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Classiques Garnier

Entendement et vérité De la littérature et des autorités dans le Livre de l’Espérance d’Alain Chartier

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2017 – 1, n° 33
    . varia
  • Auteur : Bouchet (Florence)
  • Résumé : Cet article fait le point sur l’ambivalence d’Alain Chartier vis-à-vis de la littérature dans le Livre de l’Espérance. Un usage dévoyé et manipulateur des exemples littéraires met en cause l’intention du locuteur et le discernement du lecteur/auditeur. Les textes relevant de l’historia livrent néanmoins une vérité moralement profitable, alors que la fiction semble n’être que théoriquement réhabilitée. En définitive, la littérature profane doit s’effacer devant l’autorité de la Bible, voire la force du réel.
  • Pages : 211 à 224
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406070290
  • ISBN : 978-2-406-07029-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07029-0.p.0211
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Entendement et vérité

De la littérature et des autorités
dans le Livre de lEspérance dAlain Chartier

Ainsi me fault mon sentement changier ;

Et en moi nest entendement ne sens

Descripre fors ainsy comme je sens. (Po. I, 54-56, p. 2)1

Alain Chartier, au début du Livre de lEspérance, se décrit comme bouleversé et désespéré devant létat chaotique de la France, déchue de sa grandeur passée à un moment critique de la guerre de Cent Ans. Lui qui occupait sa jeunesse « A joyeuses escriptures dicter » (Po. I, 48, p. 2)2, il va tremper sa plume dans lencre de douleur pour écrire ce nouveau livre, son dernier, resté inachevé. On reconnaît là le modèle bien connu du prosimètre de Boèce, La Consolation de Philosophie, qui souvre sur la même nécessité de changer de registre :

Moi qui ai jadis chanté des poèmes dans la fleur de mon ardeur,

Les pleurs, hélas ! me contraignent dentonner de lugubres mesures3.

Cest une catastrophe personnelle, linjuste condamnation à mort, qui frappe Boèce, non une catastrophe nationale. Seule Philosophie peut le sauver de la déréliction larmoyante ; à peine apparue à Boèce, elle congédie sans ménagements les Muses trompeuses :

Quand elle vit les Muses de la poésie se tenir près de mon lit et dicter leurs paroles à mes pleurs, elle sirrita un moment et ses yeux farouches lancèrent des flammes :

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– Qui a permis, dit-elle, à ces petites catins de scène de sapprocher de ce malade ? Non seulement elles ne peuvent porter aucun remède à ses douleurs, mais elles pourraient en plus les nourrir de leurs doux poisons4.

Dès lors, que faire de la littérature ? Boèce a réussi ce tour de force décrire une œuvre qui veut se passer des Muses (de la poésie élégiaque, plus précisément) mais à laquelle on a toujours reconnu une haute valeur poétique autant que morale. À son tour, « maistre5 » Alain, imitateur de Boèce, se trouve dans une position ambivalente vis-à-vis de la littérature6. Il soupçonne que devant la gravité de la situation, il ne peut en attendre grande consolation, encore moins une solution à ses problèmes ou à ceux de sa patrie et, pire, quelle peut être manipulée et mensongère. Mais il a aussi conscience de son éloquence, lui qui sest présenté en 1422 dans le Quadrilogue invectif comme « lointaing immitateur des orateurs » – réactivant la définition selon Quintilien de lorator comme vir bonus bene dicendi peritus – et dont lœuvre ambitionne de demeurer « a memoire et a fruit7 ». LActeur du Livre de lEspérance nest pas emprisonné comme Boèce mais, prostré, il est bien retenu dans une sorte de prison mentale. Les démons intérieurs8 Défiance, Indignation et Désespérance, initialement apparus à lActeur, neutralisent son Entendement9 pour mieux laccabler, voire le pousser au suicide ; mais Nature (patronne tutélaire des poètes dans le langage allégorique du temps) réveille Entendement. Celui-ci, ayant déverrouillé la mémoire de lActeur, va devenir linterlocuteur de Foi et dEspérance, nayant de 213cesse de soulever par ses questions et objections les apories dans lesquelles se trouve lintelligence humaine aux prises avec des problèmes (au sens philosophique du terme) qui la dépassent, ce afin de susciter les réponses des vertus théologales10. Ce débat intérieur nest pas dune froide abstraction ; fondé sur la lecture et la mémoire de textes multiples11, il est sous-tendu dexemples et de références implicites ou explicites à des autorités. On sinterrogera donc sur la place des livres, les conditions de possibilité de la littérature, son utilité comme ses limites. Comment lire les autorités, et quelles autorités12 ?

