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Classiques Garnier

La langue des passions dans les Essais de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Auteur : Boudou (Bénédicte)
  • Résumé : Dans sa réflexion sur les passions, Montaigne part de prémisses stoïques et il s’inquiète de voir les passions submerger le corps et le paralyser. Mais il admet, au nom de la nature, que les hommes éprouvent des passions. Ce qu’il n’accepte pas en revanche, c’est que la passion reste indicible. Il propose ainsi non d’éradiquer les passions, mais de chercher à les maîtriser en les exprimant, voire même en les représentant, ce qui implique de s’en distancier quelque peu.
  • Pages : 279 à 296
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406077411
  • ISBN : 978-2-406-07741-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0279
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La langue des passions
dans les
Essais de Montaigne

Montaigne, qui ne cesse dinterroger la multiplicité des conduites humaines, sintéresse aux « passions1 » au point quelles donnent leurs titres à certains des chapitres des Essais comme « De la Tristesse » (I, 2), « De la Peur » (I, 17/182), « De la Colère » (II, 31) et quelles en définissent parfois même tout le questionnement. Cest le cas pour le troisième chapitre du livre I, « Nos affections semportent au-delà de nous » qui réfléchit sur « la violence irrationnelle et immaîtrisable des passions3 », ou pour le chapitre ii, 15, « Que nostre desir saccroist par la malaisance ». Montaigne reprend la taxinomie canonique depuis Chrysippe4 : sont pour lui des passions lamour, la haine, le chagrin (quil appelle le 280deuil ou la tristesse), la joie, la colère, la peur, le désir, la honte, lenvie, la jalousie, mais aussi lambition ou lavarice. Cette conception doit bien sûr beaucoup aux stoïciens et aux platoniciens, dautant plus que Montaigne envisage surtout les affections sous leur forme extrême5 : il reconnaît en elles une des causes qui empêchent les hommes daccéder à la vérité. Il ne les condamne pourtant pas et il reprendrait volontiers la formule dAristote6 selon lequel « aucune ame excellente, nest exempte de meslange de folie » : les passions ressortissent à la nature humaine. Ce qui le préoccupe en revanche, cest quen ébranlant lâme et le corps, elles conduisent au mutisme ceux qui les éprouvent : la peur « emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette » (I, 18, p. 77), telle autre passion est « au delà de tout [s]on discours » (I, 27/28, p. 195). Or lauteur des Essais lutte de toute la force de sa verve contre cet incommunicable. Le chapitre « De lAmitié » est emblématique de cet effort pour donner un langage maîtrisé à la passion. Cherchant à définir le sentiment quil éprouvait pour La Boétie, Montaigne explique que les deux amis nétaient « quune âme en deux corps » (I, 27/28, p. 197). Et il tente, par lécriture, de réduire linexprimable sans y parvenir : « Si on me presse de dire pourquoy je laymoys, je sens que cela ne se peut exprimer » (I, 27/28, couche A, p. 195). Huit ans plus tard, il est confronté à la même aporie lorsquil ajoute « Par ce que cestoit luy, par ce que cestoit moy » (p. 195, couche C). Et pourtant, lamitié se distingue de la passion amoureuse, mue par le désir toujours insatiable7. On sintéressera à la façon dont le discours de Montaigne sur les passions sécarte des conceptions anciennes dont il est lhéritier. On essaiera de comprendre les relations entre le corps et lâme que les passions mettent en jeu : chevillées au corps, elles entravent le langage tout en occupant le champ de limagination, qui se comporte elle-même comme une passion. On entreverra alors une possibilité pour les passions de sexprimer par la représentation et la distanciation.

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Le discours platonicien
et stoïcien de Montaigne

La plupart du temps, lorsque Montaigne évoque les passions, il souligne leurs manifestations paroxystiques. La passion est « fievreuse8 » (I, 20/21, p. 104), « chaleureuse » (II, 23, p. 721), « aspre et continuelle » (III, 4, p. 874) ; elle est « brusque9 » et « extrême10 » (III, 5, p. 933) ; le désir est furieux (I, 25/26, p. 182), âpre ou forcené (I, 27/28, p. 192). De façon plus générale, Montaigne recourt au vocabulaire de la médecine pour qualifier les passions violentes. Le chapitre « De la peur » commence ainsi :

Je ne suis pas naturaliste (quils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que cest une estrange passion : et disent les medecins quil nen est aucune, qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiete. (I, 17/18, p. 77).

Même allusion au savoir médical dans le chapitre intitulé « De la Moderation11 ». Cest dabord aux effets physiologiques des passions que Montaigne sintéresse, en particulier à la domination du corps sur lâme : « Leffort dun desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute lame, et luy empescher la liberté de ses actions » (I, 2, p. 36). La peur saisit et glace le cœur (I, 17/18, p. 148), la colère suscite littéralement une défiguration : « Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux [] (et selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui deffigurent le visage) » (II, 31, p. 750). Lauteur des Essais souligne encore la vie indépendante et autonome des passions qui dominent le 282corps, comme en témoigne la voix pronominale du verbe dans le titre du chapitre 3 du premier livre « Nos affections semportent au-delà de nous ». Et dans le chapitre consacré à limagination, Montaigne rappelle que les parties de notre corps « ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé » (I, 20/21, p. 104). Il explique encore : « Les mouvements forcez de nostre visage [témoignent] les pensées que nous tenions secrettes []. Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte » (I, 20/21, p. 104). Les passions ébranlent lâme (I, 10, p. 125), elles l« agitent » (I, 37/38, p. 239) ou l« altèrent12 » (II, 12, p. 492) : « Noz sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout, par les passions de lame » (II, 12, p. 633), qui peuvent conduire à une « dislocation » (II, 12, p. 602) de la raison13.

