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Classiques Garnier

L’ardeur guerrière chez Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Auteur : Méniel (Bruno)
  • Résumé : Les nombreux « arts de la guerre » composés dans l’Antiquité et à la Renaissance accordent en général peu de valeur à l’ardeur guerrière. Au contraire, Montaigne considère celle-ci comme une fureur qui élève l’homme au-dessus de lui-même. Pour autant, elle est une passion dangereuse, qui pousse à l’indiscipline et à la témérité. Ce jugement ambigu signale que Montaigne est tiraillé entre les valeurs de la noblesse d’épée et celle de la robe.
  • Pages : 317 à 337
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406077411
  • ISBN : 978-2-406-07741-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0317
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lardeur guerrière
chez Montaigne

Le phénomène de lardeur guerrière a retenu lattention de Montaigne, même si cela na guère été noté par la critique. Or cette passion concerne non lactivité quotidienne et privée, mais la profession militaire. Elle engage donc une réflexion sur les genres de vie et même sur les « états » : si lon veut la saisir, il convient de se placer dans le champ dintersection du psychologique, de léthique et social. Les considérations de Montaigne sur cette passion ont aussi une dimension littéraire parce quelles rattachent lentreprise complexe des Essais au genre des discours militaires. Pour dégager leur singularité, il nest pas inutile de situer les Essais dans le contexte du discours sur la guerre qui se développe dans les ouvrages publiés au xvie siècle. Nous tenterons ensuite de reconstituer lanalyse que Montaigne propose de cette passion mystérieuse, afin de déterminer la valeur quil lui attribue.

Un discours sur la guerre

Il nest pas sûr que les Essais aient été lus au xvie siècle comme nous les lisons aujourdhui. « Quelle escole de guerre et destat est-ce que ce livre ? [] Xenophon se peinct avec la guerre et lestat, et Montaigne peinct la guerre et lestat avec luy1 », écrit Marie de Gournay dans la préface de lédition de 1595. Certains développements des Essais relèvent dun genre qui a connu un assez grand succès éditorial au xvie siècle 318en Europe occidentale, celui des discours militaires2, qui livrent une réflexion sur lart de la guerre.

À la Renaissance, limprimerie et lunification de la culture militaire des pays dEurope suscitent dune part lédition et la traduction de traités antiques et dautre part la composition de centaines douvrages nouveaux sur la guerre – traités, dialogues, discours, vies, éloges, commentaires3. Lintérêt pour ces deux types de publications se manifeste notamment à Venise, chez léditeur Gabriel Giolito, de 1557 à 1570, par la publication en un même format, sous la direction du polygraphe Tomaso Porcacchi, dune collection de traductions de douze historiens grecs et dune collection douvrages modernes sur lart de la guerre4.

Lintérêt de Montaigne pour lapproche théorique de la guerre est révélé par la présence – attestée par un ex-libris – dans sa bibliothèque dun recueil des traités antiques de Frontin, Élien le tacticien, Modestus et Végèce, en traduction française, illustré de gravures pleine page5, qui ne porte cependant pas dannotation manuscrite. Ce recueil offre divers éclairages sur le métier militaire : de louvrage de Frontin (vers 30-104 après J.-C), qui a suscité lestime de ses contemporains mais a été perdu, il ne subsiste, sous le titre de Strategemata, que ce qui en constituait le supplément, un recueil de quatre cents récits brefs qui donnent des exemples de ruses tactiques et suggèrent tout un art du commandement ; 319le texte dÉlien porte sur la tactique de la phalange macédonienne ; le précis de Modestus a été en grande partie repris dans lEpitoma rei militaris de Végèce (vers 400 après J.-C.), un traité systématique expliquant comment administrer une armée de métier. Ces ouvrages couvrent tous les aspects de la vie militaire, mais ils ne consacrent que peu dattention à la psychologie du soldat et à lardeur guerrière. En effet, ces « arts de la guerre » adoptent une perspective rationaliste : ils fondent lefficacité militaire sur la discipline et non sur les affects. Tout au plus Végèce mentionne-t-il « la chaleur martiale et belliqueuse6 » qui anime les soldats et conseille-t-il aux chefs de signaler à leurs hommes ce qui peut faire naître en eux lespoir du succès et de « dire choses par lesquelles les pensees des chevaliers, par la hayne des adversaires soient esmeues et converties en ire et indignation7 ». Les émotions apparaissent surtout comme la faiblesse de lennemi, dont on doit se méfier, mais dont on peut tirer profit. Ainsi Frontin raconte quAntigone, roi de Macédoine, craignant que les Étoliens assiégés, rendus furieux par la faim, ne lancent contre lui un assaut désespéré, les laissa senfuir de leur ville et, « ayant rompu leur impetuosité et fureur8 », les massacra. Il rappelle que Fabius Cunctator, sachant que les impétueux Gaulois étaient courageux au premier assaut mais peu résistants, conseilla à ses hommes de soutenir avec endurance leur attaque et de les fatiguer, et remporta la victoire9.

Les ouvrages sur la guerre rédigés au xvie siècle sont pour la plupart dus à des techniciens – des ingénieurs en fortifications, des spécialistes de lartillerie ou de la cavalerie. On compte néanmoins parmi leurs auteurs des humanistes, comme Girolamo Maggi qui fait imprimer un traité sur les ouvrages défensifs10, des érudits, comme Francesco Sansovino qui publie un ouvrage sur la cavalerie11, un mathématicien, N. Tartaglia12, 320et même un évêque, G. Garimberto13, ce qui indique que les questions militaires, surtout dans lItalie de la Renaissance, sont la préoccupation de tous. De cet ensemble se détache un ouvrage qui a exercé une influence considérable, lArte della guerra (1521) de Machiavel, qui, réfléchissant aux causes de la faiblesse militaire de la république florentine et sur les défaillances des troupes italiennes devant les armées étrangères, reprend peu ou prou la structure du traité de Végèce, mais défend une tout autre conception de larmée : celle dune milice de citoyens. Cet idéal républicain repose sur la pensée que le citoyen qui ne senrôle pas pour de largent et qui retourne à son métier quand il est las de combattre est « honnête et sensible à la honte14 », que sa virtù se fonde sur « le respect que le souverain inspire15 » et sur la crainte du ressentiment de celui-ci, et quil ne cherche dans la guerre que « peine, périls et gloire16 ». Certes, il incombe au chef de stimuler, au besoin par la ruse et le mensonge, lardeur guerrière de ses hommes :

Quant à exciter les hommes au combat, il est opportun de les mettre en colère contre lennemi, en leur disant que celui-ci profère des injures à leur égard ; de prétendre quon a avec lui quelque accord secret et quon en a corrompu une partie ; de vous placer en un endroit où vos hommes le voient et fassent quelques légères escarmouches, parce que, ce que lon voit chaque jour, on en fait moins de cas ; de vous indigner et, par un discours à propos, de reprocher à vos soldats leur mollesse ; de dire, pour leur faire honte, que vous irez combattre seul, sils refusent de vous accompagner17.

