Skip to content

Classiques Garnier

Relire Plaute dans la facétie du Quattrocento Personnages, langue, mise en scène

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 2, n° 32
    . varia
  • Author: Bistagne (Florence)
  • Abstract: The genre of jokes flourishes in Latin in the fifteenth century and in vernacular in the sixteenth century. At the crossroad of the medieval fables, novelle and Latin collections of « mottos », it is also strongly influenced by the rediscovery of Plautus’ comedies. This article aims to show how reading and interpreting the theatrical text fed this genre to create a hybrid literary form in Italian context: beffa. I would more likely talk about « stage in the jokes » than « jokes on the stage ».
  • Pages: 175 to 187
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406067450
  • ISBN: 978-2-406-06745-0
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0175
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-28-2017
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
175

Relire Plaute
dans la facétie du Quattrocento

Personnages, langue, mise en scène

Les travaux de Francesco Tateo et de Lionello Sozzi ont déjà montré ce que la redécouverte de Plaute au xve siècle avait apporté à la théorie et à la pratique dune langue latine rénovée, dès les Facéties de Poggio Bracciolini1. Ce que je souhaite montrer à présent cest comment cette influence sest traduite par une hybridation générique entre le bon mot et le texte théâtral, qui a abouti à un nouveau genre, celui de la beffa, pour employer le mot de Castiglione, avec ses personnages et sa langue caractéristiques. Cest cette fois à hybridation du latin avec la langue vulgaire en cours de constitution que lon sintéresse, et notamment à travers lœuvre de Giovanni Pontano2, humaniste napolitain du second xve siècle.

176

Dans le De Sermone3, Plaute est cité4 36 fois et on trouve 54 occurrences sans citation, ce qui fait un nombre total doccurrences de 90 : il est lauteur le plus présent dans un ouvrage dédié à lélégance du discours, dans un traité prescriptif et descriptif, dans un vademecum du bien parler latin comme langue vivante moderne.

Pontano possède également son propre exemplaire de Plaute, le codex 3168 de la Bibliothèque Nationale de Vienne, qui contient les vingt comédies de Plaute Pontani manu et porte des annotations, que Rita Cappelletto a éditées en 19885. Ce manuscrit porte aussi la mention Plautus Panormitanj mais de la main de Johannes Sambucus6 à qui il a appartenu par la suite. Seule une date est mentionnée, « 1243 », dune écriture postérieure à celle de louvrage, et certainement la transformation de 1443, date à laquelle Pontano est très jeune, et dont lécriture est exactement celle du manuscrit. De plus, il y a des particularités orthographiques qui nous font bien reconnaître le style dont Pontano tirera sa propension à la uarietas. On y retrouve lalternance entre les diphtongues ae et oe avec les voyelles simples (caeteri/ceteri, cena/coena), entre les formes géminées et non géminées (immo/imo) ou la présence des aspirées dans les mots dorigine grecque (lacrima/lachrima). Pontano utilise aussi les formes archaïques à côté des formes modernes (optumus/optimus) et marque aussi parfois sa préférence pour le -n par rapport au -m (nanque, nunquid) et pour le -c par rapport au -t (ocium, auaricia). Il détache souvent également les enclitiques (neue ; deinde) et ne fait pas lassimilation systématique pour les suffixes (optinere/obtinere ; obtestor/optestor), suivant ainsi les 177usages de la langue ancienne7. Cette varietas faisait, dès 1491, écrire à Paolo Cortesi8 :

modo enim scribendi genus magnificentius renovatum est, et cognita primum numerorum varietas a Pontano, principe huius memoriae doctissimorum hominum qua sane et occuritur satietati, et nitidum illus struitur et laetum genus, ac politior illa elegantia hilaritate quadam aspersa conditur.

« Pontano a récemment rénové en effet ce genre littéraire de façon encore plus magnifique et il a fait connaître la variété du mètre, lui qui fut le premier parmi ces hommes si savants dignes de mémoire, et grâce à laquelle il échappe justement à lennui, et fait vivre un style brillant et plaisant, et assaisonne son élégance très raffinée comme en y répandant de la gaieté9. »

La lecture de Plaute est omniprésente dans le De Sermone, et il est lexemple type de celui qui a la maîtrise permanente du langage. En effet, chez lui tous les types de discours du De Sermone sont représentés : comis, lepidus, urbanus, salsus, etc. ainsi que tous les moyens de faire rire également, ambigua, contraria, duos sensus10. Il sait aussi faire parler tous 178les types de personnages : les esclaves trompeurs, les pères bourrus, les jeunes filles pleines de grâce, les fils flattant leurs pères, les amoureux, les fanfarons11. Pourtant dans le chapitre 9 du livre IV, il va émettre quelques réserves :

[imitatio] fugitanda est, uerum etiam dicta quaedam, quae mimica sint potius aut parasitica quam ingenua consessionibusque ac sermonibus, de quibus dicimus, male conuenientia, qualia haec ex Plauto quaeque alia eorum similia.[]Delectant haec populum suntue mirum in modum auribus popularium apta et ad inuitandum risum et ad retinendum spectatores in subselliis.

