Aller au contenu

Classiques Garnier

Le Livre de l’Espérance et le mouvement du débat

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 1, n° 33
    . varia
  • Auteur : Tabard (Laëtitia)
  • Résumé : Cet article étudie la critique des « debaz » dans Le Livre de l’Espérance, pour montrer qu’Alain Chartier ne récuse pas ainsi, au profit d’une parole d’autorité, le principe de la discussion contradictoire qui donne sa forme à nombre de ses poèmes : au contraire, cette œuvre fait entendre en sourdine la contestation contre l’ordre du monde, pour faire du mouvement du debat, inhérent à la conscience humaine, une expérience salutaire des limites de l’esprit.
  • Pages : 149 à 169
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406070290
  • ISBN : 978-2-406-07029-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07029-0.p.0149
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
149

Le Livre de lEspérance
et le mouvement du débat

Létude de lœuvre dAlain Chartier a longtemps pâti dune approche opposant de manière trop tranchée ses œuvres « courtoises » à ses œuvres « sérieuses1 », cest-à-dire liées aux préoccupations politiques et éthiques du temps ainsi quà la tradition savante en latin. Cette distinction a joué plutôt en la défaveur de lœuvre poétique, soupçonnée de frivolité ou qualifiée de conventionnelle. La réhabilitation des poèmes de Chartier, menée en particulier par Emma Cayley, sest donc fondée avec raison sur la comparaison avec les œuvres en prose, latine ou française, pour montrer que les écrits courtois de Chartier ont plus de fond quil ny paraît2. Mais les convergences formelles sont moins souvent mises en valeur, alors même que, comme Florence Bouchet la rappelé, les traités politiques de Chartier se fondent sur le sentement, source même de linspiration poétique, et font écho comme ses poèmes à la forme du débat contradictoire3. Pourquoi alors ne pas tenter la démarche complémentaire, si ce nest inverse, et revenir sur lœuvre « sérieuse » en léclairant par les compositions amoureuses de notre auteur ? Les écrits en prose ne sont-ils pas habités également par une forme de poésie, qui va bien au-delà de la virtuosité rhétorique ? Car en un sens le mouvement 150du débat, si essentiel dans lécriture de Chartier, rattache aussi le traité à son inspiration lyrique.

Ce qui fait obstacle à cette approche, cest peut-être la condamnation qui plane encore sur lœuvre « courtoise » de Chartier4, en raison même du caractère conventionnel que lon veut voir dans la forme du débat. Ces dialogues opposent des personnages, sous lœil dun narrateur-auteur attentif qui écrit finalement une relation de la scène et sollicite le jugement ou la réflexion du public ; ils sinscrivent dans une longue tradition de jeux courtois bien connus5, du jeu-parti et des « demandes damour » aux jugements de Guillaume de Machaut en passant par nombre de dits dialogués, jusquaux débats de Christine de Pizan qui semblent avoir directement inspiré Alain Chartier, pour le Débat de deux fortunés damours en particulier6. En introduisant la référence à lhistoire contemporaine, dans le Livre des quatre dames par exemple, ou dans le Débat du Hérault, du Vassault et du Villain, Alain Chartier aurait subverti ce qui apparaît comme un vieux moule rhétorique courtois. À propos de La Belle Dame sans mercy, Emma Cayley oppose le discours tyrannique quincarne lamant et la liberté de langage offerte par la rhétorique humaniste. Cest dans cette perspective quest interprétée labsence de clôture de lœuvre, qui souvre à la réflexion politique et éthique, et ne demeure pas close sur elle-même et sur son propre discours7. La fin ouverte du débat devrait donc nous orienter vers lintertexte des œuvres morales, et dénoncerait le dialogue contradictoire incarnant littérairement les divisions du royaume contre lesquelles lauteur appelle à lutter, si bien 151que lon a tendance à considérer que la forme du débat joue en quelque sorte comme une antiphrase : elle est destinée à exemplifier la vacuité dune discussion qui ne mène nulle part et qui se dénonce elle-même comme argutie.

Dans cette perspective, alors que le Quadrilogue invectif reste ouvert, Le Livre de lEspérance représenterait une « sentence vive / Final et diffinitive8 » incarnée par le discours religieux. La bipartition de la composition, entre la partie dominée par les figures des Vices (Défiance, Indignation, Désespérance) et celle qui est consacrée aux Vertus (Foi et Espérance), est souvent lue comme lopposition entre deux régimes de parole, et selon une progression qui signe la victoire de la vérité révélée sur les arguties des passions mauvaises. Lanalyse du dialogue tend à montrer, pour Regula Meyenberg, une opposition entre la dialectique vide des monstres et la rhétorique inspirée de Foi et des Vertus9, ce qui fait écho aux remarques de François Rouy pour qui le « contraste significatif dans lusage dramaturgique de la parole » permet dopposer la rhétorique réglée et le moule rigide des plaidoiries des Vices aux discours vivants des Vertus, qui visent une vraie communication et déploient deux « conversations pédagogiques10 ». Le Livre de lEspérance se présenterait ainsi avant tout comme un traité, où prédominerait finalement la forme didactique du dialogue, sur le modèle de la catéchèse et de lexposé doctrinal11 : parole de vérité, donc, contre la vaine agitation des débats – et prose contre vers.

Or cette approche néglige les effets décho avec les œuvres poétiques, et minore lun des principaux points de rapprochement entre Le Livre de lEspérance et la poésie de Chartier, cest-à-dire le fait quAlain Chartier adopte la forme du prosimètre12. Cette persistance du vers, au cœur 152du discours didactique, a suscité déjà bien des analyses et des interrogations13, mais les critiques ont considéré en général que les poèmes, tendus vers le lyrisme dévotionnel, ont vocation à exprimer, par leur singulière musicalité, leur portée universelle et leur hauteur spirituelle, une harmonie supérieure qui soppose à la dispersion des voix dans le dialogue : ils dessinent la figure dun sujet réconcilié avec lui-même et avec le monde, grâce à lespérance et à la foi, dans lillumination immédiate de la révélation, alors que la prose tâche de parvenir à cet état par le raisonnement, dans un cheminement plus sinueux et plus laborieux, à travers arguments et exemples ; il y a là, pour Virginie Minet-Mahy, une manière dhumilier la raison humaine14. Vérité du vers, donc, contre les arguties de la prose… Le Livre de lEspérance en ce sens tend en effet à valoriser le pouvoir de la poésie15 et suggère que lœuvre poétique constitue un modèle positif décriture.

