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Classiques Garnier

L’émeute populaire chez Machiavel et Guichardin

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 1, n° 33
    . varia
  • Auteur : Ruggiero (Raffaele)
  • Résumé : Dans les Discours, Machiavel pose que les conflits entre le peuple et l’aristocratie ont assuré la grandeur de Rome ; mais il doit considérer aussi les cas des désordres sociaux incontrôlables et la nécessité d’un pouvoir autocratique pour les maîtriser. Machiavel est ainsi conduit à une analyse des passions qui sont à la base des émeutes populaires, notamment dans les Histoires florentines. Lorsque Guichardin écrivit ses Considérations, il essaya d’offrir une autre théorie du conflit social.
  • Pages : 327 à 344
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406070290
  • ISBN : 978-2-406-07029-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07029-0.p.0327
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lémeute populaire
chez Machiavel et Guichardin

Au début de ses Discours sur la première décade de Tite-Live, lœuvre dans laquelle Machiavel manifeste de la façon la plus évidente son aspiration à une théorisation politique dune grande portée et à une véritable histoire des formes politiques, le lecteur se trouve soudainement face à un paradoxe. Le chapitre iiv, en effet, sintitule : « Que la désunion entre la plèbe et le sénat Romain rendit libre et puissante cette République1 ». Cest la première fois, dans lhistoire de la pensée politique, que la puissance dun État est liée non pas à la concordia ordinum, mais apparemment à son contraire. Machiavel souligne que sa position est polémique : « Je ne veux pas manquer dexaminer les tumultes qui eurent lieu à Rome [] en allant contre lavis de ceux, nombreux, qui disent que Rome a été une république tumultueuse (tumultuaria), et tellement pleine de confusion que, si la bonne fortune et la vertu militaire navaient pas suppléé à ces défauts, elle eût été inférieure à toute autre république » (Discours iv 2, p. 68-69) ; et il ajoute plus loin : « Je dis que ceux qui condamnent les tumultes entre les nobles et la plèbe me semblent blâmer ce qui fut la cause première du maintien de la liberté de Rome, et accorder plus dimportance aux rumeurs et aux cris que ces tumultes faisaient naître, quaux bon effets quils engendraient » (Discours iv 5, p. 69).

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La première position est défendue sur la base dune équation typique de la pensée machiavélienne : ceux qui pensent que la valeur militaire a protégé Rome dune catastrophe politique causée par sa nature turbulente, ignorent quil ny a de valeur militaire que là où il y a aussi des « bonnes institutions ». La même théorie avait déjà été énoncée dans le chapitre xii du Prince, consacré à la polémique sur les armées mercenaires : « Les principaux fondements quont tous les États [] sont les bonnes lois et les bonnes armes. [] Il ne peut y avoir de bonnes lois là où il ny a pas de bonnes armes, et là où il y a de bonnes armes, il faut quil y ait de bonnes lois » (Prince xii 3)2. Cest pourquoi, selon Machiavel, si sa nature turbulente na pas empêché la République Romaine davoir de bonnes armes, il faut que la même nature turbulente soit la cause des bonnes institutions de cet État3. Du coté du lexique moral, en tout cas, la situation de Rome – « turbulente » et « pleine de confusion » – désigne une pathologie politique, par rapport à laquelle le bon gouvernement doit être capable de réagir.

La deuxième position – celle de ceux qui condamnent les troubles, accordent de limportance aux rumeurs et non aux bons effets des troubles mêmes –, soutenue par Machiavel en défendant le caractère turbulent de Rome, doit être examinée aussi bien sous langle de la dynamique politique que sur la base des réactions populaires aux « troubles », à la lumière des premières formes dune organisation de lopinion publique. En effet, Machiavel introduit ses considérations en se proposant de passer « aux autres particularités de cette ville [de Rome] », et il reprend ici de façon succincte la thèse concernant le principat civil (Prince ix) : « il y a dans chaque État deux humeurs (umori) différentes, celle du peuple et celle des grands, et toutes les lois que lon fait en faveur de la liberté naissent de leur désunion » (Discours I iv 5, p. 69-70). Cette position constitue la dialectique socio-politique fondamentale dans la pensée de Machiavel4.

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Lorsquil évoque les réactions populaires à lopposition des grands, Machiavel parle des « rumeurs » et des « cris » (romori et grida) causés par les troubles sociaux. Ici, il condamne ceux qui ont donné trop dimportance à ces rumeurs, sans sapercevoir que les tumulti furent « la cause première » de la liberté de Rome. Il identifie donc la liberté de Rome, cest-à-dire sa capacité de garder un régime civil qui conserve des éléments de participation démocratique, avec la puissance de lÉtat. Les troubles à Rome ne furent pas cause de faiblesse de la république, mais ils engendrèrent « des lois et des institutions à lavantage de la liberté publique » (Discours I iv 7, p. 70). La raison pour laquelle la liberté du peuple est indissolublement liée à la puissance (impérialiste) de la République Romaine est ensuite éclaircie par lauteur : « toutes les cités doivent avoir des usages grâce auxquels le peuple puisse donner libre cours à son ambition, surtout les cités qui, dans les affaires importantes, veulent se servir du peuple5. » Cest la célèbre théorie de Machiavel concernant les cités-États conçues pour rester « dans des limites étroites », comme Sparte dans lantiquité et Venise à son époque, ou bien pour sagrandir et « obtenir une grande domination ». La condition pour sagrandir est davoir « un peuple nombreux et armé », même si « par la suite vous ne pouvez pas le gouverner à votre convenance » (Discours I vi 21, p. 80)6.

