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Classiques Garnier

Le mythe d’Étienne Marcel Les interprétations controversées du meurtre d’Étienne Marcel le 31 juillet 1358, de la fin du xviiie siècle au début du xxie siècle

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Author: Amalvi (Christian)
  • Abstract: There are numerous analogies between the heights of the revolts in Paris of 1356-1358 and the French Revolution. These similarities have meant that, throughout the nineteenth century and well into the twentieth, French historiography has reconfigured the provost of Paris, so that he sometimes metamorphoses into a Danton, and sometimes into a Robespierre of the Middle Ages. The article analyzes the stakes at play in the controversial rewriting of this crucial episode in the history of Paris.
  • Pages: 107 to 125
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406077411
  • ISBN: 978-2-406-07741-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0107
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-20-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Le mythe dÉtienne Marcel

Les interprétations controversées du meurtre
dÉtienne Marcel le 31 juillet 1358,
de la fin du xviiie siècle au début du xxie siècle

Le 31 juillet 1358, à la porte Saint-Antoine, le prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel est assassiné par ces mêmes Parisiens, qui, pendant plusieurs mois, ont soutenu sa révolte contre le Dauphin Charles, qui exerce le pouvoir au nom de son père, Jean le Bon, prisonnier à Londres à la suite du désastre de Poitiers le 19 septembre 1356. Cette crise du xive siècle fut jugée suffisamment importante pour être considérée comme une des « Trente journées qui ont fait la France », titre dune collection lancée chez Gallimard à la fin des années cinquante1. Cette poussée de fièvre parisienne mérite-t-elle cependant dêtre qualifiée de révolution médiévale, voire même dêtre assimilée à une étape décisive annonçant juillet 1789 ? Dans son livre sur La Guerre de Cent ans, Jean Favier (1932-2014) analyse de manière pénétrante lévénement et met en garde contre toute forme danachronisme : « homme daffaires prospère, Marcel navait rien du révolutionnaire2 » et, selon lui, ce sont des motifs étrangers à la politique qui, au départ, lincitent à se lancer dans un engagement politique :

Étienne Marcel avait encore sur le cœur, en 1356, les cinquante mille pièces dor [de la succession de son beau-père, Pierre des Essarts, dont il avait été injustement, selon lui, privé], la duplicité du gouvernement royal et la rouerie de sa propre famille. Deux fois dupé par les spéculations financières de lentourage royal, il nallait laisser passer ni loccasion dune réforme ni celle dun règlement de comptes. Frustré dune fortune par la bonne société politique, ce grand bourgeois était prêt à lui déclarer la guerre au prix des alliances les plus inattendues3.

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Cependant, de lépoque romantique à la seconde moitié du xxe siècle, les historiens nont pas toujours eu cette prudence et cest souvent à la lumière des événement révolutionnaires survenus en France à la fin du xviiie siècle quils ont analysé le bras de fer entre le prévôt des marchands de Paris, considéré tantôt comme un Danton, voire un Robespierre médiéval, et le futur Charles V, qui, grâce à son intelligence, aurait échappé au sort tragique de Louis XVI…

Précisément, lobjet de la présente étude nest pas de revenir après Jean Favier sur la crise du xive siècle elle-même, mais de rappeler comment, pendant environ un siècle et demi, les représentations de lagitation parisienne de 1356-1358 ont été largement conditionnées par le contexte politique de la France contemporaine caractérisé par la multiplication des révolutions. À la suite de la profonde rupture de la décennie 1789-1799, les répliques sismiques sont en effet nombreuses : 1830 ; 1848 ; 1871, sans oublier les conséquences tragiques des conflits militaires, notamment en 1871, où la défaite face à la Prusse contribue à provoquer la Commune du printemps 1871. Bref, entre lépoque romantique et la fin du second conflit mondial, la tentation de dresser des parallèles historiques plus ou moins pertinents entre la France médiévale et la France contemporaine a agité nombre dauteurs. Ce sont ces interprétations, subjectives, partisanes et controversées que janalyse ici.

Dernière précision, qui nest pas la moins importante, mon corpus dauteurs nest pas seulement composé dhistoriens patentés, mais aussi de publicistes et de polygraphes, voire même dartistes que la « journée » du 31 juillet 1358 a inspirés. Adossé à ce socle documentaire très vaste et très varié, je me propose darticuler ma réflexion sur le mythe dÉtienne Marcel autour de trois séquences chronologiques successives et complémentaires saisies dans la longue durée de lépoque contemporaine.

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Les Temps forts du mythe,
de la Révolution à nos jours

Le choix des trois moments doit beaucoup à la problématique de Marianne développée par Maurice Agulhon, qui nous sert ici de guide sûr4 : Étienne Marcel au combat correspond au siècle de la conquête du pouvoir par les adversaires du pouvoir monarchique et impérial de la fin du xviiie siècle à la victoire définitive de la République en 1879. Étienne Marcel au pouvoir coïncide avec lavènement, la consolidation, la chute (en 1940) puis la résurrection de la République, de 1880 à nos jours. Enfin, dans la troisième partie, plus thématique, on assiste à une mise à distance critique de ce mythe romantique, dune part par la droite et, dautre part, par les savants – érudits et universitaires – attitude qui nempêche nullement celui-ci de continuer à prospérer sur le plan politique jusquau début du xxie siècle.