Peut-on aller plus loin et considérer que le principe du débat lui donne son mouvement, et ne joue pas justement comme un repoussoir ? Lœuvre en effet ne se résorbe pas en une unique parole de vérité : entre la prose et les vers, le prosimètre met en œuvre une écriture de la tension16, et le dialogue, même faiblement, maintient des oppositions et figure formellement la division de la conscience. Le Livre de lEspérance se rapproche en cela des débats poétiques, dont il semble retenir la logique sous-jacente. Le debat en effet ne se résume pas à un processus 153dialectique dargumentation et suppose un état dâme, une parole en crise, un trajet de conscience, qui sincarnent dans une forme signifiante. Nous aimerions donc montrer que le traité de Chartier continue de faire résonner la voix complexe du poète, aux prises avec les doutes, bien plus que le monologue de la vérité révélée.

Les Vertus contre les « debas » :
lirréductible logomachie intérieure

Dans la construction densemble du Livre de lEspérance, la phase polémique opposant les monstres à lActeur apparaît dabord comme un point de départ quanéantit le discours dautorité porté par Foi. Les Vertus développent en effet une critique explicite des disputes. À plusieurs reprises, elles rappellent quelles se refusent à user dun mode dargumentation qui se sert des outils de la dialectique et des « argumens », entre un respondans et un opponens, pour démontrer une thèse17. Ainsi à propos de la question du libre-arbitre humain, apparemment impossible à concilier avec la toute-puissance divine et avec la prédestination, Espérance renonce aux subtilités développées par les « docteurs », et peint la dispute sur la question comme une sorte de mouvement circulaire dont le va-et-vient ne fait quembrouiller lintelligence :

Plusieurs docteurs ont subtillié leurs engins et ont voulu acorder la predestination de Dieu avec le franc arbitre de lomme. Maiz ilz ont nagié par dessus sans trouver le fons, et vagué a lentour tant quilz nont veu en quoy reposer leurs engins entreveschiez. Les responses en ceste maniere arguent contre les respondans, et les argumens retournent contre celuy qui argue. Tu veulx dire en arguant que Dieu sçait toutes choses ains quellez adviennent, et puis que sa science est certaine et invariable, sil lez sçait, de necessité elles seront ; doncquez ny peult il pour noz oreisons ne muer ne changer. Or retournons largument contre toy mesmez, et disons ainsi : se Dieu ne peult changer lestre dez choses advenir, il est quant ad ce non puissant ; et sil na povoir es choses quil sçait estre futures, il fault dire quil sçait plus quil ne peult, 154qui est erreur manifeste, ou que tu confesses quil ne sçait riens de ce qui est advenir. Que vault multiplier argumens en matiere arrestee18 ?

Quant à Foi, elle exclut de son domaine ce qui ressortit aux « argumens et silogismes », qualifiant de « discors » les raisonnements qui passent par le vocabulaire de la logique (« accidens », « effect », « cause efficiens ») lorsquil sagit danalyser les causes des souffrances infligées au royaume de France19.

Mais le terme de débat ne semploie pas tant pour la discussion argumentée que pour le conflit, en particulier lorsquil prend place au sein dune communauté qui devrait former un tout : ce sont les « debaz publiquez20 » qui entraînent les malheurs de la nation, et parmi les trois signes de la divine fureur figurent, en dernier lieu, les discordes civiles et les divisions internes :

Tiercement peult on aperchevoir le glaive de Dieu levé sur les seigneurs, lors quant entre les effors des forains ennemis se engendrent es royaulmes discordes civiles, et que la force de resister dehors est tournee sur soy-mesmez pour confundre sa propre resistence. Pour certain levidence en est tout oultre manifeste, se on veoit que ou dedens des haultz palaiz naissent et croissent intestines dissentions et privees deffiances. Car le venin et linfection de civille discorde fut ordonné de Dieu pour reprimer lorgueil dez haultesses mondaines, et affin que ceulx qui surmontoient lez autres si esleveement que nul autre mondain ne les peult humilier, fussent par eulx mesme reprimés en humilité soubz Dieu, et ramenés a congnoissance de leur fraelle puissance. Et ce nous ratiffie la decision evangelique qui aux royaulmes divisés mande desolation et ruyne21.

Lorsque Foi en arrive concrètement au cas des Français, cest bien le terme de « debas » qui vient sous la plus dAlain Chartier pour qualifier le conflit interne qui sinsinue « jucques dedens lez couchez, et ou meillieu de ceulx qui menguent et dorment ensemble22 » :

155

Au surplus il vous est advenu comme a gens mauldis, qui, si maleureux comme vous estez, ne povez ensemble vivre ne durer, et destruisés vous mesmez et aneantissés voz oeuvres par voz debas et envies plus que par lez glaives de voz adversaires23.

Cette « guerre au dedens » des « priveez discordes24 » fait écho directement au second signe de la punition divine, la perte dun jugement sûr, de l« advis » et du « conseil25 » par lesquels lhomme se détermine à laction. Cet état de perplexité intérieure marque la déchéance de la personne sous le coup de la punition divine, et, dans la prophétie dYsaïe qui est ensuite citée, lauteur semble recourir à une image similaire à celle de la dispute, peignant un esprit qui « tourno[ie] » sur lui-même et erre sans but :

Je amatyray vostre cueur dedens voz entraillez, et precipiteray vostre conseil, et mettray en vous esperit tournoyant, variable et sans constance, et vous feroy errer comme homme yvre, qui pert le savoir de soy conduire et la vertu pour soy soustenir26.

Cest une image que lon retrouve lorsque Foi dénonce la vanité des débats dans le cas des Français :

Si perissés non chalaument et a votre escient, sans mettre nul arresté conseil en voz oeuvrez. Bien est avoiré sur vous le language du prophete, qui disoit : « Vous parlerés beaucoup, et il nen sera riens ; vous conseillerés souvent, et voz conseilz seront vains, variables et dissipés ; et procederés en voz faitz comme laveugle qui va tastonnant a la paroy, et ne se scet a quoy affermer, ne en quel endroit il en est. » Ainsi en faictez vous. Car voz conseilz sont sans liberté et sans ordre, vos oppinions par affection, voz conclusions sans arrest, et voz ordonnances sans exploit. A vous en advient ce que Dieu discerna par la voix de Ysaie sur yceulx qui chastier ne se voulloient, par telz termes : « Mandés et remandés, attendés et ratendés, maintenant de ça, maintenant de la. Cest le chemin par quoy vous cherrés en arriere, et serés marchés soubz lez piez, enlacés, prins et peris par variableté de conseil et par faulte de constance27. »

156

De la dispute scolastique des docteurs à la discorde civile jusquà la délibération intérieure se dessine ainsi la continuité dune errance de lesprit aveuglé, qui appelle à lhumilité un homme dont les facultés rationnelles, le cœur et la volonté révèlent limpuissance dès lors quil se détourne de la lumière divine.

