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Classiques Garnier

L’exemplum et l’histoire contemporaine La France et l’Italie dans le Livre de l’Espérance

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 1, n° 33
    . varia
  • Auteur : Brownlee (Kevin)
  • Résumé : Dans cet article sont examinés deux passages importants du Livre de l’Espérance où Alain Chartier-auteur emploie d’abord Foi puis Espérance pour présenter l’histoire de France comme incluant celle de l’Italie. En plus, le lien entre la France et l’Italie dans le discours d’Espérance sert à situer la France dans un contexte historique plus largement européen. Dans tous ces cas sont considérées les stratégies intertextuelles d’Alain Chartier qui y emploie Dante ainsi que Christine de Pizan et Jean Froissart.
  • Pages : 225 à 233
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406070290
  • ISBN : 978-2-406-07029-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07029-0.p.0225
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lexemplum
et lhistoire contemporaine

La France et lItalie dans le Livre de lEspérance

Le Livre de l Espérance 1 possède une structure narrative relativement simple mais un dispositif discursif complexe. Le récit consiste en un exposé allégorique assez transparent, en rapport bien sûr avec la position négative de la France dans la Guerre de Cent Ans contre lAngleterre, à la fin des années 1420. Ce récit recouvre grosso modo les seize (amples) sections en prose de ce prosimètre2. Au fil de ces sections en prose, le narrateur à la première personne est initialement présenté comme pétrifié par Mélancolie, laissant son Entendement paralysé. Trois figures allégoriques négatives (Défiance, Indignation, et Désespérance) apparaissent devant lui et le mènent au bord du suicide, auquel il échappe grâce à Nature qui réveille Entendement (Pr. V, 1-37). Ce personnage allégorique vient ensuite « ouvrir la porte » de la mémoire de lauteur afin de le faire entrer dans la salle où trois dames allégoriques représentent les trois vertus théologales (Pr. V, 39-56)3. Les deux premières (Foi et Espérance) occuperont le reste du livre de Chartier, laissé inachevé à sa mort en 1430. Tout dabord, Foi sadresse longuement à Entendement, qui séveille en conséquence, puis reçoit son enseignement (Pr. V, 56 – Pr. X, 36). Vient ensuite 226sa sœur Espérance, qui parle avec une plus grande abondance encore (Pr. X, 38 − Pr. XVI, 203). Foi et Espérance fournissent un exposé détaillé de divers principes théologiques convoqués pour expliquer les désastres politiques et militaires marquant lhistoire contemporaine de la France. Ces principes théologiques sont à la fois autorisés et illustrés par des références scripturaires (parfois assez longues) touchant lÉglise et, plus généralement, lhistoire, tant ancienne que contemporaine4. De manière récurrente, ces références sont appelées « exemples » et le renvoi explicite aux livres de la Bible joue un rôle particulièrement important dans ce contexte.

Ce que jaimerais examiner ici, cest la manière dont, dans deux passages-clés, Chartier (lauteur) se sert de Foi puis dEspérance afin de présenter lhistoire de France contemporaine dans ses rapports avec lItalie. Le lien entre la France et lItalie dans le discours dEspérance sert également à situer la France dans un contexte plus large, en loccurrence européen. Jexplorerai à ce propos les traces intertextuelles de Dante, Christine de Pizan et Jean Froissart dans lœuvre de Chartier.