Lectures manipulatrices

Les tables dIndignation préfigurent un mauvais usage des livres, cités en vue de désespérer les hommes :

Elle tenoit unes tables ouvertes, en quoy elle lisoit et ramentevoit les ingratitudes, les faultes et les injures que on lui avoit faittez. (Pr. II, 32-34, p. 6)

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Indignation apparaît tels les démons qui, dans liconographie des artes moriendi, entourent le mourant en brandissant les registres de ses péchés pour lentraîner au désespoir et à la damnation13. Douglas Kelly, Sylvia Huot et Jean-Claude Mühlethaler ont tour à tour relevé les manœuvres des apparitions perverses qui, en tronquant les références quelles mobilisent dans leur argumentation, nen retiennent que la mauvaise part. Indignation invoque le cas de Boèce qui,

pour trop amer et deffendre le publique bien et prouffit, fut [] par le roy Theodorich emprisonné a Pavie, ou il composa son livre de Consolation finant ses jours en prison miserable. (Pr. II, 150-152, p. 10)

Elle se garde bien dévoquer la sublime victoire de Boèce sur lui-même, qui lui permet datteindre, au terme de la Consolatio, la sérénité face à son sort aussi tragique quinjuste14. Il en va de même de Sénèque, Cicéron et Démosthène, cités juste auparavant : il sagit à chaque fois de ne retenir que leur fin tragique au regard des hommes, sans considérer la grandeur morale qui les rend en quelque sorte immortels. Défiance, pour sa part, cite lÉnéide :

Recorde toy de Virgile, qui en sa tres delicieuse poesterie raconte les destourbiers et desesperez meschiefz ou ledit Ennee fut par sept ans degetté en sa fuicte ennuyeuse : la lecture de divine eloquence dudit Virgile te vauldra experiment. (Pr. III, 66-70, p. 13-14)

Elle veut ainsi enfermer lActeur dans une impasse, puisque la fuite hors de son pays dévasté ne lui apporterait que des malheurs supplémentaires, à linstar dÉnée ; à condition, bien sûr, docculter les succès ultérieurs du Troyen, appelé à fonder la future Rome dans le Latium15. Quant à Désespérance, elle ne retient de lhistoire antique quune longue cohorte de suicidés quelle présente comme le modèle à suivre pour échapper à une vie devenue insupportable (Pr. IV, 33-61, p. 18-19)16. La lecture ainsi biaisée des autorités peut conduire à la perdition, dautant que pour un chrétien le désespoir et le meurtre de soi-même sont de terribles 215péchés, alors que dans la mentalité païenne le suicide peut être un geste éminemment héroïque17.

Les Vices sont décidément les maîtres du discours fallacieux. Ils prennent volontiers le masque de lautorité morale, sans que rien ne les y autorise, pour cacher leur désir de nuire, lui-même fruit de laveuglement spirituel. [] Les écrits des auctoritates peuvent être utilisés à mauvais escient et égarer un auditeur incapable de discernement18.

Lautorité frauduleuse des démons intérieurs procède dune pratique pervertie de lallégation qui, explique Jacques Legrand, « nest autre chose nemais a son propos aucunes hystoires ou aucunes fictions alleguier ou appliquier », procédé rhétorique par lequel « tout langage se demonstre meilleur, plus souverain et plus auctentique19 ».

Ces lectures partielles et partiales appellent donc une correction, opérée ultérieurement par les Vertus théologales. Espérance rappelle que Rome fut fondée par les Troyens quoique ceux-ci eussent été « desconfiz, exilés de leur terre et dechacés par tempeste de mer » (Pr. XIV, 99-100, p. 138) ; elle renverse le cas des suicidés célèbres en autant de contre-exemples quil convient plus « de fuir que de suir » (Pr. XI, 128, p. 98). Le traitement parcellaire des exempla est toutefois chose courante chez les auteurs de la fin du Moyen Âge, qui sélectionnent les aspects appropriés à leur visée démonstrative20. Ce nest pas la plasticité de lexemple qui est en cause, mais lintention de celui qui lutilise, selon quil sagit de tromper ou dédifier. Chez Chartier lui-même, lexemple peut être réversible. Parmi ceux « qui sont mors de leur propre main par desplaisance de vivre », Espérance évoque « le saut de Marcus Curcius en la fosse de Rome » (Pr. XI, 122-125, p. 98), sans plus de précision. Dans le Quadrilogue invectif21, Marcus Curcius est cité en exemple de dévouement à la patrie : 216il sest sacrifié en se vouant aux dieux infernaux pour sauver Rome. Dans cette optique, le suicide est subordonné à une cause plus grande, le salut de la patrie ; Chartier nincite bien sûr pas au suicide mais au patriotisme.

