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Classiques Garnier

Une image bien encontenancée L’iconographie du Livre de l’Espérance d’Alain Chartier (manuscrit BnF fr. 126)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 1, n° 33
    . varia
  • Auteur : Maupeu (Philippe)
  • Résumé : La miniature frontispice du Livre de l’Espérance due au Maître de Talbot (BnF fr. 126, ca 1435) témoigne d’un remarquable souci d’exactitude dans le rendu des détails du texte. Cet article montre comment l’image, en reprenant la syntaxe iconographique traditionnelle du songe, prend acte du bouleversement topique créé par le texte d’Alain Chartier tout en s’inscrivant dans la poétique d’un pathos contenu dont la « damoiselle encontenancee », bras croisés, figure la discrète allégorie.
  • Pages : 189 à 209
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406070290
  • ISBN : 978-2-406-07029-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07029-0.p.0189
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Une image bien encontenancée

Liconographie du Livre de lEspérance dAlain Chartier (manuscrit BnF fr. 126)

Le Livre de lEspérance conservé dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France (français 126, fol. 218r ; figure 1) souvre sur une somptueuse miniature « porche », due à lenlumineur rouennais connu sous le nom de Maître de Talbot1, synopsis iconique de ce texte inachevé. Le protagoniste principal en est Mélancolie, telle quelle apparaît à lacteur en proie à une « dolente et triste pensee2 » :

Et en cest point vint vers moy une vielle toute desaroyée et comme non chalant de son habit, maigre, seiche et flaitrie, a couleur pale, plommee et ternie, le regart bas, la voix entreprinse, et la levre pesant. Son chief estoit toqué dun cueuvre-chief sale et encendré, son corps affublé dun mantel de tenné. A laproucher sans mot dire menvelopa soudainement entre ses bras et me couvry visage et corps de ce maleureux mantel ; maiz de ses bras si estroit me serroit que je sentoye mon cueur au dedans destraint comme en presse ; et de ses mains me tenoit la teste et les yeulx embrunchés et estouppés, si que navoye laisir de voyr ne de ouir. Et ainsi comme homme esvanouy et pasmé, me vint porter au logeis denfermeté, et me getta en la couche dangoisse et de maladie.

Mélancolie saisit entre ses « dures mains » le cerveau de lacteur et en ouvre « la partie qui meillieu de la teste siet en la region de lymaginative, 190que aucuns appellent fantasie », libérant les phantasmes qui viendront assaillir lauteur alité : Indignation, Défiance, Désespérance.

Cette miniature frontispice est reproduite dans louvrage classique de Klibansky, Saxl et Panofsky, Saturne et la mélancolie3. Les auteurs soulignent à son propos lécart entre la faiblesse des moyens expressifs de limage et la puissance suggestive du texte de Chartier avec lequel elle ne peut rivaliser :

Le poème inachevé dAlain Chartier témoigne dune telle intensité dexpérience émotionnelle et dune si grande aptitude à traduire cette expérience en symboles et en formules dramatiques que les images verbales du poète [] surpassent en pouvoir dévocation les images visuelles de lillustrateur4.

Les auteurs nen disent pas beaucoup plus sur cette prétendue défaillance de limage peinte, là nest pas leur propos. Mais il est bien question de la vertu du langage à susciter la représentation mentale et à nous rendre présentes, ante oculos, les images des choses absentes, ce que la rhétorique recense sous les catégories de la demonstratio, de lekphrasis, de lhypotypose, de la « descripcion5 », et de la vigueur qui en résulte, lenargeia6. Il conviendrait de préciser la nature de cet excès du texte par rapport à limage, ou du défaut de limage par rapport au texte : excès topique dans le sens où lenveloppement dans le mantel de Mélancolie nest pas répertorié dans liconographie du temps, excès rhétorique en ce que limage peinte médiévale échouerait à rivaliser avec la descripcion sur le terrain du pathos. Cest cet écart entre enargeia rhétorique et 191représentation peinte que je souhaite interroger dans ces pages en le reliant à la polarité rhétorique de lèthos et du pathos – polarité dont je ferais volontiers de la petite damoiselle aux bras croisés, « debonnaire et bien encontenancee », à peine évoquée par Chartier, en retrait dans lencadrement du mur sur le volet droit de limage, la discrète allégorie.

Identification des rôles

Lisons la miniature « à la loupe » du texte et identifions les personnages constituant ce portrait de groupe. Si limage nous en montre apparemment dix-huit, ils se réduisent en réalité à dix, certains dentre eux étant représentés plusieurs fois (lacteur, Mélancolie, lEntendement) en vertu du procédé syntaxique ditération narrative dune même figure au sein dun espace unique7. Commençons par le héros malheureux de cette vision, lacteur lui-même, représentant fictionnel dAlain Chartier. Il apparaît en trois occurrences successives, une fois dans chaque « compartiment » de lensemble architectural tripartite élaboré par limage. Tout dabord sur le volet de gauche, assis sur une cathèdre gothique à pinacles et fleurons, la main droite crispée serrant laccoudoir, vêtu comme un clerc portant calotte (rose) sur la tête, chape bleue doublée dhermine avec chaperon couvrant les épaules, par-dessus un bliaud dont on aperçoit les manches rouges. À sa droite sur lestrade, un pupitre avec deux livres fermés, aux reliures rouges et vertes, bouillons et fermoirs dorés. Lacteur a la tête baissée, le buste affaissé. La vieille Mélancolie lui enveloppe le visage de son mantel de tenné, de drap brun, et lui tient les yeux embrunchés et estouppés, voilés et « bouchés » (p. 3). Elle lemporte ensuite dans le vestibule central, enveloppé comme un paquet sur son épaule, pieds ballants, jusquau logeis denfermeté (infirmitas), où elle laura ensuite déposé sur un lit au montant de bois et couvre-lit orangé sans dais ni courtines, la couche dangoisse et de maladie (volet latéral droit) : lacteur y est montré à visage découvert, les couleurs de sa calotte, sa chape et son bliaud constituant ses identifiants iconiques. Le mantel de 192Mélancolie est rabattu sur ses jambes comme une couverture. Il paraît à ses gestes échanger paroles avec la dame en cornette à son chevet.