Le débat intérieur du narrateur est lexemple même de cet effondrement du sujet pris dans ses propres contradictions, et qui se blesse lui-même par latteinte de ses propres passions : alors que son entendement est « surprins et environné de desplaisans frenesies », lActeur ne parvient plus à l« exploicter28 » pour en tirer une consolation, son cœur est obscurci par la mélancolie qui étouffe ses sens, et avec lapparition des monstres, cest la volonté qui semble se dérober face à la « perplexité », évoquée dans le discours de Défiance (« Vise doncquez quel part tu doys eslire, ne quelle consolation ou adresse tu esperes en telle perplexité trouver29 »). Avant que nintervienne Désespérance, lActeur semble en proie à la malédiction divine qui plonge la volonté dans lincertitude :

Tandis que ma povre fantasie tormentee de diverses considerations recuilloyt lez parolles en la prose dessus recitees, debatant a par moy tous ces partis, et que cha ne la je ne trouvoye fors espoventement et contrarieté, je demouray tout suspens et surprins, et mes pensees vagues et esgarees, sans ordre et sans certaine fin, ne vraye election30.

Certes, les Vertus viendront remédier à cet état, en rendant à Entendement le repos de conscience nécessaire à un choix éclairé, et légarement de lesprit napparaît plus que comme un point de départ, un prologue, avant le redressement salutaire et le réveil dEntendement. Il nen reste pas moins que ce trouble intérieur caractéristique du « debat », cest-à-dire du conflit intérieur, procède directement du fonctionnement de lesprit qui se trouve confronté, par limagination, aux passions vicieuses qui viennent du corps. Le poème III exprime cette conception guerrière de la conscience humaine, que Dieu laisse « esprendre » et « surprendre » par les passions qui font « chanceler et suspendre / Le jugement raysonnable », tout en lui donnant par sa grâce la force de ne pas se « laissier vaincre ou rendre31 ». Après le discours 157de Foi, qui sefface avec humilité devant Espérance, lActeur revient sur ces dissensions de lesprit, en montrant cette fois que le débat intérieur des Vices soppose à lordre introduit par les Vertus :

Car lez bontés et lez vertus ne sont jamaiz discordans ne derrogans ensemble, ainçoys consonent et acordent bien avecquez bien, et verité avecquez verité. Mais entre les vices a contrarieté et debat, et mettent en trouble et en discention sur soy mesmez la pensee ou ilz habitent. Paresse veult dormir et non chaloir, et Avarice quiert travail et chagrin. Ire esmeult riotes et noises et cris, et Luxure conseille blandir, flater et decepvoir. Remirons yci la merveille des oeuvres divines ; car comme la proprité de sapience soit dordonner ses faitz, nous trouvons que tout ce qui est de Dieu tient et garde ordonnance, et ce qui naist de pechié tourne en desroy et en agitation confuse et involution desordonnee32.

Cette partition de la conscience reflète celle de la composition du Livre de lEspérance, et montre en cela le progrès de lActeur qui sait désormais distinguer entre la perplexité qui naît du trouble passionnel (le debat) et la délibération réglée et ordonnée autour dune question. Mais elle maintient cependant limage dune conscience divisée, juxtaposant deux régimes de gouvernements intérieurs qui semblent coexister dans lesprit.

Le contraste entre les deux parties du Livre de lEspérance peut être alors aussi une manière de figurer cette division insurmontable de la conscience. La « Fantasie » doù sortent les « monstres » soppose à la mémoire, dont la petite porte est ouverte par Entendement après son réveil. Loin de seffacer avec lentrée des Vertus, cette opposition demeure grâce à la scénographie allégorique, qui traduit la progression spirituelle en termes despace, dans une vision qui maintient donc les divisions. Les figures monstrueuses, placées à gauche du lit et en la partie la plus sombre, demeurent présentes et lintervention de lActeur, lorsquEspérance va prendre la parole, montre quelles reculent seulement « ariere en lombre de la courtine du lit comme en tapinage33 ». Cette disposition tient à la représentation éclatée du sujet qui sinstaure dès le prologue, puisque la figuration des instances mentales se fait sans solution de continuité dans le récit, par juxtaposition, sans que la fiction du songe ne vienne créer un cadre pour lintervention de Mélancolie ou dEntendement, sans que lon passe donc à un autre niveau de réalité.

158

Or cette figuration de la conscience semble faire écho à la conception complexe de lâme34 développée dans les différents discours : lActeur évoque les quatre vertus sensitives ayant leur siège« dedens homme », « sensitive, ymaginative, estimative, et mémoire », qui « sont corporelles et organiques35 » ; Foi rappelle quant à elle que lentendement se doit de gouverner la partie végétative de lhomme ainsi que « lappetit sensitif » qui émane du corps, et sopposer aux passions qui lui tiennent tête :

Or es conjoint a corps humain pour gouverner la partie vegetative despotiquement et lappetit sensitif par seigneurie royal et politique. Nature que Dieu ta baillié en ayde nest pas oyseuse en sa commission, ainçois par ses belles vertus qui lui ministrent chacun en son ordre, sestudie a continuer lespece humaine et conserver lindividuel suppost ; car la Puissance Vegetative jamais ne repose, avecquez ses filles Nutritive, Formative, Assimilative et Unitive []36.

Comment se représenter alors la conscience ? On hésite entre lidée dune hiérarchie ordonnée des facultés, que métaphorisent rapports de pouvoir ou liens de parenté, et leur symbiose dans lesprit, qui correspond au vécu de lActeur et que figure la juxtaposition dans lespace. Cette distribution allégorique plurielle interdit que se fixe une image claire et organisée de lesprit : les explications rationnelles ne peuvent en fait que recouvrir et non effacer les fantaisies de limagination.

Cest quEntendement lui-même ne constitue pas une personnification transparente. Selon Foi, il a été fait à limage de la divinité, et conjoint les trois puissances que sont la connaissance, la volonté et la mémoire37 : il sidentifierait ainsi à la partie rationnelle de lâme. Mais il apparaît presque comme un double de lActeur38, se révélant comme lui sensible aux poisons de Mélancolie, et Espérance souligne que le mouvement des 159passions affecte son jugement, à propos de la prétendue colère de Dieu39. Son identité floue en fait un être participant à la fois du spirituel et du charnel, dont il dénonce à plusieurs reprises le « poys » sur lui40. La scène mixte de la pensée nest nullement imperméable à la partie sensitive, à limagination qui fait irruption dans lespace intérieur pour « tresperc[er] le cueur et la pencee41 », et de même Entendement ne semble pas une essence pure, mais un être composé42. Dans le dialogue avec les Vertus, il ne se contente pas dêtre illuminé par la vérité, mais rapporte les doutes qui demeurent, ou bien cherche à relier lenseignement abstrait au cas particulier de lActeur, comme sil participait de la condition corporelle tout autant que du monde intellectuel. Il occupe de fait une position dintermédiaire, voire de médiateur, dans lopposition entre les Vertus et les Passions.