Espérance a ses propres visées démonstratives, au service de la foi catholique. Tout comme une lecture partielle/partiale nécessite une lecture complémentaire qui la corrige, lAncien Testament trouve son sens ultime et son accomplissement dans le Nouveau Testament, selon le principe de la lecture typologique manifesté par les deux livres, lun fermé et lautre ouvert, que porte Foi (Pr. V, 147-160, p. 27)22. Cest pour ne lavoir pas compris que les Juifs sont dénoncés par Espérance,

pour ce quilz nont voulu humilier leur sens en vray entendement des Escriptures. Grande est leur malediction, quant ilz querent lentencion des anciens volumez, et ne lez veullent entendre, et que lez maistrez de leurs synagoges lez nourrissent en abus, et pervertissent le sens dez saintes lettres pour divertir leur gent de vraye conversion. Et tant lez a conquis perverses adhurterie et opinative esperance, que ilz ne daignent encliner leur entendement au sens de la lettre, mais ozent forcer les sains textes, et contraindre la verité des prophecies a expositions controuvees. (Pr. XII, 142-151, p. 106)

Les « anciens volumez » désignent la Torah, issue de lAncien Testament uniquement, et qui donne lieu, dans la tradition juive, à toutes sortes de commentaires (Talmud23, littérature midrachique, Zohar, etc.), autant d« expositions controuvees » selon Espérance. Cette lecture erronée dune partie de la Bible amène à une fausse espérance, qualifiée d« opinative » (Pr. XII, 89-93, p. 104). Plus grave, lantijudaïsme médiéval reposait sur lidée que les Juifs avaient condamné à mort le Christ parce quils navaient pas reconnu en lui le Messie annoncé par les Prophètes. Espérance critique avec autant de virulence le Coran, corrompu selon elle par les faux enseignements sur lAncien Testament quun moine nestorien (hérétique, donc) aurait donnés à Mahomet (Pr. XIII, 316-336, p. 124-125)24. Là encore, cest lintention malhonnête qui pervertit la vérité des textes ; or « trop est perilleuse lassemblee de grant clergie avecquez mauvaise pensee » (Pr. XIII, 322-323, p. 125).

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Du bon usage des autorités :
une morale par provision

LEntendement de lActeur, quant à lui, est doué de bonne volonté et il a besoin dexemples concrets pour progresser dans sa compréhension du monde : « qui ne peut attaindre a congnoistre son fait par argumens profons saidera dentendibles exemples, qui sont communs aux simples et aux sages » (Pr. XIV, 6-9, p. 133-134). Cest en tant que pourvoyeuse dexemples accessibles au plus grand nombre que la littérature – une certaine littérature du moins – manifeste son utilité. Espérance répond immédiatement à la demande dEntendement en lui indiquant trois sources profitables dexemples : « A exemples ne peulx tu faillir se tu lis lez volumes de la sainte Escripture, et les escrips dez hystoires, et croniques de France » (Pr. XIV, 19-21, p. 134). Elle puisera à ces trois domaines au sujet de loraison (Pr. XV, 377-450, p. 165-168). Le réservoir de textes valides aux yeux dEspérance relève donc essentiellement de ce que Cicéron puis Isidore de Séville et dautres ont défini comme historia : des récits dévénements effectivement survenus. Le sens littéral de la Bible25 (premier des quatre sens qui lui sont reconnus) est dordre historique, relatif à lhistoire du peuple dIsraël. La consolation écrite par Chartier est de nature théologique, donc nécessairement fondée sur la Bible, alors que la Consolatio de Boèce est dordre philosophique. Les « escrips dez hystoires » renvoient aux historiens latins, si appréciés à la fin du Moyen Âge26 ; bien sûr, les exemples païens doivent être considérés avec quelque distance : ils « ne sont pas recités pour les ensuyr en creance de religion, maiz pour esmouver a curioseté de devotion » (Pr. XV, 417-418, p. 167). Les chroniques de France (probablement les Grandes Chroniques de France27), relatives à lhistoire nationale, sont le 218point de départ de la prise de conscience de lActeur, au risque dailleurs dune crise de désespoir devant la terrible déchéance du pays (Po. I, v. 5-7, p. 1 : « Na pas granment es croniques lysoie / Et aux haulx faiz des anciens visoye, / Qui au premier noble France fonderent »).