La protagoniste suivante, Mélancolie, est figurée quatre fois sur limage. Elle sapproche en deux temps de lacteur sur sa chaire, un peu comme si le jeune portier lui avait ouvert le passage par la poterne ménagée dans le mur du fond – cest en tout cas ce que limage, a contrario du texte, suggère – cheveux et cou recouverts dune guimpe, le cueuvre-chief sale et encendré mentionné par le texte (p. 3). Elle se défait progressivement (en toute décence) de ses garnements, dabord du manteau brun dont elle enveloppe lacteur, puis dun surcot vert fourré à manches longues et étroites (premier volet) dont elle rabat les pans dans sa ceinture pour faciliter sa marche (volet central)8, passé par-dessus une cotte rose. Ces détails nous permettent didentifier sans doute aucun sa présence sur le volet latéral droit, à la gauche de lacteur à qui elle tend un gobelet : autour de ses hanches est ajusté un demi-ceint, ceinture de cuir dont la longueur peut être réglée au moyen dun crochet et de deux chainettes sur le devant, dorées ici. Le gobelet dont elle sert lacteur contient certainement les si estranges et merveilleux bruvages confis en forcenerie et en desconnaisance dont elle a abreuvé le jeune bachelier Endentement (p. 4). Lacteur, après avoir enduré les discours des monstres, se dit plus loin « desgousté par lamertume des poisons de Melencolie9 ».

La figure juvénile de ce « jeune et advisé bachelier Entendement » est quatre fois présente à limage : derrière lacteur en chaire (volet 1), à côté de Mélancolie portant lacteur et ouvrant la porte sur le paysage (volet 2), enfin au chevet de lacteur alité tout au bord du cadre (volet 3). Le peintre la pourvu dattributs iconiques invariants, absents du texte mais nécessaires à sa reconnaissance : une coupe à la mode au xve siècle, tempes et cou rasés10, une cotte bleue longue aux manches bouffantes serrée à la taille par une ceinture cloutée, un chaperon rose posé dabord sur lépaule droite puis gauche, marqueur iconique efficace. Entendement est le témoin passif de lemprise de Mélancolie sur lacteur ; son geste sur le volet droit, la main posée sur le visage et lœil droit masqué, transpose le texte :

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Ce jeune et advisé bachelier qui mavoit suy une foiz de loing, lautre de pres, selon ce que Dieu men donna lacointance, abreva elle [i. e. Mélancolie] de si estranges et merveilleux bruvages confis en forcenerie et en descongnoissance que le bon et sage, qui a ce besoing mavoit conduit [accompagné] jusquez au lit, demoura de coste moy estourdi, estonné, et comme en litargie. (p. 4)

Ce geste dit non seulement la léthargie ou la mélancolie, mais également laveuglement du jeune Entendement lorsque, plus tard, il ouvre enfin la petite porte de la chambre de la mémoire qui avait été rouillée par loubli : « Entendement se retrait vers la partie de ma memoire, et ouvrit a grant effors pour donner plus grant clarté ung petit guichet dont les varroux estoient compressés du rooil de oubliance » (p. 23). Exemple de syllepse iconique qui attribue à un même énoncé gestuel un double signifié et condense en un geste le mouvement de conversion, de la cécité léthargique à léblouissement salutaire. En ouvrant le guichet de mémoire, Entendement va en effet faire pénétrer les trois vertus et une demoiselle anonyme dans la chambre de la memoire de lacteur, métaphorisée ici par la salle à lintérieur carrelé.

Mais avant lentrée en scène des vertus, ce sont « troys horribles semblances en figures de femmes espoventables a veoir » (p. 5) qui investissent le terrain psychologique et moral, trois personnages allégoriques figurant sur le volet droit de limage : Indignation, Défiance, Désespérance.

Indignation sera la première des trois furies à prendre la parole. Elle se tient ici dans langle inférieur droit de limage entre Désespérance (derrière elle) et Indignation. Chartier la décrit vêtue dun court mantel (ici brun et fourré) qui lui couvre un bras (p. 6). Elle tient contre elle cachées sous ce manteau unes tres singlans escourgeez (un fouet cinglant) et dans lautre main « unes tables ouvertes, en quoy elle lisoit et ramentevoit [rappelait] les ingratitudes, lez faultes et les injures que on lui avoit faittez ». Ces attributs, gestes et objets, autrement dit les détails sémantiquement saillants, sont scrupuleusement représentés par le peintre qui complète le portrait par des choix vestimentaires et chromatiques : le personnage a les cheveux voilés, son mantel (qui effectivement ne tombe pas au sol) est passé sur une robe rose elle aussi fourrée. En revanche, ce qui relève de sa physionomie et de son regard nest pas intégré par la représentation picturale11.

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Deffiance se tient à la droite dIndignation. Elle est la première personnification à se présenter à la vue de lacteur mais la seconde à parler, Indignation ne pouvant retenir le flot précipité de sa parole (p. 7). Là encore, le miniaturiste enregistre scrupuleusement la plupart des attributs iconiques définis par lauteur : sur son bras un escrin de fer fermé a double clefz, quelle tenoit enserrees en son poing (enserré renvoie aux clés, détail omis par le peintre) ; par-dessus ses épaules unes besaces (i. e. une paire de besaces) plaine par devant et vuides par derriere, comme on le constate sur la miniature. Défiance est décrite sainte dune ceinture et recourciee dune autre, et lon distingue en effet deux ceintures lune au-dessus de lautre qui permettent de raccourcir en la retroussant sa robe bleu-gris passée par-dessus une cotte rouge, létoffe prise entre les deux ceintures formant des fronces12. À chaque ceinture pendent bourses et sachetz plains de diverses besoignez. Le peintre prend acte également des gestes et des attitudes : les bras croisés (ploiez) par-dessus son fardage, son chargement, et le regard jeté derrière et sur le côté, signe dune inquiétude et dun soupçon insatiables. Le peintre la couverte dun couvre-chef semblable à celui de Mélancolie, lajout est de son initiative.

Troisième horrible semblance, Desesperance vient sur le bord droit de limage derrière Indignation. Même scrupule illustratif, au détail du regard près13 : eschevellee (i. e. en cheveux, indice du désordre mental et moral, p. 6), la robe pourfendue sur le pis (sur limage la robe verte est maintenue ouverte sur la cotte rouge par une ceinture haute juste au-dessous des seins), la couleur desteinte (et il semble en effet que le peintre ait utilisé un autre pigment, jaunâtre, distinct de la carnation des autres personnages de la scène), ung suaire sur son bras (ici sur lavant-bras gauche), un coustel au poing (main droite), et le chevestre au col, cest-à-dire la corde 195pour se pendre, corde portée avec élégance puisquelle fait ici comme un double collier autour du cou.