La discontinuité formelle entre vers et prose donne forme à ces tensions internes : à une exception près, les vers sont le lieu dune énonciation blanche, et ne peuvent être rapportés à un sujet. On peut citer par exemple la fin du discours de Défiance, disant « le sens me fault avecquez la parolle43 », avant que ne se développent les vers, comme sils tenaient la place dun silence dans le concert des voix, et faisaient sélever, en contrepoint des objurgations des monstres, une parole qui émane de la révélation divine. Seul Entendement est donné comme locuteur dun poème, au moment où il se trouve « conforté de sa douleur44 » et adresse à Foi un discours de louange : il y a là un indice de la double nature de cette entité, qui sexprime à la fois en vers et en prose. Le poème lui-même fait signe vers une sorte de tension intérieure. Daniel Poirion fait ainsi 160la remarque que Chartier reprend dans les passages lyriques du Livre de lEspérance les schémas propres au genre du lai pour les rimes45 ainsi que lhétérométrie caractéristique de la strophe « layée », notamment lalternance entre vers de sept et vers de trois syllabes. Le poème VI en particulier est qualifié par Regula Meyenberg de « micro-lai46 », parce quil reprend une même rime au début et à la fin. Ce rapprochement est significatif, dans la mesure où le lai est le genre qui permet lévocation du mouvement changeant des états dâme47.

La complexité du personnage dEntendement nous invite donc à considérer le dialogue avec les Vertus comme un échange bien moins didactique quil ny paraît au premier abord, et qui est habité, comme en sourdine, par la voix contradictoire des passions négatives. Le chant épuré des poèmes souligne certes par contraste que léchange en prose reste imparfait, mais il suggère encore la persistance dune division intérieure dans la voix. Pour reprendre les termes de François Rouy, un « schème psychomachique48 » demeure et nest pas complètement gommé par le mouvement de la consolation et de la guérison.

Échos des disputes en vers
dans Le Livre de lEspérance :
le debat comme structure profonde

Parce que persiste le conflit passionnel au cœur de la voix de la raison, Le Livre de lEspérance met en scène une parole troublée et énigmatique, qui est également caractéristique des débats en vers de Chartier49. La mise en 161sourdine des oppositions et de la polémique est en effet une des marques de fabrique du débat poétique de cet auteur, et ce notamment dans La Belle Dame sans mercy et Le Debat de Resveille Matin. Ce dernier est particulièrement exemplaire de leffet de brouillage. Le narrateur couché dans son lit entend une conversation nocturne entre deux personnages, le Dormeur et lAmoureux, mais aucune opposition nette ne se dessine entre eux :

Apprés mynuyt, entre deulx sommes,

Lors quAmours les amans esveille,

En ce paÿs cy ou nous sommes,

Pensoye eu lit, ainsy con veille

Quant on a la puche en loreille ;

Si escoutay deulx amoureux

Dont lun a lautre se conseille

Du mal dont il est doullereux.

Deulx gisoient en une couche,

Dont lun veilloit qui fort amoit ;

Maiz de leong temps nouvroit sa bouce

En pensant que lautre dormoit.

Puis ouÿs je quil le nommoit

Et huchoit pour mectre a raison,

Dont lautre forment le blasmoit

Et disoit, « Il nest pas saison50 ».

En précisant seulement que « lun a lautre se conseille / Du mal dont il est doullereux », lauteur nindique pas la tournure contradictoire de la discussion qui suit, et les deux personnages ne se distinguent que progressivement, dans la seconde strophe introductive. Le cadre donné au dialogue, censé se dérouler après minuit, recouvre dobscurité les corps, qui ne font lobjet daucune description : la scène se présente ainsi comme une sorte dénigme. Le nom de debat apparaît cependant explicitement dans le texte, au dernier vers :

162

Si mis en escript ce quilz dirent

Pour mieulx estre de leur butin,

Et lont nommé ceulx qui le virent

Le Debat Resveille Matin 51 .

La formule est rapportée au jugement du public et ne donne pas dindication sur les parties en présence ou sur la question qui est en jeu, Resveille Matin renvoyant seulement à un sujet de querelle anecdotique : ce qui est proposé rétrospectivement, cest un travail délucidation, appelé par la fin du débat, qui sachève par une prière à Dieu et par lirruption de la lumière du jour. Lopposition théorique nest guère lisible dans léchange poétique, où largumentation napparaît que par bribes. Le problème, le « point », demeure en fait informulé, dans un dialogue qui suggère seulement lexistence dun désaccord que lon peine à cerner, et qui semble évoluer au fur et à mesure du texte. Le terme de debat dans les poèmes dAlain Chartier recouvre plutôt la structure que le sujet dune œuvre qui ne se présente plus comme une véritable altercation autour dune question à résoudre, mais comme un dialogue énigmatique offert à la sagacité du public, pour quil en perçoive les rouages secrets. Le Livre de lEspérance met en œuvre un jeu similaire en dissimulant lopposition dans le dialogue didactique.

Lon devine de fait dans le traité les linéaments de la structure du débat poétique, qui linforme en profondeur. On reconnaîtra, tout dabord, la présence continue et encadrante dun narrateur-acteur, qui se présente comme un témoin et un intermédiaire entre les personnages et le public, et transforme le dialogue en un spectacle52. LActeur du Livre de lEspérance exerce cette fonction dans la dramaturgie allégorique, ses interventions se présentant parfois comme des didascalies, notamment lors de lentrée des personnages53. Le début du livre fonctionne comme le prologue du débat poétique, mettant en scène les tourments de lActeur qui se rattachent à la situation réelle, y compris peut-être par le discours des monstres qui sadressent à lui et reprennent de fait des thèmes, comme la critique de la cour, développés ailleurs par Chartier. Ce topos de lauteur en débat 163avec lui-même forme louverture de nombre de débats, dont ceux de Chartier54. Linachèvement de lœuvre laisse dans lombre ce quaurait pu être la fin du débat qui agite le moi, et tient lieu douverture pour cette œuvre qui demeure, comme les disputes poétiques, en suspens.