Suivant le principe cicéronien de lhistoria magistravitæ28, le témoin angoissé des mutacions présentes recherche dans la lecture des Anciens des clefs de compréhension, des réponses à ses interrogations. Chartier, par la bouche dEspérance, exhibe sa bibliothèque :

Veulx tu doncques voir ton cas en aultruy, et les adventures de noz jours comparoir humainement a celle[s] de noz anciens predessesseurs ? Lis Omer, Virgile, Titus Livius, Orose, Troge Pompee, Justin, Flore, Valere [Maxime], Lucan, Julle, Celse, Brunet Latin, Vincent [de Beauvais], et les aultres hystoriens, qui ont travaillé a alongner leur brief aage par la notable et longue renommee de leurs escriptures. (Pr. XIV, 74-80, p. 137)

Et Espérance dajouter que tous ces auteurs ont montré comment la providence divine a fait triompher le bonheur sur le malheur des hommes. Foi déploie un autre palmarès, celui des princes qui furent aussi des auteurs savants, démontrant par lalliance de lautorité politique et de lautorité scripturaire la validité du souhait de Platon qui préconisait un philosophe roi pour diriger la cité idéale (République, V) :

Salmon le roy tres sage et paisible en fait la preuve, quant tant de livres de sainte doctrine escripvit, et par sens et science dissipa toute iniquité, et getta de sa seigneurie en son temps meschief et discorde. Avicenne, qui profundement attaingny lez secrés de nature et vous laissa les belles distintions de phisique et medecine en son livre dez Canons, fut prince dAboaly ; et son envieux Averroys, commentateur dAristote, estoit dez ducz de Grece. Julius Cesar, eureux de victoires et glorieux en empyre, nestoit il orateur et philosophe excellent ? Et trouvons ses oreisons escriptes, et des œuvres dastrologie par luy amendeez. Et se les hystoires sont veritables, lAlmageste et aultres principaux livres dez celestieux sciences sont attribués a Ptholomee, roy de Egypte, qui assembla la noble librairie en son pays, dont on ne povoit estimer le nombre des volumes. (Pr. IX, 205-219, p. 73)29

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Cette énumération fait suite au rappel du célèbre adage du Policraticus de Jean de Salisbury, selon lequel « roy sans lettres est ung asne couronné » (Pr. IX, 173-174, p. 72). Le bon gouvernant doit être un homme de savoir, un homme de livres – à linstar de Charles V le Sage, mort en 1380 donc de « fraîche mémoire » au temps de Chartier. Savoir et pouvoir se confortent mutuellement :

Car science est de soy mesmez puissant daquerir et acroistre povoir ; et puissance sans sens est comme ung arc sans corde, et comme ung beau braz paralitique, bien formé dos et de chair et de nerfz, et desgarny de sensitif esperit. (Pr. IX, 231-235, p. 74)

Entendement, dans sa quête de la vérité, apparaît comme une figure du lecteur et se voit désigner les autorités à consulter :

Je te renvoye a Ezechiel. La liras tu comme la vanité des prestres qui senorgueillissent es magistras du temple et se délectent es honneurs deuz a Dieu, est usurpee par eulx et pugnie… (Pr. VIII, 279-282, p. 60)

Daultres exemples te donnera Valere largement. (Pr. VIII, 338, p. 62).

Remembres toy de Valere ou livre quil fist dez choses dignez de memoire. (Pr. XV, 384-385, p. 165)

Se tu prens ton loysir a lyre Seneque ez tragedies, et Jehan Bocace en son livre du cas dez Nobles, tu ne orras autre leçon que de la change dez haultz hommez, la perte des conquereurs et ravalement de ceulx qui trop ont voulu surmonter. (Pr. XIV, 173-177, p. 141)

[F]ay servir a ton esperance les croniquez de ta nation. (Pr. XIV, 222-223, p. 143)

Lectures dont Entendement devra bien sûr tirer, autant que possible, des enseignements pour gouverner sa vie. Et pour vivre libre. En ces temps troublés où, à cause de la guerre, chacun est menacé de tomber en la puissance dautrui, ce nest pas une mince chose de créditer au moins certains livres dun pouvoir émancipateur. Cest la définition même des arts libéraux, rappelée par Foi :