Revenons à notre jeune bachelier à la nuque bien dégagée : il a ouvert le petit guichet de la mémoire pour que dans la chambre mentale de lacteur sengouffre la lumière, et quatre visiteuses sont entrées à leur tour : « Par la entrerent incontinent troys dames et une debonnaire et bien encontenancee damoiselle qui longuement avoient musé a ce petit huys, mais nul ne leur ouvroit lentree » (p. 23). Le portier même, Entendement, ne les a pas reconnues « car encores avoit il ses yeux esblohis, comme prisonnier qui dune trouble chartre vient soudainement a la lueur du solleil » (p. 23-24). Trois nobles dames donc, contre trois horribles vieilles. La première dentre elles, ici en habit de nonne, tête et épaules couvertes dune guimpe, nest autre que Foy. Le jeune Entendement, qui recouvre la vue lorsque de sa main elle lui décille le regard (p. 27), la reconnaît à ses ensaignes, à ses attributs énumérés par Chartier : ung livre ancien, dont la couverture fut de couleur obscure pourtraite de divers seignes et figures quelle tient clos et ployé sous son bras senestre (bras droit sur limage) ; la seconde enseigne est ung aultre livre a sept fermeurs deffermés, escript du sang de laignel sans tache, lequel elle tenoit de lautre main (main gauche sur limage) tout ouvert ; tierce ensaigne, une couronne dor a XII florons, dont les ungz estoient si haulx quilz trespercoient les cieulx : ce dernier détail a sciemment été omis par limagier14.

La seconde vertu est Espérance. Elle apparaît dans la miniature sur le devant de la scène à côté de Défiance, vêtue dune robe bleue à traîne aux manches et à lencolure bordées de fourrure passée par-dessus une cotte rouge et coiffée dune cornette de même couleur, la main garnie dune boete de cyprés plaine de ongnemens confiz de promesses faittes jadis aux peres par lez prophetes et contenant le balsme de consolation. Elle tient de lautre main lanel de la verge dune ancre dor dont le bec estoit fiché dedens les cieux (p. 89)15 : lodeur du baume fait fuir les vices qui se cachent en lombre de la courtine du lit comme en tapinage16.

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Quant à la troisième dame et à la jeune demoiselle, elles ne sont ni décrites ni nommées par Chartier. Leur représentation relève de la pure initiative du peintre (ou du commanditaire). La femme à cornette blanche, en robe rose aux plis dor échancrée, qui sadresse à lacteur alité, a fait lobjet didentifications divergentes. François Rouy dans lintroduction à son édition du texte évoque à son propos « les vertus personnifiées entourant Entendement enfin sorti de sa léthargie. Dame Espérance à son chevet sentretient avec lui17 ». Pourtant Espérance présente une tout autre apparence dans la même scène, nous lavons vu, et ce choix serait totalement inconséquent de la part dun artiste aussi soucieux de lidentité iconique de ses personnages. Klibansky et al. proposent quant à eux didentifier ce personnage à la Nature qui, « toute faible et abattue par Melancolie et par douleur » (p. 22), sort de sa torpeur et réveille Entendement. Interprétation aussi peu convaincante : Nature ne dépasse pas dans le texte le stade de labstractum agens alors que limage, si scrupuleuse dans sa transposition du texte, en fait le protagoniste décisif de la scène, le recours vers qui lacteur se tourne en se détournant de Mélancolie18. Pourtant le geste, certes discret, est sans ambiguïté possible : la dame passe sa main gauche dans le dos de lacteur, et son geste bras ouverts montre quelle sapprête à laccueillir. Je vois mal quel autre rôle lui reconnaître que celui de Charité, troisième vertu théologale qui après Foi et Espérance viendrait heureusement compléter la série si Chartier avait mené son traité à son terme. La caractérisation iconique du personnage, au lieu de faire fond sur les attributs qui lui sont traditionnellement décernés, reste suffisamment discrète pour ne pas forcer lintention du texte et de son auteur19. Derrière elle une femme moins somptueusement vêtue, robe bleue et ceinture dorée basse ceignant la taille, couvre-chef rose, debout contre le chambranle de la cloison, assiste à la scène les bras croisés : voici la damoiselle debonnaire et bien encontenancee évoquée sans plus de précision lors de lentrée des vertus 197dans la chambre de la mémoire (p. 23). Le peintre lui assigne le seul rôle que létat inachevé du texte nous permet de lui supposer : celui dune figurante. Il y a ainsi dans lécart entre ce que le texte programme et promet à mots couverts (trois, voire quatre discours successifs des vertus) et ce quil tient effectivement (les seules prosopopées de Foi et Espérance) un jeu que le miniaturiste investit dans le souci de ne pas substituer son interprétation iconique à la lettre défaillante du texte. Le scénario dune intervention finale de Charité paraît certes le plus plausible pour parachever lentreprise de consolatio amorcée par Espérance et Foi, et le choix du miniaturiste qui anticipe sur ce schéma tripartite sanctionne ici ce quil reconnaît comme une intention du texte et de son auteur. Pour autant, parfaitement conséquent avec ce scrupule iconographique dont il fait à chaque instant preuve, il choisit dans une image partout ailleurs saturée de sens de laisser la damoiselle à son anonymat et à son indétermination. Nous y reviendrons.

Lexique et syntaxe du songe

Lespace élaboré par la miniature forme une « boîte narrative20 » subdivisée en trois travées délimitant autant de lieux et de moments de laction : enveloppement de lacteur dans le manteau de Mélancolie (volet de gauche), transport de lacteur vers la chambre (panneau central), colloque des vertus et des vices autour de lacteur alité (volet de droite). En vertu dune convention picturale largement pratiquée au xve siècle (pensons entre autres aux « boîtes » des prédelles de Fra Angelico), le peintre évide le mur de façade pour donner à voir lintérieur de lédifice. Les différents lieux sont à la fois clairement distingués et articulés plastiquement les uns aux autres. La première scène, surélevée par une estrade, sinscrit entre deux colonnettes cantonnées à base polygonale supportant un arc en anse-de-panier, dans un cadre ellipsoïdal au sommet et à la base. Le cadre de la scène contiguë en revanche est orthogonal, 198comparable au chambranle dune porte (telle celle quEntendement ouvre dans le mur du fond) et couronné par un linteau à redans. La dernière scène prend place dans une pièce de format vaguement hexagonal (aucune exactitude perspective ici), surcadrée par deux clés de voûtes pendantes. Pour chacun de ces lieux une toiture particulière : un toit à double-pente, une coupole surmontée dune tourelle, un toit à facettes de base hexagonale ou octogonale.