Sous lAncien Régime, cet épisode, qui a ébranlé la dynastie des Valois, est souvent occulté dans lhistoire de France. Ainsi, dans Linstruction sur lhistoire de France et romaine de labbé Le Ragois, ouvrage de vulgarisation destiné à laristocratie et à la bourgeoisie, qui, tout au long du xviiie siècle, diffuse la version officielle des règnes successifs qui ont fait la France, on ne relève aucune mention de la révolte dÉtienne Marcel, ni dans le règne de Jean Le Bon, ni dans celui de Charles V. Certes, en 1788, une pièce de théâtre dun auteur à succès, Sedaine (1719-1797), fait jouer Maillard ou Paris sauvé, dont le héros nest pas Étienne Marcel, mais son vainqueur et qui stigmatise la révolution parisienne5.

Du reste, pendant la Révolution elle-même, je nai trouvé que fort peu dœuvres évoquant la révolution du xive siècle. Fait intéressant à souligner, ces rares textes sont le plus souvent hostiles au prévôt des marchands. Comment expliquer lindifférence avérée des révolutionnaires eux-mêmes à légard de celui qui, avec le recul, aurait pu apparaître comme un martyr 110de la liberté idéal et comme un ancêtre digne de leur cause ? Ce silence sexplique par la sacralisation de lAntiquité dans le cursus détudes des collèges de lépoque moderne : nourris dhumanités classiques, les orateurs des assemblées révolutionnaires, qui ont érigé lAntiquité grecque et latine au rang dUtopie et de modèle historique universel, font plus souvent référence, dans leurs discours, aux mânes des héros de Tite-Live et de Plutarque quà la mémoire des acteurs des vieilles chroniques médiévales quils ignorent. Dailleurs, où auraient-ils puisé des références à la révolution dÉtienne Marcel puisque le manuel de labbé Le Ragois était muet sur lui ? Si les révolutionnaires nont pas plus besoin dancêtres que de savants, en revanche, il est plus pertinent de voir la Contre-Révolution brandir la conjuration de Marcel comme une sorte de repoussoir hideux pour mieux rabaisser les prétentions révolutionnaires. Aux partisans de la République, qui proclament leur volonté de faire table-rase du passé monarchique en renouant avec les Gracques et de réécrire dans sa totalité lhistoire du monde, les monarchistes répliquent quils sont en réalité des plagiaires sans imagination. En 1793, un émigré, labbé de Bévy, souligne que « les factieux nont rien inventé : ils ont stérilement imité les anciens révolutionnaires et ont renchéri sur leurs crimes6 ».

Dans ces conditions, comment expliquer que, sous la Restauration, les libéraux, rompant avec lindifférence des révolutionnaires à légard du prévôt des marchands, laient enfin considéré comme le précurseur direct des tribuns de la Révolution ? Certes, la redécouverte romantique du Moyen Âge à partir des années 1820, et dont lexpression majeure reste, en 1831, la publication du roman Notre-Dame de Paris par Victor Hugo, peut justifier ce retournement de mentalités7. Je reste cependant convaincu quune autre raison a joué. En 1815, lhistorien légitimiste Joseph Naudet (1786-1878) réactualise dans sa Conjuration dÉtienne Marcel contre lautorité royale la thèse du complot de labbé Barruel et flétrit implicitement, dans la révolution du xive siècle, la matrice de la Révolution du xviiie siècle. Avec lui sesquisse probablement, à droite, une généalogie apocalyptique et diabolique des révolutions, qui unit de manière implacable les anneaux sinistres des soulèvements contre lautorité royale 111du Moyen Âge à la fin de lAncien Régime. Or, on peut se demander si lanathème jeté par Joseph Naudet et les Ultras contre la révolution du xive siècle na pas incité les libéraux de lépoque romantique, jusque-là plutôt indifférents à son égard, à revendiquer haut et fort son héritage et à considérer désormais Étienne Marcel comme un ancêtre honorable. Une chose est sûre, cest sous la Restauration que, probablement pour la première fois, sétablit dans lhistoriographie libérale une filiation positive, voire glorieuse entre 1356 et 1789. Les premiers témoignages favorables sont ceux de lancien Girondin Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835) dans son Histoire de Paris (1821-1825) et surtout de lhistorien et économiste suisse Simonde de Sismondi (1773-1842) dans son Histoire des Français. Sismondi est probablement le premier à saluer sans réserve en Étienne Marcel et en Robert Le Coq les glorieux précurseurs du gouvernement représentatif et dans la Grande Ordonnance de mars 1357 la première Charte arrachée par la bourgeoisie française à larbitraire monarchique.

Cette découverte par la gauche dune caution historique susceptible de légitimer ses revendications politiques est naturellement confirmée et amplifiée par les « Trois Glorieuses », qui semblent réactualiser à près de cinq siècles de distance les vœux du lointain prévôt des marchands : donner à la France un véritable régime constitutionnel et confier le soin de veiller à son respect à une branche cadette réputée plus libérale. Surtout, la révolution ratée de 1358 légitime celle, réussie, de 1830 en la présentant comme laboutissement, la consécration nécessaire de plusieurs siècles de combats acharnés. Dans cette perspective téléologique, les « Trois Glorieuses » napparaissent plus comme la résultante de circonstances accidentelles et du succès hasardeux des barricades parisiennes, mais comme portées, préparées par la persévérance séculaire de la bourgeoisie et la volonté immuable de la nation tout entière.

Pour toutes ces raisons, même si la violence révolutionnaire des meneurs est condamnée, la bienveillance des historiens progressistes comme Michelet et Henri Martin est acquise aux grands desseins libéraux du prévôt parisien. Pour le premier, « cette tache sanglante dont la mémoire dÉtienne Marcel reste souillée, ne peut nous faire oublier que notre vieille charte est en partie son ouvrage. [] Dans lordonnance de 1357, il vit et vivra8 ». Si lancien conventionnel Thibaudeau salue 112implicitement en Marcel un Danton médiéval, dont laudace patriotique a sauvé la France envahie9, Michelet nhésite pas à avoir recours explicitement à cette analogie en célébrant « le génie de la France, en son Danton dalors, Marcel10 ».