Il convient en premier lieu de remarquer que le moment où Entendement ouvre la porte de la mémoire de lActeur afin de libérer les trois Vertus théologales qui brillent avec éclat inclut des références intertextuelles majeures au Roman de la Rose et à lAvision Cristine, que Chartier-auteur montre par là avoir lu et utilisé. Cest le moment (Prose V, 46-48)5 où Entendement « se retrait vers la partie de ma memoire, et ouvrit a grant effors pour donner plus grant clarté ung petit guichet dont les varroux estoient compressés du rooil de oubliance ». Les trois Vertus théologales sont décrites comme ayant longtemps attendu derrière « ce petit huys » (Pr. V, 51) alors quEntendement, initialement aveuglé, est dépeint comme celui qui « defferma la guichet de ma mémoire » (Pr. V, 52). Le passage-clé correspondant dans le Roman de la Rose met en scène Amant ouvrant la porte du Jardin de Deduit aux 227vers 524-5266, où les mots huis et guichet sont employés. Plus proche du mécanisme décrit par Chartier est la scène qui, au début de la troisième partie de lAvision, met en scène Christine constatant que la porte nest plus verrouillée mais ouverte, après quoi surgit une éclatante lumière, et Dame Philosophie apparaît : « tost après ouy barres tirer, clefs tourner et ledit huissellet desverroullier7 ». Dame Philosophie sidentifie alors explicitement au même endroit comme celle-là même qui apporta consolation à Boèce.

Le premier passage que jaimerais examiner en détail se trouve dans la Prose VIII, 187-220, alors que Foi répond à la question dEntendement sur la corruption du clergé (Pr. VII, 132-142). Cest là la première (et la plus étendue) des mentions dun texte italien dans le Livre de lEspérance. Foi sadresse expressément à Dante, discours stratégiquement placé entre ladresse directe à « sainte mere Eglise » (Pr. VIII, 178) et celle au « saint prophete David » (Pr. VIII, 221). Le « livre » de Dante se voit ainsi traité dans un important passage directement associé et à lhistoire contemporaine de la France et aux paroles de la Bible, dans le contexte des abus du clergé :

E tu, Dante, poete de Florence, se tu vivoyes adés, bien auroys matiere de crier contre Costentim, quant, ou temps de plus observee religion, le osas reprendre, et lui reprouchas en ton livre quil avoit getté en lEglise le venin et la poison dont elle seroit desolee et destruicte, pour ce quil donna premier a lEglise les possessions terriennes, que aucuns aultres auctorisiez docteurs lui tournoient a louenge et a merite. (Pr. VIII, 187-194)

Au cœur de la question soulevée par Dante se trouve la « Donation de Constantin », selon laquelle le premier empereur romain chrétien (306-337) est censé avoir accordé au pape Sylvestre Ier un pouvoir temporel sur Rome et les provinces occidentales de lEmpire. Dante aussi bien que Chartier considéraient ce document comme authentique, quoique Lorenzo Valla démontrât plus tard quil sagissait en fait dune forgerie (en 1439-1440).

Je voudrais montrer que le livre de Dante auquel Chartier fait ici référence est la Divine comédie, quoique la Monarchie (Monarchia 3, 10 en particulier) renvoie aussi explicitement à la Donation de Constantin. 228Dans ce contexte, il nous faut souligner que Christine de Pizan (lectrice de la Commedia dans loriginal italien) fut bien le premier écrivain français à inclure de longues citations de Dante dans son œuvre, ce que Chartier nignorait point. Dans le Chemin de longue etude (1402), Christine nomme le « Dante de Florence », dont la citation-clé prise « en son livre » (v. 1128-1129) vient de lEnfer (Inf. 1, 83-85) et lui sert à légitimer le titre donné à sa propre œuvre. Peu après, elle lidentifie comme « le vaillant poete Dante » (v. 1141)8. De telles correspondances avec la manière dont Chartier lui-même caractérise Dante impliquent que la Divine comédie est bien lhypotexte concerné. Il en va de même pour les deux références à Foi et Espérance dans le Livre de lEspérance que commente Douglas Kelly dans un important article9 : Foi est définie en Prose X, 43-48 (daprès lÉpître aux Hébreux : He. 11, 1) en parallèle avec sa définition dans le Paradis (Paradiso 24, 64-65) ; Espérance, elle, est définie en Prose X, 54-56 (daprès les Sentences de Pierre Lombard, Sententiae 326) de manière parallèle à Paradis 25, 67-69.