Distinction des lieux, donc, mais également zones de franchissements, de passages, de communication : les limites ne sont pas étanches, et la dynamique de limage réside dans un déphasage entre la structure de surface de limage (son cadre architectural tripartite, semblable au châssis dun triptyque) et la structure interne de lédifice, la déambulation qui le parcourt. La colonne qui masque en partie la première occurrence de Mélancolie surgie par le fond suggère la continuité spatiale entre les « volets » latéral gauche et central. Le plafond lambrissé, la ligne de hauteur des murs du fond, le pavement à damiers noirs et verts sont dautres opérateurs plastiques déchange et de continuité entre les différentes parties de limage. Lorientation dEntendement posté sur le seuil du « guichet de Mémoire » le rattache plastiquement aux deux scènes de gauche (lirruption de Mélancolie) et non à celle qui se joue derrière lui sur la droite, au-delà de la colonne médiane qui le masque en partie, lentrée des Vertus à laquelle il est pourtant narrativement lié21. Le guichet assume ici la fonction de coulisses, pourrait-on dire par anachronisme, par lesquelles tous les personnages allégoriques, aussi bien vices que vertus, entrent dans lespace scénique, objectivation de la psyché.

La colonne médiane coïncide avec lentrecolonnement de la page manuscrite, un peu comme le trumeau dun diptyque, mais lanalogie avec le diptyque ou le triptyque fonctionne mal : la distribution linéaire des figures de gauche à droite vectorise limage dans le sens du récit et de la translation du couple acteur-Mélancolie depuis lestrade à gauche jusquau lit à droite en passant par le vestibule central – même si la position ambivalente du portier Entendement en complique la lecture. Au lieu de sorganiser autour dun panneau central comme dans un retable, limage se déplie de la gauche vers la droite un peu à la manière dun paravent, en ligne brisée, en renfoncements et en saillies, et la fugue chromatique du bleu, du rose, du vert et du blanc mène le regard dune 199marge à lautre, marge de petit fond vers marge de gouttière, jusquà lhybride grotesque qui en forme le point de mire, sphinx blanc barbu encapuchonné de bleu sur un rinceau rose, à lexact point de chute de la ligne chromatique basse (bleu ciel) formée par Entendement, lacteur en chaire, de nouveau Entendement et Espérance.

Ce déploiement ou dépliement latéral des lieux, qui prend appui sur une transcription iconique minutieusement fidèle des données du texte, fait fond sur la syntaxe iconographique du songe allégorique dont la chaire et le lit sont, depuis le Roman de la Rose, les lieux topiques par excellence. Certes, létat mental dans lequel se trouve lacteur au début du Livre de lEspérance tient plutôt de la dorveille mélancolique, la mélancolie neutralisant dans un trouble permanent de la perception la distinction entre jour et nuit, veille et sommeil22. Mais lintensité de létat psychique et lhébétement des sens qui accablent lacteur, ainsi que lapparition de Mélancolie et des vices personnifiés, présupposent même sil nest pas clairement désigné comme tel le dispositif visionnaire du somnium, et donc une iconographie appropriée23. Liconographie médiévale du songe est déterminée tout autant par un « lexique » que par une « syntaxe », entendons par là une relation de coordination ou de subordination dénoncés visuels au sein du champ de la représentation24. Un lexique : le songeur couché le plus souvent dans un lit main à la maisselle, les yeux fermés, et sa variante mélancolique les yeux ouverts, 200lacteur parfois assis dans une chaire. Une syntaxe : lénoncé iconique est contigu à lespace du songier et se subordonne à lui sur le mode de la subordination du discours à linstance auctoriale qui lénonce25. Des motifs comme le ciel du lit ou parfois un élément architectural, mur ou colonne, assument la fonction de subordonnant iconique du songe au songeur. Le lit est fréquemment lieu du songier, équivalent métaphorique de lécriture, et il y a comme une redondance entre la chaire (ou le pupitre) et le lit26.

La miniature liminaire du Quadrilogue invectif de ce même manuscrit (BnF fr. 126, fol. 191) reconduit ce lexique et cette syntaxe traditionnels de lénonciation onirique-mélancolique : le peintre conjugue dans lattitude de lauteur main à la maisselle lauctoritas du clerc assis en chaire et le songier mélancolique, et la colonne qui isole lauteur au sein de lédicule désigne visuellement la scène extérieure (France et les trois états) comme émanant de linstance qui la songe. Cette syntaxe travaille également limage frontispice du Livre de lEspérance : même édicule distinguant lauteur sur la gauche de limage, même apparente latéralisation discursive. Mais apparente seulement : la relation entre le volet de gauche et les deux suivants nest plus de projection ou de délégation discursive mais de continuité temporelle et narrative. Le lit nest plus le lieu originel du songier et le synonyme iconique de la chaire de lécrivain, mais le terme dune séquence narrative qui conduit lacteur sur la couche dangoisse et de maladie. Lespace iconique entre la chaire et le lit sest creusé et ouvert, lunicum textuel que constitue la figure de lauteur enveloppé du manteau de Mélancolie a enfoncé son coin dans la juxtaposition iconographique de la chaire et du lit telle quon la trouvait dans les manuscrits du Roman de la Rose ou du Pèlerinage de vie humaine.

Pour mesurer la nouveauté de cette image, il est nécessaire de la situer dans un réseau thématique élargi, ce « réseau de thèmes et de motifs » défini par Jérôme Baschet comme « hyperthème » : en loccurrence la configuration iconique formée par un personnage alité (lacteur, ici) 201entouré par dautres personnages rassemblés à son chevet27. Le motif de lenveloppement dans le manteau de Mélancolie, un hapax à la fois textuel et iconique, ne participe pas de lhyperthème en question, mais il en met en perspective la lecture et en modalise la portée. Donnons simplement ici les grandes lignes de ce que pourrait être cette approche hyperthématique.