Quelques chapitres des Essais comportent, à première vue, une condamnation des passions. Cest le cas du chapitre intitulé « De la tristesse », qui décrit les effets de la douleur, de la passion amoureuse, de la joie et enfin de la honte. Encadré par deux dénégations : « Je suis des plus exempts de cette passion, et ne layme ny lestime » (I, 2, p. 35), au début ; et en conclusion : « Je suis peu en prise de ces violentes passions : Jay lapprehension naturellement dure ; et lencrouste et espessis tous les jours par discours » (I, 2, p. 38), le chapitre semble marquer le recul que Montaigne prend – ou veut prendre – face à ces passions extrêmes. De même, le chapitre ii, 31, consacré à la colère qui prend complètement possession du corps comme de lesprit et « esbranle tant la sincerité [= pureté] des jugements » (ii, 31, p. 751), est très largement marqué par lintertexte sénéquien. À la suite de Sénèque, Montaigne recommande au coléreux de retarder sa réaction :

Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de lesmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons raccoisez [calmés] et refroidis. Cest la passion qui commande lors, cest la passion qui parle, ce nest pas nous. Au travers delle, les fautes nous apparaissent plus grandes, comme les corps au travers dun brouillard14. (ii, 31, p. 751).

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Ces signes expressifs qui trahissent le manque de contrôle de soi révèlent une « disposition éthique lacunaire et invalident le jugement comme la punition qui en découle15 ». Plus loin, au chapitre iii, 10, Montaigne avoue encore se méfier des passions soit en proclamant son insensibilité : « Au pris du commun des hommes, peu de choses me touchent : ou pour mieux dire, me tiennent » (p. 1048), soit en préférant les éviter : « les passions, me sont autant aisées à eviter, comme elles me sont difficiles à moderer » (p. 1066). Lanalyse quil fait des effets des passions est tributaire du dialogue sur lâme de Platon, qui insiste sur lidée que les plaisirs et les peines « clouent lâme au corps [] la rendent de nature corporelle, prête à juger vrai cela même que dit le corps16 ». La passion est, pour Platon, le nom de cette imbrication dans le sensible qui nous leurre17. Montaigne lui fait écho dans le chapitre 4 du livre I, intitulé « Comme lâme descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent », et il dénonce ces erreurs auxquelles entraîne lâme agitée18. Plus amplement, l« Apologie de Raimond Sebond » développe à lenvi ces leurres. Pour autant, Montaigne ne condamne pas les passions et son discours saffranchit largement de linfluence de Platon comme de celle de Sénèque.

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Passions de lâme ou passions du corps ?

Sil reconnaît leur altérité (il parle de « lestrange passion » de la peur), Montaigne ne la refuse pas : « cest toujours un tour de lhumaine capacité » (I, 20/21, p. 193). Il admet ce quexpliquait le Charmide19 : « Cest de lâme que viennent pour le corps et pour lhomme tout entier tous les maux et tous les biens ; [] Cest donc lâme quil faut dabord et avant tout soigner20 ». Mais il conteste la compartimentation de lâme21 que proposait Platon lorsquil distinguait trois types de pathemata22 :

Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, lire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ça été plustost une interpretation des mouvemens de lame, quune division, et separation quil en ayt voulu faire, comme dun corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que cest tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon lexperience quil en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant lantenne, ou remuant laviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et quelle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de lame. (II, 12, p. 578).

À Platon, Montaigne objecte donc lunité de lâme, à laquelle le corps est assujetti. La partition platonicienne des passions avait eu des répercussions et entraîné une distinction entre les passions de lâme et les passions qui « tiennent au corps et à lâme », telles que lamour. On retrouve cette distinction diversement modulée chez Augustin23, pour 285qui la passion amoureuse était plus dangereuse que dautres (comme lambition ou lavarice), mais aussi chez les théologiens scolastiques qui sétaient intéressés à lorigine des affections. Dans la Question 84 de la Somme théologique24, Thomas dAquin classe ainsi les péchés capitaux selon quils poursuivent les biens du corps (gourmandise, luxure), les biens matériels (avarice) et « un bien de lâme dont lattrait tient uniquement à lidée quon se fait de la chose » (orgueil). Il distingue encore les passions de lâme (qui naissent dans lâme et sachèvent dans le corps) de celles du corps25 (qui naissent dans le corps et se terminent dans lâme). Montaigne admet cette distinction là où Raymond Sebond26, dont il a traduit la Théologie naturelle, cantonnait les passions au corps. Montaigne refuse de dissocier lâme du corps :

À quoy faire desmembrons-nous en divorce, un bastiment tissu dune si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices : que lesprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de lesprit, et la fixe. (III, 13, p. 1164).