« [cest non seulement limitation] mais il faut également fuir certains traits qui sont plus propres aux mimes et aux parasites quaux hommes biens nés, et ne conviennent pas aux réunions et aux conversations dont nous parlons, comme ces mots chez Plaute et dautres qui leur ressemblent. [] Ces mots plaisent au peuple et sont dune façon étonnante pour les oreilles des gens du peuple propres à faire rire et en même temps à retenir les spectateurs sur les gradins12. »

Certes il emprunte à Plaute son langage, son expressivité, son aptitude au néologisme et la vivacité de sa syntaxe ; il le donne en exemple pour le comique de geste et de situation outre le comique de mots, mais il lui refuse le droit dêtre imité par le uir facetus.

Aliter oratoribus ac comicis, aliter ingenuis ciuibus facetiarum locos quærendos esse.

Itaque nec ut Martiali aut Plauto nec ut Ciceroni quærendæ nobis sunt facetiæ siue earum loci et quasi regiones.

« Les citoyens bien nés doivent chercher les thèmes des mots desprits différemment des orateurs et des comiques.

179

Cest pourquoi nous ne devons chercher ni comme Martial ou Plaute ni comme Cicéron les mots desprit ou leurs thèmes et comme leurs lieux13. »

Celui-ci en effet ne doit pas séloigner de la ligne de lhonnête et de lutile, dune ligne (pré)classique dharmonie et de beauté, et doit savoir approprier son visage et ses gestes à ses mots : en cela Plaute nest pas un exemple idéal, lui qui met en scène des personnages outranciers :

Summo studio id uidendum, quo dictis ipsis uultus accedat et, qua opus est, gestus quoque sit accomodatus ac perquam concinnus. [](2) Quodque de uultu præcipimus deque gestu, in uoce etiam seruandum ducimus, nam et ipsa inflexiones ac modulos suos habet.

« Et il faut veiller avec le plus grand soin à ce que la physionomie sajoute aux mots mêmes, et, quand il le faut, que le geste aussi soit approprié et très harmonieux [] (2) Et ce que nous recommandons à propos de la physionomie et du geste, nous pensons quil faut aussi lobserver dans la voix, car elle aussi a ses propres inflexions et ses propres modulations14. »

Réinterprétant lexigence daptum de lactio rhétorique en lappliquant à la conversation, Pontano semble ici indiquer que Plaute le choque, non en raison de sa propre conception littéraire et linguistique, mais de sa propre conception aristocratique de lesthétique et de léthique. Finalement tout se passe comme si lhomme desprit, facetus, celui qui fait des facetiae, devait justement séloigner de limitation de Plaute. Or cest exactement linverse qui se produit : tant dans lutilisation même de lauteur-Plaute dans la prose de Pontano que dans son réemploi dans la facétie rapportée et les personnages mis en scène.

Le réemploi de la langue de Plaute
dans la langue utilisée pour lécriture théorique

Pontano emprunte la façon de créer des néologismes à Plaute, comme litigatorius (I, 18), subcrassesco (III, 17), exgranulare, immanuare (V, 2) et le plus significatif, facetudo (I, 12, p. 94), dans lequel il cite Plaute, 180en référence au Pœnulus, 970 : ut mihi apsterserunt omnem sorditudinem (« comme ils effacent en moi toutes mes idées noires ! ») où sorditudo est un néologisme pour sordes. Il utilise également des diminutifs directement empruntés à Plaute : dieculus (De Sermone, III, 17 ; Plaute, Pseudolus, 503, avec changement de genre) ou des mots totalement inventés, cacomerdilis, sterquicomedis (De Sermone, III, 16) sur le modèle de Plaute15. Dans le chapitre sur les lieux des facéties (De Sermone, III, 17), il insiste sur certaines modalités constitutives de lart des facéties et il insiste notamment sur les ambigua, les calembours, les double-sens et il prend ses exemples chez Plaute :

« Gaudeo

tibi mea opera liberorum esse amplius »

filium enim herilem in infantia amissum recuperauerat, illico, nactus herus iocandi opportunitatem, respondit iocabundus : « Etenim non placet ; nihil moror, aliena mihi opera fieri plures liberos ». quod enim ille dixerat gratulatus, sua quod opera atque industria

« “Je suis heureux

que grâce à mon concours, tu comptes un enfant de plus”.