Klibansky etal. ont souligné la parenté formelle entre le volet droit de notre miniature et la représentation traditionnelle de laccidia28. Ajoutons que cette configuration se retrouve dans les bois gravés des Arts de bien vivre et bien mourir de la fin du xve siècle29, qui font de la chambre le théâtre dune véritable psychomachie dont lâme du mourant est lenjeu. Dans cette configuration, les Vertus tout aussi bien que les Vices se rendent au chevet de lacteur, comme en témoigne la tradition iconographique des œuvres de Miséricorde dont relève le Livre du Pèlerin de viehumaine de Deguileville30. Dune manière comparable Christine de Pizan, dans les manuscrits du Livre des trois Vertus enluminés par le Maître de la Cité des Dames, est représentée couchée, recevant la visite et le réconfort de Justice, Raison et Droiture qui lexhortent à se lever31. Les Vices viennent à lacteur sur le mode de lobsession intrusive (le lit assiégé), les Vertus sur celui de la visitation consolatoire. La scène hyperthématique telle quon la trouve chez Alain Chartier ou dans les 202Arts de bien vivre et bien mourir tire sa dramaturgie de la tension entre ces deux modèles contradictoires. Sur notre miniature, cette scène est mise en perspective par la représentation du transport de lacteur vers la chambre et le lit, lui-même résultat dune intrusion de Mélancolie dans lespace dévolu au songeur ainsi que le montre le jeu éloquent sur le franchissement des seuils (guichet, colonne, estrade). Ceci explique la relative autonomie plastique et thématique du volet latéral droit et le « contre-rejet » dEntendement le portier dans le panneau central, en amont de la césure de limage marquée par la colonne médiane. Dans liconographie traditionnelle du Roman de la Rose, le songe se donnait comme extraversion, échappée vers un ailleurs « onirique » – le lit souvent flanqué sur la droite de limage du verger, ou lacteur se mettant en marche32. Certes, la présence occasionnelle de Danger au chevet de lacteur conciliait dans une même scène la vertu séminale du songe (lefflorescence du rosier) et lobsession intrusive de linsomnium (la menace de Danger)33. Mais cette tension acquiert une intensité redoublée chez Chartier (et dans liconographie qui le sert), le trajet effectué par lacteur se donnant à voir à rebours comme une introversion du sujet, un repli au lieu dune échappée. La scène de lenveloppement mélancolique et de lirruption de Mélancolie, à la fois produit et catalyseur de lactivité fantasmatique, modalise ainsi la configuration topique de lacteur alité et lui confère un supplément de tension dramatique.

Un dernier point sur ce sujet : lindétermination topique de lhyperthème sactualise et se détermine dans le frontispice du Livre de lEspérance en marqueur dintertextualité : le texte de Chartier sinscrit dans une filiation revendiquée par son auteur (comme par Christine de Pizan dans Le Chemin de long estude) au De ConsolationePhilosophiae de Boèce34. 203Les vertus mettent en fuite les monstres comme jadis Philosophie les « petites putains de la poésie lyrique ». Il y a à lévidence entre les scènes liminaires des deux textes une homologie structurelle accusée par liconographie, tout aussi bien dans les manuscrits que dans les premiers imprimés35 : limage active une intertextualité dynamique, productrice de sens.

La topique du songe allégorique se réinvente ainsi sous linfluence de Chartier qui emprunte à la double tradition du Roman de la Rose (transport du songeur) et de la Consolation de Boèce (obsession au sens étymologique du terme de lauteur alité en proie aux Muses). Le cadre syntaxique de liconographie du songe reconduit en apparence par le Maître de Talbot accuse en réalité lunicum textueldont les auteurs de Saturne et la mélancolie soulignaient toute la puissance suggestive. Manifestement avec Alain Chartier il est arrivé quelque chose au somnium, et cet ébranlement dans la topique a produit son contrecoup dans liconographie.

Èthos/pathos

Le peintre, nous lavons vu, procède à une notation méticuleuse des attributs des personnifications, mais rien dans la physionomie et la gestuelle des personnages ne vient apparemment soutenir ce que la rhétorique aristotélicienne comprend sous le nom de pathos, à savoir les passions (adfectus, dans les termes de Cicéron et Quintilien) que lorateur vise à susciter chez son auditoire en fonction de ses prédispositions affectives. Le couple pathos/èthos, qui recoupait chez Aristote la polarité 204orateur/auditoire36, se distribue chez Quintilien selon une différence de degré et de nature : émotions vives, état excessif et momentané du côté du pathos ; émotions calmes et mesurées, état continu du côté de lèthos37. Lèthos, cest-à-dire le caractère de lorateur tel quil se manifeste à travers le discours, sil est empreint daffectivité autour des années 1400 comme la souligné Jean-Claude Mühlethaler38, a vocation à contenir les débordements du pathétique : le mouvement discursif du Quadrilogue invectif est ainsi celui dune canalisation progressive du pathos, condition dune transitivité de laffect en action. Pour Cicéron, rappelle Perrine Galand-Hallyn, « lorateur nest jamais si émouvant que lorsquil réussit à tempérer la force oratoire du pathos au moyen dun èthos fait de dignité, de vertu civique et dhumanité (celui du bonus vir) qui lui confère toute garantie morale » (De oratore, II, 212)39.

Ces catégories sont-elles transposables dans limage ? Le peintre opte-t-il pour une rhétorique de lèthos qui contienne tout épanchement pathétique, ou pour une sémiotique allégorique distincte des catégories de la rhétorique ? La question, complexe, se pose dune manière aiguë autour des années 1400 : lallégorie, on le sait, a à voir non seulement avec léquation sémiotique dun signifiant et dun signifié40 mais également avec une rhétorique de la memoria (limago agens) et, ce qui a été moins souligné, de lactio, condition de son impact émotionnel et didactique sur le lecteur, actio et memoria étant dailleurs liées (le geste de limage est la condition de sa mémorisation)41. Giotto dans lArena de Padoue montre 205en lespèce des Vices et des Vertus des images frappantes, imagines agentes. Jean Lecointe42 définit le sujet de la rhétorique médiévale tardive du récit de soi, depuis Pétrarque et Christine de Pizan, comme la conjonction narrative dun sujet pathétique jadis affecté par les passions et dun sujet éthique revenu à la mesure et à la tempérance : « lopposition dun moi sujet éthique, lécrivain écrivant, revenu de ses erreurs de jeunesse en un regard rétrospectif [] et un moi objet pathétique [] lécrivain victime de sa passion coupable ». Ce pathos bien tempéré, selon le vœu cicéronien, informe une certaine iconographie des Vices, prédominante notamment dans les manuscrits du xive siècle de lœuvre de Deguileville, où le pathos de limago agens (Vénus sur son pourceau ou Avarice aux cent bras) se conjugue à lèthos impavide du pèlerin43.

Mais il ne sagit pas tant de produire autour de 1400 des images agissantes que des images agies, non pas tant des images affectantes que des figures affectées – ou pour mieux dire affectantes en ce quelles sont elles-mêmes affectées, des « images-pathos44 ». Cela ne vaut pas uniquement pour le rapport empathique que la devotio moderna entretient avec les images sacrées. La rhétorique de lactio, « ce langage du corps » selon Cicéron45, pose manifestement question à liconographie à la fin du xive siècle : LAdvision Christine, lun des plus grands textes pathétiques de cette époque, nest pas illustré46, alors que lEpistre Othea ou La Cité des Dames le sont abondamment. La physionomie, de simple attribut permanent du vice, son masque grotesque, tend à devenir expression dun état affectif passager et à participer au xve siècle de lactio iconographique en même temps que lon passe dune grammaire à une 206rhétorique des gestes47. Vêtements, cheveux, gestes, deviennent le lieu de ce quAby Warburg, comme le rappelle Georges Didi-Huberman, appelait le pathos formel (qui vient gonfler par exemple la robe dune servante peinte par Ghirlandaio48). Le visage de lacteur mélancolique alité, sur la miniature dun des manuscrits du Livre de lEspérance (BnF fr. 24441, fol. 44r49) na ainsi plus rien de la neutralité du pèlerin de vie humaine que nous soulignions plus haut50. Linvention inouïe de Chartier pousse parfois liconographe à puiser ses ressources dans un répertoire topique existant, telle cette scène du Livre de lEspérance (BnF fr. 2265, fol. 2r) où Mélancolie reproduit et parodie le manteau de Miséricorde dont la Vierge protège les fidèles, figure de la communauté de lÉglise : limage suscite alors le souvenir du modèle quelle subvertit dans une tension productrice démotion, de pathos.