Au début du chapitre ii, 33 intitulé « Histoire de Spurina », Montaigne revient sur la hiérarchie des passions et rappelle lidée de Cicéron quil nest pas « de plus violens [désirs] que ceux que lamour engendre27 » (ii, 33, p. 764). Lamour serait une passion dautant plus dangereuse quelle engage à la fois lâme et le corps. Montaigne considère, à rebours, que le caractère corporel dune passion en atténue la puissance et il se réjouit que les « appétits » amoureux « tiennent au corps et à lame » (ii, 33, p. 764). La démesure est liée aux passions de lâme, alors que la nature est en soi une force modératrice qui se fonde sur lunion du corps et de lâme28 :

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Là où les passions qui sont toutes en lame, comme lambition, lavarice, et autres, donnent bien plus à faire à la raison : car elle ny peut estre secourue, que de ses propres moyens : ny ne sont ces appétits là, capables de satieté : voire ils sesguisent et augmentent par la jouyssance. (ii, 33, p. 765).

Dans lamour, « on pourroit aussi dire, que le meslange du corps y apporte du rabais, et de laffoiblissement : car tels desirs sont subjects à satieté, et capables de remedes materiels29 » (ii, 33, p. 764). Lamour peut être dominé ; lambition non. En témoigne la chronologie des passions dans les exemples de Mahomet, vaincu par lamour lorsquavec la vieillesse se fut éteinte en lui toute forme dambition, et de Marc-Antoine qui sest laissé dominer par la volupté parce quaucun désir de gloire ne lhabitait.

Sans nier que certaines passions relèvent plus de lâme que du corps, Montaigne refuse de considérer quelles ne toucheraient pas le corps, là où le raisonnement stoïque niait la primauté du sensible dans létiologie de la passion. Cest ainsi parce quils dissocient lâme du corps que les inventeurs de la « question » ont présupposé que linnocence de lâme donne au corps le pouvoir de résister à la douleur. Or penser que la force dâme peut dominer la douleur ou avoir raison de la crainte, cest ne pas connaître la nature humaine, dont « la condition est merveilleusement corporelle » (iii, 8, p. 875). Cest pourquoi Montaigne contredit les stoïciens :

Il faut quil [le sage] sille les yeux au coup qui le menasse : il faut quil fremisse planté au bord dun precipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoïque : pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gemit à la colique, sinon dune voix desesperée et esclatante, au moins dune voix cassée et enrouée. (II, 2, p. 365).

À lidée stoïcienne que la passion est dérèglement antinaturel, Montaigne rétorque quelle appartient à la nature même de lhomme : « Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et lame et le corps ? » (III, 4, p. 881). Et il sait gré aux poètes davoir représenté les héros en larmes. Sans attribuer les passions à 287un tempérament particulier30, Montaigne accepte leur existence au point même de contredire lidée stoïcienne selon laquelle la passion est vicieuse. La compassion a son efficace puisquelle « sert daiguillon à la clemence » (II, 12, p. 601), et les passions peuvent même stimuler le jugement, comme lindique cette réflexion issue de l« Apologie de Raymond Sebond » et qui souligne « ceste capacité de juger et cognoistre, [] achetée au prix de ce nombre infiny des passions, ausquelles nous sommes incessamment en prinse » (II, 12, p. 512).

Les passions, de faux jugements ?

Pourtant, la passion était erreur de jugement aux yeux des stoïciens. Sil admet cette qualification pour la colère, Montaigne reproche à cette vision son intellectualisme qui ne tient pas compte du réel ni de la primauté du sensible. On ne saurait lire la honte, la douleur ou la crainte comme des erreurs de jugement. Lexemple de Lyncestez le montre : « accusé de conjuration, contre Alexandre », il ne parvient pas à articuler sa défense :

Comme il se troubloit de plus en plus, cependant quil lucte avec sa memoire, et quil la retaste, le voilà chargé et tué à coups de pique, par les soldats, qui luy estoient le plus voisins : le tenant pour convaincu. Son estonnement et son silence, leur servit de confession. (III, 9, p. 1007).

En réalité, les remords de conscience ne sont pas en cause dans le silence de Lyncestez ; la crainte, le chagrin le frappent dun étonnement qui, conjugué aux circonstances terribles et à lenjeu vital, lentraîne au mutisme31.

Aux passions les stoïciens prétendaient opposer limpassibilité ou ataraxie, qui trouve son fondement dans la vertu. Montaigne met dabord en cause cette vertu lorsquil reprend le « doubte, si la vertu pouvoit donner 288jusques là » (II, 2, p. 366), formulé par Plutarque devant lexemple de Brutus qui condamne à mort ses enfants pour trahison : « Ou cétait une excellence de vertu, qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait impassible32 ».

Il dénonce encore la conviction stoïcienne dune unité de lâme qui fonde limpassibilité. Peut-on parler dunité quand lâme est agitée de mouvements contraires qui font cohabiter en elle vertus et troubles ? Nest-ce pas là contredire le principe de lambiguïté et des contradictions humaines selon lequel « Aucune eminente et gaillarde vertu en fin, nest sans quelque agitation desreglée » (II, 12, p. 601) ? Montaigne donne raison à Aristote33 quand il prétend que « la pluspart des plus belles actions de lame, procedent et ont besoin de cette impulsion des passions » (II, 12, p. 601). Et il revient sur la mort de Caton telle que la décrite Plutarque qui peint le héros, lent à mourir, « déchirant ses boyaux avec ses propres mains34 ». Loin de juger que cette mort a été stoïque, cest-à-dire « sans esmotion et impassible », Montaigne suggère qu« il y avoit [] en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour sen arrester là. Je croy sans doubte quil sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action » (II, 11, p. 445). Jusquà quel point le courage dune mort choisie nen occulte-t-il pas la souffrance, le corps étant insensibilisé par lexaltation de lâme ? Ce qui importe à Montaigne est bien ce dépassement de la tension stoïcienne pour la douceur festive de type épicurien, dont la mort de Socrate offre un exemple puisquil manifesta « je ne sçay quel contentement nouveau, et une allegresse enjouée en ses propos et façons dernières » (II, 11, p. 446).