Ne scés tu que es premiers ans furent les sept ars appellés liberaux pour ce que les princes et les liberalles et franches persones y estudioient. Et ainsi par iceulx scavoir vient on a liberté, et par liberté a franchise et seigneurie. (Pr. IX, 221-225, p. 73)

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Les livres certes ne peuvent pas tout mais ils aident lhomme à se forger une morale par provision pour affronter les tribulations de ce monde. Correctement lus, ils donnent des raisons valables despérer (par opposition aux fausses espérances dénoncées dans la prose XII), si bien quEspérance en vient à célébrer la valeur éthique de la littérature dans le poème XV. Cest un fait stylistiquement remarquable, les passages en vers ayant fonction de glose et de révélation dans le prosimètre :

Pour les haulx faitz meritoires,

Lez renommees et gloires

Des victoires,

Les malfaitz et biens notoires

Ramener en noz memoires

Transitoires,

Et noz sens ediffier,

Sont escriptes lez hystoires

Et poesiez fictoires,

Narratoires,

Des mauvais accusatoires,

Des bons recommandatoires,

Laudatoires,

Pour leurs faitz justifier ;

Ainsi par versifier,

Et temps en estudier

Emplier,

Ont voulu certifier

Les clercs et specifier,

Sans nyer,

Les cas qui advinrent loires

Et pour nous humilier

Et a vertu affier

Et lyer,

Daultruy faitz clarifier,

Monstrer, exemplifier,

Et trier

Noz presens cas peremptoires. (Po. XV, 1-28, p. 148-149)

Remarquons que la littérature de fiction (« poesie fictoire »), autrement dit la fabula cette fois, semble in extremis réhabilitée – par lallégorèse, ou moralisation, un texte de fiction, faux dans sa lettre, peut en effet se voir crédité dune signification valable à un autre niveau. Mais on nen trouve pas dexemple cité dans le Livre de lEspérance. Lallusion 221à Dante, « poete de Florence » (Pr. VIII, 187, p. 56), semble renvoyer au De monarchia plutôt quà la Divine comédie. Espérance conseille à Entendement la lecture des tragédies de Sénèque car elles développent des sujets historiques, et cest le Boccace des Cas des nobles hommes, non du Décaméron, quelle lui adjoint (Pr. XIV, 173-177, p. 141, cité supra). La réhabilitation de la fiction reste donc théorique, à moins de considérer la fiction que constitue la mise en scène allégorique qui sert de cadre au Livre de lEspérance lui-même30.

Limites de la littérature

Reste que la littérature, comme les œuvres humaines en général, ne peut être quun miroir approximatif des réalités invisibles. Foi sadresse à Entendement en paraphrasant un passage célèbre de la 1re épître aux Corinthiens31 :

par les creatures faictes en ce visible monde congnoys par reflection, comme en ung mirouer obscur en lumiere de foy, les invisibles œuvres de Dieu, que aprés la glorification verras face a face. (Pr. VI, 11-14, p. 30)

Le statut particulier de la Bible, en tant que texte sacré inspiré par Dieu, lui vaut évidemment dêtre la meilleure des autorités possibles dans le Livre de lEspérance ; comme le remarque Douglas Kelly, les trois apparitions maléfiques sont incapables de la citer et se bornent à des exemples païens32. À défaut, les Pères de lÉglise sont des références sûres : Espérance conseille la lecture de la Cité de Dieu de saint Augustin et des Institutions divines de Lactance (Pr. XIII, 80-81, p. 115-116). Le reste de 222la littérature relève du trivium et ne peut prétendre aux sommets de la théologie, science suprême ; la littérature exemplaire nest quun miroir des créatures de Dieu qui permet de « voir [s]on cas en autruy ». Reste donc un écart qualitatif entre les Saintes Écritures et la littérature profane, ce que souligne Espérance au moment de citer en exemple les auteurs antiques et médiévaux33 : ceux-ci sont plus accessibles à Entendement car, lui dit-elle, « peult estre que ton sentement, encores empraint es mondaines mutations, appete plus exemple de humaine industrie que de divine grace » (Pr. XIV, 72-74, p. 137). Entendement, qui a pratiqué « lestude de sainte Theologie » (Pr. V, 188, p. 28), reconnaît dailleurs, quand il sadresse à Foi, la supériorité de celle-ci sur létude livresque :

A ! haulte vertu divine,

Vers qui sabaysse et incline

Estude, sens et doctrine

Dentendre si haultement ! (Po. VI, 1-4, p. 29)

Vient un moment où le savoir est vain, où il faut simplement croire (Po. XVI, 19-23, p. 169). La puissance de loraison, capable de modifier lordre des choses, repose sur la foi et lespérance, non sur le savoir ; Espérance et Entendement échangent longuement à ce sujet (Pr. XV, 223-450, p. 158-168).

