertueux et le souci de bien faire, et le refus de la gloire et de la grandeur lui-même, « auquel il peut escheoir plus dambition, quau desir mesme et jouyssance de la grandeur » (III, 7, p. 961), est leffet dune passion dissimulée. Dans le chapitre « De la diversion », après la prosopopée du comte de Gramont, Montaigne démythifie le comportement héroïque de celui-ci et le désintéressement prétendu de sa vaillance (« je nay icy ni passion ni querelle » III, 4, p. 881), en révélant à la fois la passion ou létat passionnel qui leur servent de soubassement et les formes passionnées quils revêtent dans laction : colère, rigueur, haine. Les passions se trouvent même renforcées par la capacité quont les hommes à les déguiser en vertus : « Lambition, lavarice, la cruauté, la vengeance nont point assez de propre et naturelle impetuosité : amorçons-les et les attisons, par le glorieux titre de justice et devotion. Il ne se peut imaginer un pire estat [EB : visage] des choses, quoù la meschanceté vient à estre légitime : et prendre, avec le congé du magistrat, le manteau de la vertu » (III, 12, p. 1089-1090). Dans le chapitre 10, répondant aux prétentions de ceux qui « disent avoir raison de leur passion », qui prétendent avoir su dominer leur vengeance ou leur colère, et qui cherchent ainsi à revendiquer une forme de vertu, il rappelle le rôle du temps et lépuisement de la passion quil entraîne, en toute indépendance dun effort personnel issu dune volonté bonne, qui seul caractérise lacte vertueux16.

Pour expliquer la situation politique, Montaigne généralise la notion de passion, conçue comme une affection liée à un intérêt particulier, qui conduit à des choix partisans sous le déguisement du respect de la loi et du devoir de lengagement au service du prince : « Il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de linterest et passion privée » (III, 1, p. 833). Le zèle cache une « propension vers la malignité et violence » (ibid.). Largument est repris à propos de « ceux qui allongent leur cholere, et leur haine au-delà des affaires » dans le chapitre « De mesnager sa volonté », où il fait lobjet dun ajout qui met en lumière leffet de la « passion particulière » (III, 10, p. 1058).

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Léthos du discours

Plusieurs chapitres du livre III évoquent certaines passions, dans le cadre dune argumentation portant sur un autre objet. Les passions politiques, incompatibles avec le bon gouvernement, font lobjet dune sévère condamnation dans « De lutile et de lhonneste ». Montaigne évoque ailleurs laffliction, la vengeance, lambition (III, 4), la passion amoureuse et la jalousie (III, 5), livresse de la grandeur (III, 7), les « appétits desordonnez » et parmi eux « ceste cupidité qui nous espoinçonne à lestude des livres [] : ceste complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par lopinion de science » (III, 12, p. 1085), mais aussi, dans le même chapitre, la peur de la mort. Un chapitre entier, ouvert par un titre en forme de précepte, « De mesnager sa volonté », concentre le discours sur les passions, à travers la représentation que Montaigne donne de lui-même en vir prudens, qui se « passionne, par conséquent, de peu de choses » (III, 10, p. 1048). Ce chapitre, de nature apologétique, voué à la justification de lengagement public réticent de lauteur devenu maire de Bordeaux, constitue à sa manière un discours contre les passions et un art de prudence définissant les conditions de laction17.

