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Classiques Garnier

« Je ne vois rien… où je me puis tenir » Inquiétude et écriture chez Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 2, n° 34
    . varia
  • Auteur : Ferrari (Emiliano)
  • Résumé : L’inquiétude occupe une place capitale dans l’anthropologie montanienne des passions. Cette étude analyse les assises naturelles et les rapports avec le corps et l’âme. Face à l’inquiétude, la posture de Montaigne s’écarte de celle de ses contemporaines, tels Louis Le Caron et Pierre de Lancre, qui neutralisent ses effets dans un hors-texte théologique et providentiel. De ce fait, les Essais peuvent être envisagés comme un véritable « livre de l’inquiétude ».
  • Pages : 359 à 375
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406077411
  • ISBN : 978-2-406-07741-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0359
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Je ne vois rien… où je me puis tenir »

Inquiétude et écriture chez Montaigne

Dans latlas des passions représentées dans les Essais, l« inquiétude » occupe une place capitale qui pour être appréhendée exige un regard global sur lanthropologie montanienne1. Linquiétude est en effet une passion « complexe », résultante du « nombre infini de passions » qui agitent « incessamment » lêtre humain (II, 12, 758)2. Mais si lhomme est sans repos, toujours en mouvement et inquiet, cest quil est une partie de la nature. Lanthropologie montanienne des passions est étroitement liée à sa conception dun cosmos mouvant et instable, caractérisé par la transformation et le changement universels des êtres et des choses.

Dans notre article, nous allons dabord mettre au jour les assises « physiques » de linquiétude et son inscription-même au sein du mouvement universel de la nature. Ensuite, nous analysons la nature passionnelle de linquiétude, son rapport avec les « ressorts » du corps et les « branles » de lâme. Nous verrons ainsi que linquiétude, pour Montaigne, saffirme comme une caractéristique essentielle de la condition humaine. Dans ce sens, nous verrons comme la posture de Montaigne se différencie de celle de certaines de ses contemporaines, comme Louis Le Caron et Pierre de Lancre, qui inscrivent linquiétude dans une dimension providentielle et théologique, lui assurant une justification transcendante. Enfin, nous montrerons que la passion de linquiétude, lune de nos « maîtresses qualités, et prédominantes » (III, 9, 1540), est au cœur même du projet littéraire et de lécriture des Essais. Ou dit autrement, que les Essais peuvent être considérés comme le premier grand « livre de linquiétude ».

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La passion de linquiétude :
de la nature à lhomme

Si, comme son étymon latin lindique, le mot « inquiétude » – composé du privatif in et du substantif quies – signifie avant tout « absence de quiétude », de « repos » et donc « agitation », « instabilité » et « mouvement » continuels, on peut dire que le cosmos de Montaigne est un cosmos profondément « inquiet ». À ce propos, le vocabulaire et limagerie montaniennes du mouvement, de lécoulement et de la fluctuation de toutes choses sont parmi les plus riches de la littérature renaissante. Ils sinscrivent, comme la rappelé Michel Jeanneret3, dans une « sensibilité transformiste » et « métamorphique » diffuse au xvie siècle que lon retrouve dans différents domaines de la science, de lart, de la culture et qui façonne la pratique même de la littérature.

La vision montanienne dun univers mouvant et instable est exposée dans la conclusion du chapitre ii, 12, « Apologie de Raimond Sebond », et ce dès la première édition des Essais (1580). Dans ce long texte (ii, 12, 928-932), qui reproduit essentiellement un passage du De E Delphico du Plutarque4, Montaigne exploite le grand topos platonicien des « deux mondes » et oppose au monde de lêtre vrai, « éternel », « immuable et 361immobile », le monde du devenir, de la « mutation », du « changement » et de la « mort », où « toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle » (II, 12, 929). Nayant « aucune communication à lêtre » (ibid., 928), nayant aucun moyen propre daccéder à la dimension surnaturelle de ce « qui est véritablement » – cest-à-dire « Dieu » –, lêtre humain est totalement plongé dans linstabilité universelle du devenir qui marque la vision montanienne du monde, dans le sillage dHéraclite5.

Dans un passage du chapitre iii, 2, « Du repentir », Montaigne recourt à une métaphore célèbre pour exprimer sa conception personnelle de lunivers, en se démarquant ainsi du langage néoplatonicien de Plutarque.

Le monde nest quune branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides dÆgypte : et du branle public, et du leur. La constance même nest autre chose quun branle plus languissant. (iii, 2, 1255)

Le monde est mouvement, oscillation, instabilité constante. Si lessayiste choisit des exemples appartenant au monde minéral (terre, rochers, pyramides), ce nest que pour intensifier, par contraste, le sens profond de sa conclusion : limpression de « constance », dimmobilité et de fixité communiquée par ces objets nest quune apparence, leffet dun mouvement faible, lent et imperceptible. Cette vision dun cosmos branlant et agité sachève dans celle quon pourrait appeler une « biophysique du mouvement », celui-ci étant posé par Montaigne comme un élément essentiel à la définition même de la vie. Plusieurs passages des Essais témoignent dans ce sens :

Notre vie, nest que mouvement. (III, 13, 1706)

La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. (III, 3, 1278)

La vie est un mouvement matériel et corporel : action imparfaite de sa propre essence, et dérèglée. (III, 9, 1540)