La virtù de Rome découle donc de sa nature turbulente : « [] les bons exemples naissent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, les bonnes lois de ces tumultes que beaucoup condamnent inconsidérément. » Les tumulti furent donc la cause directe de la promulgation des bonnes lois : pourtant Machiavel ne manque pas de souligner les aspects les plus impressionnants de ces troubles. « Ces façons de procéder étaient extraordinaires et presque inhumaines – quand on voyait le peuple rassemblé huer le sénat, le sénat huer le peuple, les gens courir tumultueusement dans les rues, les boutiques fermer, la plèbe entière quitter Rome, toutes choses qui effrayent rien 330quà les lire » (Discours I iv 8, p. 70). Machiavel nous dit que le lecteur de Tite-Live reste étonné par la violence de ces manifestations mais, dans sa reconstruction historique, il considère la vitalité du peuple comme un élément nécessaire à la stabilité sociale et à la puissance de lÉtat. Il manifeste sa confiance dans lhonnêteté naturelle du peuple, parce que, « comme dit Tullius [Cicéron], les peuples sont capables, bien quils soient ignorants, dentendre la vérité » (Discours I iv 10, p. 71)7. Ce furent précisément les nombreux tumultes de la République Romaine, en effet, qui donnèrent son origine à « la création des Tribuns », en tant que gardiens de la liberté. Le paradoxe de ce chapitre du premier livre des Discours se fonde, donc, sur une double représentation du peuple : dun côté, le peuple qui crie contre le Sénat, qui court dans les rues, qui va jusquà abandonner la cité (toutes scènes horribles qui caractérisent le récit de Tite-Live) ; de lautre, la virtù du peuple, sa capacité de pressentir la sincérité, et notamment la constatation que « les désirs des peuples libres sont rarement pernicieux pour la liberté » (Discours I iv 9, p. 71).

Presque à la fin du premier livre des Discours, Machiavel attribue à la multitude la vertu politique par excellence, celle qui donne la capacité de bien gouverner ; en effet, le titre du chapitre lviii est : « La multitude est plus sage et plus constante quun prince. » La force rhétorique de ce titre réside dans son immédiate opposition avec les premières lignes du chapitre, où est rapportée lopinion, diamétralement opposée, de Tite-Live : « Il nest rien de plus instable et de plus inconstant que la multitude : cest ce quaffirme notre Tite-Live, comme tous les autres historiens8. » Les historiens, les hommes de lettres, ceux qui observent le peuple et en rapportent les humeurs et les comportements, semblent tous être daccord pour taxer le peuple dinstabilité et dinconstance ; en revanche, Machiavel lui assigne la sagesse, cest-à-dire la capacité de maîtriser les passions en vue dun but supérieur.

Après lhistoire du décemvirat, de la sécession de la plèbe, lhistoire de Virginie et de son père, et la fin dAppius, Machiavel consacre les derniers chapitres du premier livre à des jugements sur la capacité politique du peuple : « Le peuple désire souvent sa propre ruine, trompé 331par une fausse apparence de biens » (chap. liii) ; à quel point lautorité dun « homme grave » est en mesure de « refréner une multitude soulevée » (chap. liv) ; « La plèbe toute ensemble est vigoureuse, désunie elle est faible » (chap. lvii). Et à propos de la sagesse et constance du peuple (chap. lviii), Machiavel admet la difficulté : « En défendant une chose qui est condamnée par tous les auteurs [] je ne sais pas si je ne vais pas mavancer dans une tâche si ardue [] quil me faudra ou bien labandonner avec honte ou bien lassumer avec blâme » (Discours I lviii 6, p. 238).

Il est important de souligner ici que, dans ce chapitre éminemment démocratique (où lauteur nous propose une apologie de la vertu politique du peuple), Machiavel met dabord en évidence le rôle des lois : chaque individu particulier, et notamment chaque prince, « sil nétait pas retenu par les lois, [] ferait les mêmes erreurs que la multitude débridée » (I lviii 8, p. 238-239). Dans ce cas lopposition nest pas entre le prince et le peuple, mais entre un prince soumis aux lois et une multitude débridée (sciolta). Et Machiavel poursuit : « Ce que notre historien [Tite-Live] dit de la nature de la multitude ne vaut pas pour celle qui est réglée par les lois, comme létait la multitude Romaine, mais pour celle qui est débridée, comme la multitude de Syracuse » (I lviii 14, p. 240). Que la sagesse du peuple, dont parle ici Machiavel, ait un caractère politique, reliée au bon gouvernement, nous est confirmé par les deux observations suivantes : dun côté lauteur prend soin de préciser que son discours se réfère aux « peuples (quand ils sont chefs) », par opposition aux « princes particuliers » (i principi particulari, les princes pris individuellement) ; de lautre, il spécifie que la sagesse du peuple est justement sa prudence : « un peuple qui commande et qui est bien ordonné sera stable, prudent, et reconnaissant tout autant quun prince, ou plus quun prince, même si celui-ci est estimé sage ; et dautre part, un prince, affranchi des lois, sera plus ingrat, instable et imprudent quun peuple » (I lviii 17-18, p. 241). Comme on le voit, la question centrale, lenjeu de ce discours, est le rôle de la loi. Machiavel le répète : « quant à la prudence et à la stabilité, je dis quun peuple est plus prudent, plus stable et plus avisé quun prince » (I lviii 22, p. 242) ; « les cités où les peuples sont chefs font [] des conquêtes extraordinaires []. Cela ne vient que du fait que les gouvernements des peuples sont meilleurs que ceux des princes » (I lviii 30-31, p. 243). Cest justement lorsque le prince individuel et le 332peuple sont mis dans la même condition dobéissance aux lois, que la vertu intrinsèque du peuple peut émerger de façon plus évidente : « Si lon discute dun prince tenu par les lois et dun peuple enchaîné par elles, on trouvera plus de vertu chez le peuple [] ; si lon discute dun peuple et dun prince affranchis des lois, on trouvera moins derreurs chez le peuple » (I lviii 35, p. 243). De la même façon, « les cruautés de la multitude sont dirigées contre ceux dont elle craint quils ne semparent du bien commun » – il sagit donc de cruautés « altruistes » – ; en revanche celles des princes sont dirigées « contre ceux dont ils craignent quils ne semparent de son bien propre » (I lviii 41, p. 244).