On mesure le changement de regard porté sur la crise de 1356-1358 à la place quoccupe désormais cet épisode dans des ouvrages de haute vulgarisation destinés à la bourgeoisie. En 1835, limportant Plutarque français de Mennechet ne fait référence au prévôt parisien quà travers la notice relative à Charles V, rédigée par le marquis de Cubières, qui plaque sur la révolution de 1358 lhorreur que lui inspire celle de 1793 ! En 1846, ce même Plutarque français consacre aussi un chapitre autonome à Étienne Marcel, dont la responsabilité est confiée à Jules Quicherat (1814-1882). Certes lérudit chartiste se montre moins enthousiaste envers le prévôt quenvers Jeanne dArc, condamnant fermement son basculement dans la violence. Cependant, à ses yeux, Marcel reste dans lhistoire linspirateur de lordonnance réformatrice du 3 mars 135711.

Si, dans un premier temps, léchec de la Seconde République a pu rejaillir de manière négative sur le mythe dÉtienne Marcel, la dictature bonapartiste consécutive au coup dÉtat du 2 décembre 1851, contribue à réhabiliter la vision dune révolution qui, au départ du moins, affichait des intentions réformatrices conformes aux idéaux des opposants à lEmpire autoritaire. Cette interprétation libérale de lépisode parisien du xive siècle sexprime notamment dans louvrage de Tommy Perrens, un élève dAugustin Thierry, spécialiste des républiques italiennes, au titre ambitieux publié en 1860 : Étienne Marcel ou le gouvernement de la bourgeoisie. Dans cette première biographie savante du prévôt, Perrens campe son héros en visionnaire, qui, en confiant aux représentants de la nation le gouvernement du pays, a devancé son temps et tenté de faire sonner, à lhorloge de lhistoire, 1789 dès 1358.

Dans la foulée du livre de Perrens, la décennie de lEmpire libéral (1860-1870) est caractérisée par une série de publications relevant de la vulgarisation historique – celles de Bordier et Charton, de Frédéric 113Morin et dHenri Martin12 – qui défendent la mémoire dÉtienne Marcel avec des arguments proches de ceux de Perrens. Cependant cette embellie historiographique est de courte durée dans la mesure où le traumatisme provoqué par la Commune du printemps 1871 a des effets dautant plus négatifs sur limage libérale du tribun parisien que les analogies entre la situation de la France en 1356-1358 et celle de 1870-1871 sont frappantes. On peut le mesurer en lisant larticle apocalyptique du juriste orléaniste Charles Giraud (1802-1881), ami intime dAdolphe Thiers, publié dans la Revue des Deux-Mondes sur « Le traité de Brétigny et la France en 1364 » : « Les Communeux du xive siècle nimaginèrent point, comme les Communeux du xixe, de mettre le feu à Paris plutôt que de labandonner à leurs adversaires ; mais ils suscitèrent un instrument de destruction tout aussi fatal à leur pays. Au xixe siècle datroces insensés ont rêvé lincendie des villes ; en 1357, ils ont provoqué dans les campagnes la jacquerie et ses horreurs. Ce fut le complément des calamités. La terreur fut universelle ; rien ne manquait aux malheurs du pays13. »

Si, à droite, il est naturel de stigmatiser en Étienne Marcel un « communard » du xive siècle, la gauche est profondément divisée et ce clivage recoupe en fait celui qui oppose « opportunistes » et « radicaux ». Le trouble provoqué à gauche par la Commune est particulièrement visible en 1874 dans la réédition par Perrens de sa biographie du tribun parisien. Il y opère une révision déchirante et fait même une douloureuse autocritique :

Quand je publiai, il y a plus de dix ans, louvrage intitulé Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle, on me blâma, non sans raison, je lavoue, davoir trop insisté sur les ressemblances que pouvaient avoir avec nos idées modernes les réformes, les agitations démocratiques des hommes du Moyen Âge, si différents de nous à tant dégards. [] Mais, juste retour, Monsieur, des choses dici-bas, plusieurs de ceux qui me reprochaient davoir vu dans Marcel un révolutionnaire de 1830, font de lui un « communard » de 187114.

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La réédition de la biographie de 1860 porte aussi la marque de ces déchirements internes. En 1874, linterprétation quil propose des événements du xive siècle est ainsi beaucoup moins anachronique et beaucoup plus critique et nuancée. Le changement de titre résume déjà clairement le changement de ton qui caractérise louvrage, qui sintitule sobrement Étienne Marcel, prévôt des marchands. Enfin et surtout, Perrens prend explicitement ses distances avec les projets grandioses quil attribuait imprudemment, en 1860, à son héros : « À mes yeux (comme à ceux dAugustin Thierry) Étienne Marcel et ses amis ont voulu assurer à la France, en 1358, les conquêtes de 178915. » Or, en 1874, Perrens salue en Marcel un tribun pragmatique dépourvu de tout grand dessein abstrait !…

Si la gauche modérée tente avec plus ou moins de succès dépargner aux représentations de la révolution de 1358 toute contamination « communarde », lextrême-gauche affiche une admiration sans réserve pour celui quelle considère explicitement comme un grand ancêtre de 1789, voire même de 1793. Cest par exemple le cas dErnest Hamel, thuriféraire de Robespierre, dans ses Origines de la Révolution, paru en 1872.