Vient aussi un moment où la réalité enseigne mieux et plus directement que les livres. Lexpérience récente34 est comme un livre ouvert dont le contenu est diffusé par la parole35 des anciens :

Veulx tu de rechief exemples de plus fresche memoire ? Laisse les livres, et asseure ta creance en la recitation dez anciens hommes []. [] ce te pourront reciter telz qui encor vivent. (Pr. XIV, 193-195 et 210, p. 142)

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En dernière instance, lexemple est à prendre sur le roi, assimilé à un livre vivant – mais le roi, on la vu, doit avoir beaucoup lu pour bien agir :

Ung livre faulx escript fait errer ceulx qui y lisent, et a ceulx qui le contre-escripvent adjouxter fauls sur faulz. Et se le roy est le livre ou le peuple doibt prendre enseignement de vie et amendement de meurs, quant loringinal en est corrumpu, les copies en sont faictez faulsez. (Pr. VII, 200-205, p. 45)36

On aperçoit la responsabilité du roi et, à travers elle, celle de tout lecteur. De toute façon, lécrit na de vertu que sil est mis en pratique37, comme le précise plus loin Foi :

Car la loy escripte est de soy morte et sans vigour ; mais le prince est la loy vive, lame et lesprit des loys, qui leur donne povoir et vertu, et par son sens et adrecement les vivifie. (Pr. IX, 239-242, p. 74)

La lettre sans lesprit nest rien. Ou pour le dire avec saint Paul : « la lettre tue et lesprit vivifie » (II Co, III, 6).

Finalement, que peut-on espérer de la littérature ? Les lettres bouleversées sur le manteau de France, au début du Quadrilogue invectif, symbolisent la crise des signes et du sens qui trouble les esprits à la fin du Moyen Âge et suscite une révision critique de lhéritage littéraire38. Il est à craindre quune bonne partie de celui-ci ne débouche que sur lune des fausses espérances dénoncées – comme il se doit – par Espérance : lespérance « opinative », erreur de jugement personnel qui (lexemple des Juifs le montre) peut résulter dune lecture erronée des Écritures. Dans la perspective chrétienne, on peut se fier aux textes bibliques (seuls garants de la vraie espérance) et historiques (sils sont correctement lus) 224parce quon peut en tirer une vérité. Mais de là à penser que le salut puisse venir des livres… Chartier semble se détourner (il nen parle même pas) des mensonges des fictions romanesques et courtoises, que Philippe de Mézières appelle « les bourdes de Lancelot et semblables39 », quand dautres de ses contemporains affirmaient la valeur exemplaire de lhéroïsme chevaleresque. Il doit se souvenir de la condamnation par saint Augustin des vaines fictions poétiques, qui détournent lâme de Dieu (Confessions, I, 13). Et quaurait dit Charité, si Chartier avait eu le temps de la faire intervenir dans la dernière partie, manquante, du Livre de lEspérance ? On est tenté de citer un autre verset de la première épître aux Corinthiens : « Quand jaurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand jaurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, sil me manque lamour [caritatem], je ne suis rien. » (I Co, 13, 2). En définitive, la science de tous les livres est vouée à sabolir dans le mystère de la charité.

Florence Bouchet

Université Toulouse – Jean Jaurès

PLH-ELH (EA 4601)

1 Alain Chartier, Le Livre de lEspérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989. Chaque citation est suivie de lindication de sa section, poème (Po.) ou prose (Pr.), des nos de vers ou de ligne et de la page dans cette édition.

2 Il doit sagir des poèmes damour (ballades, rondeaux) que Chartier a composés au début de sa carrière.

3 La Consolation de Philosophie, livre I, 1, 1-2, trad. É. Vanpeteghem, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 2005, p. 45 ; on trouvera en regard le texte latin (éd. C. Moreschini).

4 La Consolation de Philosophie, p. 49.

5 Alain Chartier a été ainsi désigné comme une autorité dès les années 1430 dans Les Erreurs du jugement de la belle dame sans mercy et par bien dautres auteurs tels que Jean Regnier, Martin Le Franc, Michault Taillevent, René dAnjou, François Villon, Simon Greban, Octovien de Saint-Gelais, etc. Voir E. J. Hoffman, Alain Chartier. His Works and Reputation, New York, Wittes Press, 1942, p. 216-261 (la liste se poursuit jusquà André Du Chesne, éditeur en 1617 des Œuvres de maistre Alain Chartier).