(car il avait retrouvé le fils que son maître avait perdu quand il était enfant), aussitôt le maître, saisissant lopportunité dune plaisanterie, répondit en plaisantant : “cela ne me plaît pas ; je ne me soucie guère que les œuvres dun autre augmentent le nombre de mes enfants”16 ».

Ici on voit bien que le vers rapporté est enchâssé dans une explication de la réplique théâtrale, qui est vue comme une facétie par Pontano, avec le même lexique. La citation sert ici de modèle de technique, la facétie doit calquer son mode de fonctionnement sur celui de la réplique théâtrale. Il en va de même par exemple pour les contraria, les antithèses, autre technique répertoriée dans lart des facéties :

181

« Dextera uox aures, ut uidetur, uerberat »,

ex aduerso contulit Sosia :

« Metuo, uocis ne uice hodie hic uapulem ».

« “Une voix, à droite, frappe mes oreilles, je crois”,

Sosie au contraire a riposté :

“Jai peur de recevoir aujourdhui des coups au lieu de cette voix17” ».

Le discours théorique, prescriptif, est là aussi enchâssé dans la citation théâtrale. On voit bien la double influence et la double réutilisation de Plaute dans le discours normatif et exemplaire : le modèle pour la facétie est pris dans le théâtre latin, même si le discours théorique de lauteur dit bien quil ne faut pas prendre ce modèle, et le lexique pratique de Pontano est lui aussi pris dans le lexique de Plaute, comme modèle pour une langue latine vivante et moderne, qui est donc mimétique de loralité théâtrale. Parmi les nombreuses facéties présentes dans le De Sermone comme exemples ou contre-exemples du discours idéal de lhomme en société que le traité se propose de définir, il y a un exemple que je prends souvent quand il sagit dillustrer les « intraduisibles ». Il sagit dun jeu de mot sur les assonances et lonomastique en italien qui ne peut se traduire en français sauf si on trouve un trio de mots qui font assonance et sens en même temps :

Exemplum secundi : inter congredientium homo non inurbanus irriserat alium eiusdem ordinis hominem, cum, qui suo nomine Fœniculus esset, eum Ferriculum salutasset. Tum ille, uultu quam maxime uerbis apposito, « et tu uale, inquit Furacule ».

« Voici un exemple du second genre : lors dune rencontre, un homme qui ne manquait pas durbanité, sétait moqué dun autre homme de son rang, en le saluant du nom de Ferricchio, alors que son nom était Finocchio. Alors ce dernier, dun air tout à fait approprié à ses mots, dit : “porte-toi bien, Furacchio18” ».

En effet foeniculus en latin peut être translittéré en finocchio, ferriculus en ferricchio, calqué sur finocchio, mais privé de sens propre, tout comme ferriculus en latin, dailleurs, et furaculus par furacchio, inventé sur le moment par assonance avec ferricchio et finocchio, dans la rapidité de léchange de reparties. Dans ce passage, on retrouve encore toute la verve de Pontano, lecteur attentif de Plaute, mais aussi une 182imitation dune caractéristique du petit peuple napolitain. Lhumour ici naît de la rapidité avec laquelle chacune des deux personnes qui se saluent déforme le nom de lautre en un nom privé de signification à partir du premier mot, qui en a une, qui est celle de désigner lhomosexuel en langue italienne dès le Moyen Âge (et encore dans la langue actuelle), et retombe sur un mot qui a une signification, furaculus, translittération en latin de litalien « voleur ». Lindividu no 1 fait mine de ne pas comprendre ce jeu de mots sur lonomastique. En français, il faudrait trouver quelque chose avec un homosexuel, un voleur et un mot qui naurait pas de signification mais une assonance. Ce jeu de mots fonctionne très bien en italien mais aussi en latin, grâce à la possibilité de création lexicale quoffre le latin de Plaute, utilisé ici comme langue vivante. On voit très bien que dans ce cas cest litalien, et la verve napolitaine, qui a été translittéré en latin. Plaute peut aussi illustrer les subabsurda, les absurdités, qui sont un autre ressort des facéties :

Est apud Plautum in Casina senex, qui uillico ancillam tradere in uxorem studeat, cum ipse tamen uoluptatem ex ea sibi quæreret. Itaque quo risum pœta excitaret inter spectatores, errantem inter loquendum illum inducit : « nam cur, senex inquit, non ego id perpetrem quod cœpi, ut nubat mihi – illud quod uolebam, nostro [seruo] uillico ? » Subabsurdum atque aberrantem illum parumque in uerbis consistentem facit, quo risum inde excitet.