Dans le dialogue avec les Vertus, on peut noter également lobscurité du « point » débattu qui caractérise le débat en vers : la multiplicité des apostrophes, qui prennent à partie les Français, les rois, le clergé, introduisent comme des voies obliques dans largumentation, soulevant des questions annexes au point quune remarque dEntendement souligne, non sans humour, la logique digressive du discours : « Retourne a linterrogatoire premier, duquel tu me semblez avoir ung peu esloingné, et me contentes de la longe duree de noz maulx55 ». Demblée le dialogue se signale dailleurs par une double orientation, Entendement face à Foi « requerant son aide contre les assaulx de Deffiance, de Indignation et de Desespoir », « elle, dautre part, voulant encercher lez causes de lessoine dentendement humain et de lenfermeté du corps malade56 » : les visées pratiques dEntendement, qui aspire à la conduite juste de lhomme dont il a la garde, semblent différentes de la recherche des causes profondes qui anime Foi, figure de médecin qui diagnostique la maladie. Avec la première question, Entendement sinterroge sur la justice divine qui la attaché à un corps qui lemprisonne et qui laisse régner persécution et misère dans le royaume de France ; Foi constate alors quelle a, « par [s]a demande fondee sur une complainte », « attaint la playe de [s]a doleance57 », mis métaphoriquement le doigt, finalement, sur lendroit de la blessure, sur le mal quelle doit guérir, cest-à-dire sur lerreur quelle doit dissiper. Il semble ainsi que deux logiques sentremêlent dans le dialogue, pris entre la demande de justice dune part, et dautre part le discours moral et religieux qui en nie le principe même58.

164

Même si lintervention des Vertus oriente donc le dialogue vers le sermon ou la catéchèse, le modèle judiciaire reste sous-jacent, dans lambiguïté même des termes comme « demande », « complainte » ou « doleance » qui peuvent sinterpréter comme expression de la détresse morale ou comme plainte judiciaire. Face à Foi, Entendement semble devoir renoncer à fonctionner comme une instance juridique :

Sy se vergongna de sa faulte, confus et humble, prest a recepvoir correction de doctrine, et en ceste vergoigne rappella a soy toutes ses officiaulx puissances dispers et esgarés es discors des mondains desirs ; et pour elle suspendi la commission des troys seurs, Demonstrative, Dyaletique et Sophistique, qui de apparence verbal povoient troubler et empeschier sa rayson, et les soubzmist du tout en lobeissance et franche servitude de la foy divine59.

On reconnaît dans ces métaphores de lactivité intellectuelle les commissaires du juge et les officiers chargés dexécuter leurs ordres, la raison se présentant comme une enquête destinée à apaiser les conflits pour rétablir le droit. Ce réseau dimages explique la persistance, dans la logique dEntendement, dune contestation que Foi puis Espérance sefforcent déradiquer : on ne doit pas « contrester » Dieu, il est vain d« estriver60 » contre le créateur dont le jugement nous dépasse ; sélevant contre celui qui la créé, lhomme désespéré conteste Dieu et se trouve en discorde avec lui-même61. En sourdine se pose donc la question de la justice divine, convoquée devant le tribunal de lEntendement. Cest par cela que se décide laction de lhomme dans le monde, quil accepte les événements qui viennent de Dieu ou sy oppose. La question est de savoir ce que lActeur va élire, lui qui se dit « debatant a par [s]oi tous ces partis62 ». Le problème pratique court sous les enjeux théoriques de la discussion.

Ainsi lautorité des Vertus ne peut écraser totalement les « doubtez », quon ne peut « vuider63 », ni les « scrupullez » qui ne cessent de réapparaître dans le discours dEntendement. Une logique concessive lamène à reconnaître le bien-fondé de la leçon, mais pour lui opposer une nouvelle objection. Ce mouvement, selon lActeur, le fait passer sans cesse du repos au mouvement :

165

Par ces solutions et decisions catholiquez demoura Entendement assis et rendu en plus doulz repos de conscience, car des secrés de sa pensée furent baloiez tous scrupullez sur lez jugemens divins. Et la crainte de Dieu, qui entre ces scrupuellez se tappissoit, moitié receue, moitié reboutee, demoura seulle victorieuse en la discretion dEntendement. Celle lameult a de rechief fourmer nouvelle demande sur ce quest advenir de ces premisses en ceste sentence64.

Sans cesse ressurgit la « complainte » qui est au principe de la plainte, au sens juridique, contre létat du monde voulu par Dieu65, et alors même que saffirme ici la toute-puissance de la crainte de Dieu et que lon pouvait croire tous les scrupules balayés.

Le Livre de l Espérance retient ainsi des débats en vers la structure sous-jacente, même si le dialogue sorganise autour dun médiateur, Entendement, plutôt que dans la confrontation directe des opposants. Cest que dans le dialogue, linstance raisonnable reste déchirée entre la logique supérieure du divin et la raison humaine, qui se rattache aussi à lexpérience sensible et au corps. On lui dit que ses questions, qui procèdent dun attachement au monde, nont pas de sens et quil faut que la raison shumilie, mais cela ne lempêche pas de réclamer contre sa situation, et de relancer le dialogue.

Comment comprendre alors que rien néradique totalement les soubresauts de révolte de la raison humaine ? Nest-ce pas aussi que la structure du débat participe, malgré tout, de laccès à la vérité et du trajet intellectuel et moral du sujet ? Dans deux passages en tout cas une vertu est reconnue au debat. Le mot est employé, tout dabord, pour critiquer lIslam, considérée comme une loi trop douce, qui choisit la voie moyenne en sefforçant de concilier les éléments des différentes religions, ruse ou « cautelle » qui permet à Mahomet dattirer aisément des fidèles : il « sapensa quextremité naquiert riens sans debat66 ». Ainsi la contestation et le conflit accompagnent nécessairement lidée forte et pure, la rigueur de la loi, et ils apparaissent comme le signe que se manifeste justement une logique transcendante. Non sans jouer un peu 166sur le sens du mot, on peut retrouver la même idée lorsquest décrite la réaction de la Nature confrontée à lidée de la mort :

Si sesvertua tellement et esmeut toutes ses vaines, ses nerfz et ses arteriques, spondilles et musculles, que par son esbranler et debatre elle esveilla Entendement, qui coste moy soumeilloit, et le bouta si vertueusement que en sursault il se leva, ses yeulx a paine demy ouvers, et la parolle tremblant et bauboyant, et se print a guermenter []67.

Mouvement frénétique et révolte du corps sont alors des sursauts salutaires, liées à la manifestation dune logique supérieure, sopposant à la léthargie introduite par les passions.