À la différence des deux premiers livres, aucun titre de chapitre du livre III ne désigne une passion ni nannonce la « mise à lessai » de celle-ci à linstar dautres chapitres bien connus tels que « De la tristesse » (I, 218), « Comme lâme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent » (I, 4), « De la punition de la couardise » (I, 15), « De laffection des pères aux enfants » (II, 8), « De la gloire » (II, 16), « Couardise, mère de cruauté » (II, 27) ou « De la colère » (II, 3119). Celui du chapitre 9, « De la vanité », ne désigne pas un trait de caractère individuel, caractérisant une personne vaniteuse et satisfaite delle-même, qui pourrait être rattaché à une passion, lamour de soi. Il 306consiste en un long développement consacré à la fragilité de lhomme, à la vanité de son action, à la vacuité du jeu social. La vanité, prise dans ce sens, correspond à un attribut de la condition humaine dans sa réalité existentielle, lexpression de sa misère et de lordre du monde. Toutefois Montaigne avait défini cette condition et précisé sa misère dès les premières lignes du chapitre « De lutile et de lhonneste », en mettant précisément en évidence le rôle des passions qui ne cessent de troubler lhomme : « Nostre estre est simenté de qualitez maladives : lambition, la jalousie, lenvie, la vengeance, la superstition, le desespoir logent en nous » (III, 1, p. 830). Cette définition se donne sous la forme dune allégorie, qui combine deux éléments disparates autour de la métaphore initiale du bâtiment de lêtre, dune grande fréquence dans les Essais : dune part la construction de celui-ci, « simenté de qualitez maladives », dautre part les résidents qui y « logent ». Le chapitre « Dun mot de César » souvrait par une définition analogue : la connaissance de soi permet de savoir « aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes » (I, 53, p. 328). Sur les mêmes termes, la sagesse est représentée au contraire comme « un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque » (III, 13, p. 1124). Elle est la perfection de la condition humaine et non pas le contraire de celle-ci, qui résulterait de la mise en œuvre de qualités bonnes remplaçant des qualités maladives, des pièces fortes mises à la place de pièces défaillantes. Sur les bases de cette condition, la sagesse consiste à savoir identifier et à mettre en ordre ces mêmes pièces, pour leur faire tenir leur rang, à leur juste place ; parmi ces pièces figurent les passions.

Le second élément de la métaphore (« loger »), dune grande fréquence dans les Essais, nest pas moins important. Il est dune certaine manière en contradiction avec le premier : les « qualitez maladives » dont Montaigne donne la liste, ne sont pas véritablement constitutives de lêtre ; elles « logent » en lui comme des accidents externes, quil reçoit « par composition » (I, 40, p. 259) au point de les accepter pour siennes. Il sagit, si lon veut filer la métaphore, de locataires, accueillis dans un domicile qui ne leur appartient pas ou qui simposent de force, à linstar du péché « qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile » (III, 2, p. 848). Toute lanalyse de « Du repentir » consiste à identifier et à révéler la perversion de la volonté qui 307consent au péché sous prétexte que celui-ci serait irrépressible, à dénoncer la complaisance coupable qui le permet, lautorise et laccueille. À linverse, le propriétaire attentif non seulement peut mettre de lordre chez lui, mais il doit le faire.

Le livre III amplifie systématiquement non pas lanalyse des passions, mais la représentation que Montaigne donne de lui-même en homme de bien, sinon entièrement libéré des passions du moins cherchant à sen libérer. Cette représentation trouve son achèvement dans le chapitre « De mesnager sa volonté », sur le portrait dapparat en maire de Bordeaux, aussi efficace et prudent dans la politique municipale que libre par rapport à sa fonction et à lui-même. Cette liberté fonde également la relation politique quil entretient avec les Princes et les protagonistes des guerres civiles : « Au demeurant, je ne suis pressé de passion ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands : ny nay ma volonté garrotée doffence, ou obligation particuliere. Je regarde nos Roys dune affection simplement legitime et civile, ny emeue, ny demeue par interêt privé » (III, 1, p. 851). La compréhension profonde que Montaigne a des guerres civiles vient de ce quil examine la situation française et ses acteurs « dune vue moins blessée de passion, quun autre » (I, 20, p. 109). Parmi les passions dont il se reconnaît indemne tout au long du livre, lambition, la vengeance, lenvie (« ceste passion quon peint si forte, na de sa grace aucune addresse en moy » III, 5, p. 908), la cruauté, dont lhorreur le « rejecte plus avant en la clemence » (III, 8, p. 966), auxquelles sajoute labsence de peur, évoquée comme un souvenir personnel, dans un contexte militaire20. Il sagit de passions sociales, qui sont à lorigine de comportements violents.

