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Classiques Garnier

Introduction [des Textes et savoirs scientifiques et magiques médiévaux entre Orient et Occident]

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Introduction

Depuis les travaux pionniers de Lynn Thorndike, les savoirs médiévaux sur la nature, quil sagisse de sciences disciplinaires enseignées à une communauté ouverte, ou de magie réservée à des élus à initier, apparaissent devoir être étudiés dans une perspective globale. Pour le Moyen Âge, toute séparation en fonction de critères idéologiques, rationalistes et anachroniques, resterait artificielle1. Cest dans cet esprit qua été organisée, le 9 mars 2015, avec notre collègue Iolanda Ventura2, une journée thématique de lInstitut de recherche et dhistoire des textes, sur « Science et magie entre Orient et Occident ». Les articles publiés dans le présent dossier en sont issus. Ils ont pour caractéristique commune de reposer sur une étude précise de manuscrits datés du xie au xve siècle et sur des textes spécifiques relatifs au quadrivium au sens large.

Les deux premières contributions, par Laura Albiero et Isabelle Draelants, portent un éclairage nouveau sur lune des sciences du quadrivium dont létude a été trop fréquemment négligée par les médiévistes, la musique. Le manuscrit Montecassino, Archivio dellAbbazia 318, copié en Italie du Sud au cours du troisième quart du xie siècle, mérite à cet égard dêtre examiné à nouveaux frais, du fait du témoignage unique quil représente sur la théorie de la musique comme science du nombre et de la mesure, et la liturgie liée à la réforme grégorienne : cest ce quentreprend de faire ici Laura Albiero qui en livre une nouvelle description précise, en guise de hors-dœuvre annonçant de nouveaux 14travaux. Ce manuscrit du Mont-Cassin comprend un long chapitre sur la mesure du « fond de la terre », les eaux souterraines et les abysses, tiré du Liber Nemrod3, une œuvre qui est tout entière copiée dans le manuscrit Venezia, Biblioteca Marciana, lat. VIII. 22. Une nouvelle étude paléographique fait désormais supposer que cette copie a été effectuée par une main anglaise vers 1160-1180, mais la partie finale de ce manuscrit, plus tardive, date de la première moitié du xiiie siècle. Elle comprend cinq diagrammes musicaux rares, dont un unicum, quIsabelle Draelants propose dassocier au bibliophile, poète et musicien amiénois Richard de Fournival, bien connu par ailleurs pour avoir écrit le Bestiaire damour et constitué une bibliothèque littéraire et scientifique exceptionnelle, décrite dans la Biblionomia.

Les trois articles suivants portent sur des traditions magiques orientales, telles quelles ont pu être transmises (ou non) à lOccident médiéval chrétien. Emma Abate publie la première édition dun manuscrit hébreu de la Genizah du Caire, datable du xie ou du xiie siècle, comportant la description dun rituel dit de « vêture » (malbush) avec le Nom de Dieu, destiné à obtenir le pouvoir de contrôler les phénomènes astraux et terrestres. Jean-Patrice Boudet et Jean-Charles Coulon sintéressent quant à eux à un texte célèbre qui constitue le plus remarquable exemple médiéval de revendication de la magie comme science occulte : la Ghāyat al-akīm, traité composé en arabe au xe siècle et traduit en latin au xiiie sous le titre de Picatrix. Ils examinent les points communs et divergences entre les versions arabe et latine. Ensuite, Sebastià Giralt étudie et publie une version particulière du Liber Solis et du Liber Lune, deux parties dune compilation de magie astrale traduite de larabe en latin au xiie siècle, intitulée Liber septem planetarum ex scientia Abel. Elle est conservée dans un étonnant manuscrit du Vatican (B.A.V., Barb. lat. 3589), copié vers 1430 par un « nigromancien » qui mêle latin bâtard et occitan dans son compendium personnel.

Enfin, dans un article qui sintéresse également à un manuscrit marqué par le passage au vernaculaire, ce dossier se clôt par létude de Julie Métois. Profitant du catalogage en cours des manuscrits français du fonds 15de la reine Christine au Vatican, elle présente un exemple caractéristique de la vulgarisation scientifique en français au xve siècle, le manuscrit Reg. lat. 1334. Réunissant des traités très divers (médicaux, alchimiques, astrologiques et prophétiques), ce codex est cependant organisé autour dune thématique centrale, celle du secret. Une thématique fondamentale pour les relations étroites quentretiennent les savoirs scientifiques et magiques au Moyen Âge et au temps de la première modernité.

Jean-Patrice Boudet

Université dOrléans – EA 4710 POLEN-CESFiMA

Isabelle Draelants

Institut de recherche et dhistoire des textes – UPR 841 du CNRS

1 Pour une mise au point à ce sujet, voir J.-P. Boudet et N. Weill-Parot, « Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourdhui : apports et limites des sciences sociales », dans Être historien du Moyen Âge au xxie siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 199-228.

2 Iolanda Ventura a organisé avec nous cette journée thématique. Il était prévu quelle contribue aussi à sa publication mais son article sur les Tacuini dIbn Butlān et dIbn Jazla et leur diffusion dans lOccident médiéval latin était dune taille trop importante pour pouvoir être publié ici. Nous la remercions néanmoins pour avoir apporté son concours à cette initiative commune.

3 Lédition de ce chapitre daprès quatre manuscrits, et son commentaire, paraîtront dans le volume de Bibliologia consacré à létude du ms. Montecassino 318 : I. Draelants, La mesure du monde dans le ms. Montecassino 318, étude, édition et traduction des chapitres cosmologiques,in Sciences du quadrivium au Mont-Cassin : regards croisés sur le manuscrit 318,dir. L. Albiero et I. Draelants, Paris-Turnhout (coll. « Bibliologia »).