Le personnage si controversé de Marcel commence aussi à intéresser les artistes et, le 8 février 1879, lopéra de Lyon monte lœuvre musicale de Camille Saint-Saëns, Étienne Marcel. Lauteur na pas pris un grand risque dans la mesure où cette année 1879, marquée par la démission du maréchal de Mac-Mahon suivie de lélection de Jules Grévy, un ancien « Quarante-huitard » à la Présidence de la République, constitue lavènement de la République des vrais républicains. Désormais, reprenant la terminologie appliquée par Maurice Agulhon à Marianne, Étienne Marcel est solidement installé au pouvoir. Une seconde séquence, très favorable à son image, peut alors commencer…

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Étienne Marcel
au pouvoir jusquà nos jours

Intégré désormais au Panthéon républicain, Étienne Marcel, inscrit parmi les précurseurs officiels de la Révolution, fait partie de la galerie des personnages illustres, dont le culte est proposé en exemple à la jeunesse et à la nation. Ce nouveau mythe revêt une triple dimension, visible dans une production historique relevant de la vulgarisation populaire et scolaire ; une iconographie héroïque ; un corpus littéraire.

Une vulgarisation historique
quasiment hagiographique

Au cours de la décennie 1879-1889, fondatrice pour le régime républicain, le culte dÉtienne Marcel est diffusé par trois supports parfaitement complémentaires : des ouvrages destinés au grand public, des livres de lecture et de prix placés dans les bibliothèques des établissements dinstruction publique et distribués à la jeunesse sous forme de prix et détrennes familiales, enfin des manuels scolaires en usage dans les écoles primaires.

Voici un extrait significatif de ces ouvrages de vulgarisation généraliste, qui visent un public bourgeois progressiste :

De tous les faits de lhistoire de France, le plus étonnant, le plus admirable, le plus inouï, le voici : cest une ville, en plein xive siècle, sélevant non seulement à lesprit de liberté municipale, mais aussi à lesprit de liberté nationale. Cest un homme franchissant quatre siècles dans lélan prodigieux de sa pensée, annonçant 1789 en 1358, voulant et tentant des choses que nos révolutions modernes nont pas encore achevées16.

Parmi les livres de lecture et de prix offerts à la jeunesse, on relève trois catégories douvrages édifiants publiés par des maisons dédition laïques parisiennes, qui célèbrent toutes le glorieux précurseur des Hommes de la liberté : des recueils collectifs de biographies de Héros parisiens et de Français illustres dune part, des biographies individuelles dÉtienne Marcel dautre part. En voici un échantillon 116symbolique : les Récits patriotiques, livre de lecture courante à lusage des écoliers qui veulent devenir de bons Français proclament que « loin dêtre un traître à la France, comme on la dit parfois [], Étienne Marcel fut le plus grand citoyen du quatorzième siècle, le premier qui osa revendiquer les droits de la nation en face de la royauté17. » Dautre part, LAmour de la patrie, récits nationaux compare sans sourciller Étienne Marcel au Christ :

Étienne Marcel, sorti de son humble boutique de drapier du quartier des Halles, pour devenir le plus grand citoyen et le premier magistrat de Paris, fut lun de ces hommes daction que leur siècle ne peut contenir, tant ces colosses de la pensée ont des cerveaux prodigieux. Ils brisent les destins ou bien se font briser par eux. Marcel, comme beaucoup de ces esprits sublimes, qui ont travaillé à lémancipation humaine, est mort à la peine, succombant sous les coups redoublés de la calomnie et de la trahison ; il a donc bu le calice jusquà la lie, et lui, qui, au milieu des ténèbres épaisses de lignorance, de la nuit profonde des temps barbares où il vivait, semait les idées de justice et de droit auxquelles nous devons nos libertés, a vu de près les insulteurs et les bourreaux. Mais il est de ceux-là qui peuvent dire, comme le Christ, lorsque les peuples sont émancipés, grâce à leur sanglant sacrifice : Prenez et buvez, car ceci est ma chair et ceci est mon sang18.

Entre 1881 et 1895, on ne compte pas moins de six monographies biographiques qui sadressent explicitement à la jeunesse. Seule Jeanne dArc et les généraux de la Révolution – Hoche, Kléber et Marceau – le dépassent. En voici la liste complète classée par noms dauteurs :

Euphémie Garcin, Étienne Marcel, Paris, Librairie centrale des publications populaires, 1882.

Émile Gautier, Étienne Marcel, Paris, Librairie déducation laïque, 1881.

Lucien Lazard, Un bourgeois de Paris au xive siècle : Étienne Marcel, Paris, Gedalge, 1895.

Édouard Petit, Étienne Marcel ou la bourgeoisie parisienne au xive siècle, Paris, Librairie générale de vulgarisation / Degorce-Cadot, 1883.

J. L. C. Renaudin, Étienne Marcel et son époque, Paris, Boyer, 1881.

Jules Tessier, Étienne Marcel, Paris, Picard et Kaan, 1888.

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En revanche, les manuels laïques contemporains des grandes réformes de Jules Ferry se montrent moins favorables à sa cause. Paradoxe ? Non. Certes, ils saluent son rôle de défenseur de la cause du peuple et de la liberté, mais réprouvent son alliance avec Charles le Mauvais, qui risquait de provoquer le démembrement de la patrie. Dautre part et surtout, il leur est difficile de célébrer tout à la fois la mémoire de ladversaire du Dauphin Charles et celle de Charles V, dont le règne glorieux a su réparer efficacement les terribles échecs du règne de Jean le Bon. Dans le contexte douloureux de la défaite face à la Prusse en 1870, les manuels laïques préfèrent privilégier la « revanche » conduite avec succès par Duguesclin sous la conduite de Charles V plutôt que les prémices médiévales de la Révolution de 1789.