Force en revanche est de constater que le Maître de Talbot contient cette rhétorique de lactio dans une grammaire iconique de lattribut, où tout geste est un énoncé. Désespérance, figure pathétique par excellence, a sur notre miniature le désespoir élégant : sa robe au lieu dêtre déchirée est soigneusement fendue en deux pans parfaitement symétriques, et la corde pour se pendre senroule autour du cou en collier. Il en va ainsi dIndignation et de Défiance, de Mélancolie et dEntendement : ils ne se départissent pas dune certaine « étiquette » iconographique, toute de mesure et de raison, que Klibansky etal. jugeaient en-deçà de la puissance pathétique du texte de Chartier.

Quelle place accorder en fin de compte à la demoiselle aux bras croisés dans ce tableau ? François Garnier, dans le second volume du Langagede limage au Moyen Âge, associe les bras repliés sur la poitrine à la passivité de lhomme bouleversé, dépassé par les circonstances et la 207Fortune51. Un repli intensif sur soi formellement composé qui rappelle le geste de la main à la maisselle du mélancolique ou du damné52. Mais lintentionnalité expressive de ce que décrit Garnier est bien éloignée du retrait de notre figurante : « les personnages figurés bras croisés, les mains sous les aisselles, écrit dailleurs Garnier dans le premier volume, ne manifestent aucune disposition pouvant donner lieu à interprétation53 ». Cet embarras est signifiant. Faut-il linterpréter en termes sémiotiques ou rhétoriques ? Lecture sémiotique : là où tout geste est un attribut, un déterminant de la figure, le peintre choisit précisément pour cette figurante anonyme den désigner lindétermination : autrement dit den faire une figure sans attributs, sans gestes ni objets, muette, bras croisés. Lecture rhétorique : ne pourrait-on voir dans cette demoiselle « debonnaire et bien encontenancee » comme une allégorie du decorum, autrement dit du pathos neutralisé ?

Mais limage nen serait pas moins émouvante, dans son souci scrupuleux à transposer la lettre du texte : « et de ses mains me tenoit la teste et les yeulx embrunchés et estouppés, si que navoye laisir de voyr ne de ouir » (p. 3). Le texte vient par en-dessous insuffler à limage sa puissance rhétorique et lanimer. Et le peintre réinvente, peut-être à son insu, le geste du peintre Thimanthe, auteur dun fameux Sacrifice dIphigénie perdu mais qui ne cessera de hanter limaginaire occidental de la peinture, si lon en croit Pline dans le livre XXXV de son Histoire naturelle : « On a de lui une Iphigénie quil peignit debout, attendant la mort, près de lautel ; puis après avoir représenté toute lassistance affligée et épuisé tous les modes dexpression de la douleur, il voila le visage du père lui-même, dont il était incapable (impuissant) de rendre convenablement les traits54 ». Montaigne, Winckelmann, Lessing entre autres sen souviendront. En attendant, le peintre gothique préfère 208conjurer la puissance pathétique de ce visage voilé par la présence du grotesque qui, depuis la vigneture de la marge, lui tend en miroir sa trogne barbue et encapuchonnée.

Philippe Maupeu

Université Toulouse – Jean Jaurès

PLH-ELH (EA 4601)

209

FRANCAIS 126 - fol 218

Fig. 1 – Alain Chartier, Le Livre de lEspérance,
BnF fr. 126, fol. 218r (© BnF).

1 Du nom du baron Sir John Talbot (ca 1388-1453), redoutable chef de guerre anglais, commanditaire de plusieurs ouvrages du maître rouennais. Le manuscrit BnF fr. 126, composite, contient, dans lordre, une partie du Livre du régime des Princes de Gilles de Rome traduit par Jean Golein (fol. 7-120), le De senectute et le De amicitia de Cicéron dans leur traduction par Laurent de Premierfait, puis le Quadrilogue invectif, le Dialogus familiaris amici et sodalis super deploratione gallice calamitatis, et enfin le Livre de lEspérance dAlain Chartier. Voir lintroduction de François Rouy à son édition du Livre de lEspérance (Paris, Champion, 1989, p. xvi-xvii), et lintroduction au Quadrilogue invectif de Chartier par Florence Bouchet, Paris, Champion, 2011, p. xxxi.

2 Espérance, éd. Rouy, p. 3.

3 Saturne et la mélancolie, trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989 [1964], p. 366.

4 Saturne et la mélancolie, p. 359 : « Alain Chartier exposait son expérience de la mélancolie avec une intensité dramatique qui surpassait grandement les possibilités des miniaturistes et des xylographes de son époque ou de lépoque suivante. » La description clinique de létat mélancolique se hausse chez Chartier à « une sublimité dantesque » (p. 361).

5 Alain Chartier, Quadrilogue, p. 12 : « trop longuement ne vueil sur descripcion demourer ». La description en loccurrence est celle de la Dame Couronnée (France) et de son mantel.

6 « Ce que les Grecs appellent phantasia (nous pourrions aussi bien lappeler visio), la faculté de nous représenter les images des choses absentes au point que nous ayons limpression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous [] de là procèdera lenargeia, que Cicéron appelle inlustratio ou evidentia, qui semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes » (Quintilien, Institution Oratoire, VI, 2, 29. Voir Rhétorique à Hérennius, IV, 68, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 2003). Voir P. Galand-Hallyn « Lenargeia, de lantiquité à la Renaissance », Les yeux de léloquence. Poétiques humanistes de lévidence, Orléans, Paradigme, 1995, p. 99-121.

7 La successivité dans le temps se donne à voir comme une coprésence dans lespace, une juxtaposition orientée et vectorisée par le récit.

8 Avoir « les pans (dun vêtement) noués », ou « mettre ses pans à la courroie » : nouer la partie tombante du vêtement ou les passer à la ceinture pour être plus libre de ses mouvements (voir lentrée « Pan » du DMF consultable sur le site de lATILF).

