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Classiques Garnier

Introduction [de la quatrième partie]

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Introduction

Il suffit de parcourir les titres des premiers chapitres des Essais pour constater limportance accordée par Montaigne aux passions. Cette question ne peut donc être éludée, mais la soulever revient à sinterroger sur les structures profondes de lanthropologie de Montaigne, comme le rappelle notamment louvrage récemment paru dEmiliano Ferrari, Montaigne, une anthropologie des passions (2014). Lapproche quadopte Montaigne à légard des passions engage toute une conception des rapports entre le corps et lâme. Les passions sollicitent diversement les trois instances psychiques – imagination, jugement et mémoire – et rendent mouvante la limite habituellement établie entre le volontaire et linvolontaire. Il est loisible de sinterroger sur les héritages que recueille Montaigne : dans quelle mesure sa pensée morale est-elle tributaire du platonisme, du stoïcisme, de laugustinisme ? Et lauteur des Essais ne met-il pas les traditions en contradiction les unes avec les autres pour mieux sen libérer ? Que doit-il, au bout du compte, à lobservation et à lintrospection ? Les cinq études que nous réunissons ici, en se proposant de répondre à ces questions, éclairent chacune à sa manière lanalyse que fait Montaigne de ces mouvements de lâme et du corps que sont pour lui les passions.

Pour Bénédicte Boudou, Montaigne élabore sa réflexion sur les passions à partir dune lecture critique des philosophes anciens. Il constate que certaines passions fortes, comme lamitié ou la tristesse, sont indicibles. Or lexpression des passions est un moyen datténuer leurs effets. Pour sortir de cette aporie, Montaigne fait appel à limagination qui, si elle joue un rôle dans le développement des passions, permet aussi de maîtriser celles-ci : en travaillant à les représenter, le sujet séloigne delles et les considère à distance. La création esthétique est donc dabord utile à celui qui en est lartisan : elle lui permet à la fois dexprimer ses passions et de sen préserver.

Jean Balsamo montre que, dans le livre III des Essais, la passion est présentée comme une maladie de lâme, qui ne conduit pas seulement 276à mal penser, mais à penser à mal. Elle est due à la misère humaine et mène à limprudence ou au vice. Même lorsque lhomme est soumis à des passions involontaires, il nest pas innocent : il devrait être conscient de sa faiblesse et redoubler de prudence. Or il déguise ses passions en vertus de cent façons que Montaigne débusque avec perspicacité. Ce discours sévère à légard des passions est destiné à créer léthos dun homme prudent, qui, sil nest pas affranchi des passions, sefforce en tout cas de les brider. Plutôt que de considérer que Montaigne tend vers leupathia plutarquienne, Jean Balsamo saccorde avec Marc Fumaroli pour penser quil vise leuthymia, cest-à-dire le courage qui permet la maîtrise de ses passions et de soi-même. La connaissance de lhomme dans les Essais sappuie sur une analyse sétendant au-delà la seule vie psychique et ne séparant pas lindividuel du social, le privé du public.

Dans mon article, je mintéresse à une passion que Montaigne évoque assez souvent et quil éclaire dun jour singulier, lardeur guerrière. Prenant le contre-pied de la plupart des « arts de la guerre » composés dans lantiquité et à la Renaissance, qui redoutent cette passion source dindiscipline et de témérité, Montaigne la considère comme une « fureur » qui sajouterait aux quatre transports platoniciens : elle élève lhomme au-dessus de lui-même et le rend insensible à la douleur. Pour autant, Montaigne craint quelle ne soit pas un gage defficacité, quelle nôte au chef sa prudence et son sens de la mesure, et ne lincite à donner à la guerre plus de valeur quelle nen mérite. Je propose de lire ce jugement ambigu comme le signe dun conflit, en Montaigne, entre les valeurs de la noblesse dépée et celle de la robe.

Concetta Cavallini considère la réflexion de Montaigne sur les passions en examinant ce quelle doit aux auteurs italiens. Les doutes de lauteur des Essais sur la possibilité de lapathia émaneraient des thèses anti-stoïciennes de Lorenzo Valla et Giannozzo Manetti. Mais larticle montre avant tout comment Montaigne, attentif à la vie militaire, médite sur les passions à partir des récits quil déniche dans la Storia dItalia de Guichardin. La forme de lanecdote historique, proche de celle de lexemple, fondée sur la breuitas, donne un éclairage particulier aux passions décrites.

Emiliano Ferrari étudie la passion de linquiétude. Contrairement aux stoïciens, Montaigne estime que les passions ont des assises naturelles. Lhomme, en qui sunissent indissolublement lâme et le corps, est 277agité par les passions organiques, quil subit avec une certaine passivité, mais plus encore par les passions de lâme – telles que la curiosité ou la tristesse –, qui sont les principales sources de linquiétude. Montaigne accepte linstabilité et le déséquilibre comme des caractéristiques essentielles de la vie humaine, et il élabore une sagesse qui les assume. Le voyage est loccasion de cette élaboration, et surtout la composition des Essais, dont le style « vagabond » épouse les mutations permanentes dun esprit à jamais irrésolu.

Ces études ne sont pas toujours convergentes. Certes, elles saccordent sur le fait que, si Montaigne récuse les thèses stoïciennes et néo-stoïciennes, il sinterroge sur la meilleure façon de contrôler les passions, et quil estime que lintrospection nest pas la seule voie pour les connaître. Pourtant, certaines mettent laccent sur lexpérience et le rapport sensible au monde ; dautres rattachent la conception que Montaigne a des passions à lidée quil se fait de sa place dans la société et à limage de lui-même quil entend donner à son lecteur. Ces divergences tiennent à des lectures différentes de lœuvre : la lecture philosophique appréhende les Essais comme un pur discours de vérité, alors que la lecture rhétorique prend en compte le contexte et considère quils ne sont pas exempts de visées pragmatiques.

Bruno Méniel

LAMo – EA 4276

Université de Nantes