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Faute de pouvoir approfondir ici la signification philosophique de ces trois propositions, il convient de remarquer que définir la vie comme un « mouvement » signifie prendre le contre-pied de la définition aristotélique de la vie comme « acte ». Selon Aristote, la vie est une activité achevée (operatio) qui se développe dans lordre de la finalité naturelle (telos en grec, perfectio en latin), tandis que le « mouvement » (kinesis, motus) est quelque chose dincomplet et dimparfait (ateleis, imperfectus)6. Cette « définition » antiaristotélique de la vie comme mouvement inscrit ainsi limperfection, linachèvement, le changement et la contingence au cœur même de lexpérience du vivant. On remarquera aussi que cette définition de la vie est donnée dans le chapitre iii, 9 consacré à la « vanité », notion quau xvie siècle est comparable à linconstance, linstabilité et la mobilité7. La « vanité » nest donc pas seulement un attribut psychologique et moral des êtres humains, tous « pleins dinanité » (III, 9, 1558), mais elle exprime la nature même de lunivers et de la vie, son caractère éphémère et mobile. « Finalement – pour conclure avec les mots de Montaigne/Plutarque dans l“Apologie” –, il ny a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets : Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse » (II, 12, 928).

En tant quêtre naturel entièrement soumis aux lois du cosmos8, lhomme est lui-même en pérenne mutation et changement – lanthropologie morale de Montaigne est donc fondée sur son anthropologie « physique ». Linquiétude et lagitation humaines, comme toutes les passions dailleurs, sont totalement naturalisées : il ny a rien en elles qui soit « contraire à la droite raison » ou « contre nature », comme le 363voulaient le stoïcisme antique et comme le réaffirme le Néo-stoïcisme à la fin du xvie siècle (par exemple avec Juste Lipse)9. « Tout ne branle-il pas votre branle ? » (I, 19, 143), écrira Montaigne lors de la « prosopopée de la nature » du chapitre i, 19. Être naturel, lhomme est une union intime et indivisible de corps et âme10, et en vertu de cette « condition mixte » (III, 13, 1725) il est continuellement sujet aux « mutations » et « agitations » produites par ces « deux parties associées » (II, 17, 987)11 .

Les « ressorts » du corps, qui agissent en lui de façon involontaire et inconsciente – « sans laveu non seulement de notre volonté, mais aussi de notre pensée » (I, 20, 154) – peuvent troubler profondément lâme – « les facultés de notre âme en général, souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles » (II, 12, 875). Cette agitation corporelle12 sexprime dans une multitude de passions organiques – « humeurs », « inclinations », « propensions », « impressions » –, qui naissent dans le corps et dans son rapport sensible 364au monde (on trouve à ce propos dans l« Apologie » lhapax « émotion des sens »). Lâme est ici dans une certaine « passivité », ne pouvant que pâtir des dispositions changeantes du corps auquel elle est unie. En vertu de sa « condition [] merveilleusement corporelle » (III, 8, 1456), lhomme est donc nécessairement affecté de nombreuses manières différentes et souvent sans en connaître la cause.

Deuxièmement, si lêtre humain est affecté et agité par les « passions corporelles », il lest encore plus par les « passions de lâme » :

Les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore plus les siennes propres : auxquelles elle est si fort prise, quil est à laventure soutenable, quelle na aucune autre allure et mouvement, que du souffle de ses vents. (II, 12, 879)

Lâme est profondément ébranlée par ses propres passions, mais elle ne saurait sen libérer sans perdre son « allure et mouvement ». Loin dêtre considérées comme des vices ou des maladies quil faut soigner, les passions saffirment comme les ressorts fondamentaux de la vie psychique. La vie humaine est comprise comme un continuum passionnel qui ne varie quen termes dintensité et de degré : « des effets dune passion ardente nous retombons aux effets dune passion frileuse » (II, 12, 883). Comme le dira bien La Rochefoucauld au siècle suivant, en se rappelant de Montaigne : « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de lune est presque toujours létablissement dune autre13 ».

Lintensité des passions de lâme est en rapport avec lactivité de l« esprit », cette puissance active et mobile à laquelle lessayiste sintéresse particulièrement. En tant quactivité conjointe de limagination, du jugement et de la mémoire, lesprit est la principale source dagitation et inquiétude en lhomme – « mille passions, et agitations desprit » (III, 13, 1710). La curiosité, le désir, lamour, la tristesse, la crainte, la colère, lambition, la gloire, lorgueil : toutes ces passions ne pourraient exister sans lactivité représentative de lesprit (jugement, anticipation, projection, souvenir). Lintrospection montre que lesprit nest peut-être rien dautre qu« agitation », ce qui rend particulièrement difficile la connaissance et la description de soi.

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Cest une épineuse entreprise, et plus quil ne semble, de suivre une allure si vagabonde, que celle de notre esprit : de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. (II, 6, 601)

Enfin, lesprit est une source dinquiétude pour lhomme car il est à lorigine de son insatiable désir de savoir, connaître et rechercher14 : « il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et na point occasion de sarrêter plutôt à mille pas quà cinquante » (Essais, II, 12, 870-871). Ou encore, avec un accent plus négatif : « Il [lesprit] ne fait que fureter et quêter, et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et sempêtrant, en sa besogne » (III, 13, 1661).