Dans la Divine comédie, le « don » de Constantin à Sylvestre sexplique par le fait que le Pape laurait guéri de la lèpre, raison avancée par Guido da Montefeltro dans lEnfer (Inf. 27, 94-95) : « [] Costantin chiese Silvestro / dentro Siratti a guerir de la lebbre » [Sylvestre fit venir un jour Constantin de Soracte pour le guérir de la lèpre]. Cette guérison mena directement à la conversion de lempereur au christianisme, selon le discours du narrateur Dante en rapport avec la Donation :

Ahi, Constantin, di quanto mal fu matre,

non la tua conversion, ma quella dote

che da te prese il primo ricco patre ! (Inf. 19, 115-117)

« Ah, Constantin, quel mal engendras-tu, non par ta conversion, mais par la dot que le plus riche des pères reçut de toi ! »

Ce don de pouvoir temporel au Pape est considéré par Dante comme une grave erreur, ce qui fait de Constantin une figure quelque peu ambiguë dans la Divine comédie. Il faut à cet égard rappeler que la troisième 229des sept principales calamités de lÉglise figurées par le char (carro) de Purgatoire 32 est précisément la Donation de Constantin (v. 124-129).

Le transfert de la capitale de lEmpire de Rome à Constantinople sous Constantin en 330 est en outre condamné comme une sorte de péché directionnel contre la translatio imperii (qui selon Dante devrait toujours évoluer dest en ouest). Cest le personnage de Justinien qui parle, au tout début du seul canto de la Comédie en forme de monologue :

[ ] Constantin l aquila volse

contr al corso del ciel, ch ella seguio

dietro a l antico [ = Aeneas ] che Lavina tolse (Paradis 6, 1-3)

« [] Constantin renversa le vol de laigle / contre le cours de cieux, quil avait suivi / avec cet ancien [= Aeneas] qui prit Lavinia. »

Cet argument dantéen nest pas explicitement avancé par Chartier, quoique François Rouy indique une relation possible en note de son édition. Cest néanmoins lexplication la plus probable au fait que Constantin ne figure pas dans la liste des empereurs romains au chant 6 du Paradis.

Si la Donation de Constantin, cest-à-dire la collusion du pouvoir temporel avec le spirituel, est condamnée sans appel par Dante dans la Divine comédie10, Constantin fait cependant partie de ceux ayant reçu le Salut au Septième Ciel, celui de Jupiter, où il occupe la position centrale sur le sourcil de lAigle des Âmes, et apparaît comme le plus haut des cinq « justes princes » tous associés à David (« il cantor de lo Spirito Santo », Paradis 20, 38), pupille de lœil de lAigle :

L altro che segue, con le leggi e meco,

sotto buona intenzion che fé mal frutto,

per cedere al pastor [ = le pape ] si fece greco :

ora conosce come il mal dedutto

dal suo bene operar non li è nocivo,

avvegna che sia l mondo indi distrutto. (Paradis 20, 55-60)

« Le suivant, de même que les lois et moi, avec de bonnes intentions ayant porté mauvais fruit se fit grec pour céder au pasteur : il sait maintenant comment le mal qui résulta de cette bonne action ne lui nuit pas, bien que le monde sen trouve détruit en conséquence. »