Ambiguïté des passions

Plus quà condamner les passions, Montaigne sapplique à les identifier. Parce que des passions opposées peuvent entraîner des effets identiques et que ces effets eux-mêmes sont, dautre part, inattendus 289et contradictoires, donc dune signification ambiguë : la peur « tantost [] donne des aisles aux talons, [] tantost elle nous cloue les pieds, et les entrave » (I, 17/18, p. 78). Le roi de Navarre a été surnommé le Tremblant parce quil frissonnait, non de peur mais daudace35 (I, 54, p. 331). Les passions semblent déjouer la règle de la distinction au point que les contraires se rejoignent ou se ressemblent. Cest le cas pour la peur et le courage : « la peur extreme, et lextreme ardeur de courage troublent également le ventre, et le laschent » (I, 54, p. 331) ; pour le plaisir et la douleur : « Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement, et de plainte. [] La profonde joye a plus de severité, que de gayeté. Lextreme et plein contentement, plus de rassis que denjoué » (II, 20, p. 711), et « La volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur » (III, 10, p. 1050). Quant à la colère, elle défigure, certes, mais elle peut rendre particulièrement éloquent36. Cette difficile lisibilité des passions est une inépuisable source de perplexité pour lauteur des Essais et lui permet de balayer le mythe de limpassibilité. Non seulement des passions différentes37 produisent des effets comparables, mais ces effets mêmes peuvent être décalés ou ambigus, si bien quil faut éviter de conclure trop vite à limpassibilité. Cest à cela que réfléchit le second chapitre des Essais, « De la tristesse », qui souvre sur les effets paralysants quentraîne un deuil extrême, comme celui de Charles de Guise :

un Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit lappuy et lhonneur de toute sa maison, et bien tost après dun puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges dune constance exemplaire, comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quittant sa resolution, sabandonna au dueil et aux regrets. (I, 2, p. 35).

On reconnaît ici la constance qui « se joue principalement à porter de pied ferme, les inconveniens où il ny a point de remede » (I, 12, p. 67). 290Mais Montaigne retient surtout lerreur dinterprétation qua entraînée une telle attitude :

[] en maniere quaucuns en prindrent argument, quil navoit esté touché au vif que de cette derniere secousse : mais à la verité ce fut, questant dailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. (I, 2, p. 35).

Le comportement de Charles de Guise sexplique par une accumulation de passions. Montaigne le compare au cas de Psamménitus, et, ce faisant, il déplace la perspective stoïque. Chez Hérodote38, Cambyse avait mis Psamménitus à lépreuve39. Montaigne montre plutôt que lintensité du chagrin se manifeste par le silence :

Psammenitus Roy dÆgypte, ayant esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillée en servante, quon envoyoit puiser de leau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichés en terre : et voyant encore tantost quon menoit son fils à la mort, se maintint en cette mesme contenance : mais quayant apperceu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme. (I, 2, p. 35).

Hérodote ne présentait pas comme choquante la disproportion des réactions ; Psamménitus sexpliquait en face de Cambyse (qui lui avait infligé cette épreuve douloureuse) : « les malheurs qui me frappaient dépassaient la mesure des larmes, mais linfortune dun ami méritait dêtre pleurée40 ». En reprenant le récit, Montaigne le rend problématique parce quil y décèle limpossibilité dexprimer sa tristesse. La passion se manifeste de manière anachronique : « cest que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer » (I, 2, p. 36). À ces exemples, Montaigne ajoute significativement deux autres formes dexpression qui ont cherché à figurer lintensité de la douleur : pour représenter Agamemnon41 291livrant sa fille Iphigénie, le peintre (probablement Timanthe) a voilé son visage, « comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil42 » (I, 2, p. 36). Quant aux poètes, ils ont transmué Niobé en rocher « pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portée » (I, 2, p. 36). En relisant son chapitre (couche C du texte), Montaigne ajoute à ces douleurs lexemple du capitaine Raisciac découvrant que son fils est mort : au milieu de la compassion générale,

luy seul, sans rien dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils : jusques à ce que la vehemence de la tristesse, aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre. (I, 2, p. 36, couche C.).

Cest dire que la douleur extrême transit. Montaigne passe alors à lextrémité de la passion amoureuse : « en la plus vive et plus cuysante chaleur de laccès », elle provoque le mutisme et une « defaillance fortuite », « cette glace qui les saisit par la force dune ardeur extrême, au giron mesme de la jouissance » (I, 2, p. 37). De cette défaillance, Montaigne en vient à létonnement que produit la surprise dun plaisir inespéré avec lexemple du pape Léon X mort dun excès de joie. Enfin, et sur le même plan que la joie, se trouve placée la honte extrême dont mourut Diodore et dans laquelle il voit un « notable tesmoignage de limbecillité humaine » (I, 2, p. 38).