Aussi peut-on remarquer que limage de lerrance de lesprit nest pas si éloignée de celle qui dit la foi, du moins dans le discours de lActeur. Ainsi, à lapparition dEspérance, il évoque le mouvement de la croyance par limage de lenvol, la foi nayant « point de pié ne de soustenue, en quoy elle se puisse fonder sur sens humain », mais des « eles de ferme adhesion », et pouvant donc être métaphorisée par « laleron », « lequel na point de piez pour errer sur terre, maiz est tout son mouvement par ellez qui lessaulcent en lair68 ». Cette image poétique évoque le mouvement même du débat, qui fait tournoyer lesprit, sans lui offrir aucun appui ferme, qui fait « nagi[er] par dessus sans trouver le fons », errer comme un homme ivre qui perd « la vertu pour soy soustenir », « comme laveugle qui va tastonnant a la paroy, et ne se scet a quoy affermer69 ». Alors que ce mouvement peut faire tomber, ne peut-il aussi se convertir en un principe délévation, et changer de sens une fois quEspérance apparaît à lActeur ?

Le mouvement du débat semble ainsi participer, finalement, dun effort de purification de la conscience, par le détachement à légard de la terre. Divaguant sans plus trouver dappui, la pensée en vient à une séparation entre la partie sensible (« sensitive ») de lâme et la partie spirituelle, idéal exprimé par Entendement lorsquil remercie Foi pour sa « langue et parolle tresperçans plus que glaives agus pour pervenir jucquez a la division de lame joincte au corps sencitivement et de lesperit eslevé a Dieu par espirituelle grace et feu embrasé de vraye amour et 167crainte70 ». Le débat, dans le discours des Vertus, est un argument de la foi, il impose un abandon de la raison et le recours à une révélation extérieure qui seule peut arrêter la divagation : Foi demande ainsi de laisser la question de la punition des uns pour le péché des autres, et de « demourer71 » en la pensée de la justice divine, elle exhorte les Français qui se déchirent dans des luttes internes à considérer la vérité de ses dires (« Arrestés vous sur ces points, et deffermez vos yeulx72 ») ; de même Espérance, à propos du libre arbitre, conseille à Entendement de sen tenir à une « matiere arrestee » : « Souffise toy se nous te relatons ce que les docteurs en ont escript, et demeure sur le point ou ils se sont arrestés. Car combien que leur détermination ne puisse vuider doubtez, pour certain elle est vuide de toute erreur73. » Paradoxalement, la dispute intérieure garantit ainsi le repos de conscience.

Cette vertu du débat se dit avant tout par limage poétique, par la réactivation dun sens du mot qui le lie au sensible, à ce mouvement de battement et de pulsation organique par lequel on retrouve, au cœur de lagitation intellectuelle, un mouvement du corps vivifié par lesprit, un principe lyrique finalement. Cest en ce sens peut-être quon peut reconsidérer les passages en vers dans Le Livre de lEspérance. Dans le poème VI, Entendement loue ainsi laction de Foi, qui permet la détermination du cœur tout entier, tourné vers Dieu :

Mais ta grant perfection,

Surmontant opinion,

Donne ferme adhesion,

Dont le cueur se determine

A Dieu qui tout examine,

Ou science naist et fine,

Comme la sourse et la mine,

Le fondement, la rachine,

Et la puissant medicine

Qui lesprit purge et affine

Par divin eslevement,

Et lui donne essaulcement

Sur son propre sentement,

Sans prendre aultre fondement,

168

Silogisme ne argument,

Fors par le lieu seulement

Dauctorité qui ne ment,

En qui du tout nous fion ; []74.

Lexpérience du débat semble ainsi conduire le poète à délaisser « opinion75 », ce jugement toujours contestable, sans certitude, que le sujet élabore daprès ses connaissances limitées, pour sen remettre au « cuer », lieu de la conviction intime et du « sentement », qui devient le fondement même de la croyance. Ce dernier terme renvoie directement au principe de linspiration de Chartier, évoquée au seuil de lœuvre :

Ainsi me fault mon sentement changier ;

Et en moy nest entendement ne sens

Descripre fors ainsy comme je sens76.

Avec le mouvement à la fois passionnel et intellectuel qui agite lesprit en débat, lon retrouve une unité de lentendement et du sens, et un principe décriture : un effort pathétique et sublime pour sélever tout en restant un être de chair et de sang, dans un élan qui est celui même de lespérance.

Si donc Le Livre de lEspérance met en œuvre une éloquence divine77 qui humilie la raison humaine, il semble quil reste, au cœur même de son inspiration, lesprit même du debat tel quon le trouve dans lœuvre dAlain Chartier. Dans la conscience divisée, le discours dautorité des Vertus ne vient jamais totalement à bout de la révolte que suscite, dans le corps, dans limagination sensible comme dans lesprit, la souffrance de vivre en des temps de désastre. Entendement, allégorie ambivalente de lesprit, est humain et trop humain : même sil entrevoit par moment le repos de la conscience, tente de réprimer la voix de la sensibilité 169blessée pour sabandonner à une justice divine qui lui demeure incompréhensible, il reste une voix animée par les passions, par la révolte, le doute, la mise en cause du monde, et ne parvient pas réellement à la division du corps sensible et de lâme spirituelle. Et faut-il, de toute façon, en arriver là ? Le repos de conscience absolu est une image de la mort. Récusant la tentation du suicide, le sujet finit par prendre appui sur son agitation désordonnée, qui est à la fois le symptôme de ses déchirements intérieurs, la marque de la défaite de la raison et le signe de la logique divine, pour trouver un point dattache en dehors de lui-même. Par la logique souterraine du debat, il semble que lexil puisse se convertir en détachement, que le sentement renaisse dans lexpérience de la désorientation, et que lespoir revienne à celui qui erre jusquà quitter le chemin terrestre : à force de tourner en rond et de brasser de lair, loiseau senvole.

Laëtitia Tabard

Université du Maine –
Laboratoire 3L.AM

1 La distinction initialement proposée par E. J. Hoffman, Alain Chartier : His Work and Reputation, New York, Wittes Press, 1942, p. 39, est désormais largement remise en cause, ce dont témoigne louvrage tout récemment consacré à Chartier, A Companion to Alain Chartier (c. 1385-1430), Father of French Eloquence, éd. D. Delogu, J. McRae et E. Cayley, Leiden-Boston, Brill, 2015.

2 Voir E. Cayley, Debate and Dialogue : Alain Chartier in his Cultural Context, Oxford, Clarendon Press, 2006, notamment p. 88-89.

3 Voir lintroduction de F. Bouchet à sa traduction du Quadrilogue invectif dAlain Chartier (Paris, Champion, 2002), notamment p. 11-12. F. Bouchet rattache la structure du débat à la fois à la tradition lyrique et musicale et à celle de la disputatio : sa reprise dans le Quadrilogue tient selon elle à la recherche dune parole animée, plus efficace que dans la forme plus impersonnelle du traité (p. 22-23), mais aussi à la recherche dialectique de la vérité (p. 25).