Pourtant, en tant quhomme, il reste soumis à la condition passionnelle qui définit lhumaine condition. Lui-même, sans contradiction, ne cesse de se représenter à la fois indemne ou libéré de certaines passions, par éducation et par tempérament21, et en même temps, comme un être de désirs, poussé, en société, à sortir de soi-même par « la jalousie, la gloire, la contention » (III, 8, p. 967). La contradiction se résout en termes moraux et sociaux : Montaigne opère une distinction radicale 308entre la passion quil reconnaît pouvoir éprouver intérieurement, comme tout homme même si cest moins que les autres, et son comportement public, soumis à la loi, aux convenances sociales, à la raison : « Si nest-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, quincontinent jy portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de lordonnance publique » (III, 1, p. 834). Il maintient une distance entre l« affection » et la réalisation de celle-ci, entre les « désirs » et les « actions ». Ce choix est à la fois imposé et permis par lordre social. Il est conforme à la conscience qua Montaigne de son statut dhomme libre et des devoirs que celui-ci impose ; comme tel, il ressortit au libre-arbitre en même temps quà la prudence. La passion résiduelle, dont Montaigne connaît la menace toujours possible, celle des affects excessifs, de la colère, liée à limpétuosité de son caractère et aux usages brutaux de la noblesse française22, de la force du désir, fait dautre part lobjet dun double effort pour limiter son effet : dune part, lévitement et le retrait, dautre part la modération. Ce nest pas un hasard si Montaigne évoque Socrate fuyant les attraits de la beauté et, en catholique, la prière du Pater, « ne nos inducas in tentationem » (III, 10, p. 1062).

Montaigne avait déjà consacré un chapitre anecdotique à la notion de modération23. Celle-ci, dorigine aristotélicienne et médicale, correspond aussi à une des quatre vertus cardinales. Montaigne la situe clairement dans une perspective religieuse : « On doibt aymer la tempérance par elle-mesme, et pour le respect de Dieu qui nous la ordonnée » (III, 2, p. 858). Cette précision met en évidence le soubassement chrétien de la morale laïque quil propose dans les Essais. Elle est dautant plus importante quelle en constitue un des seuls indices dans le livre III, avec laction de grâces qui couronne le chapitre final. La modération constitue le cœur de son discours moral, où elle prend souvent la forme dune métaphore équestre. Le début du chapitre « De mesnager sa volonté » décrit cet effort pour « augmenter par estude, et par discours, ce privilege dinsensibilité, qui est naturellement bien avancé » (III, 10, p. 1048). 309La suite révèle la difficulté quil y a à « gourmer et brider » ses passions (ibid., p. 1064), en raison de la vivacité de son tempérament. Cet aveu de sa fragilité et de leffort constant qui dirige son action contribue à léthos de son discours, auquel il donne une nuance héroïque. Il conduit à nuancer la définition que lon a souvent proposée de la modération des passions telle que la décrit Montaigne : elle ne se confond pas avec une eupathie dorigine plutarquienne, avec un bon usage des passions, et encore moins avec lapathie ou impassibilitas stoïcienne24. Il sagit en fait dune « patiente conquête de leuthymia », cest-à-dire du courage qui permet la maîtrise de soi et de lensemble des passions25.