Vingt ans après, le ton a changé. Les nouveaux manuels en usage au début du xxe siècle, desprit plus radical, sans négliger un patriotisme sourcilleux, se montrent désormais plus attentifs à la dimension émancipatrice du mouvement parisien de 1358. Ce nest donc pas un hasard si, en 1904, la couverture des Récits familiers sur les plus grands personnages et les faits principaux de lhistoire nationale dAulard et Debidour représente la statue en bronze du prévôt élevée, en 1888, dans les jardins de lHôtel de Ville de Paris, et si limportant manuel Gauthier-Deschamps, publié par la puissante maison Hachette, salue en Marcel celui qui « voulait le gouvernement de la Nation par la Nation ; il voulut que la France se gouvernât elle-même par ses représentants. Cela se fait aujourdhui. Mais à cette époque, cet idéal républicain était dune réalisation impossible19 ». Le très modéré Ernest Lavisse lui-même tient compte, dans lédition de 1913 de son manuel, du virage à gauche effectué par les instituteurs laïques et se montre désormais plus favorable que naguère aux intentions politiques du tribun :

Il aurait voulu que les États-généraux se réunissent souvent et que le roi ne pût rien faire sans les consulter. Sil avait réussi, la France aurait été depuis ce temps-là un pays libre. Caurait été un grand bonheur pour nous. Mais Étienne Marcel ne réussit pas. Il fut assassiné20.

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Une iconographie héroïque à la gloire
d
un précurseur de la Révolution et de la République

Ce nest pas seulement par le livre pour tous que la République rend hommage à un de ses lointains ancêtres, cest aussi par lœuvre dart placée délibérément dans lespace public et dans la décoration de monuments officiels. Afin de mieux souligner que la révolution de 1358 constitue incontestablement la matrice de celle de 1789, la ville de Paris a érigé, dans le jardin de son Hôtel de Ville, une statue équestre en bronze du prévôt des marchands réalisée par les sculpteurs Idrac et Marqueste, inaugurée, ce nest évidemment pas un hasard, le 13 juillet 1888, soit un an avant le premier centenaire du déclenchement de la Révolution. Du reste, le discours du président du conseil municipal de Paris, Alphonse Darlot, est éloquent sur les intentions de la capitale :

Dans un an, la France entière fêtera le centenaire de la Révolution française. La ville de Paris avait le devoir de se préparer à cette solennité en rendant un hommage éclatant à celui de ses enfants, illustre entre tous, qui en fut le précurseur, à Étienne Marcel. []

Nous les fils de la Révolution, nous saluons en lui le grand semeur de lidée féconde qui germa pendant des siècles et ouvrit à la France lère de liberté proclamée par nos pères en 1789. [] Quatre siècles avant la Révolution, en plein moyen âge, cet homme extraordinaire, aux idées larges, aux vues supérieures, alors que tous courbaient la tête sous la puissance royale, étonna ses contemporains par la hardiesse de ses conceptions21.

Le discours du président du conseil municipal est en quelque sorte mis en scène par le peintre républicain Jean-Paul Laurens (1838-1921) lorsquil réalise, de 1891 à 1896, pour le salon Lobau de lHôtel de Ville de Paris, six épisodes dramatiques de lhistoire de la capitale illustrant lirrésistible conquête des libertés municipales du Moyen Âge à 1789, dont la révolution de 1358 constitue une étape décisive : Louis VI octroie aux Parisien, leurs premières chartes ; Étienne Marcel protège le Dauphin ; Révoltes et répression des Maillotins ; Anne Dubourg et Henri II ; Larrestation du conseiller Broussel ; La voûte dacier22. Certes, ces panneaux peints sont invisibles au public, ils sont cependant, depuis plus dun siècle, largement 119reproduits par les ouvrages de vulgarisation : livres de lecture et de prix, encyclopédies et dictionnaires accessibles à tous.

Ce volet mythologique à la gloire dÉtienne Marcel est enfin complété par celui relatif à la littérature dramatique et romanesque.

Un mythe littéraire

Son activisme révolutionnaire a inspiré deux (mauvaises) pièces de théâtre, celles de G. Champagne en 1883 et celle de Pierre Duzéa en 1895, qui métamorphosent le prévôt des marchands non seulement en martyr de la cause républicaine, ce qui est classique, mais aussi, ce qui lest moins, en figure de proue du patriotisme français, voire même en « revanchard » du xive siècle, dont la préoccupation constante est de « bouter » les Anglais hors du royaume, ce qui en fait un précurseur naturel de Jeanne dArc :

Il me sembla quil était juste de réhabiliter la mémoire dun homme aussi remarquable pour son temps, si plein de patriotisme, si dévoué pour son pays jusquà lui faire le sacrifice de sa fortune et de sa vie, et pourtant si calomnié, car voilà plus de cinq cents ans que pèse sur la mémoire dÉtienne Marcel cette odieuse et infâme légende : quil aurait été le complice des Anglais après la malheureuse bataille de Poitiers et que cétait en leur faveur quil aurait soulevé Paris contre le Dauphin ; tandis quil avait dans son cœur la haine de lennemi et quil a même poussé le dévouement à la France jusquau sacrifice et même jusquà lhéroïsme. []

[Or] Étienne Marcel neut quun but, quun désir, quune préoccupation, chasser les Anglais du sol de la Patrie, rétablir les finances, empêcher les dilapidations et mettre la ville de Paris en état de défense.

Les écrits, les actes, les discours dÉtienne Marcel aux États Généraux, en 1355 comme en 1357, ne tendaient à rien moins quà résister à lennemi et à lexpulser de la France23.