Des exemples proposés au chapitre « De la Tristesse », on déduit que les grandes passions anéantissent ; elles produisent laphasie ou la paralysie : « la langue se transit, et la voix se fige à son heure » (I, 20/21, p. 105). Lintensité même du sentiment le rend indicible : « Toutes passions qui se laissent gouster et digerer, ne sont que mediocres » (I, 2, p. 37). Dans cet indicible des passions intenses, il faut, bien sûr, faire la part de ce que Montaigne appelle « la ceremonie » qui « nous deffend dexprimer par parolles les choses licites et naturelles » (II, 17, p. 669), tel ce discours sur la sexualité que tient Montaigne au chapitre « Sur des vers de Virgile », et 292dont il sexcuse par son âge qui lui permet de saffranchir des règles. Les conventions répriment encore lexpression de lamour paternel, comme cest arrivé à Blaise de Monluc : la mort de son fils lui fait éprouver comme tragique de « ne sestre jamais communiqué à luy », de navoir pu « luy declarer lextreme amitié quil luy portoit » (II, 8, p. 415).

Mais au-delà des conventions, que se produit-il donc qui paralyse le corps ? Quelque chose qui tient à la naissance complexe de la passion. Pour Platon, la passion était maladie de lâme, produite par létat du corps. Selon les stoïciens, dans le pathos, lâme subit un mouvement qui est lexpression, en elle, de limpression extérieure. Montaigne part, lui, de lidée dune étroite couture entre lâme et le corps « sentre-communiquant leurs fortunes43 » (I, 20/21, p. 107.). Il interprète et complique ce mouvement en y faisant intervenir limagination, qui joue un rôle central dans la genèse des passions :

Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau ; et celuy quon debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur leschaffaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations ; et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer. (I, 20/21, p. 99).

On observe que, dans le chapitre quil lui consacre44, Montaigne décrit les effets mêmes de limagination comme sil sagissait dune nouvelle passion :

À quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants ? [] La veue dun object agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme dune émotion fievreuse. Ny a-il que ces muscles et ces veines, qui seslèvent et se couchent, sans ladveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée ? Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne lenvoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. (I, 20/21, p. 104-105).

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Dans le célèbre exemple du vertige, Montaigne montre que la peur du « philosophe » ne lui vient pas dun risque réel à marcher sur la poutre45, mais de lanalyse de ce risque filtré par limagination.

Lexpression des passions,
leur vraie thérapie

Montaigne, qui accepte les passions comme faisant partie intégrante de la nature humaine, nentend pourtant pas accepter quelles résistent à lexpression46. Ainsi, lorsquau chapitre « De lexercitation », il fait le récit de son accident de cheval, il souligne quune expérience prend son sens à être partagée : « Je nimagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que davoir lame vifve, et affligée, sans moyen de se declarer47 » (II, 6, p. 393). Une souffrance est supportable si elle peut se dire et lexpression contribue au bien-être, à la consolation, voire à la maîtrise des passions. En tant que tels, le discours sur la peur et le chapitre sur la tristesse constituent des efforts pour exorciser la passion, en conjurer le danger ou la contagion48. On observe même que, paradoxalement, lexpression de la colère appartient aux remèdes qui permettent de lutter contre elle : « Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couver à mes despens » (II, 31, p. 755). Il sagit de se courroucer « le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secretement que je puis : car je ny employe communement, que la langue » (II, 31, p. 756). En effet, les passions « salanguissent en 294sesvantant, et en sexprimant » (II, 31, p. 755). Une thérapeutique de la passion consiste à lexprimer pour la rendre moins intense. Au chapitre « De la colère », Montaigne, qui reprend à Sénèque et à Plutarque une bonne part de leurs recommandations contre cette passion, estime pourtant qu« on incorpore la cholere en la cachant » (ibid.). Il en vient à préconiser quon exprime sa colère fût-ce par diversion, en giflant un valet : « Je conseille quon donne plustost une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie, pour representer ceste sage contenance » (ibid.). La proposition infinitive representer une sage contenance dégonfle les baudruches de la constance stoïcienne ; elle est posture, et Montaigne indique clairement que seul lintéresse ce qui se passe dans lintériorité : « Quimporte que nous tordions nos bras, pourveu que nous ne tordions nos pensées ? » (II, 37, p. 799). Plus même, après Épicure49 qui conseillait de « crier aux tourments », Montaigne préconise une forme de dissociation entre le corps et lâme pour lutter contre lindicible qui aggrave les émotions extrêmes : le cri soulage la douleur du corps. En faisant agir le corps de façon contrôlée, on préserve lâme. La dissociation entre le corps et lâme peut prendre la forme du dédoublement qui permet à Plutarque de faire châtier son esclave sans manifester sa passion :

Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé ? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu ? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable : rougis-je ? escumé-je ? meschappe-il de dire chose, dequoy jaye à me repentir ? tressaulx-je ? fremis-je de courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colère. Et puis se destournant à celuy qui fouettoit : Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besongne, pendant que cettuy-ci et moi disputons. (II, 31, p. 753).

En permettant au corps un déchaînement contrôlé, Montaigne compte éviter la contagion de lâme, alors que Sénèque estimait quune maîtrise des signes du corps pouvait tempérer les passions de lâme : « prenons le contre-pied de tous les indices qui la [la colère] révèlent [] ; peu à peu, lintérieur se modèlera sur lextérieur50 ».