Leffort permanent de modération des passions est ainsi ordonné en un véritable exercice, méthodiquement mis en œuvre : « Jesguise mon courage vers la patience, je laffoiblis vers le desir » (III, 7, p. 961). Sa réussite repose sur la confrontation permanente à un « patron intérieur » (III, 2, p. 848), à la fois idéal humain et juridiction interne (le for intérieur), sous lautorité duquel Montaigne, et à son exemple tout homme, peut estimer la valeur de ses actes en fonction de leurs secrètes motivations et ordonner ses comportements. Montaigne le présente sur le mode de lobligation, dans une formulation complexe qui élargit le discours personnel et implique le lecteur. Cette construction, conçue comme une véritable consolidation de soi, prend un sens tout particulier dans le livre III, en relation dune part à lengagement politique, et dautre part à la vieillesse. Lengagement politique auquel le gentilhomme est contraint par un nouveau devoir dobéissance qui simpose avec une rigueur accrue à la noblesse au cours des guerres civiles, a pour conséquence inévitable une aliénation de la personnalité et de la liberté individuelle, que Montaigne analyse en détail dans les deux chapitres politiques, « De lutile et de lhonneste » et « De mesnager sa volonté » mais aussi dans « De la vanité ». Dès les premières lignes du chapitre iii, 10, Montaigne utilise le verbe « se passionner » au sens de prendre un intérêt trop fort au point den souffrir. Il donne en exemple un gentilhomme, malade sous leffet dune « trop passionnée affection aux affaires dun Prince, son maistre » (iii, 10, p. 1053). Lexemple est dautant plus fort, quil met en évidence non pas limplication vicieuse 310de la passion, haine ou vengeance, développée dans les autres chapitres, mais les conséquences néfastes dune passion positive en apparence (le dévouement au service du prince), chez un homme de bien, un ami de Montaigne.

Lautre contexte passionnel amplement décrit dans le livre III est celui de la maladie et la vieillesse. À la jeunesse, caractérisée comme lâge des « appétits » vigoureux, quil est noble et gratifiant de savoir maîtriser, soppose la vieillesse, âge des passions mesquines, impuissantes, dérisoires, dont Montaigne trace à plusieurs reprises le catalogue sur un mode satirique : « une sotte et caduque fierté [], la superstition, et un soin ridicule des richesses [], plus denvie, dinjustice et de malignité » (iii, 2, p. 858). Pour décrire ces passions séniles, il ne reprend pas lopposition canonique entre appétits concupiscibles et appétits irascibles, il leur dénie la qualité même dappétits. Non seulement la libération par affaiblissement de ceux-ci sous leffet de lâge na rien de vertueux, mais la vieillesse est elle-même menacée par ses passions propres : « Il y faut grande provision destude, et grande precaution pour eviter les imperfections quelle nous charge : ou au moins affoiblir leur progrez » (iii, 2, p. 859). La vieillesse, loin dêtre le temps de la sagesse célébré dans le De senectute26, demande à celui qui la vit une conscience de soi et un effort éthique redoublés.

Lintrospection, si souvent mise en avant par la critique pour présenter les Essais comme une analyse des passions sur un mode égotiste, conduit ainsi à la révélation contraire, permise par la connaissance intime, « dans lâme », que Montaigne prétend avoir de lui-même : celle dun lhomme entièrement concentré en un effort héroïque de maîtrise de soi et de tempérance. Sil nest pas libéré des passions et en particulier de celles quapportent lâge et la maladie, en tout cas, il se reconnaît indemne des vices et de la culpabilité que les plus extrêmes dentre elles auraient pu susciter. Le discours personnel a une portée toujours conative, voire curative, et non pas seulement descriptive ou analytique, il vise à la représentation, à la formation et à la justification de soi ; il garantit et autorise le discours public des Essais, par léthos quil définit, celui dun gentilhomme prudent et les « tesmoignages de conscience » quil donne. 311Ce discours répond à des enjeux politiques et civils. Lhomme qui fait leffort de modérer ses passions est un bon citoyen comme il est capable dune conversation civile.