9 « Par telles parolles me admonnoistoit en gros et en trouble, moy estant encores pesant de trop dormir et desgousté par lamertume des poisons de Melencolie », p. 23.

10 Coupe du chancelier Rolin sur le célèbre tableau de Van Eyck.

11 « Sa face estoit vermeille et enflambee, ses yeux etincelans et tresperçans de regart. Le cueur et le corps lui etoient tant enflez de despit et de felonnie que elle fust crevee, se elle ne se desgorgast par tençons et reprouches, ainsi comme ung moust qui boust en tonnel, et par faulte de vent ront la barre et le bondel. » (p. 6). Ce dernier trait rappelle lallégorie topique de lOrgueil, par exemple dans le Livre du pelerin de vie humaine de Guillaume de Deguileville. Le maître de Talbot sinscrit dans une poétique de la mesure qui contient tout excès grotesque, nous y reviendrons.

12 Le verbe « froncer » en moyen français sapplique à la fois au visage que lon « plisse, que lon ride en le contractant », et à létoffe que lon resserre en la plissant, par de petites ondulations du tissu obtenues par le resserrement dun fil coulissant (notice « froncer » du DMF, consultable sur le site de lATILF). Il nest pas à exclure que dans la description comme dans la dépiction, ces fronces ne renvoient par contiguïté au renfrognement de la défiance.

13 « ses yeulx presque mortiffiez et enfoncez en sa teste », p. 6.

14 Alors quil figure dans dautres manuscrits, par exemple le manuscrit BnF fr. 24441, fol. 44r (Foi est habillée de vert en tête de cortège).

15 Qui confugimus ad tenendam propositam spem, quam sicut anchoram habemus animae (« à nous qui avons tout laissé pour saisir lespérance proposée, elle est comme une ancre de lâme »), He 6, 18-19.

16 Certains manuscrits et éditions imprimées montrent les trois monstres réfugiés derrière la courtine, comme une présence persistante et menaçante pour lacteur alité (BnF fr. 2265, fol. 64r ; BnF fr. 24441, fol. 44r). Le texte évoque également la face riant et agreable dEspérance (p. 89).

17 Espérance, p. xvii.

18 Saturne,p. 359, n. 26. Les auteurs substituent curieusement Nature à Charité au sein de la triade attendue des vertus théologales.

19 Dautres peintres sarrangent ainsi pour placer la troisième dame en queue de cortège, derrière Foi et Espérance, et laisser ainsi le personnage à un anonymat passager que le texte devait sans aucun doute par la suite lever (ainsi dans le manuscrit BnF fr. 24441, fol. 44r).

20 Ou en dautres termes, ce quErwin Panofsky a appelé « le dispositif en “maison de poupée”, où lespace, conçu en tant que volume défini et limité de tous côtés, était renfermé comme en vase clos » (Les PrimitifsFlamands, Paris, Hazan, Collection 35/37, 1992 [1971], p. 79).

21 Espérance, p. 23.

22 « En ceste dolente et triste pensee, qui tousjours se presente a mon cueur et macompaigne au lever et au couchier, dont lez nuys me sont longues, et ma vie ennuieuse, ay ja par long temps travaillié et foulé mon petit entendement », Espérance, p. 3.

23 Visiblement gênés par lindétermination des lieux, certains peintres escamotent la scène inaugurale du songier mélancolique et situent la miniature liminaire in medias res dans la chambre dEnfermeté (BnF fr. 24441, fol. 34r). Dautres reconduisent la topique du lit et de la chambre dauteur dans laquelle pénètre Mélancolie (BnF fr. 2265, fol. 2r : ce lit et la couche dangoisse ne font quun daprès les motifs du ciel et des couvertures (voir fol. 64r), alors que lorientation du couple acteur / Mélancolie sur la première scène (fol. 2r) laisse au contraire supposer que le lit dauteur est bien le lieu d Mélancolie lemporte, et non celui où elle le conduit.

24 Je me permets sur ce point de renvoyer à mes études « “Regarder le temps” : temps et image dans le Livre du Cœur dAmour épris », René dAnjou écrivain et mécène (1409-1480), éd. Fl. Bouchet, Turnhout, Brepols, 2011, p. 119-134, et « Salmon le fou, Salmon le sage. Portrait de lauteur en conseiller du prince », Romania, 132, 2014, p. 377-411, ici p. 396-411. Pour les fondements dune approche syntaxique de limage, voir S. Ringbom, « Some Pictorial Conventions of Thoughts and Experiences in Late Medieval Art », Medieval Iconography and Narrative : A Symposium, éd. F.-G. Andersen, E. Nylhom et al., Odense, 1980, p. 38-69.

25 Ainsi dans liconographie du Livre du pelerin de vie humaine de Guillaume de Deguileville, éd. G. R. Edwards et Ph. Maupeu, Paris, Le Livre de poche, 2015 (cahier iconographique, p. i).

26 Voir par exemple le Pelerinage de vie humaine de Deguileville, BnF fr. 825, fol. 1r, image reproduite dans louvrage dU. Peeters, Das Ich im Bild. Die Figur des Autors in volkssprachigen Bilderhandschriften des 13. bis. 16. Jahrhunderts, Köln, Bölau, 2008, fig. 81.

27 J. Baschet, « Inventivité et sérialité des images médiévales », Liconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008, p. 251-280, ici p. 274 et suiv. Motif, thème et hyperthème se distinguent par leur degré dintégration ou dautonomie structurelle au sein dun ensemble : « dans lanalyse dun motif, la difficulté tient aux conditions dextraction dun élément appartenant à des unités structurales distinctes, tandis que létude dun hyperthème vise à saisir des relations entre des unités structurales cohérentes » (n. 45, p. 428). Cette approche est particulièrement féconde pour rendre compte par exemple de configurations iconiques communes et transversales aux champs de ce que nous distinguons comme une iconographie profane et une iconographie sacrée.

28 Saturne, p. 359, n. 26 et ill. 53 p. 367.

29 Tel LArt de bien vivre et bien mourir de Guillaume Tardif publié par Antoine Vérard (1496) : deux bois formant diptyque montrent successivement le mourant assiégé par ses péchés puis consolé par lange Michel et les saints réunis à son chevet qui linvitent au repentir.

30 Le pèlerin emporté dans la couche denfermeté reçoit tour à tour les menaces de Vieillesse et Maladie, et la visite de Charité et Miséricorde, avant que la Mort ne lassaille sur son grabat. Ainsi entre autres dans le manuscrit BnF fr. 377, fol. 108r-v.