295

Une autre méthode paradoxale consiste à « representer le courroussé [] sans aucune vraye emotion » (II, 31, p. 757). Cest, avant la lettre, le paradoxe du comédien. Là où les rhéteurs insistaient sur la force persuasive de lethos de lorateur, Montaigne suggère, en suivant cette fois-ci Sénèque, que lon peut persuader un public par lexpression dune passion fictive51 : « Ce que naurait pas produit la passion sincère, la comédie de la passion le produit52 ». Non seulement lorateur est meilleur quand il simule la colère, mais à cet effet persuasif Montaigne ajoute lidée quune passion feinte opère une catharsis chez celui qui la feint. On remédie à la passion en donnant le change, en la rendant visible. Faire jouer à son corps la passion permet de la mettre à distance et de préserver son âme. Cest lidée symétrique de celle qui veut que lexpression de la passion persuade aussi celui qui lexprime : « Les Prescheurs sçavent, que lemotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance : et quen cholere, nous nous addonnons plus à la deffence de nostre proposition53 » (II, 12, p. 600). Le discours qui permet de susciter lémotion du spectateur ou du lecteur donne aussi, et inversement, du recul par rapport à la passion. On se rappelle la proximité qui unit la passion à limagination. Chez limaginatif, « limpression des passions ne demeure pas en luy superficielle : ains va penetrant jusques au siege de sa raison, linfectant et la corrompant » (I, 12, p. 69). Si le travail de limagination intervient dans la naissance des passions, il peut aussi contribuer à ce quon sen déprenne, et Montaigne cherche à utiliser cette énergie émotionnelle pour maîtriser les passions ou retourner leur force contre elles-mêmes. Il explique sêtre guéri dune passion en en embrassant une autre puisque, pour se consoler de la douleur davoir perdu La Boétie, il sest fait « par art amoureux et par estude » (III, 4, p. 877). Revenons sur lexemple du suicide de Caton :

Il me semble lire en cette action, je ne sçay quelle esjouyssance de son ame, et une esmotion de plaisir extraordinaire, et dune volupté virile, lors quelle consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise. Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, [] mais pour la beauté de la chose mesme en 296soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons faire. (II, 11, p. 445).

Caton aurait éprouvé une certaine dissociation intérieure qui aurait préservé son plaisir dadmirer « la beauté de la chose en soi ». Ladmiration esthétique aurait ainsi absorbé une partie de la douleur éprouvée.

Le discours que tient Montaigne sur les passions part de prémisses stoïques puisquil reconnaît lébranlement que la passion inflige au jugement et à tout lêtre. Il sinquiète de voir les passions paralyser le corps et contraindre au mutisme. Mais, au nom de la nature, il admet le dérèglement des passions. Il reconnaît en particulier le rôle que joue limagination dans leur genèse (qui ressortit à la nature, puisque les animaux connaissent le deuil). Il cherche à faire servir à la maîtrise des passions ce pouvoir créatif de limagination qui passe par la mise en spectacle. Cest ainsi quon assiste à un renversement du discours topique sur les passions. Le remède que propose Montaigne na en effet rien de moral : en représentant la passion, on cherche, certes, à la communiquer à autrui, mais on tâche dabord de sen distancier. La purgation sopère moins pour le récepteur du spectacle (auditeur ou spectateur) que pour celui qui le produit. Quadvient-il donc de la couture entre lâme et le corps dans cette spectacularisation ? Lesprit met la passion à distance, et le corps obéit à lesprit. On retrouve ainsi, par le détour dune création esthétique, la forme dinnocence qui permet au muletier dexprimer sa passion. Mais avec la jouissance supplémentaire de qui se regarde vivre54, et avec une connaissance de soi qui déjoue les ruses et démonte les ressorts de ce qui nous anime.

Bénédicte Boudou

Université de Picardie-Jules Verne

Centre TRAME

1 Cet article consacré aux passions reprend des réflexions déjà formulées dans deux articles : « La mutilation de Spurina sous le scalpel de Montaigne », qui analyse la structure du chapitre ii, 33 et la question des passions du corps et de lâme (Littérales, no 36, Métamorphoses de la laideur, 2005, éd. C. Leroy et L. Picciola, p. 89-104), et « De lexpérience de lindicible à la représentation des passions dans les Essais », qui examine la distance que prend Montaigne avec le discours stoïcien sur les passions et le pouvoir de limagination pour les susciter mais aussi les maîtriser (Littérales, no 42, Extrémités des émotions, 2008, éd. B. Boudou et L. Picciola, p. 121-169). Si la lecture que propose Emiliano Ferrari, dans son livre Montaigne, une anthropologie des passions (Paris, Classiques Garnier, 2014), rejoint en bien des points mes conclusions (en particulier pour souligner lautonomie du corps par rapport à lâme et distinguer les passions du corps de celles de lâme), elle sinscrit dans une perspective nettement philosophique qui nest pas la mienne. Enfin, pour passionnante quelle soit, lhistoire des théories des émotions de Thomas dAquin à Descartes, que retrace Dominik Perler (Transformationen der Gefühle. Philosophische Emotionstheorien, 1270-1670, Francfort, 2011), outrepasse largement mes compétences philosophiques.

2 Les références sont faites aux chapitres des Essais dans lédition Gallimard, collection de La Pléiade, J. Balsamo, C. Magnien-Simonin et M. Magnien, 2007. À cause du déplacement en 1595 du chapitre 14 qui devient le chapitre 40 du premier livre, le chiffre indiquant les chapitres du premier livre (entre 14 et 40) est différent dans lédition de 1595. Jindiquerai pour ces chapitres les deux numérotations.