Du « branle » de la terre aux « agitations indiscrètes et casuelles » de lhomme, linquiétude saffirme comme une caractéristique du devenir de la nature. Loin du « mépris philosophique, des choses transitoires et mondaines » (III, 9, 1489), Montaigne se plonge dans le caractère instable de lexistence pour en explorer les formes, les limites et les possibilités. Ainsi sa posture se différencie nettement de celles de certains de ses contemporaines, en ce quil ne cherche pas à inscrire linconstance et linquiétude dans une quelque théologie ou téléologie qui lui assurerait une justification et un sens transcendants. Passion dominante de lexpérience humaine, linquiétude nest aucunement neutralisée dans les Essais ; au contraire, nous le verrons, elle devient un ressort narratif et théorique fondamental de lécriture essayiste.

Linquiétude comme « fait apologétique » :
Louis Le Caron et Pierre de Lancre

La conception platonicienne de deux mondes, lÊtre éternel, immobile et incorruptible dun part, le monde éphémère et changeant du devenir de lautre, est très diffusée dans la littérature et la philosophie 366du xvie siècle. Dans son traité De la Tranquillité de lesprit, livre singulier (1588), Louis Le Caron – une figure assez importante mais moins connu que Du Vair et Lipse pour la redécouverte renaissante du stoïcisme15 – montre une conception de lunivers à deux dimensions : « les vicissitudes, inconstances et révolution des choses mondaines » dune part, et « lordre perpétuel » de « la providence divine », le « Dieu immortel, immuable et exempt des toutes passions » de lautre16. Ceux que nous appelons « maux » ne sont que des événements produits par la providence divine, des « biens nécessaires tant à la cause universelle du monde, [] que particulière de ceux qui en sont touchés17 ». Dans ce cadre théorique, les inquiétudes produites par « la variété et mutation » des choses mondaines – des empires, des royaumes, des villes, des familles, des individus, etc. – sintègrent dans lordre providentiel (stoico-chrétien) de lunivers, ce qui suffit pour consoler lâme humaine et la libérer de ses « infinies angoisses, passions et perturbations18 ». Dune certaine façon, linquiétude témoigne en faveur de cet ordre divin de lunivers quil faut apprendre à connaître et accepter.

Dans une perspective platonico-augustinienne, le Tableau de linconstance et instabilité de toutes choses (1610) de Pierre de Lancre nous montre un autre processus dassimilation théologique de linquiétude. Opposant luniversel mouvement des choses à limmutabilité de Dieu19, lauteur propose au lecteur une voie de salut qui repose entièrement sur le modèle et lexemple de la « Constance » divine. Il sagit de connaître et méditer 367la « Constance de Dieu » qui « nous sert dexemplaire, et de guide pour nous conduire, et pour parvenir à cette autre Constance quil désire de nous20 ». Par ce travail spirituel, qui repose sur le « devoir dimiter » Dieu, le sujet se soustrait à linquiétude du monde : « Je ne serai plus flottant dans linconstance de ce monde, fiché et arrêté en toi, mon souverain Bien ; et ne nous ayant faits que pour lui, notre âme hors de lui est et sera toujours en inquiétude21 ».

Comme la remarqué Jean Deprun, dans lhorizon de la foi chrétienne, et notamment augustinienne, linquiétude est « un fait apologétique » de premier plan22. Conséquence de son égarement et sa condition post-lapsaire, la passion de linquiétude témoigne à la fois de léloignement de lhomme de Dieu et de sa destinée surnaturelle, là où il pourra jouir du repos éternel (requies aeterna). Si la « condition de lhomme », comme le dira Pascal, est faite d« inconstance, ennui [et] inquiétude », cest qu« il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver23 ». Le mouvement, limpermanence et lécoulement du monde sont donc vécus avec un sentiment dangoisse permanente : « Cest une chose horrible de sentir sécouler tout ce quon possède24 » (Fr. 757-212).

Cette apologétique chrétienne de linquiétude, tout comme sa neutralisation stoïcienne dans lordre providentiel du monde, est totalement absente chez Montaigne. Sa réflexion sur linquiétude se développe sur la toile de fond des discussions morales antiques, et notamment hellénistiques, autour de lataraxia, de leuthymia et de lapathia, que lon peut considérer ici comme des synonymes de la « tranquillité de lâme25 ». Dailleurs, conscient du consensus traditionnel sur la valeur 368éthique de la tranquillité, Montaigne décide den accentuer le caractère problématique et substantiellement irréalisable.

En ceci y a-t-il une générale convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de lâme et du corps : Mais où la trouvons-nous ? (II, 12, 761).

Lidéale de la tranquillité de lâme étant inaccessible, car la vie nest que mouvement et changement constant, lessayiste présente au lecteur un autre mode de vie, une autre attitude éthique. Cest ce que Montaigne déclare dans la phrase extraite du chapitre iii, 9 qui a été commentée plus haut.

La vie est un mouvement matériel et corporel : action imparfaite de sa propre essence, et dérèglée. Je memploie à la servir selon elle. Quisque suos patimur manes. (III, 9, 1540-1541, nous soulignons)

Après avoir constaté le caractère inachevé, inaccompli et désordonné de la vie, Montaigne ne cherche pas à lintégrer dans une quelque théologie. Au contraire, il laccepte comme une condition quil choisit dendurer et à laquelle il veut se conformer : « je memploie à la servir selon elle ». La citation du fameux hémistiche de Virgile, détourné de son sens originel, appuie en conclusion cette idée de la « passivité » humaine (patior) face à linstabilité mouvante de la vie26. Cest de cette acceptation de linquiétude et de lagitation comme conditions de la vie humaine qui nait lécriture et la pensée des Essais.