« On trouve dans la Casina de Plaute un vieillard qui cherche à faire épouser une servante à son intendant, alors que lui-même voulait prendre du plaisir avec elle. Cest pourquoi le poète, pour provoquer le rire des spectateurs, le représente en train de se tromper en parlant : “pourquoi, dit le vieillard, nachèverais-je pas ce que jai commencé, quelle mépouse – je voulais dire, quelle épouse mon esclave intendant ?” Il le rend absurde et le fait se tromper, mal assuré dans ses mots, pour susciter le rire19. »

Notons ici que Plaute est désigné comme poeta, même si le terme est plus vague en latin classique que sa traduction lexicalisée de « poète », il nest en tout cas pas nommé par un mot issu du théâtre : puisque Pontano refuse au langage et aux contenus du théâtre, les verba mais aussi les res, dêtre des modèles pour la facétie et lhomme desprit, il ne saurait ici y classer Plaute ! Cet exemple développe justement la légitimité quil y 183a à prendre exemple sur Plaute si lon utilise la métaphore. Il rappelle la primauté de lars sur lingenium, des verba sur les res.

La mise en scène de la facétie et linspiration plautinienne : aux racines de la beffa20 ?

Dans la facétie précédente Pontano évoquait le caractère scénique de la facétie (spectatores) quil va développer dans lexemple suivant :

Gregorius Typhernas, quo præceptore Græcis in literis usus sum adolescens, ad forum accesserat rerum uenalium, dumque rusticano cum homine non potest de mercimonio conuenire, sermone enim cum illo nimis composito utebatur, ibi ego, qui rem perpendissem, conuersus ad rusticum : « o bone, inquam, homo, ex hac omni summa quantum ipse uis decorticari ? », quod a me dictum est pro demi. Tum ille, uerbo hoc et suo et rusticano cum uoluptate audito, renidenti similis aspernatusque Gregorium meque de amœnitate complexus, « tu, inquit, sapide adolescens, uniuerso de pretio quantum tibi uisum fuerit decorticabis ». Tum ego : « de cumulo isto tuo uel granulum exgranulabo ». Rursum ille in risum abiens, « pro arbitrio, inquit, exgranulabis ». Ad ea ipse : « nouem igitur granula argenteola crassula atque hæc quidem tantum immanuabo ». « Immanuabis, inquit, quam primulum ». Hac igitur ratione, composito pretio, transacta res est ; qui uero aderant omnes in cachinnos resoluti sunt. Feci igitur me ridiculum, hoc est rusticanum, quo agrestis hominis mollirem duritiem.

« Gregorio Tifernate, qui était mon professeur de grec quand jétais jeune, sétait rendu sur la place du marché et il ne pouvait pas faire affaire avec un paysan sur sa marchandise, car il employait avec lui un langage trop recherché. Alors, comme javais examiné la situation, je me tournai vers le paysan et lui dis : “oh mon brave homme, de toute cette somme, combien veux-tu nous laisser éplucher ? disant cela au lieu de retrancher ”. Alors celui-ci, ayant entendu avec plaisir ce mot à lui et caractéristique dun paysan, comme rayonnant et méprisant Gregorio et membrassant pour mon affabilité, me dit : “toi, jeune homme malin, tu éplucheras du prix tout entier tout ce quil te semblera bon”. Alors moi : “de ton tas, jégrènerai bien du grain”. À son tour, se mettant à rire, il dit : “tu égrèneras comme tu voudras”. Et moi à cela, 184je dis : “donc je te mettrai en mains neuf petits grains dargent bien gras, et cela seulement”. “Tu me les mettras en main, dit-il, le plus tôt possible”. Avec ce barème donc, après avoir établi le prix, on fit affaire. Mais ceux qui étaient là se déchaînèrent tous en éclats de rire. Je fis donc rire de moi, en me faisant paysan, pour adoucir la dureté de ce campagnard21. »

Cette facétie est importante car elle met en scène proprement un intellectuel de la génération passée, Gregorio Tifernate qui illustre la performativité des mots puisque lhomme cultivé devient aussi un paysan qui possède le même langage. On y trouve en effet : deux créations verbales : immanuare, mettre en main, et exgranulare, forgé sur le grano, unité monétaire au royaume de Naples, une expression typique des Comiques latins, quam primulum, qui fonctionne comme une indication scénique dans le dialogue et des marqueurs de dialogue qui sont finalement des didascalies : tum, tum, rursum. Elle est également ironique car lauteur de la théorie est pris au piège de son professeur mais aussi des personnages fictifs : cest de lui dont on se moque et de ridiculus il devient rusticanus. Dans un ouvrage prescriptif sur lart de la conversation qui est aussi descriptif, et est en lui-même un recueil de facéties (livres IV, V, VI), la facétie est souvent, évidemment, autonome par rapport à son modèle plautinien. Et pourtant, lexemple ci-dessous est finalement un témoignage dinnutrition :