Le paradoxe machiavélien de Discours I iv fut discuté par François Guichardin dans ses Considerazioni intorno ai Discorsi del Machiavelli (Considérations à propos des Discours de Machiavel). À propos de ces Considérations, un chercheur et biographe de Guichardin, aussi bien que de Machiavel et de Savonarole, Roberto Ridolfi, a parlé dune intolérance de Guichardin pour la mentalité manifestée par Machiavel dans les Discours ; un historien qui a publié aussi bien les Discours machiavéliens que les Considérations de Guichardin, Corrado Vivanti, a de son côté défini les observations de Guichardin comme une analyse ponctuelle visant à désamorcer les Discours9. Pendant le printemps 1530, alors que Guichardin avait été banni de Florence par le gouvernement populaire extrémiste des « arrabbiati » et que ses biens avaient été confisqués, il reprit sa méditation sur le Discours de Machiavel, non sans quelque acrimonie et quelque amertume. En effet, les Considerazioni posent un problème critique : quelles sont les raisons qui amenèrent Guichardin, qui avait déjà discuté les thèses machiavéliennes dans le Dialogo del reggimento di Firenze (Dialogue sur la façon de régir Florence), à un nouvel examen critique très pointilleux de ces théories qui étaient, mais seulement en apparence, à la base de léphémère « deuxième » république florentine10 ?

À mon avis, la présence dune métaphore médicale très significative, dans la Considération consacrée au chapitre iv du premier livre des Discours, nous démontre non seulement que Guichardin avait parfaitement 333intégré la théorie machiavélienne concernant l« utilité de la désunion » dans lensemble de la pensée politique du Secrétaire florentin, mais aussi quil voulait mettre ce paradoxe machiavélien en relation avec laptitude de lhistoire ancienne à fournir des exemples utiles pour la vie politique contemporaine et avec une évaluation plus complexe des phénomènes de révolution (« innovare ») et de réforme (« riformare »). Dans cette sorte de « contre-discours », Guichardin relie le scepticisme à légard dune conception de lhistoire comme pédagogie politique avec sa thèse concernant la centralité de laristocratie dans un régime fonctionnel et efficace11.

En discutant la prétendue « utilité » de la désunion entre la plèbe et le sénat dans lancienne république romaine, Guichardin observe que « ces divisions », bien que « dommageables », peut-être « dans une autre république moins vertueuse, auraient nui davantage ». Ensuite il introduit une métaphore médicale qui est bien attestée dans lhistoriographie classique et que Machiavel même a utilisée dans le chapitre iii du Prince. Il écrit que « louer les désunions est comme louer chez un malade sa maladie en raison de la bonté du remède quon lui a administré12 ». Les révoltes, le mécontentement, lémeute, les désordres sont considérés aussi par Machiavel en tant que symptômes dune maladie sociale, et le bon gouvernant est celui qui est capable dintervenir dès les premiers signes, parce quensuite, lorsque la maladie est évidente, le traitement devient presque inutile. Dans le Prince, Machiavel avait recommandé au seigneur qui a conquis un nouveau territoire daller y habiter parce qu« en y restant, on voit naître les désordres et [on] peu[t] vite y remédier ; ny restant pas, on les apprend quand ils sont grands et quil ny a plus de remèdes » ; et pour mieux éclaircir sa pensée il ajoutait : « les Romains firent dans ces cas-là ce que tous les princes sages doivent faire : ceux-ci ne doivent pas seulement prendre garde aux scandales présents, mais aussi aux futurs, et mettre toute leur industrie à y obvier » (Prince iii 13 et 26, p. 87 et 91). On voit que les Romains sont ici indiqués en tant que modèle du bon gouvernement, précisément parce quils furent capables, comme le bon médecin, dadministrer tout de suite le remède approprié pour la maladie du corps social :

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En effet, si on les voit à lavance et de loin, on y remédie facilement, mais, si tu attends quils sapprochent de toi, le médicament narrive pas à temps, parce que la maladie est devenue incurable ; et il en va de celle-là comme de ce que disent les médecins du phtisique : au début, ce mal est facile à soigner et difficile à reconnaître ; mais, au fil du temps, si on ne la ni reconnu ni soigné à ses débuts, il devient facile à reconnaître et difficile à soigner. Il en va de même dans les choses de létat : car, si on les reconnaît de loin – ce qui nest donné quà un homme prudent –, les maux qui naissent en lui se guérissent vite ; mais quand, parce quon ne les a pas reconnus, on les laisse croître de sorte que chacun les reconnaît, il ny a plus de remède. (Prince iii 26-28, p. 91-93)

La réutilisation par Guichardin de la même métaphore médicale, attribuée toujours aux Romains et à leurs choix politiques et sociaux, démontre que lauteur des Considérations voulait mettre en discussion non seulement lidée paradoxale selon laquelle lémeute fut à la base de la grandeur de la république Romaine (Discours I iv), mais aussi la capacité de Rome dêtre un modèle efficace pour la vie politique moderne (Prince iii), dautant plus que dans le même chapitre du Prince, Machiavel opposait le bon gouvernement de Rome aux faux choix du roi de France, Louis XII, dans sa politique italienne entre 1500 et 1512. Les observations de Guichardin nous montrent la poursuite naturelle, peu de temps après la mort de Machiavel, dun dialogue théorique « à distance » entretenu entre lancien chancelier de la république florentine et lhomme dÉtat qui était devenu un point de référence de la politique pontificale et italienne pendant les années 1520.

Le point de départ aussi bien pour Machiavel que pour Guichardin est le même : le désordre politique à Rome (et dans tous les États modernes) est provoqué par la coexistence de deux classes sociales, le peuple et les « grands ». Au début du chapitre ix du Prince, Machiavel avait écrit : « dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple ; et de ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence » (Prince ix 2, p. 145). En discutant la thèse machiavélienne proposée dans les Discours I iv, Guichardin accepte cette prémisse sociologique : « la cause de la désunion de Rome entre patriciens et plébéiens provient de la division des ordres de la cité []. Ce désordre exista dès lorigine de Rome car, à son commencement, il 335y eut la distinction entre patriciens et plébéiens ; mais sous les rois elle ne nuisait pas[] » (Considérations I iv, p. 56-57).