3 Fr. Charpentier, Montaigne Studies, vol. IX (1997), no 1-2, « La Passion de la tristesse », p. 35-50.

4 Chrysippe distingue quatre passions fondamentales : joie, douleur, espérance et crainte.

5 Voir Fr. Charpentier, « La Passion de la tristesse », p. 45.

6 Problèmes, XXX, 1 (daprès Sénèque : « nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit », De tranquillitate animi, XVII, 11), cité par Montaigne dans le chapitre « De livrognerie », II, 2, p. 367.

7 On se rappelle limage du « feu temeraire et volage, ondoyant et divers, subject à accez et remises, et qui ne nous tient quà un coing », par opposition à la « chaleur generale et universelle » qui caractérise lamitié, I, 27/28, p. 192.

8 Montaigne, Essais, I, 20/21, p. 104 : « la flamme dune émotion fievreuse ».

9 Montaigne, Essais, III, 5, p. 933 : « car je suis de ma complexion, subject à des emotions brusques, qui nuisent souvent à mes marchez ».

10 Montaigne, Essais, III, 2, p. 851 : « Si est-ce quà des extremes et soudaines esmotions, où je suis tombé, deux ou trois fois en ma vie [] » ; et II, 11, p. 445 : « une esmotion de plaisir extraordinaire ».

11 Montaigne, Essais, I, 29/30, p. 206 : « Quoy que noz medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouvent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies du corps et de lame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela ».

12 Montaigne, Essais, II, 12, p. 492 : « Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage [] ».

13 Montaigne, Essais, II, 12, p. 602 : « Par la dislocation, que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux ».

14 Voir Sénèque, De Ira, III, xxxii, 2 : « Non peribit potestas ista, si differetur. Sine id tempus veniat quo ipsi iubeamus : nunc ex imperio iræ loquemur. » (Maintenant nous allons passer sous lempire de la colère. Laissons venir le temps où nous nous commanderons à nous-mêmes), et III, xii, 4 : « Maximum remedium iræ dilatio est, ut primus eius feruor relangescat et caligo quæ premit mentem aut residat aut minus densa sit. » (Le délai permet au premier accès de diminuer et aux brouillards qui obscurcissent lesprit de tomber). Voir aussi Plutarque, Comment il faut réfréner la colère, XI, 460A, f. 60E. Toutes les références aux Œuvres morales de Plutarque sont données dans lédition de 1572, conformément au choix de lédition des Essais dirigée par Jean Céard, Pochothèque : Œuvres morales et meslées de Plutarque, translatées de grec en françois par Messire Jacques Amyot, Paris, Michel de Vascosan, 1572.

15 Terence Cave, « Outre lerreur de nostre discours. Lanalyse des passions chez Montaigne », La Poétique des passions, Mélanges offerts à Françoise Charpentier, Champion, 2001, p. 400.

16 Platon, Phédon, 83c.

17 Platon, Phédon, 82c : « Ce que nous croyons vrai ne lest pas [] Quant au sensible, il nous leurre, il est plein de contradictions ».

18 Voir encore : « Et nous voyons que lame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de nagir contre quelque chose » (I, 4, p. 45-46). Ou encore « La crainte, le desir, lesperance, nous eslancent vers ladvenir : et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera… » (I, 3, p. 38).

19 Marsile Ficin explique que les passions démontrent la domination de lâme sur le corps. Voir Marsile Ficin, Theologia platonica De Immortalitate animorum, XIII, 1, in Opera et quæ hactenus extitere [] in duos Tomos digesta [], Bâle, Henricum Petri, 1561, I, p. 286 : « sentire et iudicare, actus est animi ».

20 Platon, Charmide, V, 156.

21 Que les stoïciens refusaient aussi, mais pour dautres raisons, en particulier parce quils identifient vertu et connaissance.

22 Platon, Timée, 69c-70b. Résumé par Diogène Laërce, III, 67, et rappelé par Vivès commentant La Cité de Dieu, XIV, xix : la colère et la concupiscence sont des passions vicieuses de lâme.

23 Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, xvi. Voir aussi R. Sebond qui cantonne les passions au corps et fulmine contre leur domination sur lâme, Theologie naturelle, chap. 232, trad. de Montaigne, Paris, M. Sonnius, 1569, fo 288ro : « Nous sommes intérieurement bien pervertis et desreiglez de laisser au corps la liberté dexercer en nous ces vilaines, deshonnestes, abominables et execrables inclinations [] ». Thomas dAquin, lui, considère que les passions de lâme naissent dans lâme mais sachèvent dans le corps, Somme Théologique, Ia, IIæ, quest. 22, 1 et 3.

24 Thomas dAquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1, 2 et 4.

25 Thomas dAquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1 et 3. Descartes se resservira de cette distinction dans son Traité des passions de lâme. Voir les analyses dAnthony Levi, French Moralists, The Theory of the passions 1585 to 1649, Oxford, Clarendon press, 1964, p. 11-31.

26 Raymond Sebond, Theologia naturalis, 232.

27 Voir Cicéron, Tusculanes, IV, xxxv, 75 : « De toutes les passions de lâme, aucune nest certainement plus violente ». Voir encore IV, xxxii, 68 : « Il est honteux dêtre hors de soi en jouissant des plaisirs de lamour ».