Une leçon civile

Montaigne passe pour avoir refusé « lhomologie classique entre lâme et lÉtat », qui organisait la psychologie aristotélicienne réinterprétée au Moyen âge. Il aurait abandonné les principes traditionnels dordre et de hiérarchisation de lespace psychologique, considérés comme des « obstacles épistémologiques à la connaissance de lhomme », celle-ci sappuyant désormais sur la seule introspection et le « sentiment interne27 ». Cette perspective doit être inversée et ses conclusions nuancées, dans la mesure où la connaissance de lhomme dans les Essais repose sur une connaissance complète de soi, personnelle et sociale, plus large que la seule vie psychique. En reconnaissant ou en refusant une « homologie » entre lÉtat et lâme, Montaigne ne cherchait pas à appliquer un paradigme politique externe à une psychologie qui aurait été lobjet ultime de son discours. Son propos en fait est dordre politique, et à cet égard, le livre III amplifie cette orientation dans tous les chapitres. Montaigne met bien en œuvre une conception organiciste de la société, dans ses différentes formes, qui ne se réduisent pas à lÉtat. Celle-ci repose sur une identité de structure entre la société et lhomme, plusieurs fois rappelée dans le livre III, et non pas seulement sur une analogie : « Nostre bastiment et public et privé, est plein dimperfection » (III, 1, p. 830). Aux imperfections et aux maladies du corps humain correspondent celles du corps social. Celles-ci font lobjet dune approche médicale, quéclaire un ancien paradigme, probablement renouvelé par la lecture de Guichardin, mais toujours précisé par une exigence morale. Montaigne décrit les maladies de la France des guerres civiles en comparaison ou plus exactement en sympathie avec sa propre maladie. Il en rappelle les remèdes traditionnels, quil soumet à sa propre expérience et à sa critique, ainsi, la diversion, à la fois remède politique pernicieux et « la 312plus ordinaire recepte aux maladies de lame » (III, 4, p. 874). À aucun moment il ne récuse la primauté de lâme, ou plus précisément du principe supérieur de celle-ci, la raison et de son exercice, le jugement.

Du point de vue politique, la critique de Montaigne porte sur le despotisme des mauvais princes, des princes passionnés et parfois vicieux, qui non seulement sont incapables de guérir les « maladies intestines » de lÉtat, mais encore les aggravent. Inversement, pour se dire, pour souligner lordre intérieur quil sait conserver, résultat dun art de prudence appliqué à la saine gestion de soi par un jugement entièrement responsable de tous ses choix, il développe une même image de lÉtat pacifié et bien conduit :

Je nay guère de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près, par le consentement de toutes mes parties : sans division, sans sedition intestine : mon jugement en a la coulpe, ou la louange entière28.

Il évoque les passions et les vices dans les termes mêmes de division et de sédition qui servent ailleurs dans les Essais à préciser les origines et les formes des guerres civiles29. Par cette homologie, il peut faire le lien entre lhomme dépassionné quil prétend être et le citoyen, ou plus exactement le sujet vertueux, qui respecte la loi, la justice distributive, lordre politique, la « police », la paix, toutes les règles qui régissent les relations entre les hommes dune même nation :

Qui me verroit jusques dans lâme, encore ne me trouveroit-il coulpable, ny de laffliction et ruyne de personne : ny de vengeance ou denvie, ny doffense publique des loix : ny de nouvelleté et de trouble : ny de faute à ma parole : et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si nay-je mis la main ès biens, ny en la bourse dhomme François, et nay vescu que sur la mienne, non plus en guerre quen paix : ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer30.

Cest dans cette perspective civile, et non pas dans une perspective danalyse psychologique, que séclaire et que prend sens le discours que Montaigne consacre aux passions en général et aux passions privées en particulier, qui peuvent troubler lordre public comme elles troublent lordre intérieur.

313

Montaigne, en gentilhomme expert en matière dhonneur, consacre un long développement aux conséquences de la colère et à la question du « démenti » ou démentir, tout autre quextravagant dans le chapitre « De mesnager sa volonté ». La colère conduit aux injures, aux offenses et à linjure suprême qui consiste à accuser son adversaire de ne pas dire la vérité. Cet affront suscite une querelle, qui demande à être réglée soit par le duel, soit par une rétractation destinée à « sauver les apparences » (III, 10, p. 1065) ; celle-ci se fait au prix dun démenti que loffenseur se donne à soi-même, personne nétant dupe des justifications alléguées. La colère entraîne ainsi la vengeance ou la lâcheté. Dans lordre des passions, le code nobiliaire impose une hiérarchie, que Montaigne exprime avec rigueur : « Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme, comme le dedire me semble luy estre honteux []. Dautant que lopiniastreté, luy est plus excusable, que la pusillanimité » (III, 10, p. 1066). Dans le livre II, il avait récusé, non sans quelques accommodements, la violence du duel ; il récuse ici la lâcheté des conciliations fondées sur une forme de faux repentir31. La contradiction ne peut être résolue que par la prudence, il faut éviter les passions, pour navoir pas à subir leurs conséquences en société, toujours néfastes.

