Skip to content

Classiques Garnier

Introduction [de la deuxième partie]

129

Introduction

« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. » La formule est de Pascal1, dont le pessimisme habituel pourrait sembler ici bien modéré, pour une fois : limperfection de lhomme ne le condamnerait pas à lerreur, mais – simplement – à linexactitude ; cest sans doute beaucoup déjà, mais il ny aurait tout de même pas matière à désespérer. Sauf que Pascal – ce serait mal le connaître – poursuit en ces termes : « Sils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai. » Décidément, il ny a de vérité certaine que dans Dieu et par Dieu.

Les hommes pourtant ont à faire parfois – cest une nécessité sociale – œuvre de justice et de vérité, et les juristes médiévaux, à côté de la Veritas ipse Deus, ont établi la possibilité dune veritas humana, sans laquelle en effet le droit et lexercice de la justice nauraient guère de sens. Au Moyen Âge, comme avant dans le monde romain, et depuis jusquà nos jours, lexercice de la justice ne peut faire léconomie de la question de la vérité – question qui apparaît dune particulière complexité pour la période allant du xiie au xve siècle, à partir du renouveau du droit romain et de lémergence du droit canonique, cest-à-dire au cours dune période où sécrit une doctrine juridique qui nexistait pas auparavant, et qui pose la question de la vérité relativement à dautres, et dabord à celle de la certitude, cette dernière apparaissant peut-être plus consubstantielle au droit et à la pratique judiciaire que la vérité même, alors que la justice est justement, et profondément, sentie comme une manifestation de la vérité2.

Si la question du droit et de la vérité intéresse naturellement le juriste et lhistorien du droit, elle peut aussi intéresser le philosophe. Michel 130Foucault a ainsi consacré une partie de ses travaux à une histoire des modes de production de la vérité, lesquels se manifestent exemplairement dans les pratiques juridiques et judiciaires ; en effet, les « régimes de véridiction », selon sa formule, varient ou évoluent avec le temps dans le cadre dune interaction sociale et culturelle qui fait entrer, entre autres éléments certes mais avec une place de choix, le droit et lexercice de la justice, ces derniers pouvant être des lieux, soit de production, soit de réception, des dits régimes de véridiction (lépreuve, lenquête, laveu)3. Dans une telle perspective, la vérité apparaît moins une réalité en soi, indépendante et objectivement constituée, quun produit et le résultat de procédures réglées ou normées quil convient dinscrire dans une problématique plus vaste, celle du pouvoir et du savoir.

Les articles ici réunis ne relèvent pas stricto sensu de lhistoire du droit médiéval et nont pas non plus lambition de sinscrire dans une histoire générale des formes et des enjeux de la volonté de savoir, au sens foucaldien de la démarche. Sils entendent explorer à leur tour la question de la vérité dans le cadre du droit et de la pratique judiciaire, cest tout simplement parce que la littérature médiévale des xiie et xiiie siècles la pose de façon récurrente, et insistante, dans des œuvres dinspiration différente et de genres clairement marqués, parmi lesquelles Ami et Amile, une chanson de geste, le Tristan de Béroul et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil, quil est convenu de considérer comme des « romans », et le Roman de Renart, une épopée animale qui lorgne ouvertement du côté du fabliau et de la satire.

Ces œuvres des xiie et xiiie siècles décrivent un cadre juridique et judiciaire identique, globalement conforme à la réalité historique contemporaine, même si celui-ci est en cours dévolution : la procédure est accusatoire, la charge de la preuve incombe à laccusé et les preuves relèvent du sacré, soit sous la forme simple du serment purgatoire, juré sur les reliques des saints, où Dieu est pris à témoin, 131soit sous une forme « redoublée », le serment purgatoire étant suivi dune épreuve ordalique, unilatérale (le fer chaud, leau chaude ou leau froide), ou bilatérale, à savoir le duel judiciaire, Dieu étant alors sommé de faire un miracle4. Lépreuve comme preuve constitue, pour reprendre la formule de Michel Foucault, un régime de véridiction à part entière (lequel inclut le serment, qui est effectivement une forme dépreuve, mais non contrôlée par une épreuve complémentaire) : le rappeler implique la nécessité de ne pas envisager la vérité de façon absolue, mais relativement à ses modes de production, ici juridiques et judiciaires. Cest pourquoi chacune des contributions a pris le parti de contextualiser la représentation littéraire ; si elles le font avec une intensité différente, toutes semploient à réduire le plus possible une distance dans le temps qui, bien souvent, saccompagne dune distorsion dans la compréhension des phénomènes, et du coup un amoindrissement de la lisibilité du texte littéraire médiéval.

La chanson Ami et Amile, le Tristan de Béroul, le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil et le Roman de Renart constituent des récits dont les enjeux et/ou les ressorts sont en partie juridiques, en vertu dépisodes délictueux, voire criminels, impliquant des suites judiciaires plus ou moins développées, avec de nombreux rebondissements parfois. La question de la vérité y apparaît toujours centrale, en tant quelle est systématiquement donnée comme lobjet même de procédures qui sont en principe conçues pour permettre effectivement la manifestation de cette dernière. Il nempêche que ces mêmes textes – le Roman de la violette constituant en cela une véritable exception à lintérieur du corpus étudié – semploient le plus souvent soit à faire triompher le mensonge et le subterfuge, soit, les deux choses pouvant au demeurant se cumuler, à faire en sorte que la vérité – celle des faits – apparaisse finalement très secondaire par rapport à dautres nécessités, supérieures, et relatives à lidéologie ou au projet des œuvres étudiées. Les trois articles qui suivent montrent comment le texte littéraire médiéval tire parti de la procédure judiciaire comme régime de véridiction pour se jouer en réalité de la vérité – dune vérité réduite à de fausses apparences et dotée au bout du compte dune valeur très subalterne. Seule lœuvre de Gerbert de 132Montreuil semploie à ne pas offrir la représentation dun monde social qui, pour durer et se perpétuer, semble avoir finalement davantage besoin de certitudes, même fausses ou illusoires, que de vérité5.

Philippe Haugeard

Université dOrléans POLEN
(EA 4710)

1 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 178 (Vanité).

2 Voir C. Leveleux-Teixeira, « Droit et vérité. Le point de vue de la doctrine médiévale (xiie-xve siècle) ou la vérité entre opinion et fiction », Le Vrai et le Faux au Moyen Âge, textes réunis par É. Gaucher, Bien dire et bien aprandre, 23, 2005, p. 333-349.

3 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2004, vol. 1, p. 1406-1513 (il sagit dun cycle de conférences prononcées en 1973 à lUniversité pontificale de Rio de Janeiro) et Mal faire, dire vrai. Fonction de laveu en justice, Presses Universitaires de Louvain / Chicago University Press, 2012 (cours à lUniversité de Louvain en 1981). Pour une présentation de ces travaux, voir N. Thirion, « Des rapports entre droit et vérité selon Foucault : une illustration des interactions entre les pratiques juridiques et leur environnement », Revue Interdisciplinaire dÉtudes Juridiques, 70, 2013, p. 180-188.

4 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Première Partie, Chapitre 2, « De lépoque franque à la renaissance du xiie siècle », Paris, PUF, 2000, p. 83-124.

5 Les trois articles regroupés ici sont les versions écrites et enrichies des communications faites lors du Twenty-second International Medieval Congress of Leeds, 6-9 juillet 2015, au cours de la session Law and Literature : the Truth in the Medieval Trials in Old French Epics and Romance, organisée par Ph. Haugeard dans le cadre du projet APR IA Juslittera 2 soutenu par la Région Centre-Val de Loire.