28 Les mots « desmembrer », « divorce » rappellent la défiguration de Spurina.

29 Voir Montaigne, Essais, II, 33, p. 770 : « où lamour et lambition seroient en esgale balance, et viendroient à se choquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte, que ceste-cy [lambition] ne gaignast le prix de la maistrise ».

30 Là où Galien (Traité des passions de lâme et du corps, chapitres 3 et 4) considérait que les puissances de lâme suivent les tempéraments du corps et les humeurs dominantes, Montaigne fait dépendre les puissances de lâme de la diversité des individus.

31 Montaigne revendique le silence de Lyncestez : « Que peut-on faire, quand cest une harangue, qui porte la vie en consequence ? Pour moy, cela mesme, que je sois lié à ce que jay à dire, sert à men desprendre » (III, 9, p. 1007).

32 Plutarque, Vie de Publicola, IX, éd. Walter, Pléiade, t. I, p. 219.

33 Aristote, De Anima, III, 10, 433a.

34 Plutarque, Vie de Caton dUtique, LXXXVIII, éd. Walter, Pléiade, t. II, p. 599.

35 Montaigne, Essais, I, 54, p. 331 : « La hardiesse aussi bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres ». Voir sur ce sujet Claire Couturas, « Le discours sur les peurs dans les Essais de Montaigne », R.H.R., no 61, décembre 2005, p. 73-90, le Tremblant est évoqué à la page 80, et larticle « Passions » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. Philippe Desan, Champion, Paris, 2004, p. 761-763.

36 Montaigne, Essais, I, 10, p. 61-62 : « [] de peur que la colère ne luy fist redoubler son eloquence ».

37 Montaigne refuse détablir entre elles une hiérarchie comme dans lâme tripartite de Platon.

38 Hérodote, Enquête, III, 14, éd. A. Barguet, Gallimard (Folio), t. I, p. 271.

39 Il sagissait de « juger de sa force dâme ».

40 Hérodote, Enquête, III, 14, p. 272. Prenant le même exemple, Aristote (qui confond Psamménite avec Amasis) expliquait que « cette aventure était pitoyable, lautre était horrible », Rhétorique, II, viii, 12, 1386 a, trad. C. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, commentaires de B. Timmermans, Livre de Poche, Paris, 1991, p. 220.

41 Exemple présent chez Quintilien, Institution Oratoire, II, xiii, 13 : « Ayant à représenter le sacrifice dIphigénie, il avait peint Chalcas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum daffection que pouvait rendre lart ; ayant épuisé tous les signes démotion, ne sachant plus comment rendre convenablement lexpression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de limaginer à son gré. »

42 Cest-à-dire que « limpossibilité de la représentation objective ne fait que refléter limpossibilité de lexpression subjective », comme le formule Fausta Garavini, « Le fantasme de la mort muette ». À propos de I, 2, « De la Tristesse », Montaigne et les Essais, Champion, 1990, p. 130.

43 Voir encore au chapitre « De la présomption », II, 17, p. 677 : « Ceux qui veulent desprendre noz deux pieces principales, et les sequestrer lune de lautre, ils ont tort : Au rebours, il les faut raccoupler et rejoindre : Il faut ordonner à lame non de se tirer à quartier, de sentretenir à part, de mespriser et abandonner le corps [], mais de se rallier à luy, de lembrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller [] ».

44 Montaigne, Essais, I, 20/21, « De la force de limagination ».

45 Montaigne, Essais, II, 12, p. 631 : « Quon loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de Paris ; il verra par raison evidente, quil est imposible quil en tombe ; et si ne se sçauroit garder [] que la veue de cette hauteur extreme, ne lespouvante et ne le transisse. »

46 Là où Fausta Garavini conclut son analyse du chapitre « De la tristesse » en affirmant que Montaigne sapplique à résister aux passions qui sont déperdition de soi, article cité, p. 138.

47 En III, 9, p. 1032, Montaigne explique quil nexiste pas de plaisir sans communication.

48 Voir aussi les travaux de Claire Couturas, en particulier « Les passions dans les Essais de Montaigne : un discours hétérodoxe », Cahiers Textuel, no 26, 2003, p. 105-120, et « Le discours sur les peurs dans les Essais de Montaigne », communication au centre de recherches de Paris VII, Textes Anciens et Modernité, où il est question de lexorcisme de lécriture.

49 Diogène Laërce, X, 118 : « … lorsque pourtant il subit la torture, alors il gémit et se lamente ». Montaigne le rappelle au chapitre ii, 37, p. 687.

50 Sénèque, De Ira, III, xiii, 2, in Entretiens. Lettres à Lucilius, trad. A. Bourgery, revue par Paul Veyne, Paris, R. Laffont (Bouquins), 1993, p. 162.

51 Voir encore Montaigne, Essais, III, 10, p. 1067-1068 : « Ay-je besoing de cholere et dinflammation ? Je lemprunte, et men masque ». Même chose pour la pitié.

52 Sénèque, De Ira, II, xvii, 1, p. 138.

53 Ou encore Montaigne, Essais, III, 4, p. 879 : « LOrateur, dit la Rhetorique, [] sesmouvera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes ; et se lairra piper à la passion quil represente ».

54 Montaigne, Essais, III, 13, p. 1162 : « Il y a du mesnage à la [la vie] jouyr : je la jouys au double des autres : Car la mesure en la jouissance, depend du plus ou moins dapplication, que nous y prestons ».