31 Se reporter à lanalyse des miniatures liminaires des manuscrits de Boston (PL, fr. Med. 101) et Paris (BnF n.a.fr. 25636) dans G. Ouy, Ch. Reno et I. Villela-Petit, Album Christine de Pizan, Turnhout, Brepols, 2012, p. 612-623.

32 Voir par exemple BnF fr. 380, fol. 1r. Lespace du songer ouvre sur lespace onirique : lacteur quitte le lit et gagne le lieu de la reverdie (BnF fr. 24392 ou Arsenal 3339 entre autres, et tous les frontispices quadripartites du xive siècle).

33 Le siège de lâme est une constante de liconographie du cauchemar : que lon songe à Goya ou Fuseli. J.-B. Pontalis rapporte à peu près dans Fenêtres ce mot dun enfant : le rêve cest quand cest dans la tête, le cauchemar cest quand cest dans la chambre. On ne saurait mieux dire.

34 Chartier évoque Boèce composant son « livre de Consolation (et) finant ses jours en prison miserable », Espérance, p. 9-10. Dans bon nombre de manuscrits (mais pas dans le BnF fr. 126), le Livre de lEspérance est également titré Consolation des trois vertus (manuscrits Co, Ro, Z, Io, Coo, D, Po, F, G, S, O, Vo), voire Consolation de la Foi et de la Charité (manuscrit R). LEspérance est précédée de la Consolation de Philosophie dans le manuscrit N. Comme lécrit Jean-Claude Mühlethaler, les vices tentent dans le Livre de lEspérance de réussir « là où avaient échoué les Muses au chevet de Boèce » : cf. « “Le rooil de oubliance”. Écriture de loubli et écriture de la mémoire dans le Livre de lEspérance dAlain Chartier », Figures de loubli (ive-xvie siècle), éd. P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de lettres, 1-2, 2007, p. 203-222, ici p. 212.

35 Pour le thème de Boèce alité, voir par exemple lédition dAntoine Vérard, 1494 (BnF Vélins 488) ou le manuscrit lat. 5747. Boèce est parfois représenté en chaire dans la position du mélancolique (BnF fr. 1100). Dans un incunable (s.d.) dune édition de Boèce (BnF Rés. 385), le bois sur la page de titre montre dans la panse dune lettrine deux personnages tapis derrière les rideaux de la courtine de lacteur visité par une dame en habit de religion – il pourrait tout aussi bien sagir des monstres et dEspérance que des Muses et de Philosophie.

36 Aristote, Rhétorique, livre I, ch. ii : « Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de lacteur (èthos), dautres dans la disposition de lauditoire (pathos), dautres enfin dans le discours lui-même, lorsquil est démonstratif ou quil paraît lêtre (logos) » (trad. Ch. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 83).

37 Quintilien, Institution Oratoire, VI, 2. P. Galand-Hallyn cite et commente le passage dans « Le statut du sujet dans les théories de la représentation antiques et humanistes », Ethos et pathos. Le statut du sujet rhétorique. Actes du colloque international de Saint-Denis, éd. Fr. Cornilliat et R. Lockwood, Paris, Champion, 2000, p. 37-52.

38 J.-Cl. Mühlethaler, « Tristesses de lengagement : laffectivité dans le discours politique sous le règne de Charles VI », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 24, 2012, p. 21-36, ici p. 22 particulièrement.

39 Galand-Hallyn, « Le statut du sujet », p. 40.

40 Voir A. Strubel, “Grant senefiance a”. Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, et F. Pomel, Les voies de lau-delà et lessor de lallégorie au Moyen Âge, Paris, Champion, 2001.

41 Brigitte dHainaut-Zveny rappelle ce que lefficace des images dans les pratiques méditatives de la devotio moderna doit aux techniques de la mémoire antique et médiévale, et renvoie aux travaux fondateurs de Frances Yates, Liza Bolzoni, Paolo Rossi et Mary Carruthers. Cf. « Livresse sobre. Pratiques de “rejeu” empathiques des images religieuses médiévales », Le sujet des émotions au Moyen Âge, éd. P. Nagy et D. Boquet, Paris, Beauchesne, p. 393-413.

42 J. Lecointe, Lidéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 392.

43 Voir Le Livre du pèlerin de vie humaine, cahier iconographique.

44 G. Didi-Huberman, Limage survivante.Histoire de lart et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, partie II : « Image-pathos. Lignes de fractures et formules dintensité ». Le Massacre des Innocents peint par Giotto ca 1300 pour la chapelle Scrovegni de Padoue est un jalon important dans lélaboration par la peinture de cette rhétorique pathétique.

45 Est enim actio quasi sermo corporis (De oratore, III, 222, éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 94) ; Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia (Orator, 55, éd. A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 20).

46 Sinon par un portrait conventionnel de lauteur. Voir Album Christine de Pizan, p. 589-608.

47 Federica Veratelli donne un bref aperçu du rôle de la physionomie et de la gestualité dans lexpression de la douleur à la fin du Moyen Âge (« Les émotions en images à la fin du Moyen Âge. Le langage visuel de la douleur entre dévotion, représentation et réception », Le sujet des émotions au Moyen Âge, p. 379-391).

48 Dans la perspective dune archéologie des formes et dune survivance des sources. Voir A. Warburg, « Lentrée du style idéal antiquisant », Essais florentins, Paris, Klincksieck, « Lesprit et les formes », 1990, p. 236, et les analyses de G. Didi-Huberman, Limage survivante, partie II « Limage-pathos », et Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir, Paris, Gallimard, 2015, p. 27-61.

49 Voir F. Rouy, Espérance, p. xxviii-xxxi. Image numérisée, comme la suivante, disponible dans la banque dimages en ligne « Mandragore » de la BnF.

50 Guillaume de Deguileville, Livre du pèlerin,cahier iconographique.

51 « Les deux avant-bras ramenés parallèlement sur le ventre traduisent un état de fait : le personnage est dans une situation de détresse, il est ou se pense incapable de faire face aux problèmes qui se posent à lui. Passif, il subit linfortune » (Le langage de limage au Moyen Âge, t. II, Grammaire des gestes, Paris, Léopard dOr, 1989 (IV, II : « Bras repliés parallèles sur la poitrine », p. 152).

52 Voire de Défiance, bras ploiez, p. 5.

53 Le langage de l image au Moyen Âge, t. I, Signification et symbolique, Paris, Léopard dOr, 1982, p. 216. Garnier ne se contredit pas en réalité : les deux attitudes ne sont pas strictement semblables (bras parallèles vs mains sous les aisselles).

54 Pline lAncien, Histoire naturelle, XXXV, La Peinture, éd. et trad. J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 67.