Mais le soldat-citoyen est mû, plus que par une passion évanescente telle que limpétuosité guerrière, par le désir de gloire ou lamour du chef ou 321de la patrie. Machiavel loue Fabius Cunctator et énonce des principes qui prolongent ceux de Frontin et de Végèce :

La plupart des bons capitaines préfèrent soutenir le choc de lennemi qualler lattaquer avec impétuosité. Car limpétuosité de ladversaire est aisément soutenue par des hommes immobiles et fermes, alors que, contenue, elle se transforme aisément en lâcheté18.

En fait, ce sont les Discours sur la première décade de Tite-Live (1531) qui proposent une réflexion sur les ressorts profonds de la décision. Or, Machiavel se contente dattribuer les options tactiques à la « nature ». Que Fabius Cunctator ait, par sa lenteur prudente, contenu les menées du bouillant Hannibal, est dû à sa « nature » et non à un « choix19 ».

Des publications françaises se détachent quatre ouvrages assez différents qui, chacun à sa manière, prolongent la tradition antique. Le poète Michel dAmboise, qui considère létat militaire « comme le mestier le plus louable de tous les autres, dont [il a] voulu toute [s]a vie faire profession20 », compose Le Guidon des gens de guerre (1543) à son retour des guerres dItalie, en revendiquant Frontin pour modèle et en sappuyant à la fois sur les textes antiques comme le traité de Végèce, sur les mémoires et les témoignages de grands capitaines et sur son expérience personnelle. Dans un bref chapitre intitulé « Quil faut éviter à ung capitaine impétuosité en la guerre », il estime que lardeur guerrière est mauvaise conseillère :

Impetuosité inconsultée et furieuse en guerre nest convenable ny propice à ung prudent capitaine ou souldard expert en lart militaire. A ceste cause, la doibvent fuyr ainsi que exitiable et mortelle peste : autrement facilement seront surmontéz par leurs ennemys, et ainsi que bestes occiz, meurdriz et deffaictz21.

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Louvrage anonyme intitulé Instructions sur le faict de la Guerre (1548), qui est aujourdhui attribué à Raymond de Beccarie, baron de Fourquevaux22, mais qui a pu exercer sur Montaigne dautant plus dattrait quil létait à Guillaume du Bellay au xvie siècle, sinspire de Végèce, Frontin, Polybe, mais surtout il suit de très près LArte della guerra, dont il partage les thèses sur larmée nationale et la discipline. Décalquant le texte de Machiavel, il met dabord en garde contre les dangers de la fureur :

Un saige Capitaine doibt plutost soutenir limpetuosité de ses ennemis, que non pas les assaillir chauldement : car la fureur se soustient aysement par les hommes fermes et asseurez : et si elle est une fois soustenue, le residu nest pas grand chose, tant pour ce que les gens se mettent a la grand alaine, et que les Batailles se peuvent mettre en desarroy []23.

Mais il indique quil faut savoir tirer profit de lardeur guerrière :

Les hommes ont naturellement une challeur en eulx, et une gayete de cueur, laquelle sallume au moyen du desir quon a de batailler, et laquelle doibt estre augmentée et non point refroydie par les Capitaines generaulx. Or est il ainsi que le marcher vistement laccroist, pource que les uns incitent les autres, et que lalleure les echauffe de plus en plus : parquoy ceste mode dassaillir, semble meilleure que celle de soustenir. Vray est que les Souldars aguerriz et expertz sen peuvent ayder seulement et non autres []24.

Le Discours sur la castrametation et discipline militaire des Romains (1554) de Guillaume du Choul est un ouvrage d« antiquaire », qui sappuie notamment sur Végèce et Tite-Live pour décrire lorganisation militaire 323romaine sous tous ses aspects. Du Choul, qui juge que les passions ne sont guère utiles aux officiers, écrit des Romains :

Ilz ne desiroient pas tant la hardiesse et le mespris de la mort en leurs Capitaines, quilz faisoient la bonne conduite et le bon conseil, et quilz teinssent bon, sans abandoner le lieu qui leur estoyt ordonné25.

Léloquence des chefs sert moins à exciter lardeur guerrière quà apaiser toute émotion débilitante :

Par la parole, un gentil Duc, ou Capitaine, ote la pœur à ses soldats, leur donne courage, et leur fait croistre le desir de combattre leur ennemy, descouvre les perils, promet les recompenses, et à la fin toutes passions sont ostées par la parole26.

En revanche, les Discours politiques et militaires que François de La Noue compose alors quil est en captivité au château de Limbourg, de 1580 à 1585, et quil publie en 1587, sont lœuvre dun praticien qui vise à « aprendre à estre Capitaine27 » au lecteur. Si La Noue vante la discipline militaire28 et la vertu, la notion dardeur guerrière, à laquelle renvoient les termes de « gaillardise », d« animosité », de « charges furieuses », d« impetuosité », de « hardiesse », est très présente dans cet ouvrage, mais elle apparaît comme un simple élément de la vie du soldat et sa valeur nest pas objet de discussion.

Dans plusieurs pays européens, les Essais ont été lus dabord comme de tels discours : en 1590, un gentilhomme de Ferrare, Girolamo Naselli, en publie une traduction partielle sous le titre Discorsi morali, politici e militari ; en 1603, John Florio fait imprimer la première traduction anglaise de louvrage de Montaigne sous le titre Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourses. Ces titres sont éloquents : ils indiquent une des singularités des ouvrages de La Noue et de Montaigne, qui se distinguent des traités techniques de lart de la guerre par une approche psychologique et morale du comportement du soldat et du chef militaire. La plupart des auteurs pratiquent la concordance des temps, en faisant dialoguer le 324passé antique avec lactualité ; mais Montaigne pousse plus loin que La Noue cette méthode : il ne sappuie pas seulement sur son expérience et sur les témoignages des mémorialistes récents ou contemporains, il médite sur des exemples trouvés chez les historiens anciens, à la manière du Machiavel des Discorsi.