Cette volonté de peindre un prévôt patriote acharné à combattre lenvahisseur anglais est peut-être, chez Pierre Duzéa, dictée par le souci de répondre implicitement à une autre pièce de théâtre, montée le 22 octobre 1895, au théâtre de la Porte Saint-Martin dans un tout 120autre esprit, et dont lauteur, Paul Déroulède, chantre de la Revanche, en célébrant son héros, Messire Du Guesclin, flétrissait en Étienne Marcel un vulgaire traître à sa patrie :

maillard [à du guesclin]

Tout dabord et longtemps, ma pensée hésitante

Ne voulait pas comprendre et nosait pas juger.

Enfin je menhardis jusquà linterroger.

« Pourquoi ces gens. Pourquoi, mêlés à nos milices,

Des Anglais pour soldats ? Des Anglais pour complices ?

Nappréhendait-il pas quun des leurs quelque jour

Nouvrît à létranger les portes des faubourgs ?

Que malheur ce serait et quelle fin de rêve ? »

Alors, lui, de sa voix impérieuse et brève,

Fixant sur moi ses yeux qui me glaçaient deffroi :

« Tout, me dit-il, plutôt que le retour du Roi.

– Quoi !… même abandonner la France à lAngleterre ?

Car qui livre Paris livre la France entière,

Ce serait lui porter au cœur un dernier coup ! »

Pour la seconde fois il me répondit : « Tout ».

Alors, moi, dont Marcel avait été lidole ;

Moi qui navais marché quau bruit de sa parole,

Qui ne soupçonnait même pas quil pût trahir,

Je sentis une haine terrible menvahir,

Je compris que cet homme allait perdre la France,

Que le pouvoir était son unique espérance,

Quil était sans honneur, quil serait sans pitié…

du guesclin

Quavez-vous fait alors ?

maillard

Alors ! je lai tué.

Entrent le dauphin, le comte dAuxerre, le conseil de régence et les gentilshommes de la suite du dauphin

le dauphin

Quoi ! seigneur Du Guesclin, vous parlez à cet homme !

Savez-vous ce quil est et comment il se nomme ?

Cest Jean Maillard, lami du Prévôt de Paris.

du guesclin

Monseigneur, Jean Maillard a sauvé son pays24.

121

La pièce (médiocre) de Paul Déroulède ne constitue pas le seul témoignage de lhostilité de nombre dauteurs à la vision héroïque dÉtienne Marcel et il convient à présent dévoquer tous ceux, qui, de la fin du xviiie siècle à nos jours, ont, à droite, dénoncé un ambitieux, traître à son roi et à son pays, ou, ont, parmi les savants, établi une distance critique avec la représentation anachronique dune révolution médiévale préfigurant la conquête de la liberté en 1789…

La critique du mythe :
de la Révolution à nos jours

Critique politique

Si, de la fin du xviiie siècle à la chute de Vichy, les auteurs appartenant à un courant de la droite légitimiste, puis nationaliste, ont stigmatisé la révolte dÉtienne Marcel en établissant entre les événements du xive siècle et ceux de la Révolution française une généalogie diabolique, cest quils ont relevé de singulières analogies entre ces deux époques, pourtant éloignées de plus de quatre siècles, qui démontrent que lhistoire, loin dêtre un renouvellement incessant, constitue en fait, à leurs yeux, un perpétuel recommencement. Tout au long du passé, une minorité aigrie, souvent stipendiée par létranger, tenterait, par un complot criminel, de semparer du pouvoir avant den être chassée par un peuple aveuglé revenu de ses égarements. Or, quatre phénomènes démontrent que les Jacobins nont fait, entre 1789 et 1794, que plagier paresseusement, les agitateurs du xive siècle : le 22 février 1358, Étienne Marcel intimide le Dauphin en semparant de son chaperon et en posant sur sa tête son propre chapeau aux couleurs de Paris. Le 20 juin 1792, à la suite de lenvahissement des Tuileries par les Sans-Culottes, Louis XVI est contraint de coiffer le bonnet rouge. Au xive comme au xviiie siècle, un prince démagogue, proche du trône, Charles le Mauvais, au Moyen-Âge, Philippe dOrléans dit Philippe-Égalité, sous la Révolution, sefforce, avec lappui de la populace, de chasser du trône son représentant légitime. Dans les deux cas, le salut est dans la fuite hors de Paris, mais avec des résultats contrastés : en 1358, le 122Dauphin Charles parvient à gagner Meaux doù il assiège Paris ; le 21 juin 1791, Louis XVI est arrêté à Varennes. Enfin, et cette coïncidence est souvent soulignée à droite avec satisfaction, le meurtre de Marcel et lexécution de Robespierre se déroulent presque le même jour : le 31 juillet 1358 pour le premier, le 28 juillet 1794 pour le second. Or, pendant environ cent-cinquante ans, à droite, on ne cesse de ressasser ce schéma dramatique, complété par linsurrection des Jacques, assimilée à une sorte de Terreur médiévale :

Marcel organisa [] un système dinsurrection, aussi formidable et mystérieux que lévénement connu de nos pères sous le nom de la Terreur. Après une propagande très active, les paysans se révoltèrent contre leurs seigneurs [], et le prévôt des marchands réalisa de la sorte les horreurs sanglantes qui caractérisent plusieurs phases de nos révolutions25.

Cependant, parallèlement aux attaques politiques, les érudits ont, depuis la Troisième République, régime qui correspond à lâge dor du mythe dÉtienne Marcel, pris leurs distances avec les anachronismes explicites de lhistoriographie républicaine ou contre-révolutionnaire.

Critique savante

On peut privilégier trois temps forts de ce refus exprimé par des savants de valider le concept de révolution médiévale matrice naturelle de la rupture de 1789.