Cest ici que lanalyse de Machiavel et celle de Guichardin diffèrent profondément : selon Machiavel un peuple « nombreux et armé » est la cause des émeutes, mais il est tout aussi bien la cause de la grandeur (à savoir, de la politique impérialiste) de lÉtat. Selon Guichardin, en revanche, la coexistence même de deux classes sociales provoque des désordres, mais ces désordres ne sont pas nuisibles à condition quil y ait une vertu politique capable dy remédier. Cette vertu politique, aussi bien pour Machiavel que pour Guichardin, est le gouvernement autocratique : mais pour Guichardin il sagit dune constatation (« sous les rois elle – la distinction entre patriciens et plébéiens – ne nuisait pas »), pour Machiavel cest laboutissement de sa théorie concernant la principauté civile. Il faut rappeler que lidée même de la principauté civile naît dans la pensée machiavélienne en tant que remède lorsque la crise de la république est si profonde et si incurable quelle exige une solution au dehors de lordre juridique et politique (« il est nécessaire den venir à des moyens extraordinaires (extra ordinem) cest-à-dire à la violence et aux armes, de devenir avant tout prince de cette cité et de pouvoir en disposer à sa guise », Discours I xviii 26, p. 129).

À propos du caractère extraordinaire des outils nécessaires soit pour garder lÉtat soit pour introduire un nouveau régime politique, Carlo Ginzburg vient dindiquer linfluence possible que le début du quatrième livre de la Politique dAristote, aussi bien par le truchement de la traduction latine de Bruni que grâce au commentaire de Pierre dAuvergne, aurait exercée sur la pensée machiavélienne. En fait, Leonardo Bruni, en traduisant Aristote 1289a 4-7, écrivit : nam est non minus difficile corrigere rempublicam iam institutam quam ab initio instituere : quemadmodum et post discere quam ab initio didicisse. Et Pierre dAuvergne avait observé à propos de ce même passage : Oportet enim qui vult corrigere aliquam policiam prius amovere inordinationes que sunt in illa policia et deinde inducere novum ordinem13. Guichardin accepte donc que la cause des désordres sociaux réside dans la coexistence de patriciens et de plébéiens, mais il considère que 336la monarchie archaïque de lépoque de la fondation de Rome était en soi une forme de gouvernement vertueuse. Comme on la déjà observé, la critique adressée ici à Machiavel implique une connaissance profonde de plusieurs aspects de la pensée politique du chancelier florentin. Selon Guichardin, la présence des rois empêchait le déroulement des émeutes parce que « comme lautorité résidait dans les rois, le sénat ne pouvait de lui-même opprimer la plèbe » (Considérations I iv, p. 57 : Guichardin réutilise pour ses propres buts lidée machiavélienne de loppression du peuple par les « grands »). Mais « quand les rois furent chassés [] les patriciens devinrent maîtres de la cité et arbitres de toute chose : la plèbe navait personne auprès de qui se réfugier » (Considérations I iv, p. 57). Ici est encore en question le problème de Prince ix, la notion même de principauté civile, cest-à-dire qui garde des éléments démocratiques14. Que Guichardin, en discutant Discours I iv, ait bien présent à lesprit le texte de Prince ix nous est démontré par la critique envers la faible capacité de prévision politique des peuples, une observation commune aux deux auteurs, mais différemment utilisée. En fait, Machiavel observe que si le prince « a les grands pour ennemis, il ne doit pas seulement craindre dêtre abandonné par eux, mais etiam quils se dressent contre lui : en effet, comme ils voient mieux et ont plus de ruse [que le peuple], ils ont toujours du temps de reste pour se sauver et ils cherchent à avoir un rang auprès de celui dont ils espèrent quil vaincra » (Prince ix 8, p. 147). Plus les grands sont capables de prévoir en politique, moins ils sont fidèles à leur prince. En revanche, Guichardin utilise ce même argument de façon différente : en chassant les rois, le peuple de Rome (les plébéiens) ne saperçut pas quil se privait du seul refuge quil avait, de la seule protection de sa liberté :

On ne prit pas garde à ce désordre au moment où lon chassa les rois, car les hommes pensaient plus au mal présent – qui était celui des rois – et parce que ceux qui ne sont pas très experts dans les affaires publiques ne peuvent les connaître si ce nest par expérience (Considérations I iv, p. 57).

De cette faute du peuple de Rome, qui fut persuadé par les grands (les patriciens) de chasser les rois, parfois contre ses propres intérêts, découlent, 337selon Guichardin, des conséquences politiques : « cest pourquoi rarement, ou peut-être jamais, il nest arrivé quune république ait eu en son commencement une ordonnance parfaite » (Considérations I iv, p. 57-58). Ce disant, Guichardin contredit aussi bien la thèse machiavélienne selon laquelle Rome eut une ordonnance parfaite, par la suite lentement corrompue, que lautre conception de Machiavel qui considère lhistoire de Rome comme un modèle efficace pour lélaboration dune politique adaptée à sa propre époque. Les séditions sont donc le symptôme le plus évident dune crise sociale et politique et Guichardin conclut : « je ne crois pas quils [les ordres qui concernent la forme du gouvernement de la république romaine] furent tels que celui qui aurait à ordonner une république devrait les prendre en exemple. » Bref, ce fut la discipline militaire qui assura la réussite de la république Romaine, une vertu qui « permit de supporter tous les autres défauts du gouvernement » (Considérations I iv, p. 58).

Il est important de souligner que Guichardin remarque l« erreur » commise par le peuple Romain en chassant les rois : lauteur des Considérations démontre ainsi linexpérience et le manque de prudence politique des plébéiens. Cest la base de la critique la plus ouvertement antipopulaire dans les Considérations, la critique envers la thèse machiavélienne des Discours I lviii concernant la vertu du peuple. Dans les Considérations I lviii, Guichardin écrit en effet :

Les hommes sébranlent légèrement à chaque vain soupçon, à chaque vaine rumeur ; ils ne discernent pas, ne distinguent pas et, avec la même légèreté, reviennent aux décisions quils avaient dabord condamnées, se mettent à haïr ce quils aimaient, à aimer ce quils haïssaient ; aussi nest-ce pas sans raison que lon compare la multitude aux vagues de la mer qui, selon les vents qui soufflent, vont tantôt par ici tantôt par là sans aucune règle, sans aucune fermeté. En somme, on ne peut nier quun peuple ne soit en lui-même une arche dignorance et de confusion ; cest pourquoi les gouvernements populaires ont été en tous lieux peu durables et, outre dinfinis soulèvements et désordres dont ils ont été emplis tant quils ont duré, ils ont enfanté soit la tyrannie soit la ruine ultime de leur cité (Considérations I lviii, p. 112-113).