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La référence étendue faite par Chartier (Pr. VIII, 187-220) montre quil avait précisément à lesprit le portrait ambigu de Constantin peint par Dante dans la Divine comédie, où lauteur combine donc le salut de lempereur (et son importance en tant que premier empereur romain de confession chrétienne) avec l« erreur » quil commit en accordant un pouvoir temporel à la papauté. Dune part, Chartier (à travers la figure de Foi) considère Constantin comme un prince exemplaire (un « si catholique empereur », Pr. VIII, 194). Dautre part cependant, Chartier condamne sévèrement les membres du clergé pour leurs abus matériels, flagrants tant à lépoque de Dante (1300-1321) quà la sienne (1420-1430). Chartier perçoit ainsi la condamnation de Constantin par Dante pour sa fameuse Donation comme justifiée, mais erronée dans son interprétation : « Je ne te acorde pas que pour labus dez recevans soit frustree la charité du donneur » (Pr. VIII, 199-200). Il répond en fait au portrait ambigu de Constantin par Dante au moyen dune distinction radicale : lempereur romain est présenté comme pleinement bon, en termes chrétiens, en ce qui concerne lintention motivant le « don » du pouvoir temporel à lÉglise, alors que le clergé corrompu est absolument condamné, Dante voyant « les scismez, lez discors, les desordonnances et iniquitez [] naistre en lEglise par labondance dez richesses du clergié, qui sont nourritures de ambition et denvie » (Pr. VIII, 195-197). Aussi Constantin est-il présenté sous un jour nettement positif, tandis que lÉglise et ses abus le sont en termes clairement négatifs.

Se les clercs ne puent abuser des possessions sans damnation, il ne sensuyt pas que Constantin ne fist chose de bonne entente le donner sans pechié. Ainçoys doit la punition tourner sur les abusans, non pas sur lui qui les donna pour en bien user (Pr. VIII, 200-204).

En dernière analyse, donc, Chartier ignore purement et simplement le but politique de Dante dans la Divine comédie, centré sur lhégémonie romaine, sur les plans temporel et spirituel. Le Livre de lEspérance na rien à voir avec ce genre de dichotomie. La nécessité de la vertu chrétienne dans la guerre que mène la France contre lAngleterre recouvre des valeurs politiques bien différentes. Dénoncer, comme le fait Dante, Constantin pour avoir donné des pouvoirs temporels à lÉglise est sans conséquence, du point de vue de Chartier, puisque lempereur romain na pas accordé de tels pouvoirs « aux homes, maiz a Dieu » (Pr. VIII, 207-208).

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Espérance nomme deux autres auteurs italiens dans son dialogue avec Entendement, et tous deux font partie des « examples » historiques cités dans la Prose XIV, servant à donner un sens universel à lhistoire de France contemporaine : « A examples ne peulx tu faillir se tu lis les volumes de la sainte Escripture, et les escrips dez hystoires, et croniquez de France » (Pr. XIV, 19-21). On remarque dabord une référence à Brunetto Latini : « Lis Omer, Virgil, Titus Livius, Orose, Troge Pompee, Justin, Flore, Valere, Lucan, Julle Cesar, Brunet Latin, Vincent, et les aultres hystoriens, qui ont travaillé a alongner leur brief aage par la notable et longue renommee de leurs escriptures » (Pr. XIV, 76-80). Brunetto se trouve de la sorte placé dans le prestigieux contexte des grands historiens, tant païens que chrétiens.

On trouve par ailleurs une référence plus développée à Boccace : « Ja nest besoing de multiplier examples en cest endroit. Car se tu prens ton loysir a lyre Seneque ez tragedies, et Jehan Bocace en son livre du cas des Nobles, tu ne orras autre leçon que de la change dez haultz hommez, la perte des conquereurs et ravalement de ceulx qui trop ont voulu surmonter » (Pr. XIV, 172). Le De casibus virorum illustrium de Boccace (dont la version définitive en neuf livres est dédiée à Mainardo Cavalcanti en 1373)11 est traité avec grand prestige, associé directement aux tragédies de Sénèque : Boccace est un second Sénèque. Les deux œuvres sont de surcroît présentées comme illustrant la portée universelle des événements historiques liés à la situation contemporaine en France.