Cest dans une même perspective sociale, que Montaigne traite de la jalousie dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », entièrement consacré à la passion amoureuse et au désir physique. La jalousie est décrite comme « la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines » (III, 5, p. 906), comme la passion par excellence dans ses effets, traditionnellement rapprochée de lenvie. Cette passion dérive de linexacte appréciation de la nature du désir, qui conduit à une « exaspération immodérée et illegitime » contre celui-ci tel quil se manifeste chez autrui. Montaigne la décrit dans les mêmes termes que la guerre civile : « Pareillement les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, conjurations » (III, 5, p. 908). Le discours de Montaigne combine narrations et exemples pris de sources variées, tant de réactions violentes suscitées par la jalousie que de sages précautions opposées à la menace de celle-ci. La complexité 314ludique et parfois contradictoire de ce discours met en exergue quelques formules assertives, révélant à la fois luniversalité dune passion et de ses causes, et la nécessité dun accommodement intérieur fondé sur une maîtrise des représentations (« serions-nous pas moins coqus, si nous craignions moins de lestre ? », III, 5, p. 914). La philosophie classique navait guère eu à traiter de cette passion privée et de ses conséquences dans la cité antique, dans le contexte des mœurs antiques, marqué par la domination absolue dune autorité masculine, libre dexercer sa violence ; si ladultère ressortissait au droit, la jalousie était un thème satirique, auquel Montaigne fait allusion par une citation de Juvénal. Au xvie siècle, en tant que passion mettant en cause le lien social par ses conséquences sur la réputation et les formes de vengeance quelle suscite, elle sinscrit à la fois dans une tradition littéraire moderne, vivifiée par les conteurs, de Boccace à Marguerite de Navarre, et dans la théorisation des relations civiles. Stefano Guazzo, dont Montaigne avait lu le dialogue de la Civil conversazione (1574), la traite dans le long développement quil consacre aux relations strictement hiérarchisées entre époux, en inversant la jalousie en zèle à se faire aimer32. Montaigne pour sa part en éclaire les soubassements sexuels et sen sert comme dun repoussoir pour définir une éthique des relations entre les sexes, fondée sur une galanterie adaptée à la société mondaine française.