Sedentibus nobis pro foribus nostris disserentibusque his ipsis de rebus, facti sunt obuiam inter se agrestes duo, alter albenti pilleo eoque grandiore intectus caput, alter nudatis pedibus ac plantis. Atque hic quidem e uestigio uerbis in illum illatus, « quanti, inquit, fungulus iste ? », pilleum uidelicet irridens. Ille, sublato statim supercilio, conuersis mox ad pedes eius oculis, respondit : « quanti calceoli tui ac denariolo pluris ? »

« Nous étions assis devant la porte à discuter de ces choses-là, quand deux paysans se rencontrent, lun tête couverte dun grand bonnet blanc, et lautre pieds entièrement nus. Alors celui-ci sur le champ lance ces mots à lautre : « combien, dit-il, pour ce petit champignon ? », se moquant bien sûr du bonnet. Lautre, haussant aussitôt les sourcils, et tournant son regard 185vers ses pieds, lui répondit : “combien pour tes chaussures, plus dun petit denier22 ?” ».

La situation initiale de la facétie est contemporaine et met en scène lauteur du traité et ses répondants, son cercle damis devisants, et le hasard : la facétie est une irruption de la réalité et du mouvement dans la théorie et le récit statiques (obviam inter se, participiale sedentibus nobis). Comme dans le cas précédent de ferricchio/finocchio translittérés en latin, la langue napolitaine peut être translittérable mais aussi traduisible en latin : fungulus est en effet fungo, latinisé avec son diminutif, et pilleum le mot emprunté à Plaute pour désigner le bonnet. Lindication du supercilium, le sourcil, est aussi une indication scénique, qui est une des attitudes stéréotypées du parasite de la comédie latine palliata, celle de Plaute23. Ici cest bien la force du latin comme langue vivante moderne, langue de communication, langue de lhumour qui est signifiée, et pas uniquement sa dignité comme langue de culture et de littérature. Lhybridation linguistique fonctionne dans les deux sens : tout comme la langue vulgaire en cours de constitution peut parfois traduire et importer des facéties latines24, ici le latin vivant est une langue hybridée, à la syntaxe cicéronienne et au lexique plautinien, qui permet de rendre des expressions contemporaines vernaculaires.

Un autre exemple de discours rapporté entre un personnage « qui passe par hasard » (forte) et un autre qui vient à sa rencontre (praeteriens), avec une notation psychologique (homullus dicaculus, emprunté de Catulle), va mettre en scène une facétie enchâssée dans laquelle le personnage cite Térence, le comique latin « de bon goût25 » au milieu dune facétie imitée de Plaute :

Eodem tempore, cum staret forte nobis e regione sutor senex, et quidem sordidus admodum senex, cui ad nasum pendebat pituita grandiuscula quidem ac pellucida, præteriens homullus dicaculus et ipse, « pannis tamen atque annis obsitus », ut ille inquit apud 186Terentium, iocandique opportunitatem nactus, « perpulchrum, inquit, adamanta et pretiosum ». Tum alter : « et anulo tuo dignum ».

« À la même époque, exactement en face de nous se trouvait par hasard un vieux cordonnier, et vraiment un vieux très sale, au nez duquel pendait une assez grande morve transparente. Un petit homme assez caustique qui passait par là “chargé de haillons et dannées” comme dit le personnage de Térence26, et trouvant une plaisanterie à propos, dit “splendide et précieux diamant”. Lautre lui répondit : “et digne de ta bague27”. »

On voit bien comment la facétie se nourrit de la théâtralité et du langage comique. Mais on a encore une citation dauctorialité. Plaute, et même Térence ici, sont convoqués. Pour prendre à rebours le titre de la journée détude « la facétie sur les tréteaux », ce sont bien « les tréteaux dans la facétie » qui sont aux racines de la beffa :

Diuerterat ad meritoriam Pyrrhiniculus Vasco atque, apposita mensa, anaticulum uersabat in lancibus perbelle unctum atque halliatum. Ingreditur repente ad illum uiator Hispanus, iniectisque in anaticulum oculis : « potes, inquit, o amice, aduenientem comiter amicum accipere ? ». Ibi tum Pyrrhiniculus, quo nomine ipse esset, exquirit. Audenter ille ac iactabundus : « Alopantius, inquit, Ausimarchides Hiberoneus Alorchides ». « Pape, tum Pyrriniculus, quatuor ne auicula hæc heroibus et quidem Hispanis ? absit iniuria : ea Pyrrhiniculo satis est uni ; minutos enim decent minuta ».