Lauteur non seulement nous offre une description horrible des désordres provoqués par les gouvernements populaires, mais il relie la théorie politique traditionnelle, favorable au régime monarchique, à sa condition personnelle :

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[Il faut] prendre surtout garde à ce quil ne naisse pas de divisions dans la cité, car elles naissent chaque fois que le gouvernement nest pas bien ordonné parce que, lors des divisions, ceux du parti le moins puissant se précipitent du côté du tyran, même sils ont été ses ennemis. Telles furent les raisons qui firent rentrer les Médicis à Florence en 12, non pas grâce à leurs anciens amis mais grâce à de nombreux hommes qui avaient été leurs ennemis ; ces raisons, ainsi que la persécution âpre et sans distinction après 26 [recte : 1527] de ceux qui avaient été leurs amis, ont fait désirer leur retour à beaucoup qui, autrement, lauraient abhorré non moins que les autres (Considérations I xvi, p. 84-85)15.

Nelle divisione quella parte che può manco, si gettano al tiranno. On voit que la division sociale, la présence de différents groupes socio-politiques, de « partisans », de factions (sette), sont détectées comme cause première du désordre et de la crise de lÉtat.

Après lanalyse de la critique adressée par Guichardin à largumentation paradoxale machiavélienne sur la désunion sociale comme outil dune politique étatique de puissance, il faut revenir au sujet de la coexistence de deux classes sociales, en tant quelle est cause du désordre social. Après le Prince et les Discours, Machiavel, dans sa dernière œuvre, était retourné à cette thèse, précisément au début du troisième livre des Histoires florentines :

Les graves et naturelles inimitiés opposant le peuple et les nobles, dues au fait que les uns veulent commander et les autres refusent dobéir, sont la cause de tous les maux qui naissent dans les cités. Car tous les troubles qui agitent les États se nourrissent de cette diversité dhumeurs [umori] (Histoires florentines III i)16.

Cet incipit a été lobjet dune analyse très pénétrante de Gennaro Sasso, qui a observé la profonde hétérogénéité de la théorie de la désunion, telle quelle est présentée dans les premiers chapitres des Discours, et lapplication historiographique que Machiavel expérimente dans les Histoires florentines. On a en effet souligné quil y a un cercle théorique et une complémentarité, bien que non parfaite, entre la pratique politique du chancelier Machiavel, sa pensée politique, et la tentative dappliquer 339le modèle du développement social de la république Romaine à lhistoire de Florence, ou mieux dappliquer la théorie de Rome en tant que république turbulente, tirée de Tite-Live, aux émeutes florentines17. Et dans cette tentative dapplication, il faut observer la distance de la théorie des Discours par rapport à la nouvelle formulation que Machiavel nous propose au début du troisième livre des Histoires florentines.

Dans ce chapitre, Machiavel considère lhistoire de Florence, et notamment lhistoire contemporaine ou presque, à travers une double perspective. Selon un premier point de vue, lauteur souligne une différence radicale entre la désunion de Rome et celle de Florence, parce quà Rome la relation dialectique entre les deux groupes sociaux (patriciens et plébéiens) sest établie sans haine, sans esprit partisan, senza sétte ; en revanche, le conflit social à Florence était sanglant, se transformait en un véritable combat à cause des sétte et des partisans : « ceux qui espèrent quune république peut être unie se trompent grandement. Il est vrai que certaines divisions sont nuisibles et que dautres sont utiles à une république. Celles qui sont nuisibles sont celles qui engendrent des partis et des partisans » (Histoires florentines VII i)18. Justement, à propos du thème des factions, dans le manuscrit des Cose fiorentine – la petite œuvre historiographique de Guichardin découverte par Roberto Ridolfi – figure une annotation marginale où lauteur manifeste son désaccord avec les Histoires florentines de Machiavel. En fait, lorsquil évoque les discordes entre Albizzi et Ricci – cest-à-dire dans le passage correspondant au début du troisième livre des Histoires machiavéliennes, consacré au tumulte des Ciompi – Guichardin a écrit : « Questo passo è contro al Machiavello ; però vedilo diligenter19. » Pendant les trois années dinactivité forcée 1527-1530, il a commencé à éclaircir sa propre pensée politique en débattant « de loin » avec son ami Machiavel récemment décédé : cest ainsi quil a conçu les deux œuvres restées inachevées, les Considerazioni intorno ai Discorsi del 340Machiavelli et les Cose fiorentine, ces dernières contestant plus particulièrement les Histoires machiavéliennes. Cest justement ce moment de réflexion théorique (et notamment politique) qui a conduit Guichardin à manifester son insatisfaction par rapport à lhistoriographie traditionnelle, et en fait il a ainsi été amené à concevoir le projet dune nouvelle historiographie, non plus une histoire municipale remontant aux origines mythiques, mais une histoire nationale, et même une histoire dune contemporanéité brûlante20.