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« Autant quil y aura dancre
et de papier au monde » :
les Essais, livre de linquiétude

Si linquiétude a une place fondamentale dans lanthropologie des Essais, étant lune de nos « maîtresses qualités, et prédominantes » (III, 9, 1540), peut-on dire quelle est aussi au cœur du projet littéraire et de lécriture des Essais ? Peut-on, en somme, considérer les Essais comme le « livre de linquiétude », dont les réflexions décousues, la forme ouverte et instable, lagitation textuelle nous donneraient une représentation ? Il y aurait-il, finalement, une espèce disomorphisme entre la forme littéraire de lessai et lexpérience subjective et intérieure quelle véhicule et représente27 ?

Une première et substantielle réponse à ces questions nous vient du chapitre i, 8, « De loisiveté », que la critique à depuis longtemps considéré, et ce de façon unanime, comme le texte séminal pour la naissance du projet littéraire de Montaigne, une fois abandonnée sa carrière de parlementaire à Bordeaux (1570)28. Parmi les spécialistes, Jean Starobinski et Fausta Garavini se sont notamment penchés sur ce chapitre29. Au-delà de la diversité des interprétations proposées par la critique, il est indéniable que ce court chapitre témoigne de lexistence, à lorigine même de lécriture de Montaigne, dune profonde inquiétude, cest-à-dire de lexpérience de limpossibilité du repos (quies), et dun esprit qui ne peut sarrêter et demeurer en place. Il est bien de relire ce texte célèbre qui nous relate cette expérience.

Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrais, ne me mêler dautre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que 370de le laisser en pleine oisiveté, sentretenir soi-même, et sarrêter et rasseoir en soi : Ce que jespérais quil peut meshui faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr : Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem,

quau rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-mêsme, quil nen prenait pour autrui : et menfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise lineptie et létrangeté, jay commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui même (I, 8, 87 ; pour la citation latine Lucain, Pharsale, IV, 704).

Aux comparaisons de lesprit avec les « terres oisives » et les « femmes » ouvrant ce chapitre, images du pouvoir créateur et génératif de lesprit lequel, abandonné à lui-même, ne produit que « folie » et « rêverie », suit ici la métaphore du « cheval échappé », symbole de sa puissance cognitive et imaginative dérèglée et débridée30. Il faut remarquer ici ce singulier renversement décrit par Montaigne : « Au rebours ». Voulant de façon délibérée se consacrer, dans le « repos » et l« oisiveté » de sa « librairie », à une pure activité spirituelle et réflexive, Montaigne découvre l« agitation » naturelle de lesprit, son incapacité de « sentretenir soi-même », de « sarrêter et rasseoir en soi ». Cette inquiétude est en plus à lorigine de productions imaginatives chaotiques et dérangeantes – « chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos » – qui contribuent à la « dissociation » mentale de lécrivain (ce quavec les vers de Lucain Montaigne nomme la variam mentem).

Si lon se réfère à linscription latine que Montaigne fait peindre sur une paroi de sa tour lannée 1571, inaugurant ce projet de retrait spirituel sur lequel lessayiste revient au chapitre i, 8, on peut remarquer que le vocabulaire employé par Montaigne est bien celui de la parénétique antique de lotio cum litteris, de la tranquillitas animi et de la placida quies31. Dans son retrait, « serein et sans souci » (quietus et omnium securus), il souhaite se consacrer « à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir » (libertati suae tranquillitatique, et otio consecravit)32. Ces notions 371renvoient à une illustre tradition éthique que lon peut faire remonter au Peri euthymias de Démocrite, et que Sénèque contribue à introduire dans la culture latine sous le nom de tranquillitas33. Dans son traité homonyme, Sénèque décrit cette disposition intérieure propre au sage stoïcien comme étant « une âme stable », « marchant toujours dun pas égal et favorable », « demeurant dans un état paisible », « sans jamais sélever ni sabaisser34 ».

Il est donc évident, à la lumière du passage du chapitre i, 8, cité plus haut, que la retraite montanienne, comme expérience à la fois physique et psychologique, naboutit en rien à létat desprit exposé par Sénèque. Si Montaigne, comme il lavoue lui-même, abandonne les tracas de la vie publique pour chercher le repos et la tranquillité de lâme, il ne trouve en soi qu« agitation » et « dérèglement » desprit. En dautres mots : « inquiétude ». Le « cheval échappé » est lemblème dune intériorité qui se disperse, instable et agitée – ce qui est lexact contraire de la définition sénéquéenne de la tranquillitas. Or cest en conséquence de cette expérience dagitation et inquiétude que Montaigne prend la décision décrire. Le but de la retraite était dabord réflexif : il sagissait de lire et détudier les classiques sous la protections des « doctes vierges » – les « Muses35 ». Cest de léchec de cette conversion intérieur – de matrice toute stoïcienne comme on la vu – quest né le projet décrire, la « mise en rôle » et lenregistrement du flux chaotique des pensées, des « chimères et monstres fantastiques » produit par lagitation et linquiétude de lesprit.

Cette écriture de linquiétude est revendiquée par lauteur lui-même qui nhésite pas à reconduire la forme littéraire de lessai, son ouverture, son caractère inachevé et instable, à son expérience passionnelle et intérieure. Cest ce quon peut lire au chapitre iii, 9, « De la vanité ».