6 Il convient de rappeler quau Moyen Âge, la littérature englobe lensemble des textes écrits et le savoir consigné par la littera ; les fictions narratives ou lyriques nen sont quune partie restreinte dont la validité, on va le voir, fait débat.

7 Quadrilogue invectif, éd. F. Bouchet, Paris, Champion, 2011, p. 3 et 83 respectivement.

8 F. Rouy les désigne comme des « monstres », dautres critiques comme des « Vices » ou de « fausses Muses ». Il me semble que « démons intérieurs » correspond mieux à létat psychique évoqué.

9 Entendement est personnifié : « ce jeune et advisé bachelier qui mavoit suy une foiz de loing, lautre de pres [] demoura de coste moy estourdi, estonné, et comme en litargie » (Pr. I, 27-28 et 31-32, p. 3-4).

10 Aux alentours de 1460, le dispositif allégorique du Livre de lEspérance sera imité par George Chastelain dans Les Expositions sur Verité mal prise : scène douverture analogue, personnification de lEntendement de lacteur, débat sur les difficultés liées à linterprétation des livres et les risques de perversion de leur sens. Voir E. Doudet, Poétique de George Chastelain (1415-1475). “Un cristal mucié en un coffre”, Paris, Champion, 2005, p. 705-706 et 762-764.

11 Un frontispice du Livre de lEspérance montre Alain Chartier au travail dans son cabinet empli de livres (Oxford, Bodleian Library, ms. E.D. Clarke 34, fol. 2r) ; miniature reproduite dans A Companion to Alain Chartier (c. 1385-1430), Father of French Eloquence, éd. D. Delogu, J. E. McRae et E. Cayley, Leiden-Boston, Brill, 2015, p. 79. À larrière-plan apparaît le lit sur lequel plusieurs autres frontispices choisissent de figurer Chartier allongé.

12 Cette réflexion sinscrit dans le sillage de plusieurs études : J. Blanchard, « Artefact littéraire et problématisation morale au xve siècle », Le Moyen Français, 17, 1985, p. 7-47 ; J. Chiville Zinser, « The Use of Exempla in Alain Chartiers Esperance », Res publica litterarum, 3, 1980, p. 177-189 ; S. Huot, « Re-fashioning Boethius : Prose and Poetry in Chartiers Livre de lEsperance », Medium Ævum, 76, 2007, p. 268-284 ; D. Kelly, « Boethius as Model for Rewriting Sources in Alain Chartiers Livre de lEsperance », Chartier in Europe, éd. E. Cayley et A. Kinch, Cambridge, D. S. Brewer, 2008, p. 15-30 ; J.-C. Mühlethaler, « Le “rooil de oubliance”. Écriture de loubli et écriture de la mémoire dans le Livre de lEspérance dAlain Chartier », Figures de loubli (ive-xvie siècle), éd. P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de Lettres, 1-2, 2007, p. 203-222.

13 Entendement se voit menacé « de mauvaise pensee et de tentacion dyabolique » par les trois « ennemies de la paix des consciences et adversaires du salut des ames » (Pr. V, 31 et 36-7, p. 22-23).

14 Huot, « Re-fashioning Boethius », p. 272.

15 Huot, « Re-fashioning Boethius », p. 272 ; Kelly, « Boethius as Model », p. 17.

16 Huot, « Re-fashioning Boethius », p. 272-273.

17 Espérance souligne ce point tout en précisant que le suicide antique na de valeur que dans la perspective de « lonneur terrien » sans ouvrir à « la beatitude de lautre vie » promise par le Dieu des chrétiens (Pr. XI, 132-150, p. 99).

18 Mühlethaler, « Le “rooil de oubliance” », p. 210-211.

19 Jacques Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Champion, 1986, p. 156. La définition de Legrand date de 1400 environ et lallégation est omniprésente dans la littérature didactique du xve siècle.