Que le début du troisième livre des Histoires de Machiavel et celui des Cose de Guichardin analysent tous deux les discordes et les séditions civiles florentines ne doit pas dissimuler la différence des interprétations proposées par les deux auteurs. À partir du proemio des Histoires, Machiavel souligne limportance de choisir comme thème du récit historique « le cagioni degli odi e delle divisioni delle città », parce que « sil est une leçon utile pour les citoyens qui gouvernent les républiques cest celle qui montre les raisons des haines et des divisions de la cité afin que, rendus sages par les dangers dautrui, ils puissent rester unis21 ». Cest pourquoi, lorsque Machiavel présente les émeutes de lété 1378, le tumulte des Ciompi, il attribue lorigine de la discorde civile à la présence dun nouvel acteur historique (linfima plebe), une multitude soumise qui manifeste sa haine et son courroux contre les riches citoyens et les chefs delle Arti (des guildes, corporations professionnelles). En revanche, selon Guichardin, ces « gens du peuple de moindre qualité » manquent de motivations politiques propres : ils sont manipulés par des « puissants » et des « grands » ; mais, après les tumultes, les vols, lagitation insensée, viennent la crainte du châtiment et l« avidité malhonnête », qui suscitent les désirs les plus troubles de la plèbe. Lanalyse politique de Guichardin – qui reprend les éléments de lhistoriographie traditionnelle (à partir des ricordanze de son ancêtre Luigi, gonfalonier en juin-juillet 1378) – vise à expliquer les événements en les présentant comme une opération politique planifiée par les maggiori, potenti, grandi. En revanche la nouvelle interprétation proposée par Machiavel nous offre une esquisse dexplication sociale, où la plèbe apparaît comme porteuse de revendications et dune « parole politique », manifestant une sorte 341dautonomie originelle en tant que sujet dune dialectique des classes à lintérieur de la république22.

La deuxième perspective nous montre que Machiavel considère la différence entre Rome et Florence en tenant compte de la réforme possible de lordre politique : la désunion à Rome produisit « plus de vaillance encore []. Grandissant en vaillance, la cité grandissait en puissance », mais par conséquent, lorsque « cette vaillance sétait transformée en superbe, Rome en vint à ne pas pouvoir se maintenir sans un prince » (Histoires florentines III i, p. 752). En revanche à Florence, la désunion, bien que (voire parce que) plus grave et nuisible, produisit une extrême faiblesse, « de sorte que Florence devint toujours plus humble et plus lâche [] et est parvenue à un point où elle pourrait aisément être réformée de quelque manière que ce soit par un sage législateur » (ibid.). Dans ce cas aussi la conclusion de Machiavel est paradoxale : en fait à Rome, où la désunion est moins grave et dune certaine façon « utile », la réforme institutionnelle se révèle impossible sans recourir à un prince (cest-à-dire à un pouvoir extraordinaire) ; en revanche à Florence, où le conflit social est plus grave, nuisible, et a causé « la mort de nombreux citoyens », la réforme est possible et peut être achevée « par un sage législateur », à savoir un prince civil, ou plutôt une famille de princes civils qui prennent en compte par exemple les propos dordonnances tenus par Machiavel lui-même au début des années 1520 au cardinal Jules de Médicis23.

Il est important de souligner le lexique que, toujours dans ce complexe début du troisième livre des Histoires florentines, Machiavel utilise pour décrire lémeute, le tumulto, aussi bien lorsquil est utile que quand il est jugé préjudiciable pour lÉtat. « Les troubles qui agitent les États se nourrissent de cette diversité dhumeurs, [] les inimitiés qui opposèrent à Rome le peuple et les nobles finissaient par des disputes, celles de Florence par des combats, [] sachevaient [] par lexil et la mort de nombreux citoyens [] une grande inégalité » (Histoires florentines III i, p. 751). Il 342semble évident que pour Machiavel le nœud du problème consiste dans la possibilité de maîtriser, dans le cadre institutionnel républicain, le conflit social. Et cette possibilité a été garantie à Rome parce que le désir du peuple de Rome, son but, était « plus raisonnable » (« jouir des plus hautes charges avec les nobles ») ; en revanche le désir du peuple de Florence était « injurieux et injuste » (« gouverner seul, sans la participation des nobles ») et par conséquent « la noblesse se préparait à se défendre de toutes ses forces ».

Aussi bien dans le chapitre iv du premier livre des Discours, que dans la préface au troisième livre des Histoires florentines, Machiavel souligne la disponibilité du peuple de Rome à chercher (et parfois à trouver) une solution pacifique à la désunion avec les nobles : « on ne peut donc qualifier ces troubles de nocifs, ni parler dune république divisée, alors que durant si longtemps elle nexila pas plus de huit ou dix citoyens, du fait de ses discordes » (Discours I iv 6, p. 70). Le caractère non sanglant, la « conflictualité pacifique » (sil est permis de risquer cet oxymore), la volonté darriver à un compromis, à un accord qui puisse avoir la forme dune loi (Histoires florentines III i) relie la théorie de Machiavel aux Antiquitates de Denys dHalicarnasse, dont les livres VI et VII sont consacrés à la dialectique sociale et à une véritable thèse sur la stasis, à savoir sur la révolution et sur les outils pour sortir de linstabilité politique24.

Déjà dans la conclusion (surprenante) du deuxième chapitre du Prince, Machiavel énonce une théorie des révolutions : « dans lantiquité et la continuité de [la] seigneurie, séteignent la mémoire et les raison des innovations [révolutions] : toujours, en effet, une mutation laisse une pierre dattente pour lédification de la suivante » (Prince ii 6, p. 81). Cest-à-dire que juste après une révolution il y en aura tout de suite une deuxième (bien sûr, contraire à la précédente), dans une interminable et sanglante suite de régimes et de gouvernements. Ici, sur le plan de la théorie politique, nous pouvons signaler une première conclusion provisoire de notre discours : Machiavel lui-même avait bien compris les difficultés pratiques quimpliquait la dialectique entre les « grands » et le « peuple », aussi bien que linstabilité dun régime populaire ou dune principauté civile. En fait, dans le chapitre vi du Prince, lauteur reconnaît qu« il nest pas de chose plus difficile à traiter, ni dont la 343réussite soit plus incertaine, ni plus périlleuse à manier, que dêtre à lorigine de lintroduction de nouveaux ordres » (Prince vi 17, p. 115). Cest en cela que consiste le problème, dans la réforme du régime politique. En soulignant la vertu du peuple, à la fin du chapitre ix du Prince, Machiavel conteste le proverbe populaire selon lequel « qui fonde sur le peuple fonde sur la boue » ; et il explique que « ceci est vrai quand un citoyen privé y pose ses fondements [], comme à Rome les Gracques et à Florence messire Giorgio Scali. Mais si cest un prince qui se fonde sur lui [cest-à-dire sur le peuple][], il ne se sera jamais trompé par celui-ci et il verra bien quil a jeté de bons fondements » (Prince ix 20-22, p. 149). Ici lauteur nous propose encore une fois la dialectique entre les « prophètes armés et désarmés » : le vrai prince, en tant que prophète armé, a tous les avantages en se fondant sur le peuple, en revanche le particulier qui bâtit sur le peuple, bâtit sur la fange. La métaphore est très impressionnante, dautant plus que le proverbe sur le peuple-boue est attribué, selon la tradition, justement à Giorgio Scali, qui obtint le pouvoir après lémeute des Ciompi et à la fin fut décapité le 17 janvier 1382, en se plaignant davoir appuyé et honoré « une multitude perfide et ingrate » (Histoires florentines III xx, p. 779).