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Qui ne voit, que jay pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, jirai autant, quil y aura dancre et de papier au monde ? [] Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière quelles tombent [] ? (iii, 9, 1476-1477, nous soulignons)

Linquiétude, lagitation et le changement semblent bien se révéler ici comme des « puissances de la littérature36 », dans la mesure où la pratique et la forme de lécriture essayiste se présentent comme structurées, de lintérieur, par lexpérience affective. Lajout , ce retour permanent de lessayiste sur ses pensées déjà élaborées et écrites, sur ses propres « imaginations » – pour les ajuster, pour en ajouter dautres, jamais pour les corriger – pourrait être considéré comme un fait littéraire et esthétique traduisant la recherche dun accord entre lécriture et une forme dintériorité marquée par lagitation et linquiétude37.

Au demeurant, je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes ; oui à laventure quelque mot, mais pour diversifier, non pour ôter. Je veux représenter le progrès de mes humeurs, et quon voie chaque pièce en sa naissance. Je prendrais plaisir davoir commencé plus-tôt et à reconnaitre le train de mes mutations38. (II, 37, 1181, nous soulignons)

La forme de lessai, cette modalité décriture dont Montaigne est le créateur39, est présentée ici sous deux autres visages : celui dune représentation du mouvement de ses « humeurs », de leur origine et évolution, ou, plus en général, dun acte de « reconnaissance » de ses « mutations ». Le terme d« humeur » nest pas anodin, car il renvoie à la doctrine médicale hippocratique-galénique des tempéraments, 373reconduisant laffectivité humaine à des changements organiques et physiques40. Ce qui signifie inscrire lorigine et la pratique de lécriture dans la totalité de lexpérience affective humaine, comme si la causa scribendi des Essais était la « mise en rôle », la « représentation », la « reconnaissance » des « passions corporelles » et des « passions de lâme » de lécrivain lui-même. Lécriture enregistre donc ce que le sujet expérimente dans son être actuel – comme le poète Lucilius, qui « commettait à son papier ses actions et ses pensées, et sy peignait tel quil se sentoit estre » (II, 17, 976, nous soulignons) –, ce qui revient à dire lagitation et les mutations individuelles apprises dans limmédiateté du sentir – « quant aux branles de lâme, je veux icy confesser ce que jen sens » (Ibid., 977, nous soulignons).

Registre de soi, les Essais sont dautant plus le registre des inquiétudes et des troubles de leur auteur, inscrivant ainsi, dans le texte, l« ivresse naturelle » de lindividu, sa condition instable et précaire.

Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, dune ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en linstant que je mamuse à lui. Je ne peins pas lêtre, je peins le passage : non un passage dâge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à lheure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi dintention : Cest un contrôle de divers et muables accidents, et dimaginations irrésolues, et quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets, par autres circonstances, et considérations. (III, 2, 1255-1256)

Ce texte renouvelle ce que lexpérience du retrait intérieur relatée dans le chapitre i, 8, avait appris à Montaigne : au lieu dun sujet unifié et constant qui jouit dune paisible tranquillité, la conversio – le retour à soi – dévoile linquiétude naturelle de lesprit et du corps, leur « passage » permanent. Comme nous lavons déjà remarqué, face à cette condition dinquiétude permanente Montaigne ne cherche aucune échappatoire théologique, mais, au contraire, fait de cette passion « maîtresse » lélément moteur de son écriture essayiste. Pour comprendre dans quel sens cela est possible, il est utile de se rapporter encore une fois au Tableau de linconstance et instabilité de toutes choses de Pierre de 374Lancre. Cette auteur, avec une allure toute montanienne41, reconnait que la condition de mouvement universel affecte profondément lidentité et la pratique même de lécrivain : « Nul de nous nest au matin celui dhier ; moi-même en écrivant que tout se change, je suis changé avant de lavoir écrit42 ». Mais cette écriture, on la vu, nassume aucunement la tâche de représenter et intégrer dans la forme littéraire le changement et linquiétude. Au contraire, lécriture, pour Pierre de Lancre, sert à communiquer une voie de salut, une manière de sortir de linquiétude qui est en dehors de lécriture et précisément dans l« imitation » de la constance divine. Se démarquant de l« apologétique de linquiétude » qui neutralise cette passion dans un hors-texte théologique ou éthique, Montaigne fait de linquiétude et de lagitation les éléments propulseurs de lécriture réflexive de lessai.

Dans le chapitre iii, 9, répondant aux moralistes qui condamnent le « plaisir de voyager » en tant quexpression dune profonde agitation43, Montaigne confesse que cest cela, tout simplement, le propre de la condition humaine.