Le contexte paneuropéen dans lequel se situent les événements français contemporains est révélé lorsquEspérance donne à Entendement trois exemples majeurs de faits historiques « périphériques ». Dans chaque cas, une intervention française victorieuse se révèle décisive. Chacun des trois épisodes est présenté – selon une démarche qui rappelle lesthétique de la nouvelle – comme étant de « fresche memoire12 » et transmis par voie orale ; mais Chartier-auteur suggère que des textes écrits sont en jeu.

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Le premier cas implique lItalie du sud :

Veux tu de rechief exemples de plus fresche memoire ? Laisse lez livres, et asseure to creance en la recitation dez anciens homes, en qui aage le royaulme de Cecile fu tant trublé par Mainfray et Corradin que nul ny congnoissoit espoir de remede ne provision de conseil, jusquez a ce que le bon Charles dAnjou, par merveilleuse et non cuidée prousse, restabilist Cecile en sa premiere stabilité. (Pr. XIV, 193-199)

Il est intéressant de noter que Chartier semble ici renverser les valeurs politiques qua cet épisode dans le Purgatoire. Dante nous montre Manfred dune manière très positive : il est le premier personnage nommé parmi les sauvés du deuxième royaume quand il décrit sa mort à la fin de la guerre quil a menée (Purgatoire 3, 103-135). Curradino est traité en pauvre victime, tandis que Charles dAnjou semble avoir un mauvais caractère (Purgatoire 20, 67-69). Même quand Charles dAnjou se trouve dans la vallée des princes sauvés (Purgatoire 7, 113), il est présenté dune manière qui rappelle explicitement sa perte de la Sicile en 1282. Pour Chartier, par contre, le Français Charles dAnjou est un héros, et ses ennemis non-français sont condamnés.

Le second cas concerne le nord de lEspagne :

Semblablement peulx avoir oy par le rapport des vielz la tempeste que fist nagueres en Castille Pierre soy disant roy ; pour laquelle aggraver il appella a son ayde les payens dAuffrique et les gens dEngleterre, qui tourmenterent les Espaignez maintes anneez, et a grant occision de people et desolation de la terre desja Presque inhabitee. Mais la justice divine par la force des chevaliers de France restitua Castille en la paix et sceur estat ou elle demeure jusquez a ores. (Pr. XIV, 199-207)

Le texte-source se trouve cette fois au livre III des Chroniques de Jean Froissart, qui présente la lutte entre la France et lAngleterre dans la péninsule hispanique comme remportée in fine par les forces françaises et leurs alliés de Castille.

Cest enfin lÉcosse qui constitue le troisième exemple « périphérique » :

Quantes mortelles afflictions et playes intollerables soustint le royaume dEscosse par plusieurs annees, ou temps de Robert de Bruz roy dez Escotz233[1306-1329], ce te pourront reciter telz qui encor vivent. Car puis cent ans par ses adversaires angloys et aucuns ses rebellez escos il fut persecuté en sa personne, et comme prince desherité guerroyé en son pays, et chasse par terre [] Perdist il pour ce son esperance ne leritage de son royaume ? Certes non. Car depuis fut il victorien en battaillez et porta paisiblement le ceptre royal par toute Escosse. (Pr. XIV, 207-222)

Cette évocation de lentreprise réussie de Robert Bruce (xive siècle) contre lAnglais sert dexemple pour la France contemporaine (xve siècle). Encore une fois, les Chroniques de Froissart sont, je crois bien, la source essentielle à évoquer ici, en particulier le livre I, 27-37, qui raconte en détail la lutte de Robert Bruce et des Écossais13.

Pour conclure, je dirais que Chartier dans le Livre de lEspérance emploie la citation directe pour démontrer sa connaissance des sources italiennes, ainsi que celles tirées du français, du latin et de la Bible. Lhistoire italienne est donc liée à celle de la France quant à la Guerre de Cent Ans, dans un contexte européen où est aussi impliquée celle de lEspagne et de lÉcosse. Je suggère que Chartier emploie à la fois des hypotextes italiens et français dans sa présentation transeuropéenne de lhistoire dans un contexte foncièrement politique. La création de sa vision européenne dans le dernier de ses ouvrages sert à exalter la lutte française contre larmée anglaise pendant la Guerre de Cent Ans. Chartier offre donc à son public un livre de propagande sublime, spirituel, efficace et érudit.