Enfin, lorsque Machiavel en vient au seul exemple contemporain dun « royaume bien ordonné et gouverné », le royaume de France (Prince xix 20, p. 215), il ne décrit ni un principat civil ni un régime « populaire », mais plutôt un État dans lequel la monarchie est garante de léquilibre entre les différentes classes sociales. Il sagit de la crise, de laporie que Machiavel avait mise en évidence dans le chapitre 37 du premier livre des Discours, lorsque lanalyse de la réforme agraire des Gracques et des tumultes qui sensuivirent lamène à constater que lincontrôlable dialectique entre les classes sociales et laugmentation des inégalités déterminent lévolution des républiques libres vers la solution autoritaire de lautocratie25.

Une deuxième conséquence de cet examen concerne le niveau linguistique et la création dun nouveau lexique de la politique. Les émeutes populaires, aussi bien chez Machiavel que chez Guichardin, sont décrites à 344laide dun lexique très connoté : il est question de rumeurs et cris, de choses qui effrayent rien quà les lire, des cruautés de la multitude, de lambition du peuple, de la licence, des désordres, de lavidité malhonnête, et en fin des partis et des partisans. Machiavel et Guichardin ont donné pour la première fois à ce lexique une valeur politique : en effet, dans les Histoires florentines, lorsque lauteur décrit les « guerre di dentro », à savoir les conflits à lintérieur de la cité entre deux factions différentes, on ne trouve pas le lexique technique de la stratégie militaire (un vocabulaire bien maîtrisé par Machiavel26), mais plutôt un lexique qui a pour but de connoter moralement la rage du peuple envers les « grands27 ». Ce lexique de Machiavel et de Guichardin sera ensuite employé par les théoriciens de la raison dÉtat pour traduire dans la langue les typologies de la désobéissance civile et le crime de lèse-majesté. En labsence de principes juridiques pour qualifier le crime politique, à partir de la deuxième moitié du xvie siècle il fut nécessaire de faire appel à la rhétorique politique afin de présenter une nouvelle typologie de cas (bien sûr, héritière du cas royal du Moyen Âge, mais « réinventée » selon les exigences de la nouvelle Fundamentaldisziplinirung des monarchies absolutistes européennes). Le secrétaire dÉtat devenait ainsi, même au niveau de la propagande, le porte-parole du pouvoir28.

Dans ce nouvel horizon politique, la perspective même dun gouvernement civil, où il fût possible de garder au moins des éléments démocratiques, disparaissait en même temps que disparaissaient les espoirs de construire un espace politique italien.

Raffaele Ruggiero

Aix-Marseille Université

Centre Aixois dÉtudes Romanes, Aix-en-Provence

1 N. Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, traduction dA. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004, I iv, p. 68 ; pour le texte italien nous nous référons à N. Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, intr. G. Sasso, préf. et notes G. Inglese, Milano, Bur, 1984 ; et Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, éd. crit. F. Bausi, Rome, Salerno (« édition nationale des œuvres de Machiavel »), 2001. G. Sasso a conduit lexamen historique et la discussion du paradoxe des Discours I iv : Machiavelli e i detrattori, antichi e nuovi, di Roma. Per linterpretazione di Discorsi iv (1978), dans Machiavelli e gli antichi e altri saggi, Milan-Naples, Ricciardi, 1987, I, p. 401-536 ; une synthèse de lanalyse de Sasso, mise à jour en considération du débat le plus récent, est dans lentrée consacrée par le même auteur aux Discours dans lEnciclopedia Machiavelliana, Rome, Istituto Enciclopedia Italiana, 2014, vol. I, ad vocem.

2 N. Machiavel, De principatibus – Le Prince, trad. et comment. de J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, texte italien établi par G. Inglese, Paris, PUF, 2014, p. 163 ; pour le texte italien nous nous référons à N. Machiavelli, Il Principe, nouvelle éd. crit. et comment. mis à jour par G. Inglese, Turin, Einaudi, 2014.

3 Sur léquation « bonnes lois – bonnes armes », voir R. Ruggiero, Ordini e leggi, in Enciclopedia Machiavelliana, vol. II, ad vocem. Pour la référence à la « fortune », qui aurait sauvé Rome de ses désordres, selon les detrattori ici critiqués par Machiavel, voir létude de Sasso citée à la n. 1 ; en effet Machiavel ajoute que là où il y a de bonnes armes et de bonnes institutions, « il est bien rare alors que la fortune ne soit pas favorable » ; voir aussi R. Ruggiero, Machiavelli e la crisi dellanalogia, Bologne, Il Mulino, 2015, p. 16-17.

4 Sur ce sujet, qui sort du propos de la présente recherche, voir G. Sasso, « Principato civile e tirannide », dans Machiavelli e gli antichi, II, 1988, p. 351-490 et 511-540.

5 Voir G. Pedullà, Machiavelli in tumulto. Conquista, cittadinanza e conflitto nei Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, Rome, Bulzoni, 2011, p. 128-129 à propos de lexpression « il popolo possa sfogare », où le verbe sfogare est justement lié au lexique médical.