On ne trouvera ainsi dans les Essais aucune valorisation des passions en tant que forme de sensibilité, fût-elle porteuse dune dynamique créatrice, et encore moins de valorisation égotiste dune passion singulière qui aurait caractérisé la personnalité de son auteur, une « passion de soi ». Toutes les occurrences du verbe « se passionner », concentrées dans « De mesnager sa volonté », sont péjoratives. Montaigne sen justifie très précisément au début du chapitre « De lexpérience33 ». Il rattache toujours la passion à limprudence dans laction, au vice, à la misère de lhomme. Comme telle, elle doit faire lobjet dun effort de maîtrise et de modération et mieux 315encore dévitement. Dans les Essais, et en particulier dans le livre III, Montaigne ne se borne pas à décrire les passions, ni même à formuler une conception morale abstraite célébrant un idéal dharmonie. Il les évoque dans le cadre dun discours personnel, dans lequel il se représente à la fois en homme de passion voué à un effort constant daffirmation de soi par la maîtrise, la modération de ces mêmes passions. La forme même de ce discours, un essai fragmenté et sans cesse repris et corrigé, rend compte des difficultés rencontrées, des échecs et des recommencements, mais aussi des résultats. En même temps, ce discours offre une leçon au lecteur, et en particulier, de façon spécifique, à la lectrice de son époque, à qui sont adressés les chapitres 3 et 5. Il sagit dune leçon dhumanité et de respect, qui prend tout son sens au moment des guerres civiles, que Montaigne dénonce comme une époque de barbarie, marquée par le déchaînement des passions publiques et privées, la perversion des valeurs nobiliaires dhonneur et de vaillance. Ni docte ni pédante, entièrement libérée de tout jargon et de tout mode dexposition scolaire, cette leçon nest pas celle dun fruste philosophe antique vivant hors de la bonne société, et encore moins dun prédicateur, quil soit protestant ou catholique, appelant à la mortification des passions en même quil excite lesprit de parti. Il sagit dune leçon paradoxale à bien des égards, qui se donne à travers un exemple vraisemblable, celui dun gentilhomme de distinction et un homme dhonneur dont les Essais sont le portrait contrasté, et non pas lexemple dun héros à lantique. Elle est consciemment articulée sur le discours personnel dont elle constitue le condensé ; elle est formulée en un art raffiné de la maxime et du précepte, dont le livre III expérimente la nouveauté. Lefficacité de ce discours provient de son agrément et de sa séduction, fondés sur son énergie, sa variété stylistique et la mise en œuvre des ressources de lesprit. Elle provient plus subtilement encore de léthos sur lequel ce discours repose, permis par le discours personnel, et de lempathie quil sait susciter chez le lecteur. Lefficacité du discours des Essais tient à la mise en œuvre littéraire des passions, à une fin morale et civile.

Jean Balsamo

Université de Reims

1 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014. Ce nest pas un hasard si lauteur fonde sa réflexion principalement sur lApologie de Raimond Sebond et plus généralement sur le livre II, qui concentrent 105 occurrences du terme passion(s) sur 151. Voir également T. Cave, « “Outre lerreur de nostre discours” : lanalyse des passions chez Montaigne », La Poétique des passions. Mélanges offerts à François Charpentier, Paris, Champion, 2001, p. 389-406.

2 Toutes nos références renvoient à M. de Montaigne, Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, 42014.

3 Montaigne fait une mention ironique aux facultés ou « actions » de lâme, parmi lesquelles « lappetitive », Les Essais, II, 12, p. 530. Les termes « irascible » et « concupiscible » ne se trouvent pas dans les Essais ; en revanche, en particulier dans le livre III, la « concupiscence » est toujours mise en relation au désir sexuel, ainsi la « concupiscence feminine » dont la force, « lappetit » étonne les docteurs, ibid., III, 5, p. 897.

4 Voir la notice « Passions » [C. Couturas], Dictionnaire Michel de Montaigne, éd. Ph. Desan, Paris, Champion, 2004, p. 761-763.

5 Voir en particulier Les Essais, III, 13, p. 1147, la mention de lerreur des médecins, qui attribuent la mauvaise mine de Montaigne « à quelque passion secrete qui [le] rongeast au-dedans ».

6 Montaigne évoque par deux fois la notion dataraxie, quil attribue à lécole sceptique, ibid., II, 12, p. 530 (dans le sens de « condition de vie paisible »), et ibid., p. 613 (dans le sens d« immobilité du jugement »).

7 Voir sur ce point L. Pétris, « Trois magistrats écrivains face au stoïcisme à la Renaissance : LHospital, Pibrac, Montaigne », Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, « Cahiers V.-L. Saulnier », 23, Paris, Presses de lENS, 2006, p. 71-91.

8 Sur ce point, voir J. Balsamo, « Des saines affections (1591) et le syncrétisme philosophique dans la culture de cour sous Henri III et Henri IV », Journal de la Renaissance, vol. VI, 2008, p. 23-36.

9 Les Essais, III, 4, p. 880 « Il est certain quils semportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraye melancholie ».

