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Classiques Garnier

Introduction [de la troisième partie]

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Introduction

Les articles présentés ici sont issus dune journée détude organisée conjointement par lUniversité de Chicago et par lUniversité Paris Diderot-Paris 7 (équipe Cerilac), au Centre de lUniversité de Chicago à Paris, les 1er et 2 avril 2016. Sous ce titre général, « Le sens des formes », nous nous proposions dexaminer les rapports entre la forme que prend un texte (en envisageant cette forme dans une perspective générique, codicologique, matérielle, ou autre) et son contenu. En quoi les questions de forme, dans toute leur diversité (genre, poésie à forme fixe, mise en page, matérialité du texte, performance, etc.), influent-elles sur la signification, la fonction, ou la réception dun ouvrage ? Il sagissait dune invitation à penser et repenser les approches théoriques et disciplinaires du texte et du manuscrit dans un domaine de recherche de plus en plus marqué par le développement des technologies numériques et par linterdisciplinarité. Il convient non seulement de considérer comment la technologie a transformé notre rapport au manuscrit, mais aussi de réexaminer la distinction fondamentale entre texte, contexte, et manuscrit. Dabord objet particulier, unique et entier, inscrit dans un contexte historique, social et personnel précis, le manuscrit peut aussi circuler, passer dun contexte à un autre, multiplier ses points de contact. De cette manière, le texte médiéval accumule des couches successives de mains, dajouts, de suppressions, de changements de publics, de contextes politiques et sociaux, et offre donc autant de lectures possibles. La version originale dun texte, souvent à jamais perdue, ne représente quun point de départ dans la vie du manuscrit et des mots quil contient. La forme matérielle quassume un texte ne peut pas être séparée de son contenu, mais les liens entre les deux peuvent faire lobjet détudes sous des angles divers, comme lont montré des interventions très variées. Quest-ce donc quun « texte » médiéval ?

Considérer la forme du texte, cest dabord penser lespace du manuscrit. De quelle façon des éléments tels que la mise en page, les index, les tables des matières, les enluminures, les rinceaux, les drôleries, le choix 198et lordre des textes, les rubriques, contribuent-ils à la production de la signification ? Mais la forme du texte excède les limites du manuscrit et embrasse lidée plus nébuleuse du genre et de la forme littéraire. Dans quelle mesure peut-on parler de genres dans le contexte médiéval, et dans quelle mesure est-il utile et/ou possible de les définir, en prenant en compte des « horizons dattente » et des formes reconnues, éléments si importants pour une compréhension moderne du terme ? De quelle manière les auteurs médiévaux, pour leur part, ont-ils conçu et décrit la forme et la production littéraires ? Autrement dit, comment la forme du texte prend-elle forme dans le texte, et comment le texte participe-t-il à la formulation dune conception plus large de la forme ?

Les études que nous avons retenues abordent ces questions de diverses manières.

Les deux aspects – réflexion sur le genre, à travers une forme poétique particulière et mal définie, et réflexion sur son inscription dans lespace des manuscrits – se trouvent réunis dans létude de Mathias Sieffert, « Les chançons de Charles dOrléans : une énigme en mouvement ». Il sinterroge sur la double énigme que constitue la désignation par le terme de chançons, dans les manuscrits de Charles dOrléans, dun ensemble de poèmes qui sapparentent à des rondeaux, et le fait que le poète leur réserve une mise en page particulière dans le principal manuscrit de ses œuvres, le fameux Album de Blois. Lexamen dautres manuscrits où figurent un ensemble de chançons, le manuscrit anglais des œuvres poétiques de Charles dOrléans et dautres manuscrits plus tardifs, permet de renforcer lhypothèse nouvelle que lauteur aurait eu un temps le projet de constituer un recueil littéraire séparé.

Les deux études suivantes se concentrent sur linscription du texte dans lespace du manuscrit et les rapports quil entretient avec les éléments péri-textuels que sont les images, ou même les notations musicales. Dans « Les manuscrits enluminés du Tristan en prose. Incidence de la polyphonie énonciative et des éléments péri-textuels sur le processus de construction du sens », en prenant en compte des éléments tels que la mise en page, les enluminures et les rubriques, Sylvie Fabre montre comment cette dimension « péri-textuelle » du texte contribue à la production du sens, différente dun manuscrit à lautre, à travers une période de temps relativement étendue puisque les manuscrits considérés séchelonnent entre le xiiie et le xve siècles. Ce faisant, elle réévalue dans 199une perspective moderne limportance des formes et de la matérialité du texte et des images dans le processus interprétatif. Dans « Loptimisme du satiriste : mise en forme et en espace du texte, de limage et de la musique dans le Roman de Fauvel interpolé (Paris, BnF, français 146) », Thierry Radomme propose une lecture de la version dite interpolée du Roman de Fauvel, un peu plus tardive que la première, en sattachant, pour quelques passages précis, à la mise en page du texte, des images et des notations musicales, ce qui lui permet de mettre à jour une tonalité ludique propre à cette version remaniée du Fauvel, œuvre dun satiriste qui apparaîtrait peut-être plus optimiste que son prédécesseur.

Enfin, dans larticle « De la rhétorique à la tectonique : mise en livre et construction du sens chez les lecteurs de Christine de Pizan (xviiie et xxie siècles) », Sarah Delale, à travers une étude de deux moments distincts de la réception et de ladaptation des œuvres de Christine de Pizan, montre comment les jugements au sujet du genre, de la composition et du style dun texte sont ancrés dans les attentes du lecteur ou du critique, et dépendent de lhorizon dattente et des critères esthétiques propres à son époque. On peut opposer deux régimes de lecture : le premier, privilégié à lépoque classique, qui conçoit le texte comme une rhétorique linéaire, et le second, favorisé par le travail de « mise en livre » effectué par lauteure médiévale, qui reconstruit une tectonique textuelle pour faire émerger de ses failles un sens caché ; redécouvert par les modernes, il nest pas sans point commun avec lherméneutique médiévale. Le rapport entre la forme et le sens se lit ici à travers la réception des textes et ses variations, à plusieurs siècles dintervalle, dune part entre la fin du Moyen Âge et lépoque classique, dautre part entre cette époque classique et notre modernité.

Daisy Delogu

Université de Chicago

Anne Paupert

Université Paris Diderot-Paris 7, Cerilac