Je sais bien quà le prendre à la lettre, ce plaisir du voyager porte témoignage dinquiétude et dirrésolution. Aussi sont-ce nos maîtresses qualités, et prédominantes. Oui ; je le confesse : Je ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où je me puis tenir : La seule variété me paye, et la possession de la diversité : au moins si aucune chose me paye. (III, 9, 1540, nous soulignons)

Lécriture de Montaigne, tout comme son expérience du voyage44, senracine dans ce manque de points fixes, cette inquiétude et agitation pérenne 375que la forme inachevée et ouverte de lessai exprime. Le choix du couple « inquiétude/irrésolution » est très éloquent, Montaigne voulant indiquer par là les multiples formes de changement et dinstabilité dans lordre des passions et des affects, mais aussi des pensées, des valeurs et des jugements45. Par et dans lécriture, Montaigne vise ainsi à apprivoiser linquiétude tout en en faisant un principe de jouissance voire même de bonheur, ceux-ci étant désormais associés à lexpérience de la variété et de la diversité des êtres et des choses, toujours en mouvement. Lécriture essayiste, avec son style « vagabond » et son « allure poétique46 », vise enfin à éduquer lesprit et les passions de lauteur et du lecteur des Essais, en soffrant comme une manière de vivre, une sagesse de linstabilité et du déséquilibre dont la vie humaine est bâtie.

Mais quoi ? nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous saime à bruire, à sagiter : Et se contente en ses propres offices : sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes. (III, 13, 1725)

Emiliano Ferrari

Université Jean Moulin Lyon 3

1 Pour une étude détaillée de lanthropologie montanienne des passions, de leur nature et causes, et de leur valeur morale, je renvoie à mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; et au numéro spécial du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, « Montaigne et la diversité des affects », éd. E. Ferrari, no 54, 2011/2.

2 Toutes les citations des Essais de Montaigne sont tirées de lédition de D. Bjaï, B. Boudou, J. Céard et I. Pantin, Paris, La Pochothèque, 2001, qui donne le texte de 1595.

3 M. Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 5. Lauteur souligne comme cette vision dynamique et métamorphique de lunivers informe le statut littéraire des nombreux textes renaissantes qui reproduisent, dans leur caractère instable, inachevé et mouvant, la condition de fluidité et changement du réel décrites par les sciences naturelles et par les disciplines humanistiques (philosophie, histoire, poésie). La « métamorphose » comme principe esthétique fondamental de la « littérature baroque » (1580-1670) avait été étudiée par J. Rousset dans son ouvrage classique La Littérature de lâge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Corti, 1953.

4 Dans la traduction dAmyot : « Que signifie ce mot Eì », Les Œuvres morales & meslees de Plutarque, tr. fr. J. Amyot, Paris, Michel Vascosan, 1572, t. I, XLVIII, foll. 356-367. Il sagit dun emprunt au discours du prêtre Ammonios, qui expose une conception platonicienne de lêtre fondée sur un dualisme ontologique radical. Sur lusage montanien de ce passage on peut voir les remarques pertinentes de H. Friedrich, Montaigne, tr. Fr. de R. Rovini, Paris, Tel/Gallimard, 1984, p. 152. Sur les contenus et les problématiques philosophiques internes au texte de Plutarque voir F. Ferrari, « La construction du platonisme dans le De E apud Delphos de Plutarque », Les dialogues platoniciens chez Plutarque : stratégies et méthodes exégétiques, éd. F. Brouillette, A. Giavatto, Leuven, Leuven University Press, 2010, p. 47-62.

5 Sur la « redécouverte » et la diffusion du philosophe dÉphèse au xvie siècle voir F. Joukovsky, Le feu et le fleuve : Héraclite et la Renaissance française, Genève, Droz, 1991. Dans ces pages finales de l« Apologie » Montaigne cite Héraclite à deux reprises (II, 12, 929-930), reproduisant fidèlement le texte de Plutarque dans la traduction dAmyot. Mais pour appuyer la véracité de cette vision du monde quil partage, Montaigne insère dans la page de Plutarque un texte du matérialiste Lucrèce sur luniversel changement des choses (De Rerum natura, V, 828-831).

6 Sur la critique dAristote dans ce passage, et notamment en rapport à la terminologie métaphysique employée dans lÉthique à Nicomaque lue par Montaigne (dans la traduction latine de Giovanni Bernardo Feliciano, Venezia, 1541), voir mon article « Materiea, corpo e movimento : Montaigne e la concezione della vita », Montaigne e lesperienza del corpo tra medicina e filosofia, éd. E. Ferrari et C. Montaleone, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, à paraître. Voir aussi larticle de A. Tournon, « Action imparfaite de sa propre essence… », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. V. Carraud et J.-L. Marion, Paris, PUF, 2004, p. 33-47.

7 Dans le dictionnaire de J. Nicot, Dictionnaire françois-latin, Paris, 1584, nous lisons que « inconstance » traduit les mots latins : « inconstantia, levitas, instabilitas, vanitas ».

8 Voir les passages où Montaigne affirme la naturalité de lhomme contre les tentations anthropocentriques qui les poussent, sous lemprise de ses passions égocentriques (« présomption », « orgueil », « vanité »), à se poser en dehors et au dessus de la nature : II, 12, 710 et 720-721.

9 « La définition que donne Zénon est donc que la passion – il dit πάθος – est un ébranlement de lâme opposé à la droite raison et contraire à la nature » (Cicéron, Tusculanae Disputationes, IV, 6, 11). En règle générale, le stoïcisme considère que les passions ne naissent daucune force naturelle, et quau contraire ce sont des mouvements de lâme contre nature produits par un usage incorrect de notre jugement. Cicéron rappelle clairement cette position dans son De finibus : « les troubles [perturbationes] ne sont suscités par aucune force de la nature et tout cela nest quopinions et jugements tenant à notre faiblesse » (III, 10, 35). Dans sa Manuductio ad Stoicam philosophiam (Anvers, 1604), lhumaniste flamand Juste Lipse reprend fidèlement la doctrine stoïcienne des passions et cite ces deux passages de Cicéron (Manuductio, III, 7). Dans le De Constantia (1584), Lipse condamne les passions comme effets de lopinion, cest-à-dire d« un jugement futile et faux » (J. Lipse, De la constance, éd. J. Lagree, Paris, Classiques Garnier, 2016, Livre I, Chap. 2, 4-7, ici p. 54). Pour atteindre la vertu de la constance et neutraliser linquiétude et linstabilité humaines, il faut donc dun côté « bruler les pailles des vaines opinions et de lautre, couper à la racine les tiges des passions » (ibid., p. 59). Sur la critique montanienne de la morale stoïcienne et néo-stoïcienne des passions voir mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, p. 201-235.