4 De fait défendre les œuvres en vers en leur reconnaissant avant tout un poids idéologique ne fait pas pleinement justice à lart du poète. La pénétration du discours didée dans le poème est interprétée ainsi par Daniel Poirion comme un défaut de pureté lyrique, Alain Chartier ayant, par « cette orientation presque exclusive de sa création littéraire vers le discours et le procès », adapté « le débat, primitivement lyrique, à lesprit prosaïque, analytique et chicanier de son époque » (D. Poirion, Le poète et le prince. Lévolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles dOrléans, Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 257).

5 Voir en particulier J.-Cl. Mühlethaler, « Disputer de mariage. Débat et subjectivité, des jeux-partis dArras à léchange de ballades et de rondeaux chez Eustache Deschamps et Charles dOrléans », Il genere « tenzone » nelle letterature romanze delle Origini, éd. M. Pedroni et A. Stäuble, Ravenna, Longo, 1999, p. 203-221.

6 Pour lhistoire du genre, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse : L. Tabard, Bien assailly, Bien deffendu. Le débat dans la littérature française de la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Université Paris IV, 2012.

7 Cayley, Debate and Dialogue, p. 114-115 et p. 128-129.

8 Alain Chartier, Le Livre de lEspérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989, poème IX, v. 13-14, p. 62.

9 R. Meyenberg, Alain Chartier prosateur et lart de la parole au xve siècle, Berne, Francke, 1992, p. 142.

10 F. Rouy, Lesthétique du traité moral daprès les œuvres dAlain Chartier, Genève, Droz, 1980, p. 167-169 et p. 176.

11 Meyenberg, Alain Chartier prosateur,p. 168 ; Rouy, Lesthétique du traité moral, p. 185-233. F. Rouy récuse cependant lidée que le traité mette en œuvre un « dogmatisme chrétien », et analyse de manière nuancée le jeu du dialogisme, où percent selon lui les propres doutes de Chartier (p. 244-245). En revanche, pour J. Blanchard, le discours dEspérance substitue lhistoire au raisonnement et interdit léchange (J. Blanchard, « Artéfact littéraire et problématisation morale au xve siècle », Le Moyen Français, 17, 1985, p. 7-47).

12 Cette dimension a dautant plus dimportance que Chartier fait figure de précurseur et de modèle pour les grands rhétoriqueurs. Voir sur ce point larticle de T. Van Hemelryck, « Le modèle du prosimètre chez Alain Chartier », Le prosimètre à la Renaissance, Paris, Éd. Rue dUlm (éd. Centre V. L. Saulnier), 2005, p. 9-19.

13 Poirion, Le poète et le prince, p. 405 ; Rouy, Lesthétique du traité moral, p. 337-349 ; Meyenberg, Alain Chartier prosateur, p. 182-185 ; V. Minet-Mahy, Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique à lépoque de Charles VI. Imaginaires et discours, Paris, Champion, 2005, p. 497-512 ; S. Huot, « Re-fashioning Boethius : Prose and Poetry in Chartiers Livre de lEspérance », Medium Ævum, 76, 2, 2007, p. 268-284 ; A. Armstrong et S. Kay, Une muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusquaux grands rhétoriqueurs, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 124 et p. 205-206.

14 Minet-Mahy, Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique, p. 498 : « La seconde rhétorique a conquis, dès le début du texte, la clef de lharmonie que la prose doit construire, les bases de la vraie connaissance du sujet. »

15 Sur ce point, voir Huot, « Re-fashioning Boethius », notamment p. 274 et 279, ainsi que les réflexions plus générales dA. Armstrong et S. Kay, pour qui le genre du prosimètre peut être considéré comme une revanche de la poésie, annexant la prose aux formes versifiées (Armstrong et Kay, Une muse savante ?, p. 207-211).

16 Voir Minet Mahy, Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique, note 2, p. 404, pour la définition du prosimètre autour de la notion de « crise » et une revue de la bibliographie critique.

17 Espérance se propose ainsi, dans la prose XVI, de développer ses idées « sans forme de response » (l. 7-8, p. 170).

18 Le Livre de l Espérance, prose XV, l. 224-240, p. 158-159.

19 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 343-349, p. 78 : « Maintes choses manifestes se monstrent en ceste maledition, qui te feront certain de ce que tu quiers. Car les causes efficiens de chacune chose reluisent en leur effect, et la demonstration humaine se commence en imperfection par les accidens et par les effectz imparfaitz. Mais je ne me arreste guaires a telx discors, car argumens et silogismes sont forclos de mes metez. »

20 Le Livre de l Espérance, prose VIII, l. 85, p. 52.

21 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 375-388, p. 79-80.

22 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 452-454, p. 82.

23 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 434-438, p. 81-82.

24 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 445 et l. 452, p. 82.

25 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 361-365, p. 79 : les hommes sont « matz et descongnoissans leur cas et leur peril, et ont ladvis troublé au besoing, et conseil incertain et vagant en la necessité ».

26 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 370-374, p. 79.

27 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 417-433, p. 81.

28 Le Livre de l Espérance, prose I, l. 6-7, p. 3.

29 Le Livre de l Espérance, prose III, l. 102, p. 15. Voir également Poème III, v. 11-20, p. 11.

30 Le Livre de l Espérance, prose IV, l. 1-7, p. 17.

31 Le Livre de l Espérance, poème III, v. 26-40, p. 16-17.

32 Le Livre de l Espérance, prose X, l.82-93, p. 88.

33 Le Livre de l Espérance, prose X, l. 112, p. 89.

34 V. Minet-Mahy explique ces dédoublements de la figure du sujet plutôt par la nécessité herméneutique de la mise à distance et de la dépossession de lego, dans la démarche qui doit conduire à la connaissance et à la reconstruction de soi ; mais elle souligne également la complexité de la représentation, qui naboutit à aucune opposition tranchée entre la sensualité et la raison humaine (voir Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique, p. 415-429, notamment p. 427-428).

35 Le Livre de l Espérance, prose I, l. 39-46, p. 4.

36 Le Livre de l Espérance, prose V, l. 76-84, p. 24.

37 Le Livre de l Espérance, prose VI, l. 9-10, p. 30.

38 Voir Rouy, Esthétique du traité moral, p. 36-37 : Entendement est relativement peu décrit, et un certain flou entoure cette figure de jeune homme, ce que F. Rouy explique par son rôle de doublon par rapport à lauteur : « sétant donné un rôle dans laction allégorique, il a pu éprouver quelque embarras à y prêter corps aussi à une partie seulement de sa personne » (p. 37).