« Pirrynicole, un Gascon, samusait dans un cabaret, et, la table mise, faisait tourner un petit canard bien huilé et bien aillé dans un plat. Soudain un voyageur marche vers lui, un Espagnol, jette les yeux sur le canard, et dit : “peux-tu, mon ami, recevoir aimablement un ami qui arrive ?”. Alors Pirrynicole lui demanda quel était son nom. Lautre, avec hardiesse et plein de morgue, lui dit : “Alopanzio y Ausimarco y Alorco lHibéronique”. Alors Pirrynicole lui dit : “diable ! Ce petit oiseau pour ces quatre héros, Espagnols qui plus est ? Sans vouloir toffenser, il nest suffisant que pour un seul Pirrynicole ; car aux petits conviennent des petites choses28”. »

Tous les marqueurs de la beffa sont présents : la situation initiale est une situation contemporaine, les personnages sont réels (ici « un Gascon »), il y a des indications scéniques de mouvement (un voyageur entre) et de costume (cest un Espagnol) qui peuvent quasiment fonctionner comme des didascalies. On remarque quil ny a ici plus aucune 187référence ni à Plaute, ni à une citation rapportée, ni à une situation vécue par des intellectuels qui en sont parfois les protagonistes, mais quil sagit directement dune facétie rapportée. Et pourtant, même avec le plus grand détachement de lauctorialité, il y a la présence de Plaute : dans la façon dont lEspagnol se présente, on entend le soldat fanfaron de Plaute Alopantius Ausimarchides Hiberoneus Alorchides/ Bombomachides Clutomestoridysarchides (Miles Gloriosus, v. 14). Le mot même hiberoneus, avec la présence du -h aspiré, est mimétique de lemphase avec laquelle lEspagnol se présente, et il est typique de la langue archaïque ; le mot anaticulus est aussi un mot que lon trouve chez Plaute (au féminin, anaticula, comme épithète amoureuse pour une jeune fille, « mon petit canard », par exemple dans Asinaria v. 693), mais ici avec un effet de variation chez Pontano qui lutilise au masculin29. On voit bien à quel point Pontano est nourri de Plaute et comment lhybridation fonctionne entre la forme (le dialogue – la mise en scène – la facétie) et la langue utilisée.

On voit bien comment la relecture et linnutrition de Plaute, qui nest pas une imitation, est utilisée pour créer une langue latine moderne vivante et capable de créations lexicales aptes à dire le réel contemporain de la fin du xve siècle à Naples. Le fait que les facéties soient enchâssées dans le discours théorique permet de mieux les mettre en relief comme des exemples, et ce nest pas un hasard si le réseau de mots facete, facetia, facetus, est celui qui sera utilisé pour commenter les comédies latines ; mais pour cela je renvoie ici-même à larticle de Mathieu Ferrand.

Florence Bistagne

Institut universitaire de France – Université dAvignon

EA 4277 Identités Culturelles Textes et Théâtralité

11 Voir F. Tateo, « Il linguaggio comico nellopera di Giovanni Pontano », Acta Conventus Neolatini Lovaniensis, éd. J. Ijsewijn et E. Kessler, Louvain, Leuven University Press – Munich, W. Fink, Verlag, 1973, p. 647-657 ; Id., « Il lessico dei comici nelle facezie latine del400 », I classici nel Medioevo e nellumanesimo. Miscellanea philologica, éd. G. Puccioni, Gênes, Istituto di filologia classica e medievale, Università di Genova, 1975, p. 93-109 ; Id., « La raccolta delle Facezie, e lo stile comico di Poggio », Poggio Bracciolini nel VI centenario della nascita, Florence, Sansoni, 1982, p. 207-233 ; L. Sozzi, « Le Facezie di Poggio nel quattrocento francese », Miscellanea di studi e ricerche sul Quattrocento francese, éd. F. Simone, Turin, Giappichelli, 1967, p. 409-516 ; Id., « Le Facezie e la loro fortuna europea », Poggio Bracciolini nel VI centenario della nascita, Florence, Sansoni, 1982, p. 235-259 ; H. Casanova-Robin, « Linfluence de Plaute sur la définition du comique chez G. Pontano », Ancient Comedy and Reception : Essays in Honor of Jeffrey Henderson, éd. S. Douglas Olson, Boston, De Gruyter, 2013, p. 410-426.

2 Né en 1429, mort en 1503, Giovanni Pontano est un homme politique de premier plan au service du royaume aragonais de Naples de 1448 à 1495, année de loccupation de Naples par les troupes françaises de Charles VIII. Il occupe les charges, pour le dire de façon moderne, de ministre des finances, de secrétaire général, de premier ministre pendant toute sa carrière. Cest également un poète et un théoricien de premier plan. Après les travaux de Salvatore Monti (« Il problema dellanno di nascita di Giovanni Pontano », Atti dellAccademia Pontaniana, ns, XII, 1962-1963) qui fixe de façon définitive sa date de naissance, la biographie la plus récente de Pontano est celle de Carol Kidwell, Pontano, Poet and Prime Minister, Londres, Gerald Duckworth & Co Ltd, 1991.