6 Sur le peuple « nombreux et armé », en relation avec le modèle politique de Venise, voir Sasso, Machiavelli e i detrattori, p. 499-530, et en général V. Masiello, Classi e stato in Machiavelli, Bari, Adriatica, 1971, chap. ii. Sur la distinction entre tumulti, au début de la république romaine, et contenzioni sociales, qui provoquèrent la crise de la même république, voir G. Inglese, Per Machiavelli. Larte dello stato, la cognizione delle storie, Rome, Carocci, 2006, p. 120 et 127-133.

7 Cicéron, De amicitia, 95 : Contio, quae ex imperitissimis constat, tamen iudicare solet quid intersit inter popularem, id est assentatorem et levem civem, et inter constantem et severum et gravem.

8 Discours I lviii 1-2, p. 237-238. Voir P. Butti de Lima, « La virtù del popolo », R. Ruggiero (dir.), Lessico ed etica nella tradizione italiana di primo Cinquecento, Lecce, Pensa, 2016, p. 59-86.

9 Voir R. Ridolfi, Vita di Francesco Guicciardini, Milan, Rusconi, 1982, p. 325 ; C. Vivanti, « Introduzione », dans N. Machiavelli, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, seguiti dalle Considerazioni intorno ai Discorsi del Machiavelli di F. Guicciardini, Turin, Einaudi, 1983, p. xl.

10 Voir E. Cutinelli-Rendina, Guicciardini, Rome, Salerno, 2009, p. 163.

11 E. Cutinelli-Rendina, Guicciardini, p. 166-167.

12 F. Guicciardini, Considérations à propos des Discours de Machiavel sur la première Décade de Tite-Live, traduit et présenté par L. De Los Santos, Paris, LHarmattan, 1997, p. 56-57.

13 Voir C. Ginzburg, « Intricate Readings : Machiavelli, Aristotle, Thomas Aquinas », Journal of the Warburg and Courtauld Institute, 78, 2015, p. 157-172, ici p. 169-170. Lédition de référence pour la Politique dAristote, que Machiavel pourrait avoir consultée, est : Thomas Aquinas, Commentaria… in octo Politicorum Aristotelis libros cum textu eiusdem. Interprete Leonardo Aretino, Romae, Eucharius Silber alias Franck, 1492.

14 Voir Sasso, « Principato civile e tirannide », p. 352-355 ; Ruggiero, Machiavelli e la crisi dellanalogia, p. 49-52 ; R. Descendre, « Of Extravagant Writing : The Prince, Chapter IX », dir. F. Del Lucchese, F. Frosini, V. Morfino, The Radical Machiavelli. Politic, Philosophy and Language, Leiden, Brill, 2015, p. 56-72, en particulier p. 63.

15 Voir Cutinelli-Rendina, Guicciardini, p. 167-168.

16 Machiavel, Histoire de Florence, in Œuvres, édition et traduction par Ch. Bec, Paris, R. Laffont, 1996 (« Classiques Garnier », 1987), p. 751 ; pour le texte italien nous nous référons à N. Machiavelli, Istorie fiorentine, in Opere storiche, édition nationale par A. Montevecchi et C. Varotti, introduction de G. M. Anselmi, Rome, Salerno, 2011.

17 G. Sasso, Niccolò Machiavelli, t. II : La storiografia, Bologne, Il Mulino, 1993, p. 169-218.

18 Voir J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Parte, en Enciclopedia Machiavelliana, vol. II, p. 282-284 ; J.-Cl. Zancarini, « Le “civili discordie” e la lingua della guerra nelle Istorie fiorentine », dans Lessico ed etica nella tradizione italiana di primo Cinquecento, p. 215-233.

19 « Ce passage est contre Machiavel : donc, examine-le avec diligence ». Voir J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, La grammaire de la République. Langages de la politique chez Francesco Guicciardini (1483-1540), Genève, Droz, 2009, p. 159-161 et n. 6. À propos de la « critique des sources historiographiques », de laquelle Guichardin nous offre, dans le Cose, un exemple déjà mûr, voir Cutinelli-Rendina, Guicciardini, p. 158-159.

20 Voir Cutinelli-Rendina, Guicciardini, p. 160-161.

21 Voir F. Bruni, La città divisa. Le parti e il bene comune da Dante a Guicciardini, Bologne, Il Mulino, 2003 ; et Fournel et Zancarini, La grammaire de la République, p. 164, n. 12.

22 Fournel et Zancarini, La grammaire de la République, p. 169-173. Voir L. Baggioni et É Leclerc, « Après les Ciompi : regards florentins sur le tumulte et construction politique de laprès-crise », Asterion, 15, 2016, p. 1-16 ; A. De Benedictis, « Les tumultes chez Machiavel et la langue de la jurisprudence », Asterion, 15, 2016, p. 1-19.

23 N. Machiavelli, « Discursus Florentinarum rerum » et autres textes politiques, trad., intr. et notes par J.-Cl. Zancarini (texte italien établi par J.-J. Marchand), Neuville-sur-Saône, Chemins de tr@verse, 2015.

24 Voir Pedullà, Machiavelli in tumulto, p. 441-442 et 455-456.

25 Voir G. Sasso, Niccolò Machiavelli, t. I : Il pensiero politico, Bologne, Il Mulino, 1980 (19932), p. 529-535 : « lasciate alla libera espressione della loro essenza, attraverso linasprirsi del dramma intrinseco allincremento dell’‘inequalità, le libere repubbliche trapassano, inesorabilmente, nella soluzione autoritaria dellimpero ».

26 Voir J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, La langue du conflit dans la Florence des guerres dItalie, dans Les mots de la guerre dans lEurope de la Renaissance, éd. M. M. Fontaine et J.-L. Fournel, Genève, Droz, 2015, p. 259-284.

27 Voir Zancarini, « Le “civili discordie” », p. 220-223.

28 Voir sur ces sujets : M. Sbriccoli, Crimen læsæ maiestatis. Il problema del reato politico allesoglie della scienza penalistica moderna, Milano, Giuffrè, 1974, p. 11-41 ; A. Guidi, Un segretario militante. Politica, diplomazia e armi nel Cancelliere Machiavelli, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 37-48 et 139-147 ; et Ruggiero, Machiavelli e la crisi dellanalogia, p. 150-161.