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Classiques Garnier

Introduction [de La passion des pauvres]

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Introduction

Que savons-nous des passions que ressentent ceux qui nécrivent pas, ceux à qui on ne donne pas la parole, ceux que parfois lon ne veut même pas voir ? La faim, la peur, le sentiment dhumiliation se manifestent parfois plus clairement par des actes que par des paroles : nappelle-t-on pas les soulèvements populaires des comocions, voire des emotions ? Il revient à lhistorien de remédier au mutisme des pauvres et de mettre des mots sur ce quéprouvent les plus démunis.

Au Moyen Âge et à la Renaissance, la notion de pauvreté ne permet pas de désigner un milieu, qui suppose une certaine homogénéité et une certaine clôture : même si les pauvres peuvent se concentrer en certains lieux, ils sont présents partout et mêlés au reste de la population. La pauvreté ne permet pas non plus de déterminer les contours dune classe sociale, qui se définit à partir dune combinaison de critères : niveau et nature des revenus, mais aussi degré dinstruction, types de professions, langage, modes de vie, conscience collective plus ou moins claire. La pauvreté nest pas non plus un « état », qui se caractériserait par une fonction sociale. Elle est difficile à appréhender parce quelle se définit essentiellement par la négative et renvoie à des situations très diverses de dénuement, de vulnérabilité et de dépendance. En même temps, cette notion est relative à la société considérée et lhistorien ne peut lappliquer à lensemble des couches populaires, ce qui reviendrait à la diluer et à lui ôter sa pertinence. La notion de « peuple », qui relève de la philosophie politique, est plus abstraite et plus complexe. Quand il nest pas un synonyme de nation et quil désigne la partie de la population qui ne fait pas partie des classes dirigeantes, le mot peuple renvoie à une entité qui se définit par son rôle politique : sa participation plus ou moins grande au gouvernement de la cité détermine la nature du régime politique. Les penseurs ont tendance à décrire son comportement comme si cétait celui dune personne. Pourtant, lorsquils étudient ses humeurs aussi finement que Machiavel et Guichardin, leurs analyses 276nous renseignent ce que ressentent les pauvres, comme le prouve larticle de Raffaele Ruggiero. Il demeure que la notion de « pauvres » privilégie le critère économique, même si elle intègre des éléments qui relèvent des mœurs et de limage de soi : la pauvreté se définit par le niveau de revenu, mais aussi par les habitus que celui-ci produit. En effet, comme le note Pierre Lavallée, les dominants se caractérisent par le contrôle des affects et ils reprochent aux pauvres de sabandonner à leurs basses pulsions. Notre réflexion ne se limitera donc pas à létude des passions quéprouvent les pauvres du fait de leur dénuement – avarice, cupidité, frustration –, elle consistera plus largement à essayer de caractériser leur rapport aux passions.

Le terme de passions, compris dans le sens que lui donnait la période étudiée, est presque sorti du vocabulaire actuel, qui lui préfère celui démotions. Or les deux substantifs nont pas les mêmes connotations : alors que lémotion est ce qui vous met en mouvement, la passion est avant tout ce que vous subissez. Lemploi de ce terme risque déclairer les façons des pauvres dune lumière particulière. Dabord, il redouble leur passivité : ne pouvant échapper à une certaine inertie parce quils sont privés du moyen daction quest largent, les pauvres seraient en plus dominés par des passions qui leur seraient propres. À loppression sociale sajouterait lassujettissement aux passions. Cette inquiétude na pas lieu dêtre : sil est vrai que certaines des passions des pauvres sont paralysantes, comme la tristesse, labattement, la frustration, la honte, qui sont des variétés de la mélancolie des pauvres quexamine ici Jean-Louis Roch, dautres, telles que la colère, lindignation ou le tumulto machiavélien quétudie Raffaele Ruggiero, ont au contraire un pouvoir émancipateur. Lemploi du mot passion nempêche pas de prendre en considération lénergie des pauvres, qui amène les riches propriétaires auxerrois à reprocher aux vignerons dont Pierre Lavallée étudie le procès leur esprit de rébellion. Ensuite le mot de passion sopposant à celui de raison, le chercheur pourrait être enclin à ne voir dans les agissements des pauvres quune activité brouillonne et sans logique, qui découragerait de lenquête. Or les penseurs du Moyen Âge et de la Renaissance comme Machiavel nous incitent au contraire à déceler la rationalité des passions, qui ont des causes et des effets clairement identifiables. Enfin le mot passion a souvent une valeur péjorative qui lui vient des stoïciens qui en parlaient comme de conturbationes ou de perturbationes : à 277la mésestime des pauvres ferait pendant le mépris pour leurs affects. Là encore, notre dossier apporte un démenti aux appréhensions du lecteur : certaines des passions des pauvres sont vertueuses. Même si la notion de passion conduit immanquablement à se demander comment contrôler les affects, elle ne fait pas obstacle à une réflexion sur la valeur morale et la fécondité politique de ceux-ci.