Dans ces exemples, lardeur guerrière apparaît comme une passion qui peut prendre la forme soit dune émotion collective, soit dun affect individuel. Par exemple, dans le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin », Montaigne explique que les Romains suscitaient des guerres avec leurs voisins pour « esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse » (II, 23, p. 720) et il ajoute que la guerre extérieure est tenue par certains pour la solution des guerres civiles :

Il y en a plusieurs en ce temps, qui discourent de pareille façon, souhaitans que ceste emotion chaleureuse qui est parmy nous, se peust deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes, qui dominent pour ceste heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entiere ruine []. (II, 23, p. 721)

La métaphore assimile la nation à un organisme enfiévré par ses humeurs nocives. Il y a un génie des peuples. Lexpression « émotion chaleureuse » désigne limpetus Gallicus que constatait César et que signalaient Strabon et Tite-Live, et qui, au xvie siècle, devient pour les chroniqueurs de la péninsule la furia francese29. Cette passion vernaculaire sest manifestée en particulier à la bataille de Fornoue (5 juillet 1495), dont Montaigne a lu le récit détaillé dans les Mémoires de Commynes et lHistoire dItalie de Guichardin. Comme La Noue et dautres auteurs, Montaigne estime quil serait judicieux, par une manœuvre proche de la « diversion » évoquée dans le chapitre 4 du troisième livre, dorienter lardeur française vers dautres théâtres dopération que le territoire national. Lardeur guerrière doit donc être appréhendée à la fois comme une passion soudaine et fugace et comme le caractère psychologique permanent dune nation.

Lardeur guerrière est digne dintérêt pour celui qui sintéresse à la chose militaire parce quelle est puissante, redoutable, capable dassurer 325la victoire du camp que ses faibles effectifs ou son mauvais équipement auraient dû désavantager. Lorsque Montaigne en parle, il est difficile de distinguer entre son expérience et ses lectures, car les souvenirs de lecture constituent une expérience seconde. En tout cas, il nhésite pas à user de sentences pour formuler son savoir : « une des plus grandes sagesses en lart militaire, cest de ne pousser son ennemy au desespoir » (I, 47, p. 302) ; « il y a plus dallegresse à assaillir quà deffendre » (I, 47, p. 306). Ce ton sentencieux, péremptoire et bref, contribue à la création dune image de technicien de la guerre.

Habitus noble et passion guerrière

Montaigne ne défend pas, comme Machiavel, lidée dune milice républicaine, mais celle dune armée de gentilshommes. Il sinterroge moins sur lhumeur de la troupe que sur linspiration des chefs. Dès la page de titre de lédition de 1580, où les plus gros caractères sont réservés au « Messire » qui précède son nom de terre, il construit un éthos aristocratique. En affirmant que « la forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, cest la vacation militaire » (II, 7, 784), il rappelle que lexistence de la noblesse se justifie par sa fonction guerrière. En sintéressant à lardeur belliqueuse, il manifeste les préoccupations dun noble dépée. Néanmoins, il ne considère pas cette passion comme propre à laristocratie : certains des exemples quil prend concernent les soldats du rang ou les hommes dune ville assiégée. Chez Montaigne, comme la noté Emiliano Ferrari30, les passions ont une valeur anthropologique et non sociologique : « Les ames des Empereurs et des savetiers sont jettées à mesme moule » (II, 12, p. 500).

Lardeur guerrière est-elle une vertu31 ? Machiavel répond négativement. Dans une attitude toute romaine, il définit précisément lardeur guerrière par opposition à la véritable virtù. Il critique, dans ses Discorsi, 326ces armées qui, « si elles donnent de bonnes preuves delles-mêmes, [] le font par fureur et par impétuosité, et non par vertu32 », comme celles des Gaulois – et bien sûr des Français –, et il loue ces troupes « où il y a fureur et ordre, car de lordre naissent la fureur et la vertu33 », comme celles des Romains. Il rappelle que Titus Manlius, un des héros des Discorsi, a affronté en combat singulier un Gaulois de haute taille et quil la tué grâce à la maîtrise de sa fureur guerrière. En effet, Tite-Live écrit :

Point de chant guerrier, point de transport de joie ni darmes brandies vainement, mais une poitrine gonflée de courage et dune colère muette : il avait retenu toute sa fougue pour le moment du combat34.

Machiavel célèbre la virtù et lostinazione qui conduisent le même Titus Manlius, désormais surnommé Torquatus et devenu consul, à faire exécuter son fils pour avoir cédé à lardeur guerrière, relevé le défi du Tusculan Geminus Maecius et enfreint la discipline militaire35. Sur ce point, Montaigne soppose à lui, en invoquant lautorité de Plutarque pour condamner lattitude de Torquatus :

Notre Plutarque, si parfaict et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte, si la vertu pouvoit donner jusques là, et si ces personnages navoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. (II, 2, p. 36636)

Pour Montaigne, Torquatus na pas combattu la fureur guerrière par la raison, mais par une autre passion, sans doute celle quil nomme un peu 327plus bas, la « fierté » ou lorgueil. Néanmoins, il saccorde avec Machiavel pour ne pas considérer lardeur guerrière comme une vertu. Le chapitre « De la vertu » souvre sur la distinction entre la passion et la vertu :

Je trouve par experience, quil y a bien à dire entre les boutées et saillies de lame ou une resolue et constante habitude : et voy bien quil nest rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité mesme, dit quelquun37, dautant que cest plus, de se rendre impassible de soy, que destre tel, de sa condition originelle : et jusques à pouvoir joindre à limbecillité de lhomme une resolution et asseurance de Dieu. Mais cest par secousse. Et ès vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser noz forces naturelles : mais ce sont traits à la verité ; et est dur à croire, que de ces conditions ainsin eslevées, on en puisse teindre et abbreuver lame, en maniere, quelles luy deviennent ordinaires, et comme naturelles. (II, 29, p. 740-741)

La vertu sacquiert. Elle résulte de lhabitude. Devenant une seconde nature, elle est une qualité constante. Au contraire, lardeur guerrière, comme les passions dont il vient dêtre question, se manifeste par accès. Elle ne suffit pas à rendre lhomme vaillant :

un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutes occasions : Si cestoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens : tel seul quen compaignie : tel en camp clos quen une bataille : car, quoy quon die, il ny a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict, quune blessure au camp, et ne craindroit non plus la mort en sa maison quen un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme, donner dans la bresche dune brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte dun procez ou dun fils. (II, 1, p. 355-356)

Lardeur guerrière est un effet du courage, mais elle ne doit pas être confondue avec lui. Alors que le courage est une vertu, cest-à-dire une qualité acquise, affermie par la volonté, lhabitude et leffort, lardeur guerrière est un phénomène momentané, éphémère, contingent ; elle ne résulte pas principalement dune psyché, mais dépend des circonstances :

Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son dune trompette, luy avoit mis le cœur au ventre, ce nest 328un cœur ainsi formé par discours ; ces circonstances le luy ont fermy ; ce nest pas merveille si le voylà devenu autre par autres circonstances contraires. (II, 1, p. 355)

Bien sûr, ces « circonstances » ne sont pas toujours fortuites : lart de la guerre a élaboré des techniques pour exciter la combativité des soldats, en enquêtant sur ses causes.