Dès lépoque romantique, Michelet tempère son admiration sincère envers cette révolution en développant deux objections sérieuses. La première, qui relève dun discours de déploration, revient à dire que le mouvement populaire du milieu du xive siècle était probablement prématuré : « Paris ne pouvait encore mener la France. Marcel navait pas les ressources de la Terreur ; il ne pouvait assiéger Lyon ni guillotiner la Gironde26. »

Mais surtout, et cest le plus important à ses yeux, Michelet sinterroge sur la finalité dun soulèvement dont la victoire aurait sans doute entraîné le démembrement de lunité nationale en raison des appétits sans limites dun personnage aussi dangereux que Charles le Mauvais :

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Lengouement de Paris [pour Charles le Mauvais] était étrange. Que demandait ce prince si populaire ? Quon affaiblît encore le royaume, quon mît en ses mains des provinces entières, les provinces les plus vitales de la monarchie, la Champagne et une partie de la Normandie, la frontière anglaise, le Limousin, une foule de places et de forteresses. Mettre en des mains si suspectes nos meilleures provinces, ceût été perdre dun trait de plume autant quon avait perdu par la bataille de Poitiers27.

On peut ainsi se demander si, implicitement, Michelet ne préférait pas, pour sauvegarder lintégrité de la patrie, la défaite dÉtienne Marcel ?…

La seconde séquence critique se déroule, en 1887, lors de la passe darmes qui oppose le normalien Jules Tessier, professeur à la faculté des lettres de Caen, et Noël Valois, chartiste. Les deux protagonistes tirent de la même documentation médiévale des conclusions diamétralement opposées : le premier entend disculper Étienne Marcel de toute accusation de complot ourdi avec le roi de Navarre, soulignant au contraire quil fut la victime dune manœuvre déloyale des partisans du dauphin. Noël Valois éreinta sans ménagement cette théorie28.

Au début du xxe siècle, cest au tour des interprétations hostiles au prévôt des marchands de subir les foudres de la critique scientifique. En 1900, un des meilleurs spécialistes de la fin du Moyen Âge, Alfred Coville, réfute sèchement le passage du livre du Père Denifle, La désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de cent ans (1899), relatif à la « Conjuration et révolution à Paris : les démons de la France, Robert Le Coq, Étienne Marcel, Charles le Mauvais, Édouard III » dans lequel le religieux se réjouissait dune intervention providentielle pour abattre le satanique prévôt des marchands29 !

Dans la seconde moitié du xxe siècle, les travaux savants de Raymond Cazelles, de Robert Fossier et de Jean Favier ont mis en garde contre les analogies aventureuses entre le xive siècle et la Révolution française. Voici en particulier le témoignage caustique de Robert Fossier :

Depuis plus de cent ans la bourgeoisie européenne propage lillusion des communes démocratiques opposées au conservatisme de la noblesse et de la 124campagne ; la légende est tenace qui voit en Rienzo à Rome, Marcel à Paris, Artevelde à Gand [] les champions du libéralisme dressés contre les « féodaux ». Pourtant il est aisé de constater que seuls les intérêts de leur ville en face des princes, ou mieux encore de leur classe menacée par un groupe privilégié, les animent aussi bien dans leurs « réformes » que dans leurs « révoltes30 ».

Cependant, ces critiques nempêchent nullement journalistes et hommes politiques de continuer à fantasmer sur le meurtre dÉtienne Marcel et de le réactualiser en fonction des circonstances politiques de la fin du xxe siècle. Dautant que lélection de Jacques Chirac comme maire de Paris, en 1977, contre le candidat soutenu par Valéry Giscard dEstaing, puis sa réélection triomphale, en 1983, contre celui de François Mitterrand réactualisent lidée que, dans la longue durée du passé national, lHôtel de Ville de Paris constitue « un lieu idéal pour lancer lassaut contre le pouvoir central31 ».

En réalité, en 1983, loriginalité de cette situation est moins liée à linstrumentalisation politique du prévôt – cela fait pratiquement deux siècles que cela dure – mais par sa récupération par la droite, qui, pour la première fois, en lidentifiant à Jacques Chirac, en donne une image positive paradoxale. Cependant, cette démarche partisane fut éphémère. On le vit bien du reste lors de la campagne pour les élections municipales du printemps 2001, qui vit le prévôt des marchands réintégrer la mythologie de la gauche, son port dattache naturel. Pour mieux dénoncer le bilan de Jacques Chirac et de son successeur Jean Tibéri, les défenseurs de Bertrand Delanoë, qui porte les couleurs du parti socialiste, publient un pamphlet, le Bateau ivre, symboliquement signé Étienne Marcel32

Où en sommes-nous une quinzaine dannées après ? Les usages polémiques semblent désormais appartenir à un passé révolu et lorsque les actuels responsables de la mairie de Paris se penchent sur le passé médiéval de la capitale, ils le font en intégrant la science historique en train de se faire à lUniversité. La meilleure preuve de cette nouvelle orientation historiographique bienvenue des annales révolutionnaires de 125Paris se lit dans la stimulante exposition présentée à la salle Saint-Jean de lHôtel-de-Ville de Paris du 22 avril au 22 juillet 2017, Le gouvernement des Parisiens : Paris, ses habitants et lÉtat, une histoire partagée, qui souvre précisément avec lépisode révolutionnaire dÉtienne Marcel. Non seulement cette manifestation met sereinement cet épisode politique en perspective historique, mais elle transforme aussi en objets dhistoire à part entière tous les symboles – tableaux, sculptures, noms de rues, etc. – qui, sous la Troisième République, ont métamorphosé le prévôt des marchands en glorieux ancêtre des figures de proue de la Révolution de 178933.