10 Les Essais, III, 9, p. 995 : « Depuis que jay le visage tourné vers le chagrin [] pour sotte cause qui my ayt porté : jirrite lhumeur de ce costé là : qui se nourrit après, et sexaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre ».

11 Voir M. Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1983.

12 Cicéron, Brutus, L, 188 ; Du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoise, II, 11.

13 Les Essais, III, 4, p. 878.

14 Les Essais, I, 50, p. 323.

15 Sur cette passion, voir Ph. Desan, « Lavarice chez Montaigne », Seizième siècle, vol. 4, 2008, p. 113-125.

16 Les Essais, III, 10, p. 1062.

17 Voir sur ce point louvrage fondamental de F. Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, en particulier, p. 77-85.

18 Voir sur ce chapitre, Fr. Charpentier, « La passion de la tristesse », Montaigne Studies, vol. 9, 1997, p. 35-50.

19 Sur ce chapitre, voir J. Balsamo, « La philosophie à la cour : Montaigne et lAcadémie du Palais. Quelques remarques à propos de “De la colère” (II, 31) », Montaigne contemporaneo, éd. N. Panichi et al., Pise, Edizioni della Normale, 2011, p. 71-88.

20 Les Essais, III, 6, p. 942 « [Ma fuite] estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue ».

21 Les Essais, III, 6, p. 942-943 « Nature mayant descouvert dun costé, ma couvert de lautre : Mayant désarmé de force, ma armé dinsensibilité, et dune apprehension reiglée, ou mousse. » ; voir aussi III, 10, p. 1048.

22 Montaigne relate un effet de cette impétuosité de caractère, qui le conduit à maltraiter les gens à son service, « javoi donné un soufflet à notre vetturin, qui est un grand excès selon lusage du païs », Journal du voyage en Italie (1774), éd. Ph. Desan, Paris, STFM, 2014, p. 595.

23 Voir C. Couturas, « “De la moderation” : vertu affaireuse ou principe vital », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, VIIIe série, 29-30, 2003, p. 59-74.

24 Sur ce point, voir H. Friedrich, Montaigne [1949], Paris, Gallimard, 1993, p. 183-185.

25 Voir M. Fumaroli, « “Nous serons guéris, si nous le voulons”. Classicisme français et maladie de lâme », Le Débat, 29, mars 1984, p. 92-114.

26 Sur cette tradition et sa critique par Montaigne, voir C. Skenazi, Aging Gracefully in the Renaissance. Stories of Later Life from Petrarch to Montaigne, Medieval and Renaissance Author and Texts, 11, Leyde / Boston, Brill, 2013.

27 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, p. 306.

28 Les Essais, III, 2, p. 853.

29 Voir J. Balsamo, « Des Essais pour comprendre les guerres civiles », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, LXXII, 2010, p. 521-540.

30 Les Essais, III, 2, p. 847.

31 Dans le code de léthique nobiliaire, le « desdire » est considéré comme un « desmentir » donné à soi-même. Cest sur ces bases, éloignées de toute considération religieuse, que peut se comprendre largumentation du chapitre « Du repentir » ; voir G. Hoffmann, « E. Auger et le contexte tridentin de lessai “Du repentir” », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, VIIIe série, vol. 21-24, 2001, p. 263-275.

32 St. Guazzo, La civil conversazione [1574], éd. A. Quondam, Ferrara, Franco Cosimo Panini, 1993, t. I, p. 193 : « Onde medesimamente dee il marito accompagnar lamor suo con una gelosia continova di non perdere per colpa de se medesimo la benivolenza e la grazia della moglie » ; sur la lecture de Guazzo par Montaigne, voir M. Tetel, « Montaigne et Stefano Guazzo. De deux conversations », Présences italiennes dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 1992, p. 11-27, ainsi que N. Panichi, « “Filosofare conversando” : Montaigne lettore di Stefano Guazzo », Studi umanistici Piceni, XVIII, 1998, p. 115-128.

33 Les Essais, III, 13, p. 1116.