Poétique de la guerre

Montaigne distingue entre les passions corporelles et les passions de lâme (II, 12, p. 601 ; II, 33, p. 764-765), mais cette dichotomie est appelée à être dépassée en raison de lexistence de passions « qui tiennent au corps et à lame » (II, 33, p. 764), comme lamour, et de « lestroite cousture de lesprit et du corps sentre-communiquants leurs fortunes » (I, 20, p. 107). Lardeur guerrière relève dans une certaine mesure de laffectivité organique : elle est un phénomène passif, involontaire et pré-réflexif38. Elle se manifeste par la rougeur du teint et par des tremblements. Le roi de Navarre Sancho a été surnommé le Tremblant parce quil frissonnait, non de peur mais daudace39. Cette passion peut naître des émotions des sens : elle est éveillée par léclat des armes et des cuirasses, par les cris aigus et puissants, par les tambours et les trompettes, par le son du canon, par le vin (III, 3, p. 862 ; III, 4, p. 881). Elle est plus vive quand les combattants courent se jeter sur les troupes adverses que quand ils attendent celles-ci de pied ferme (I, 47, p. 305). Elle diminue la douleur que lennemi vous inflige. Ainsi, dans le chapitre « Coustume de lIsle de Cea », Montaigne considère comme plus douloureuse la mort des Chinois qui, dans les processions religieuses, se découpent des morceaux de chair ou se laissent broyer 329par le char transportant leur idole que celle de lévêque de Soissons accompagnant Saint Louis qui, se détachant de larmée, sélança seul à la rencontre de lennemi et fut tué : « La mort de cet Évesque les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment : lardeur du combat en amusant une partie » (II, 3, p. 380). Lardeur guerrière rend insensible aux coups et aux blessures, comme lindique un témoignage recueilli par Montaigne :

Celuy qui meurt en la meslée, les armes à la main, il nestudie pas lors la mort, il ne la sent ny ne la considere : lardeur du combat lemporte. Un honneste homme de ma cognoissance, estant tombé comme il se batait en estacade, et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups, chacun des assistans luy crioit quil pensast à sa conscience, mais il me dit depuis, quencores que ces voix luy vinssent aux oreilles, elles ne lavoient aucunement touché, et quil ne pensa jamais quà se décharger et à se venger. (III, 4, p. 875)

Elle apparaît néanmoins plutôt comme une passion de lâme : elle est stimulée par les raisonnements et les exemples (II, 29, p. 741), les harangues des chefs, mais aussi par les injures de lennemi (I, 47, p. 304). Lorsque Montaigne annote son édition de César, il met en évidence que le chef romain aiguise la pugnacité de ses troupes par les discours quil leur adresse, mais aussi en prenant personnellement des risques sur le champ de bataille40. Lardeur guerrière procède souvent dune autre passion : lopiniâtreté, lambition, le désir de gloire, la cupidité, le sentiment de lhonneur. Elle peut être causée par la colère, comme lindique Montaigne, en citant les Tusculanes où Cicéron lexpose : « il est cognu, que la pluspart des plus belles actions de lame, procedent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans lassistance de la cholere. Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore41. Ny ne court on sus aux meschants, et aux ennemis, assez vigoureusement, si on nest courroucé » (II, 12, p. 601). En particulier, lardeur guerrière nest jamais plus véhémente que lorsquelle est occasionnée par « la vertu picquée et despittée par le 330malheur » (I, 47, p. 303), quand une armée se sachant vaincue ou une ville assiégée mourant de faim sont galvanisées par lénergie du désespoir. Dans une apostille en marge de son exemplaire de la Guerre civile de César, Montaigne présente comme un « rare example » la « furieuse sortie42 » des hommes de la ville de Salone assiégée par les Pompéiens. Il développe dans le chapitre « Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Cæsar » le récit de ces affamés qui « sortirent en telle furie, sur les assiegeans, quayants enfoncé le premier, le second, et tiers corps de garde, et le quatriesme, et puis le reste, et ayants faict du tout abandonner les tranchées, les chasserent jusques dans les navires » (II, 35, p. 780). Lardeur guerrière peut même trouver un aliment dans la souffrance physique. Montaigne rapporte le cas de ce vaillant soldat quAntigone, général dAlexandre, demanda à ses médecins de guérir dune maladie chronique et qui se montra ensuite beaucoup moins ardent. Interrogé sur cette mutation, il répondit que cétait Antigone lui-même qui en était responsable, car son ardeur première lui venait de ce que, du fait de ses souffrances, il ne tenait pas à la vie (II, 1, p. 354).

Montaigne trouve dans les théories néo-platoniciennes le moyen de décrire adéquatement lardeur guerrière. Il affirme que les maîtres de la philosophie attribuent « les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit [] à un ravissement divin, à lamour, à laspreté guerriere, à la poësie, au vin » (III, 5, p. 885). Ainsi, aux quatre délires du Phèdre il joint la fureur guerrière, comme Plutarque, qui ajoutait : « il est tout notoire quelle est inspiree par le Dieu Mars, et que cest une sorte de fureur où il ny a nulle grace ny douceur de musique, fascheuse, empeschant dengendrer et nourrir enfant, et faisant prendre les armes à tout un peuple43. » Or, dans les Vies des hommes illustres, Plutarque manifeste « une certaine suspicion devant les débordements de lardeur guerrière44 » et considère que lardeur du θυμóς doit être tempérée par lélévation desprit que suppose le φρóνημα45. Pour sa part, Montaigne est sensible aux discontinuités de la vie psychique : souvent lesprit sommeille, parfois 331il est visité par des passions qui le mettent au-dessus de lui-même et qui faisaient croire aux Anciens à une présence du divin. Pour désigner ces impulsions soudaines dune force supérieure, Montaigne utilise les termes de « boutées » (II, 2, p. 367 ; II, 29, p. 740), « boutades » (III, 12, p. 1083), « venues » (III, 5, p. 885), « saillies » (II, 2, p. 366 ; II, 29, p. 740), « secousses » (II, 29, p. 741) et recourt à la métaphore des éclairs (« éloises », III, 5, p. 885). Lardeur guerrière nest ni ordinaire, ni constante. Chez le héros, elle est un petit miracle :