39 Le Livre de l Espérance, prose XV, l. 213-217, p. 158 : « Ainsi selon lEscripture yre est attribuee a Dieu non pas pour alternation quil reçoive en soy, maiz pour les passions que tu seuffres par sa justice, dont le mouvement est en toy, et lui demeure eternelement la constant perseverance de sa sainte voulenté. »

40 Voir par exemple Le Livre de lEspérance, prose VI, l. 28, p. 31 ; prose V, l. 191-182, p. 28 (« la grant charge que le corps mortel foullé de tribulations publiquez et privees lui donnoit »).

41 Le Livre de l Espérance, prose V, l. 2-3, p. 21.

42 On peut dailleurs signaler que dans Le Livre de paix de Georges Chastelain, lentendement de lauteur se divise en deux entités, Sens superficiel et Entendement penetrant.

43 Le Livre de l Espérance, prose III, l. 105-106, p. 15.

44 Le Livre de l Espérance, prose V, l. 186, p. 28. Le poème attribué à Entendement est le sixième (p. 29-30).

45 Poirion, Le poète et le prince, p. 405.

46 Meyenberg, Alain Chartier prosateur, p. 184.

47 Poirion, Le poète et le prince, p. 404 : « La succession de séries discontinues, les changements de rythmes, créent un désaccord intérieur. »

48 Rouy, Esthétique du traité moral, p. 102 ; la mise à distance du schème des combats allégoriques rend plus complexe le personnage dEntendement, et suggère une lutte intérieure dans cette figure ainsi plus vivante et plus proche de lhumanité.

49 Il nous semble que Le Livre de lEspérance entretient un rapport essentiel avec les débats de Chartier et se fonde sur des principes de fonctionnement similaires, par-delà les échos ponctuels qui ont été justement relevés : limage de lauteur dans son lit apparaît par exemple dans les poèmes de Chartier, notamment dans le Debat de resveille matin (voir Huot, « Re-fashioning Boethius », p. 272, et J.-Cl. Mühlethaler, « Le prince-poète au lit : jeux avec lhorizon dattente dans lœuvre de Charles dOrléans », Lectures de Charles dOrléans. Les Ballades, éd. D. Hüe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 109-122) ; dans « Le “rooil de oubliance”. Écriture de loubli et écriture de la mémoire dans Le Livre de lEspérance dAlain Chartier », Études de Lettres, 1-2, 2007, p. 203-222, J.-Cl. Mühlethaler établit également un parallèle entre loubli de Dieu, qui caractérise le discours faux, chez lamant de La Belle Dame sans mercy et dans le discours des monstres.

50 Alain Chartier, Le Debat de resveille matin, éd. D. F. Hult, dans Le Cycle de la Belle Dame sans merci, une anthologie poétique du xve siècle (BNF MS FR. 1131), éd. D. F. Hult et J. E. McRae, Paris, Champion, 2003, p. 439-471, ici v. 1-16, p. 441.

51 Le Debat de resveille matin, v. 365-368, p. 470.

52 Cayley, Debate and Dialogue, p. 7 : « The private forum of the dialogue becomes the public performance of the debate as soon as it is mediated by a third agent. » La médiation par un narrateur transforme le dialogue en un débat, « since the narrator acts in some sense as a locus for the performance of the conflict between the speakers » (p. 29).

53 Voir sur ce point Minet-Mahy, Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique, p. 422 et 425.

54 Dans Le Livre des quatre dames comme dans La Belle Dame sans mercy, lauteur se présente comme un être divisé, pris dans un combat avec lui-même (Le Livre des quatre dames, éd. J. Laidlaw, The Poetical Works of Alain Chartier, Cambridge, Cambridge University Press, 1974, v. 105-120, p. 201 ; La Belle Dame sans mercy, éd. D. F. Hult, Le Cycle de la Belle Dame sans merci, v. 17-40, p. 16-18).

55 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 267-269, p. 75. Voir également la prose XVI, où Espérance présente ses propos comme une « transgression traversaine » (l. 8, p. 170) et une « disgression » (l. 197, p. 179).

56 Le Livre de l Espérance, prose VI, l. 1-7, p. 30.

57 Le Livre de l Espérance, prose VI, l. 104, p. 33.

58 Sur la stratégie de disqualification des questions dEntendement, voir Blanchard, « Artéfact littéraire », p. 30-34.

59 Le Livre de l Espérance, prose V, l. 132-139, p. 26.

60 Le Livre de l Espérance, prose VI, l. 174, p. 36.

61 Le Livre de l Espérance, prose XI, l. 109-110, p. 98 (discours dEspérance contre le suicide).

62 Le Livre de l Espérance, prose IV, l. 4, p. 17.

63 Le Livre de l Espérance, prose XV, l. 248, p. 159.

64 Le Livre de l Espérance, prose X, l. 1-9, p. 85.

65 Ce mélange de révolte et de soumission de la part dEntendement est interprété dans lautre sens par V. Minet-Mahy, pour qui lacquiescement précède en général la récrimination et en désamorce la force plaintive (Esthétique et pouvoir de lœuvre allégorique, p. 441-442). Il nous semble que les constructions concessives ont plutôt tendance à donner le dernier mot à la résurgence constante des doutes.

66 Le Livre de l Espérance, prose XIII, l. 189-193, p. 119-120.

67 Le Livre de l Espérance, prose V, l. 12-18, p. 22.

68 Le Livre de l Espérance, prose X, l. 43-53, p. 86-87.

69 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 373-374, p. 79, l. 422-423, p. 81, et prose XV, l. 226-227, p. 158.

70 Le Livre de l Espérance, prose X, l. 14-17, p. 85-86.

71 Le Livre de l Espérance, prose VIII, l. 126, p. 53.

72 Le Livre de l Espérance, prose IX, l. 468-469, p. 83.

73 Le Livre de l Espérance, prose XV, l. 246-249, p. 159.

74 Le Livre de l Espérance, poème VI, v. 18-35, p. 29.

75 La notion dopinion est liée au débat, et a fait lobjet dune réflexion approfondie dans lœuvre de Christine de Pizan, dans les lettres du débat sur le Roman de la Rose et surtout dans LAvision Cristine, où « Oppinion » est un personnage allégorique, fille dIgnorance et de Désir de Savoir. Voir Christine de Pizan, Le Livre de ladvision Cristine, éd. Ch. Reno et L. Dulac, Paris, Honoré Champion, 2001, ainsi que D. Kelly, Christine de Pizans Changing Opinion, Cambridge, D. S. Brewer, 2007.

76 Le Livre de l Espérance, poème I, v. 54-56, p. 2.

77 Meyenberg, Alain Chartier prosateur, p. 144.