10 Selon Montaigne, cette union explique leffective communication entre le corps et lâme, cest-à-dire le pouvoir que le corps a dagir sur lâme et lâme sur le corps : « tout ceci se peut rapporter à létroite couture de lesprit et du corps sentre-communiquant leurs fortunes » (I, 20, 158). Les multiples phénomènes qui appartiennent au monde des passions – sensations, humeurs, inclinations, propensions, émotions, affects, etc. – se rapportent donc à lunion de lâme et du corps.

11 Pour une étude approfondie des « passions corporelles » et des « passions de lâme » dans les Essais, voir mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, Première et Deuxième partie.

12 « Nos membres se prêtent des offices, et ont des agitations à part de notre discours » (II, 6, 598).

13 F. de la Rochefoucauld, Maximes, éd. J. Rohou, Paris, Livre de Poche, 1991, maxime no 10, p. 77.

14 Sur la curiosité comme « passion de lesprit », activité à la fois cognitive et passionnelle, et sur son importance dans la formation de l« honnête homme » voir mon article « A passion for free mind. The “honneste curiosité” in Montaigne and Charron », La curiosità e le passioni della conoscenza. Filosofia e scienze da Montaigne a Hobbes, éd. G. Paganini, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, sous presse.

15 L. Le Caron (Charondas), De la tranquillité desprit : livre singulier. Plus un Discours sur le procès criminel fait à une sorcière, Paris, J. Du Puys, 1588. Il sagit dun traité de type « consolatoire » qui développe un syncrétisme pagano-chrétien où sont évoqués à la fois Aristote et Augustin, Sénèque et Boèce. Le Caron offre au lecteur des remèdes variés (des « exercices spirituels » on pourrait dire avec Pierre Hadot – cf. Exercices spirituels et philosophique antique, Paris, Albin Michel, 2002) pour soigner les souffrances produites par une époque des troubles politiques et religieuses : la compréhension de lordre providentiel du tout, la distinction entre les vrais et faux biens et les vrais et faux maux, la connaissance du Souverain Bien, etc.

16 L. Le Caron, De la tranquillité desprit, p. 9, 11, 13-14.

17 L. Le Caron, De la tranquillité desprit, p. 11-12.

18 L. Le Caron, De la tranquillité desprit, p. 22.

19 P. de Lancre, Tableau de linconstance et instabilité de toutes choses, Paris, LAngelier, 1610 [2e éd.], Livre III, fol. 488r : « Tout le monde universellement se passe, roule et vit en perpétuelle inconstance, sauf lui [Dieu] qui seul est parfaitement constant et perpétuellement immuable ». Ce « dualisme ontologique » est un leitmotiv de tout louvrage qui structure et justifie son dessein sotériologique.

20 P. de Lancre, Tableau de linconstance, Livre V, Discours VI, fol. 530r.

21 Ibid., Livre V, Discours VI, fol. 539v. Résonnent ici les mots dAugustin : « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te » (Confessions, I, 1).

22 J. Deprun, La Philosophie de linquiétude en France au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1979, en particulier p. 123-130 consacrées à laugustinisme du xviie siècle (Jansénius, Pascal, Malebranche).

23 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, respectivement fragments 57 et 19. Pour une analyse du thème de linquiétude chez Pascal, voir P. Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Armand Colin, 1970, p. 18-38.

24 Pascal, Pensées, fragment 626.

25 Voir E. Ferrari, Montaigne : une anthropologie des passions, p. 237-256. Sur ce même thème voir aussi C. Larmore, « Un scepticisme sans tranquillité : Montaigne et ses modèles antiques », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, p. 15-31. Sur la « tranquillité » dans la philosophie stoïcienne, sceptique et épicurienne, voir G. Striker, « Ataraxia : Happiness as tranquillity », Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 183-195. Les doctrines antiques de la tranquillité de lâme se transmettent à Montaigne par la médiation de Sénèque, Cicéron, Plutarque, Diogène Laërte et Sextus Empiricus.

26 Lédition de J. Céard traduit « Chacun de nous souffre ses peines » (III, 9, 1541). Ce vers de Virgile est extrait du chant VI de lÉnéide, relatant la « descente aux enfers » dÉnée. Il sagit dun vers de difficile interprétation qui a fait couler beaucoup dencre (voir lédition de P. Veyne, Énéide, Paris, Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012). Il suffira ici de rappeler que ce vers, prononcé par Anchise, visait à expliquer à Énée la doctrine orphico-pythagorique de la réincarnations des âmes : les « mânes » sont les démons personnels du défunt, lui infligeant, aux enfers, les peines correspondantes à son comportement sur terre. Seulement ensuite, les âmes pourront reprendre leur chemin vers une nouvelle incarnation. En citant de façon profondément détournée ce vers, Montaigne semble vouloir dire que les seules peines que lhomme doit « pâtir » ne sont pas dans lau-delà, mais ici, dans le « mouvement matériel et corporel » de la vie.