Et ès vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux et qui semblent de bien loing surpasser noz forces naturelles []. (II, 29, p. 741)

Chez lhomme du commun, elle surgit, imprévisible et mystérieuse, et provoque une sorte dextase :

Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes quavortons dhommes, deslancer par fois nostre ame, esveillée par les discours, ou exemples dautruy, bien loing au delà de son ordinaire : Mais cest une espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soy : car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relache delle mesme, sinon jusques à la derniere touche []. (II, 29, p. 741)

La passion est donc une forme daliénation, puisque le sujet ne sappartient plus.

En particulier, Montaigne met en évidence lanalogie entre lardeur guerrière et le transport poétique. À la fin du chapitre « De lyvrognerie », il rappelle que les stoïciens et les épicuriens étaient capables de mépriser les pires douleurs et il poursuit :

Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut. Il faut quelle le quitte, et sesleve, et prenant le frein aux dents, quelle emporte, et ravisse son homme si loing, quaprès il sestonne luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, questans revenuz à eux, ils en transissent destonnement les premiers. Comme aussi les poetes sont épris souvent dadmiration de leurs propres ouvrages, et ne reconnoissoient plus la trace par où ils ont passé une si belle carriere : Cest ce quon appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict, que pour neant hurte à la porte de la poesie un homme rassis : aussi dit Aristote que aucune ame excellente, nest exempte de meslange de folie : Et a raison dappeler folie tout eslancement, tant louable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours. (II, 2, p. 367)

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Notons dabord que pour suggérer les effets de lardeur guerrière, Montaigne recourt à une image quil affectionne, celle du cheval insoumis46, quil utilisait notamment dans le chapitre « De loysiveté », où il comparait lesprit livré à lui-même à un « cheval eschappé » (I, 8, p. 55). Il emprunte peut-être cette image à Platon qui, dans le Phèdre47, opposait au cheval noir de lἐπιθυμíα le cheval blanc du θυμóς. Ainsi, lardeur guerrière comme le délire poétique est un furor, une μανία. Elle met lhomme littéralement hors de lui-même, au point quil ne se reconnaît plus dans ses actes ni dans ses œuvres, et lassujettit à des forces divines. Pour Montaigne, la raison permet de prendre de sages décisions, mais dans le domaine de laction, elle se révèle insuffisante. Seule la passion permet au sujet de mobiliser des forces mystérieuses et de se dépasser.

Une brève folie

Le délire laisse à linspiré un poème, mais que reste-t-il au guerrier ? Lardeur guerrière apparaît comme une passion incontrôlable qui rend les chefs fantasques et la soldatesque imprévisible. Montaigne compare une armée à un monstre fragile quun rien peut annihiler :

Or ce grand corps à tant de visages et de mouvemens, qui semble menasser le ciel et la terre :

Quam multi Lybico uoluuntur marmore fluctus,

Saevus ubi Orion hybernis conditur undis,

Vel cum sole novo densae torrentur aristae,

Aut Hermi campo, aut Lyciae flauentibus aruis,

Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus48 :

333

ce furieux monstre à tant de bras et à tant de testes, cest tousjours lhomme foyble, calamiteux et miserable. Ce nest quune formilliere esmeue et eschauffée,

It nigrum campis agmen49 :

Un souffle de vent contraire, le croassement dun vol de corbeaux, le faux pas dun cheval, le passage fortuite dun aigle ; un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere suffisent à le renverser et porter par terre. (II, 12, p. 499)

Cest là une des rares représentations dune armée dans les Essais et elle est loccasion dévoquer le thème paulinien de linfirmitas hominum. Le recours aux vers de lÉnéide et aux métaphores du monstre et de la fourmilière visent à lui donner une unité organique : mus par lardeur guerrière (comme le suggère lemploi du doublet « esmeue et eschauffée »), les hommes accèdent à une identité collective fusionnelle. Mais ce monstre à mille têtes obéit à une rationalité obscure et au moindre accident il peut céder à la panique et se retirer à la débandade.

Si lardeur guerrière fait accomplir des prouesses, elle amène parfois à enfreindre la discipline. Montaigne cite le cas du fils du dictateur Posthumius, « que lardeur de jeunesse avoit poussé heureusement sur les ennemis, un peu avant son reng50 » (I, 29, p. 203). Cependant, dans ce cas, lhistoire finit mal : puisque le jeune homme na pas attendu de recevoir un ordre, son père le fait exécuter pour insoumission. En dautres occasions, lardeur guerrière est sans conteste mauvaise conseillère. Quand larmée, lancée à lassaut des rangs ennemis, est animée par cette « furie » quest lardeur guerrière, elle risque de perdre son ordonnance (I, 47, p. 305). Parfois aussi, la passion égare le chef militaire : à la bataille de Coronée, Agésilas, mû par « une merveilleuse ardeur de courage51 » (I, 45, p. 296), renonça à une tactique qui lui aurait assuré la victoire mais où « il y avoit plus dart que de vaillance » : il décida de ne pas attaquer les Thébains par larrière mais par lavant. Ce choix fit quil fut plusieurs fois blessé et quil dut finalement adopter la tactique quil avait écartée. De même, à la victoire de Ravenne, Gaston de Foix, duc de Nemours, emporté par son « ardeur », commit lerreur de poursuivre 334des troupes espagnoles en déroute et paya de sa vie cette imprudence (I, 47, p. 303). Lardeur guerrière est donc une passion incontrôlable, qui altère le jugement et conduit à des attitudes téméraires, voire suicidaires. Dans ce transport, ce qui est attribué à des puissances supérieures est ôté à la volonté, et donc à la vertu.