Christian Amalvi

Université Paul-Valéry Montpellier 3

1 J. dAvout, Le meurtre dÉtienne Marcel, 31 juillet 1358, Paris, Gallimard, 1960.

2 J. Favier, La Guerre de Cent Ans, Paris, Fayard, 1980, p. 227.

3 Ibid., p. 229.

4 M. Agulhon, Marianne au combat : limagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris Flammarion, 1979, et M. Agulhon, Marianne au pouvoir : limagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989.

5 M.-J. Sedaine, Maillard ou Paris sauvé, tragédie en 5 actes et en prose (sujet tiré de lhistoire de France, 1358), Paris, Prault, 1788, Théâtre de Sedaine, t. VI.

6 Abbé de Bévy, Manuel des révolutions, suivi du Parallèle des révolutions des siècles précédents avec celle actuelle, (s. l.), 1793, p. 66-67.

7 Sur cette problématique, voir C. Amalvi, Le goût du Moyen Âge, 2e éd., Paris, Les Indes savantes, 2001.

8 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Hachette, 1837, t. 3, p. 419.

9 A. de Thibaudeau, Histoire des États-généraux et des institutions représentatives en France depuis lorigine de la monarchie jusquà 1789, Paris, Paulin, 1843, p. 162, note 1.

10 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Lacroix, Verboecken, 1871, t. 1, p. xxvi.

11 J. Quicherat, Notice « Jules Quicherat », Plutarque français, 2e éd., Paris, Langlois et Leclercq, 1846, p. 320-323.

12 H. Bordier et E. Charton, Histoire de France, Paris, Le Magasin pittoresque, 1859, t. 1, p. 472 ; H. Martin, Histoire populaire de la France, Paris, Furne et Jouvet, 1868, t. 1, p. 390 ; F. Morin, Origines de la démocratie : la France au Moyen Âge, 3e éd., Paris, Pagnerre, 1865, p. 277-278.

13 C. Giraud, « Le traité de Brétigny et la France en 1364 », Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1871, p. 479.

14 T. Perrens, La démocratie en France au Moyen Âge : histoire des tendances démocratiques dans les populations urbaines au xive et au xve siècle, Paris, 1873, t. 1, p. vii.

15 T. Perrens, Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle, Paris, Hachette, 1860, p. 359.

16 R. Gysaur, Les Parisiens célèbres, Paris, Charavay, 1884, p. 321.

17 A. Lorrain, Récits patriotiques, Paris, Hachette, 1883, p. 68-73.

18 F. Husson, Lamour de la patrie : récits nationaux, Paris, Tours, 1894, p. 37.

19 Cours Gauthier-Deschamps, Cours moyen dhistoire de France, Paris, Hachette, 1904, p. 23.

20 E. Lavisse, Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin, 1913, p. 47.

21 Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 15-16 juillet 1888, p. 1645-1646.

22 L. des Cars, Jean-Paul Laurens, 1838-1921, peintre dhistoire. Catalogue de lexposition du musée dOrsay (Paris) et du musée des Augustins (Toulouse), Paris, RMN, 1997.

23 P. Duzéa, Étienne Marcel, drame en cinq actes et en vers, Paris, 1896, p. 1-3. – Le romancier et critique dart Léon Riotor (1865-1946) est aussi lauteur dun récit : Étienne Marcel, roi de Paris, chronique du temps de Jean le Bon, Paris, Nathan, 1933, aujourdhui bien oublié, mais lu avec le plus vif intérêt par le jeune Jacques Le Goff (information donnée à lauteur par le médiéviste disparu en 2014).

24 P. Déroulède, Pages françaises, 2e éd., Paris, Bloud, 1909, p. 331-332.

25 Fr. Lacombe, Histoire de la bourgeoisie de Paris depuis son origine jusquà nos jours, Paris, Amyot, 1851, p. 229-230.

26 Michelet, Histoire de France, t. 3, p. 417.

27 Ibid., p. 392.

28 On lira le détail des arguments échangés dans cette joute dans C. Amalvi, « Les métamorphoses révolutionnaires dÉtienne Marcel de Danton à François Mitterrand », De lart et la manière daccommoder les héros de lhistoire de France. De Vercingétorix à la Révolution, Paris, Albin Michel, 1988, p. 295-298.

29 A. Coville, Le Moyen Âge, t. 13, Paris, 1900, p. 530.

30 R. Fossier, Histoire sociale de lOccident médiéval, Paris, Armand Colin, 1970, p. 319-320. Voir aussi R. Cazelles, Paris de la fin du règne de Philippe-Auguste à la mort de Charles V : 1223-1380, Paris, Hachette, 1972 ; R. Cazelles, Nouvelle Histoire de Paris et R. Cazelles, Étienne Marcel, champion de lunité française, Paris, Tallandier, 1984.

31 J. Julliard, « Les masques du condottiere », Le Nouvel Observateur, 25 février 1983, p. 20.

32 Étienne Marcel, Le Bateau ivre, Paris, Albin Michel, 2001.

33 La réussite scientifique de lexposition et du riche catalogue, qui laccompagne, sexplique par le fait que, parmi les responsables de cette manifestation, figure Boris Bove, dont les travaux savants ont renouvelé nos connaissances sur le pouvoir politique parisien au Moyen Âge, notamment sa thèse : Dominer la ville, prévôt des marchands et échevins parisiens de 1260 à 1350, Paris, Éditions du CTHS, 2004. Citons aussi Le Paris du Moyen Âge, sous la direction de Boris Bove et Claude Gauvard, Paris, Belin, 2014.