27 Sil est vrai que les nouvelles formes littéraires, fragmentaires, le dir moderno, sont aussi le résultat dun ajustement de la prose aux transformations globales du monde intérieur et extérieur à lhomme (voir L. Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008, p. 352-353).

28 Sur cette nouvelle phase de la vie de Montaigne, qui ne correspondent nullement à un abandon définitif de la vie politique, voir P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, chapitre v.

29 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993 ; F. Garavini, Monstres et chimères : Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Champion, 1993. Voir aussi T. Cave, How to read Montaigne, London, Granta Books, 2007.

30 Voir à ce propos B. Sève, Montaigne. Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007, p. 27-41.

31 Il suffit de songer à trois œuvres classiques de Sénèque telles que le De tranquillitate animi, le De otio et le De vita beata.

32 Le chapitre i, 8, « De loisiveté » doit être lu en rapport avec cette inscription que Montaigne fait peindre sur une paroi près de la « librairie », lannée 1571, et dont le texte expose son nouveau projet intellectuel et spirituel de se consacrer à létude des humanités et de vivre dans le calme, la tranquillité et la liberté (pour une traduction française de cette inscription voir P. Desan, Montaigne, p. 207-208). Pour le texte latin voir A. Legros, « Inscriptions murales du cabinet », Bibliothèques Virtuelles Humanistes, http://www.bvh.univ-tours.fr/MONLOE/transcr_cabinet.pdf

33 Sénèque De Tranquillitate animi, II, 3 : « Hanc stabilem animi sedem Graeci euthymian uocant, de qua Democriti uolumen egregium est, ego tranquillitatem uoco ». La terminologie employée par Sénèque et aussi Cicéron (tranquillitas, quies, securitas) traduit, dans sa variété, leuthymia de Démocrite – sur ce dernier voir Diogène Laërte, Vies, IX, 45.

34 Sénèque, De Tranquillitate animi, II, 4 : « Ergo quaerimus quomodo animus semper aequali secundoque cursu eat propitiusque sibi sit et sua laetus aspiciat et hoc gaudium non interrumpat, sed placido statu maneat, nec attollens se umquam nec deprimens. Id tranquillitas erit » (nous traduisons).

35 « In doctarum virginum sinus » comme le dit linscription latine. Lexpression « doctae Virgines » est sans doute un emprunt à Catulle (Carmen, 65).

36 Je reprends cette belle expression au numéro spécial de la revue Modernités, éd. E. Bouju et A. Gefen, no 34, 2012, consacré à « LÉmotion, puissance de la littérature ? ».

37 Il serait intéressant détudier et approfondir davantage les interactions entre lordre littéraire (esthétique, poétique, rhétorique), dune part, et la logique des passions et des émotions, de lautre, dans les Essais mais plus en général dans la littérature renaissante.

38 Et aussi : « Jajoute, mais je ne corrige pas » (III, 9, 1504). Cette écriture du mouvement et du changement subjectifs nempêche pas la reconnaissance, en soi, de quelque chose de régulier et stable qui est reconnu a posteriori par lobservation et lexpérience : « Je nai point de façon, qui ne soit allée variant selon les accidents : Mais jenregistre celles, que jai plus souvent vu en train : qui ont eu plus de possession en moi jusquà cette heure » (III, 13, 1681).

39 Sur lécriture essayiste de Montaigne et sa porté « cognitive » voir mon article « “A knowledge broken” : Essay Writing and Human Science in Montaigne and Bacon », Montaigne Studies, XXVIII, 2016, p. 211-221.

40 La variation et mobilité de lesprit humain vont de pair avec la fluxion constante des humeurs : « Chaque jour nouvelle fantaisie, et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps » (II, 1, 536).

41 Pierre de Lancre épousera en 1588 Jeanne de Mons, la petite nièce de Montaigne.

42 P. de Lancre, Tableau de linconstance, Livre V, fol. 527r.

43 Montaigne répond ici à Sénèque (Lettres à Lucilius, 2, 1) et à Lipse (De constantia, II). Sur la connotation passionnelle de l« irrésolution » voir S. Giocanti, « Lirrésolution passionnelle : une sagesse sceptique », La Passion. Une grandeur négative ?, éd. F. Roussel, Paris, Belin, 2004, p. 77-91.

44 Il est intéressant de remarquer que Montaigne compare sa vie au voyage, en tant que mouvement inachevé qui nest pas subordonnée à des finalités préétablies : Essais, III, 9, p. 1525 : « Mais en tel âge, vous ne reviendrez jamais dun si long chemin. Que men chaut-il ? je ne lentreprends, ni pour en revenir, ni pour le parfaire. Jentreprends seulement de me branler, pendant que le branle me plaît, et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice, ou un lièvre, ne courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible par tout, il nest pas fondé en grandes espérances : chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même » (nous soulignons).

45 Cest bien entendu lun de grands thèmes des Essais, lexpérience du doute, de linconstance des jugements, de lincertitude des connaissances, des croyances, des choix, etc. Nous navons pas pu étudier ici cette dimension « cognitive » de linquiétude.

46 Voir Essais, III, 9, p. 1550.