Il nest donc pas sûr que lardeur guerrière soit une garantie defficacité : « en lusage de nostre esprit, nous avons pour la plus part, plus besoing de plomb que dailes : de froideur et de repos, que dardeur et dagitation » (III, 3, p. 863). Il est sans doute plus difficile de résister à lardeur guerrière que dy succomber, mais ce peut être la condition du succès. Montaigne fait léloge parallèle de François de Guise à la bataille de Dreux et de Philopœmen à celle de Mantinée, en temporisateurs préférant encourir des pertes importantes pour sassurer la victoire (I, 45, p. 295-29652). Il y aurait de laudace à renoncer à laudace. Lecteur de la Guerre civile, Montaigne relève le passage où César reproche à Pompée davoir bridé lardeur naturelle de ses soldats à la bataille de Pharsale53. Pourtant, dans les Essais, il donne raison à Pompée, suggérant que la Fortune aurait très bien pu faire de lui le vainqueur et affirmant que « la plus forte et rude assiette, est celle en laquelle on se tient planté sans bouger » (I, 47, p. 305). Alain Legros met en relation cet éloge de la retenue et lἐπἐχω pyrrhonien54 : que lon soit général ou philosophe, il est bon de se méfier des passions et de savoir rester coi.

Montaigne caractérise les batailles comme des « spectacles tragiques » (III, 13, p. 1145)

Il nest occupation plaisante comme la militaire : occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause. Il nest point dutilité, ny plus juste, ny plus universelle, que la protection du repos et grandeur de son pays. La compagnie 335de tant dhommes vous plaist, nobles, jeunes, actifs, la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques : la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie, masle et sans ceremonie, la varieté de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe, et les oreilles, et lame : lhonneur de cet exercice, son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, quen sa republique il en faict part aux femmes et aux enfans. Vous vous conviez aux rolles et hazards particuliers, selon que vous jugez de leur esclat, et de leur importance : soldat volontaire : et voyez quand la vie mesme y est excusablement employée,

pulchrumque mori succurrit in armis [En. II, v. 317]. (III, 13, p. 1145-1146)

De ces lignes célèbres ont été proposés des lectures divergentes. Les uns y ont perçu de lironie, dautres lont interprété comme une profession de gentilhomme. Comme souvent chez Montaigne, cest la poésie qui livre la clef du passage. Le vers cité est là pour faire surgir à la mémoire une belle page de lépopée virgilienne. Il est extrait du récit par Énée, à la première personne, de la « nuit cruelle » du sac de Troie. Le héros est à peine tiré de son sommeil que, prenant ses armes et rassemblant quelques compagnons, il sent bouillonner son furor :

Arma amens capio ; nec sat rationis in armis,

sed glomerare manum bello et concurrere in arcem

cum sociis ardent animi ; furor iraque mentem

praecipitat, pulchrumque mori succurrit in armis55.

Dans ces vers apparaissent des thèmes quorchestre le texte cité de Montaigne – le souci de la patrie, le compagnonnage guerrier, lardeur martiale – et un autre que développe sa suite : la belle mort. Mais la poésie signale aussi quun rapport esthétique sinstaure avec laction militaire. La beauté cruelle (pulchrum) de la guerre réside dans le rôle quy jouent limprévu et les péripéties, la Fortune et le mouvement inattendu des passions.

Or, dans l« Apologie de Raimond de Sebonde », le tragique confine à labsurde : la critique de lactivité guerrière fait apparaître lardeur au combat comme une passion frivole et vaine. Limpulsion des princes, décisive, peut avoir des mobiles on ne peut plus futiles :

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toute lAsie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerellage de Paris. Lenvie dun seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux harangeres à sesgratigner, cest lame et le mouvement de tout ce grand trouble. (II, 12, p. 498)

La guerre est conduite par des princes et des nobles mus par leurs passions. Lardeur guerrière témoigne seulement de « lineptie et vanité humaine » (II, 12, p. 498), cest une énergie fugace et futile : « cette effroyable ordonnance de tant de milliers dhommes armez, tant de fureur, dardeur, et de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien legieres occasions esteinte » (II, 12, p. 498).

Un conflit de valeurs

En revendiquant un statut aristocratique Montaigne néchappe pas à un conflit intérieur, conscient quil est de lopposition entre les éthiques respectives des robins et des nobles dépée, puisquil faut que « ceux-là ayent la paix, ceux-cy la guerre en charge : ceux-là ayent le gaing, ceux-cy lhonneur : ceux-là le sçavoir, ceux-cy la vertu : ceux-là la parole, ceux-cy laction : ceux-là la justice, ceux-cy la vaillance : ceux-là la raison, ceux-cy la force : ceux-là la robbe longue, ceux-cy la courte en partage » (I, 22, p. 122). Il assume les valeurs de la robe pour des motifs intellectuels et éthiques, celles de laristocratie guerrière pour des raisons sociales et esthétiques. En tant que gentilhomme-juge, il adopte les vues du stoïcisme et du pyrrhonisme. Il se montre soucieux du bonheur collectif, dénonce lart de la guerre comme « la science de nous entre-deffaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece » (II, 12, p. 497) et lardeur au combat comme une fureur passagère, imprudente et brouillonne, qui prive le sujet de la maîtrise de lui-même. Mais, comme lécrit Daniel Ménager, « Montaigne ne sest jamais délivré dune véritable nostalgie héroïque56 ». En tant que gentilhomme guerrier, il penche du côté du 337platonisme, idéalise la vie militaire et incline à considérer lardeur guerrière comme un transport divin.

Alors que la plupart des « arts de la guerre » antiques et contemporains déprécient lardeur guerrière, facteur de désobéissance et de témérité, au profit de la discipline militaire, Montaigne lui accorde une certaine valeur, et il se rapproche alors dun soldat de métier comme François de La Noue. Quand on étudie comment il présente, par petites touches, cette passion, il nest pas possible doublier quil en propose un examen critique et quil réfléchit sur les genres de vie et sur les valeurs sociales. Si lon tente dorganiser ces observations fragmentaires en un discours, des contradictions se manifestent. Cest que, chez Montaigne, les analyses philosophiques ne sont pas détachables de la définition de soi : « Il y a plusieurs années que je nay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et nestudie que moy. Et si jestudie autre chose, cest pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire » (II, 6, p. 397). Lorsquil examine les passions, Montaigne parle de lui, donne de lui-même une image qui reflète ses aspirations, et exprime ses tiraillements intérieurs entre les valeurs de la robe et celles de lépée.

Bruno Méniel

LAMo – EA 4276

Université de Nantes

1 M. de Gournay, « Préface sur les Essais de Michel seigneur de Montaigne par sa fille dalliance », in Montaigne, Les Essais, II, 17, éd. J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 17 (toutes nos références seront empruntées à cette édition, à laquelle nous renverrons, en indiquant simplement « Essais »).