20 Cest fréquemment le cas de Christine de Pizan.

21 Éd. citée, p. 68. Même interprétation dans le Dialogus familiaris amici et sodalis super deploracione Gallice calamitatis (Les œuvres latines dAlain Chartier, éd. P. Bourgain-Hemerick, Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 265) ; lAmi ajoute cependant : « Tu allegues piteux exemple. Mais, se tu me croiz, tu te efforceras, tant que possible te sera, de donner tel conseil a la chose publique par quoy ne toy ne elle ne perissez pas. »

22 Voir aussi Espérance, Pr. XII, 230-236, p. 110 et Po. XIII, 38-64, p. 112.

23 Désigné par les « fables du livre de Charmych », Pr. XII, 226, p. 109.

24 Idée émise par saint Jean Damascène, reprise par Nicolas de Cues. Dans ce développement, Espérance donne une vision très partielle du Coran.

25 Foi y recourt bien sûr aussi : « De la sainte Bible me veul je aider cy endroit », Pr. VII, 54, p. 39.

26 Voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans lOccident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.

27 Elles visaient, conformément aux v. 6-7 du poème I, à relater lhistoire du royaume de France depuis le mythe des origines troyennes et à consigner les exemples utiles aux souverains. La version élaborée sous Charles V connut une très large diffusion ; voir F. Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, p. 316-318. Quant à Jean Meschinot, lui aussi plongé, en des circonstances douloureuses, dans la lecture des « croniques ancïennes » au début des Lunettes des Princes, il y perçoit essentiellement un memento mori (éd. C. Martineau-Génieys, Genève, Droz, 1972, p. 6, XV, v. 4-6).

28 De Oratore, II, 36.

29 Les titres nobiliaires prêtés à Avicenne et Averroès sont fantaisistes.

30 Dans le Quadrilogue invectif, Chartier puise ses exempla essentiellement dans la Bible et chez les historiens latins ; pour ce qui est de la littérature médiévale, seuls apparaissent furtivement Roland, Olivier et Ogier le danois (éd. citée, p. 80), mais ce sont des héros de chanson de geste, considérés donc comme historiques. Chiville Zinser repère un passage de lEpistola de detestatione belli Gallici et suasione pacis où Chartier recourt aux poemata pour renforcer un argument (« The Use of Exempla », p. 186) ; voir Les œuvres latines dAlain Chartier, p. 228-229, § 17.

31 S. Paul, I Co 13, 12 : « À présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face. »

32 Kelly, « Boethius as Model », p. 19.

33 Citation supra.

34 H. Haug repère chez des auteurs bourguignons de la seconde moitié du xve siècle tels quOlivier de la Marche ou Jean Molinet un détachement des lectures « anciennes » au profit de lexpérience du temps présent : cf. « Ains les lisoie entre mes dens. Figures dauteurs-lecteurs (xive-xve siècles) : une réaction face au succès mitigé des nouvelletez littéraires en contexte curial ? », en ligne sur fabula.org, § 42-43.

35 J. Batany rappelle quau Moyen Âge « le droit accorde plus de foi au témoignage oral (même indirect ou fondé sur une tradition) quaux documents écrits, souvent forgés pour appuyer ces témoignages, mais postérieurs à eux » : cf. « Écrit/Oral », Dictionnaire raisonné de lOccident médiéval, éd. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, Fayard, 1999, p. 317. On sait combien Froissart sest attaché à recueillir le témoignage des protagonistes de la guerre de Cent Ans pour composer ses Chroniques.

36 Le Peuple émet un argument analogue dans le Quadrilogue invectif : « selon ce que les princes et les haulx hommes se maintiennent en estat et en vie, le peuple y prent sa rigle et son exemple, soit de bien, soit de mal, de paix ou desclandre. » (éd. citée, p. 48-49).

37 Christine de Pizan opère à ce propos une distinction entre le sage et le savant dans son Livre de la Paix : « sages est cil qui sagement fait bonne euvre et non cil qui la scet seulement sans en savoir ouvrer. » (The Livre de la Paix of Christine de Pizan, éd. C. C. Willard, La Haye, Mouton, 1958, p. 70). Dans Le Temps recouvré (1451), Pierre Chastellain considère, face à la foule des livres nécessaires à lacquisition de « la theoricque », « que riens ne [lui] valoit / Science telle sans praticque » (Les Œuvres de Pierre Chastellain et de Vaillant, éd. R. Deschaux, Genève, Droz, 1982, ccxiii-ccxiv, p. 94).

38 Voir F. Bouchet, Le discours sur la lecture en France aux xive et xve siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008, p. 262-274.

39 Philippe de Mézières, Le Songe du Viel Pelerin, éd. G. W. Coopland, Londres, Cambridge University Press, 1969, vol. II, p 221.