La constitution du dossier que nous présentons pose la question des sources. Elle oriente naturellement le chercheur vers les documents à la première personne : nul ne témoigne mieux des passions que celui qui les éprouve. Or, comme les pauvres sont le plus souvent illettrés, la documentation ne leur accorde pas une grande place. On découvrira néanmoins que les documents historiques, comme les lettres de rémission, ou littéraires, comme les fictions à la première personne, constituent un fonds dune rare richesse. Il reste quen général, les textes convoqués némanent pas des pauvres eux-mêmes. Lorsque des fictions se présentent comme écrites par ceux quelles décrivent, il convient de les considérer avec suspicion : Florence Alazard sinterroge sur la position sociale de Giulio Cesare Croce et la même question pourrait être posée à propos de lauteur de La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens quévoque Luc Torres. Peut-être les textes que nous appelons à témoigner, quils soient des documents réels, tels que les pièces de procès quexamine Pierre Lavallée, ou des productions de limagination humaine, tels que les poèmes, les farces, les romans picaresques, reflètent-ils aussi les passions que les pauvres suscitent chez de plus favorisés : curiosité, répugnance, peur, compassion.

Les pauvres sont donc plus souvent objets que sujets du discours. Il y a par conséquent une difficulté à analyser leurs passions : souvent appréhendées par la conscience des nantis ou des doctes, elles sont exprimées dans un langage qui nest pas celui des pauvres. Quand le sociolecte des marginaux devient objet de connaissance, comme dans La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, il renvoie aux pratiques plus quaux affects. Les passions des plus démunis risquent finalement de nêtre que celles qui leur sont attribuées.

Comme le regard porté sur les pauvres est la plupart du temps celui des classes dirigeantes, se pose immanquablement la question du danger que font courir aux riches et aux puissants les passions populaires. Cest en particulier linterrogation de Machiavel, dont on connaît la thèse 278paradoxale : le tumulte est le signe de la virtù du peuple et il est nécessaire à léquilibre social et à la puissance de lÉtat. Il faut le considérer non comme un signe dinconstance mais comme une manifestation de sagesse. Au contraire, Guichardin conteste lutilité des émeutes : il montre que le peuple de Rome, en chassant les rois, a commis une erreur, car il sest assujetti aux patriciens. Le dialogue à distance entre Machiavel et Guichardin offre donc des passions des pauvres une image contrastée, où les pauvres se caractérisent tantôt par le manque de discernement, tantôt par la sagacité.

Jean-Louis Roch montre quà côté de la mélancolie dont lhumanisme florentin a fait le signe du génie, il existe une mélancolie des pauvres qui résulte de privations, de frustrations, de souffrances, et qui se manifeste par le découragement et la désespérance. Au contraire, Luc Torres sintéresse à des gueux qui refusent de se laisser briser par la misère et qui sefforcent de vivre une existence pleine malgré les difficultés pécuniaires. Il met laccent sur des passions positives, émancipatrices, tendues vers lavenir : lamour, laudace, lespérance, qui aident les pauvres à trouver une dignité et à édifier un ordre qui leur est propre.

Rares sont les textes où la pauvreté est exaltée et où elle apparaît comme le moyen de se soustraire à lemprise des passions délétères. Jean-Louis Roch en relève un : dans les Nouvelles Recreations et Joyeux Devis, Bonaventure Des Périers présente la joie comme lexclusivité du pauvre. Le riche est toujours inquiet dêtre volé, comme en fait lexpérience amère le savetier Blondeau qui, du jour où il découvre un trésor, perd toute sa sérénité. La joie de lartisan ne revient que lorsque le trésor a été jeté au fleuve. La pauvreté est alors un choix. On ne saurait parler dascèse parce que ce terme conviendrait mal à la bonhomie de Blondeau, et surtout parce que celui-ci ne fait pas un travail sur lui-même qui lui permettrait de dominer sa passion. Il résout la difficulté en supprimant la cause de son souci. Mais pourquoi devrait-il juguler ses passions, si le renoncement à ce qui les fait naître suffit pour sy soustraire ? La Renaissance savait écouter la philosophie des savetiers.

Bruno Méniel

Université de Nantes – LAMo