2 Sur les discours militaires, voir M. J. D. Cockle, A Bibliography of English Military Books up to 1642 and of Contemporary Foreign Works, ed. H. D. Cockle, Londres, Holland Press, 1957 ; J. R. Hale, « A Newberry Library Supplement to the Foreign Books » in M. J. D. Cockle, A Bibliography of [] Military Books up to 1642. Papers of the Bibliographical Society of America (1961), p. 137-139 ; J. R. Hale, « Printing and the military culture of Renaissance Venice », in J. R. Hale, éd., Renaissance war studies, Londres, Hambledon, 1983, p. 429-471 ; F. Verrier, « Soldats et traités dart militaire au xvie siècle. De lexclusion à la sélection », Lettere italiane, année XLI / no 3 (juill.-sept. 1989), p. 366-397 ; F. Verrier, Les Armes de Minerve, lhumanisme militaire dans lItalie du xvie siècle, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 1997 ; David R. Lawrence, The complete soldier. Military books and military culture in early Stuart England, Leyde, Brill, 2009.

3 J. R. Hale, « Sixteenth-Century Explanations of War and Violence », in J. R. Hale, Renaissance war studies, p. 335-358, ici p. 336.

4 J. R. Hale, « Printing and Military Culture of Renaissance Venice », in J. R. Hale, Renaissance war studies, p. 428-470, ici p. 440-442.

5 Voir louvrage mentionné sous le no 91 dans G. de Botton et F. Pottiée-Sperry « À la recherche de la “librairie” de Montaigne », Bulletin du Bibliophile, II, 1997, p. 293 : Végèce, Du fait de guerre et fleur de chevalerie [et autres œuvres :] Frontin, Des gestes et astuces militaires qui se nomment strategematicques (subtilitez et finesses de guerre), Élien le tacticien et Modestus, trad. Nicolas Volcyr de Sérouville, Paris, Chrestien Wechel, 1536, in-folio, BnF Rés. Z. Payen 506.

6 Végèce, Du fait de guerre et fleur de chevalerie, I, xxviii, éd. citée, p. xv ; Epitoma rei militaris, éd. A. Önnefors, Stuttgart et Leipzig, Teubner, 1995, p. 47 : Martius calor.

7 Végèce, Du fait de guerre et fleur de chevalerie, III, xii, éd. citée, p. cvi ; Epitoma rei militaris, p. 148 : Dicenda etiam quibus militum mentes in odium aduersorum ira et indignatione moueantur.

8 Frontin, Des gestes et astuces militaires qui se nomment strategematicques (subtilitez et finesses de guerre), éd. citée, p. ccxlii.

9 Ibid., p. ccxxiiii.

10 G. Maggi, Della fortificatione delle città e del capitan Iacomo Castriotto, Venise, Rutilio Borgominiero, 1564.

11 F. Sansovino, Origine de cavalieri di Francesco Sansovino, nella quale si tratta linventione, lordine, e la dichiaratione della cavalleria di collana, di croce, e di sprone, Venise, C. et R. Borgominieri, 1566.

12 N. Tartaglia, Quesiti et inventioni diverse, Venise, Baparini, 1554.

13 G. Garimberto, Il Capitano Generale, Venise, Gordano Ziletti, 1556.

14 N. Machiavel, Lart de la guerre, I, 8, in Œuvres, trad. Chr. Bec, Paris, R. Laffont, 1996, p. 490 : « in lui sia onestà e vergogna » (LArte della Guerra, éd. J.-J. Marchand, D. Fachard et G. Masi, Rome, Salerno, 2001, p. 66).

15 N. Machiavel, Lart de la guerre, I, 7, p. 487 : « uno rispetto chegli abbiano al principe » (éd. it. p. 60).

16 N. Machiavel, Lart de la guerre, I, 3, p. 480 : « fatica, pericoli e gloria » (éd. it. p. 47).

17 N. Machiavel, Lart de la guerre, IV, 8, p. 555 : « Quanto allo accendergli al combattere, è bene fargli sdegnare contro a nimici mostrando che dicono parole ignominiose di loro ; mostrare di avere con loro intelligenza e averne corrotti parte ; allogiare in lato che veggano i nimici e che facciano qualche zuffa leggere con quegli, perché le cose che giornalmente si veggono con più facilità si dispregiano ; mostrarsi indegnato e con una orazione a proposito riprendergli della loro pigrizia e, per fargli vergognare, dire de volere combattere solo, quando non gli vogliano fare compania » (éd. it. p. 183).

18 N. Machiavel, Lart de la guerre, IV, 5 p. 553 : « La maggior parte de capitani prudenti più tosto ricevono limpeto de nimici, che vadano con impeto ad assaltare quello ; perché il furore è facilmente sostenuto dagli uomini fermi e saldi, e il furore sostenuto facilmente si convertisce in viltà » (éd. it. p. 183).

19 Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 9, trad. A. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004, p. 434 (Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, III, 9, éd. F. Bausi, Rome, Salerno, 2001, p. 609 : « per natura e non per elezione »).

20 M. dAmboise, « Poesme de lautheur », Le Guidon des gens de guerre [1543], Paris, J. Dumaine, 1878, p. 10.

21 M. dAmboise, Le Guidon des gens de guerre, p. 77-78. Sur ce texte, voir T. E. Wareham, « Michel dAmboise et Le Guidon des Gens de Guerre : tradition, modernité et originalité », Studi Francesi, t. XVIII-3, no 54 (sept-déc. 1974), p. 401-415.

22 Voir A. Lefranc, LArmée française et la Renaissance. Un réformateur militaire au xvie siècle, Raymond de Fourquevaux, Paris, E. Champion, 1916 ; G. Dickinson, « Introduction » in R. de Beccarie de Fourquevaux, Instructions sur le faict de la guerre (fac-similé de léd. de 1548), éd. G. Dickinson, Londres, University of London, 1954, p. xi-cxxxvi ; R. Brunon, « Raymond de Beccarie Baron de Fourquevaux », in R. de Fourquevaux, Information au Roy et à Monseigneur le Connestable touchant les affaires de Florence, éd. R. Brunon, Aix-en-Provence, Publication des Annales de la faculté des Lettres, et [Gap,] Ophrys, 1965, p. 13-26. P. Villey, Les Sources et lévolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1933, t. I, p. 144, déclare à propos de louvrage de Fourquevaux qu« il nest pas absolument sûr que Montaigne lait possédé », mais il est frappé dy trouver traitées, dans les chapitres i, 13, ii, 2 et 3, plusieurs des questions que Montaigne aborde au chapitre « De lincertitude de nostre jugement » (Essais, I, 47).