3 Toutes les citations du De Sermone renvoient à De Sermone, éd. et trad. Fl. Bistagne, Paris, Champion, 2008.

4 Je reprends ici la terminologie utilisée par les médiévistes français, définie dans Identifier sources et citations, dir. J. Berlioz, Turhout, Brepols (« LAtelier du Médiéviste »), 1994.

5 Plaute, Comoediae, ms Vindobonensis Palatinus latinus 3168, édité par R. Capellett : La lectura Plauti del Pontano : con edizione delle postille del cod. Vindob. lat. 3168 e osservazioni sull« Itala recensio », Urbino, Quattroventi, 1988.

6 Johannes Sambucus (1531-1584), médecin et humaniste hongrois, historiographe de lempereur Ferdinand, auteur dun livre demblèmes en 1564. Bibliophile, il constitua une des bibliothèques de classiques grecs et latins les plus riches dEurope. Voir G. Almási et F. G. Kiss, Humanistes du bassin des Carpates. II. Johannes Sambucus, Turnhout, Brepols (coll. « Europa Humanistica », 14), 2015.

7 Pour une description exhaustive et raisonnée des caractéristiques de la langue archaïque, voir évidemment louvrage fondamental dAlred Ernout, Morphologie historique du latin, nouvelle éd. corrigée et révisée par M. Casevitz, Paris, Klincksieck, 2014 (1re éd. 1914) et, plus récemment, A. L. Sihle, New Comparative Grammar of Greek and Latin, Oxford, Oxford University Press, 1995 ou M. Weiss, Outline of the Historical and Comparative Grammar of Latin, Ann Arbor, Beech Stave Press, 2009.

8 Paolo Cortesi (1465-1510), élève de Pomponio Leto à lAcadémie Romaine, fut secrétaire apostolique de nombreux Papes. Il est le protagoniste de la fameuse querelle du cicéronianisme à la fin du xve siècle dans un échange de lettres avec Politien, éditées par E. Garin dans Prosatori latini del Quattrocento, Milan, Ricciardi, 1952, p. 902-910. Donatella Coppini a récemment publié un article qui fait le point sur cette controverse : « La polemica de imitatione fra Angelo Poliziano e Paolo Cortesi. Dalla lingua di Cicerone alla libua del Cardinale », Forms of Conflict and Rivalries in Renaissance Europe, éd. D. A. Lines, M. Laureys et J. Kraye, Gottingen, V&R unipress, 2015, p. 39-50.

9 Paolo Cortesi, Dialogus de hominibus doctis, 1490-1491, dédié à Laurent le Magnifique, resté inédit jusquen 1734, édition moderne de M. T. Graziosi, Rome, Bonacci, 1973, ici p. 46. Sinsérant dans la tradition des dialogues humanistes du Quatrocento, cet ouvrage est lun des premiers documents dhistoriographie littéraire. Se déroulant sur une île du lac de Bolsena où Alexandre Farnese futur Pape Paul III a une villa, en juillet 1491, il met en scène ce dernier, Cortesi et « Antonio », figure du maître, du sage, qui serait Giovanni Antonio Sulpizio (ca. 1450-1513, professeur à Pérouse, Urbino et Rome où il eut Cortesi et A. Farnese pour élèves) qui discutent sur la valeur des auteurs depuis Dante. Ici, Pontano est célébré comme le rénovateur du mètre latin, dès 1491, alors quà cette époque il na publié que le De Aspiratione, ouvrage dorthographe, ce qui signifie que ses œuvres poétiques circulent en manuscrit.

10 Sur les procédés ressortissant à lart du comique, voir Fl. Bistagne, « Naissance et parcours de la facétie comme forme brève au Quattrocento : des lectures antiques pour une forme moderne », à paraître dans le volume Perspectives facétieuses, éd. D. Bertrand, Paris, Classiques Garnier, 2016, actes du colloque de Clermont-Ferrand doctobre 2012.