Kevin Brownlee

University of Pennsylvania –
Philadelphie

1 Lédition de référence est celle de François Rouy : Alain Chartier, Le Livre de lEspérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989.

2 Sur la Consolation de la Philosophie de Boèce (Consolatio philosophiae) comme texte-modèle majeur, voir D. Kelly, « Boethius as Model for Rewriting in Alain Chartiers Livre de lEsperance », Chartier in Europe, éd. E. Cayley et A. Kinch, Cambridge, D. S. Brewer, 2008, p. 15-30 ; voir aussi S. Huot, « Re-fashioning Boethius : Prose and Poetry in Chartiers Livre de lEsperance », Medium Ævum, 76, 2007, p. 268-284.

3 Le texte mentionne à cet endroit « troys dames et une debonnaire et bien encontenancee demoiselle » (Pr. V, 49-50). Cest là la seule mention dune demoiselle (non identifiée) dans le texte qui nous est parvenu. Douglas Kelly pense, sans doute à juste titre, quil pourrait sagir de Jeanne dArc (« Boethius as Model », p. 23).

4 Pour le contexte historique chez Chartier, voir M. Gosman, « Le discours référentiel du Quadrilogue invectif dAlain Chartier », Exemplum et Similitudo : Alexander the Great and Other Heroes as Points of Reference in Medieval Literature, éd. W. J. Aerts et M. Gosman, Groningen, Forsten, 1988, p. 159-191.

5 Ce passage est commenté de façon convaincante par Jean-Claude Mühlethaler, « Le “rooil de oubliance” : écriture de loubli et écriture de la mémoire dans Le Livre de lEspérance dAlain Chartier », Figures de loubli (ive-xvie siècle), éd. P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de Lettres, vol. 1-2, 2007, p. 203-222.

6 Le Roman de la Rose, éd. E. Langlois, Paris, S.A.T.F., 1914-1924, 5 vol.

7 Le Livre de l advision Cristine, éd. Ch. Reno et L. Dulac, Paris, Champion, 2001, 3, 146.

8 Le Chemin de longue étude, éd. A. Tarnowski, Paris, Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 2000. À propos du titre, voir les vers 1099, 1103, 1136, 1143, à comparer au « camino [] lungo studio » de Dante, Inf. 1. Lœuvre de Christine de Pisan fut initialement composée en 1402 et dédiée à Charles VI.

9 Kelly, « Boethius as Model », p. 16, n. 7.

10 Sur la condamnation de la Donation de Constantin, voir aussi Monarchia, livre 3, chap. 10-15.

11 Lemploi du français pour le titre combiné avec lextrême compétence de Chartier quant à la langue latine impliquent une sorte de double identité linguistique pour louvrage de Boccace : loriginal en latin est suivi de deux traductions en langue française faites par Laurent de Premierfait pour Jean de Berry (1400 et 1409).

12 Sur cette notion-clé, voir N. Labère, « La fresche mémoire : génération et régénération dans les Cent Nouvelles Nouvelles », La circulation des nouvelles au Moyen Âge, éd. L. Rossi, A. B. Darmstätter, S. Alloatti Boller, U. Limacher-Riebold, Alessandria, Edizioni dellOrso, 2005, p. 275-283. Voir aussi létude importante de Labère, Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Champion, 2006, surtout p. 68-100, 225-255 et 389-457.

13 Mss Stonyhurst, Paris 20356 ; Londres Add 38658-38659 ; Paris, BnF, n.a.f. 5213 ; New York M804 ; Londres Arundel 67 ; Paris, BnF, fr. 2642, 2675, etc.