23 R. de Beccarie de Fourquevaux, Instructions sur le faict de la guerre, éd. citée, f. 51r.

24 Ibid.

25 G. du Choul, Discours sur la castrametation et discipline militaire des Romains (1re éd. 1554), Lyon, Guillaume Roville, 1555, f. 15v.

26 G. du Choul, Discours sur la castrametation, f. 52v.

27 F. de La Noue, Discours politiques et militaires, Bâle, François Forest, 1587, in-8o, p. 706.

28 F. de La Noue, Discours politiques et militaires, p. 481.

29 Voir M. Smith, « Émulation guerrière et stéréotypes nationaux dans les guerres dItalie », in Les Guerres dItalie. Histoire, pratiques, représentations, Actes du colloque international de Paris (9-11 décembre 1999), Paris, 2002, p. 155-176 ; P. Gilli, Au miroir de lhumanisme, les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge (c. 1360-c. 1490), B.E.F.A.R, 296, Rome, 1997.

30 E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 168-170.

31 I. D. McFarlane, « The concept of Virtue in Montaigne », Montaigne. Essays in Memory of Richard Sayce, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 77-100.

32 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 36, trad. A. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004, p. 511 : « per furore e per impeto, e non per virtù » (éd. it. t. II, p. 745-746).

33 Ibid. : « dove è furore ed ordine (perchè dallordine nasce il furore e la virtù) » (éd. it. t. II, p. 745).

34 Tite-Live, Histoire romaine, VII, 10, éd. J. Bayet, trad. R. Bloch, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 16 : non cantus, non exsultatio armorumque agitatio uana, sed pectus animorum iraeque tacitae plenum : omnem ferociam in discrimen ipsum certaminis distulerat. Voir N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 22, p. 471 (éd. it. t. II, p. 675). Sur Titus Manlius, voir Aurelius Victor, Liber de uiris illustribus Vrbis Romae, XXVIII.

35 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, II, 16, p. 312-313 (éd. it. t. I, p. 398-399). Voir Tite-Live, Histoire romaine, VIII, 7.

36 Cf. Plutarque, « Vie de Publicola », IX, éd. Walter, Paris, Gallimard, t. I, p. 219 : « cela fut un acte que lon ne saurait ni suffisamment louer, ni assez blâmer : car ou cétait une excellence de vertu qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible. » Ces lignes concernent Brutus, mais Montaigne les applique aussi à Torquatus.

37 Allusion à Sénèque.

38 E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, p. 71.

39 Essais, I, 54, p. 331 : « La hardiesse aussi bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres ». Voir sur ce sujet Claire Couturas, « Le discours sur les peurs dans les Essais de Montaigne », R.H.R., no 61, décembre 2005, p. 73-90 (le Tremblant est évoqué à la page 80) et larticle « Passions » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. Philippe Desan, Champion, Paris, 2004, p. 761-763.

40 Voir « Annotations de Montaigne lecteur. César », in A. Legros, Montaigne Manuscrit, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 489-620.

41 Cicéron, Tusculanes, IV, 23, 52 : « Ajax toujours brave, mais encore plus brave dans sa folie. » Sur Montaigne lecteur des Tusculanes, voir M. Magnien, « Montaigne, (re)lecteur des Tusculanes », La Librairie de Montaigne, dir. Ph. Ford et N. Kenny, Cambridge, Cambridge French Colloquia, 2012, p. 157-182.

42 « Annotations de Montaigne lecteur. César », in A. Legros, Montaigne Manuscrit, p. 590. Voir César, De Bello ciuili, III, 9, 6-7.

43 Plutarque, « De lAmour », in Œuvres morales, 758 d-759 c, trad. J. Amyot, Paris, M. Vascosan, 1572, f. 605 G-H.

44 Fr. Frazier, Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 253.

45 Fr. Frazier, Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, p. 199-207.

46 Voir J. Balsamo, « Montaigne, le style (du) cavalier et ses modèles italiens », Nouvelle revue du xvie siècle, XVII, 1999, p. 253-267.

47 Platon, Phèdre, 246a-b, 253c-254a.

48 Virgile, Énéide, VII, v. 718-722, éd. et trad. J. Perret, Prais, Les Belles Lettres, 1977, t. II, p. 110 : « Comme les flots innombrables que roule la mer de Libye, lorsque le cruel Orion se plonge dans les eaux de lhiver, ou lorsque les épis épais sont brûlés par le soleil nouveau, soit dans la plaine de lHermus, soit dans les champs jaunissants de Lycie, les boucliers résonnent et la terre ébranlée tremble sous les pas » (trad. des éditeurs des Essais, dans léd. citée).

49 Ibid., IV, 404, t. I, p. 125 : « Larmée sombre avance dans la plaine » (trad. des éditeurs des Essais).

50 Exemple emprunté à Diodore de Sicile, Sept livres des histoires, XII, lxiv, 3, trad. Amyot, Paris, Guillemot, 1585, p. 258.

51 Voir Plutarque, « Vie dAgésilas », XXVI-XXVII, Vies des hommes illustres, t. II, p. 193-195.

52 Sur le chapitre « De la bataille de Dreux », voir Ph. Desan, « “De la bataille de Dieux” [sic] », in Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 278-285 ; J. J. Supple, Arms versus Letters. The Military and Literary Ideals in the Essais of Montaigne, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 259.

53 A. Legros, Montaigne Manuscrit, p. 611-612 ; voir César, La Guerre civile, III, xcii, 5, éd. et trad. P. Fabre, Paris, Les Belles lettres, 1959, t. II, p. 84 : est quaedam animi incitatio atque alacritas naturaliter innata omnibus, quae studio pugnae incenditur (trad. A. Legros : « il existe en lâme une pulsion, un élan inné dontout le monde est doté par nature, qui sallume dans le feu du combat »).

54 A. Legros, Montaigne Manuscrit, p. 611.

55 Virgile, Énéide, II, v. 314-317, éd. et trad. cit., t. II, p. 50 : « Je prends mes armes, tout égaré ; y avait-il chance que les armes servissent ! mais rassembler une troupe pour nous battre, courir vers la citadelle avec des compagnons, cest là ce qui brûle mon cœur ; fureur, colère précipitent ma résolution ; je me souviens quil est beau de mourir sous les armes. »

56 D. Ménager, « La culture héroïque de Montaigne », in Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIIe série, no 9-10 (janvier-juin 1998), p. 39-52, ici p. 51. Voir J. J. Supple, Arms versus Letters, passim.