11 Toutes les pièces et tous les personnages ou presque sont des exemples dune modalité de langage dans le De Sermone. Ainsi (pagination éd. Bistagne) : Amphitryon p. 190, 196, 200, 204, 206, 207, 233, 237 ; Asinaria p. 92, 110, 160, 178, 179, 180, 194, 198, 200, 226, 227 ; Aulularia p. 95, 226, 248, 261, 297 ; Bacchides p. 118, 154, 193, 206, 207 ; Captiui p. 26 ; Casina p. 104, 179, 180, 204, 207, 274, 276 ; Cistellaria p. 84, 194, 234 ; Curculio p. 92, 243 ; Epidicus 195, 205, 251 ; Menechmes p. 205, 207, 233, 250 ; Mercator p. 205, 206, 207, 229, 261 ; Miles Gloriosus p. 85, 88, 145, 273, 298 ; Persa p. 109, 234 ; Poenulus p. 91, 92, 95, 119, 145, 192, 200, 204, 250 ; Pseudolus p. 193, 205, 206, 227, 229, 261 ; Rudens p. 207, 208, 303 ; Trinumnus p. 115 ; Truculentus p. 156. Sur le discours des personnages et sa fonction métapoétique, voir I. David, « Le Personnage de Plaute et le regard du public : entre texte et spectacle », Cahiers des études anciennes, 51, 2014, p. 203-221.

12 De Sermone, IV, 9, Mimica et theatralia parum facetis conuenire (Ce qui est du domaine du mime et du théâtre ne convient pas aux hommes desprit), p. 249-250.

13 De Sermone, III, 21, p. 218.

14 De Sermone, IV, 8, Vultum esse dictis ipsis accomodatum et gestum et uocem (La physionomie, le geste et la voix doivent être appropriés aux traits), p. 249.

15 Une très bonne mise au point conceptuelle et terminologique sur les mécanismes de la création lexicale en latin a été faite par Michèle Fruyt et Claude Moussy dans leurs articles respectifs « La création lexicale : généralités appliquées au domaine latin », p. 11-48 et « La création lexicale par antonymie », p. 51-60, dans louvrage collectif La création lexicale en latin, Actes du IXe Colloque de linguistique latine, éd. M. Fruyt et Ch. Nicolas, Paris, PUPS, 2000. Voir aussi M. A. Julia, « La langue des esclaves chez Plaute : stylème ou réalité ? », Territoires et dépendances : approches linguistiques, éd. C. Brunet, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté (coll. « Institut des Sciences et Techniques de lAntiquité »), 2014, p. 87-108.

16 Cistellaria, 776-778 / De Sermone, p. 241. Les traductions de Plaute sont les miennes, sauf indication contraire.

17 Amphytrion, 333-334 / De Sermone, p. 241.

18 De Sermone, p. 260.

19 Casina 701-703 / De Sermone, p. 274. La Casina est la seule pièce de Plaute nommément citée dans tout louvrage.

20 Il y a toute une bibliographie sur la différence entre la burla, hispanisante, et la beffa, de tradition italienne ; je renvoie simplement à P. Larivaille, « Castiglione et la beffa », Italies. Revue détudes italiennes (Université de Provence), 11, 2007 (Bonnes manières et mauvaise conduite) : http://italies.revues.org/1933. Voir également J. Guidi, « Festive narrazioni, motti e burle (beffe) : lart des facéties dans le Courtisan », Formes et signification de la « beffa » dans la littérature italienne de la Renaissance, éd. A. Rochon, Paris, CIRRI, 1975, p. 175-210.

21 De Sermone, p. 274. Gregorio Tifernate, né à Città di Castello, ca. 1415 et mort ca. 1466. Élève de Manuel Chrysolora et de Vittorino da Feltre, il enseigne le grec à Naples puis à Rome, où Nicolas V lui fait traduire le De regno de saint Jean Chrysostome. Il traduit les livres XI à XVII de la Géographie de Strabon avec Guido Vannucci, qui paraît à Rome, chez Sweynheim et Pannarz en 1469. De 1447 à 1450 il enseigne le grec à Naples, où il a Pontano comme élève, puis il part à Paris en 1456, où il occupe la première chaire de grec jamais créée.

22 De Sermone, p. 227. Cest moi qui souligne.

23 Voir F. Dupont, Le théâtre latin, Paris, A. Colin, 1999 (notamment p. 130-131) et Id., LActeur-Roi ou le théâtre dans la Rome antique, Paris, Les Belles-Lettres, 1985.

24 Voir Fl. Bistagne, « Castiglione, traducteur, imitateur, inventeur ? » dans les actes du colloque « Traduire le mot desprit. Pour une géographie du rire à la Renaissance (1480-1610) », Clermont-Ferrand, 9-11 octobre 2014, à paraître en 2016.

25 Pour lhistoire de la transmission de Térence jusquà la Renaissance, voir B. M. Olsen, La réception de la littérature classique au Moyen Âge (ixe-xiie siècle), Copenhague, Museum Tusculanum Press, 1995, notamment p. 44-45.

26 Térence, Eunuchus, 236.

27 De Sermone, p. 233.

28 De Sermone, p. 200.

29 Dans le dialogue Antonius, Pontano reprendra le mot au féminin, pour garder lallitération, « uenit ancillula cum anaticula ».