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Classiques Garnier

Les deux corps du monarque dans la pensée élisabéthaine Gorboduc de Norton et Sackville

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 2, n° 32
    . varia
  • Author: Bouix (Christopher)
  • Abstract: On january 18 1562, Gorboduc, an historical play by Norton and Sackville, is performed before Queen Elizabeth I. The ­monarch’s body is at the time one of an unmarried woman, causing various debates amongst politicians. The play uses a range of theatrical devices (pantomime, action, chorus) in order to put on stage a plural royal body, exposing new thoughts on inheritance, royal blood and natural power, and therefore exploring the paradoxical state of a ­complex and unique body.
  • Pages: 37 to 48
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406067450
  • ISBN: 978-2-406-06745-0
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0037
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-28-2017
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Les deux corps du monarque
dans la pensée élisabéthaine

Gorboduc de Norton et Sackville

Au cours du xvie siècle, lAngleterre des Tudor voit la constitution dune véritable économie des spectacles1 quaccompagne un profond renouvellement des esthétiques dramatiques. Les anciennes formes dominantes à la fin du siècle précédent, comme les moralités spirituelles illustrées par Everyman, sinfléchissent pour laisser une place de plus en plus notable à lactualité politique. Dans la première moitié du siècle, cette tendance est déjà nette dans Magnyfycence de John Skelton en 1519 ou The Play of the Wether de John Heywood en 1533, qui commentent les bouleversements politiques du règne dHenri VIII à travers les masques de personnifications allégorisant Vices et Vertus2. Au moment où Élisabeth monte sur le trône, la restructuration renaissante des écritures scéniques et laffirmation du goût pour les canevas historiques ou mythologiques offrent des perspectives nouvelles sur les interrogations toujours lancinantes qui entourent le pouvoir royal et ses incarnations. Car il ne va pas de soi, au milieu du xvie siècle, que le monarque anglais soit, encore une fois, une femme, et que cette femme soit, comme celle qui lavait précédée, le fruit dun mariage contesté3. En outre, la virginité de la 38reine – que, depuis son couronnement spectaculaire en janvier 1559, elle-même na cessé de mettre en scène4 – complexifie la relation entre corps naturel et corps politique du gouvernant et relance le débat sur la succession dans la dynastie Tudor5.

Rien détonnant dans ce contexte à ce que les réflexions sur le corps de pouvoir et sa représentation soient sous-jacentes à lensemble du théâtre que la critique moderne a postérieurement désigné comme élisabéthain. « Thus play I in one person many people6 » : le célèbre vers de Richard II dans la pièce éponyme de Shakespeare suggère les difficultés à incarner scéniquement un corps qui se révèle multiple. À travers une lecture de Gorboduc de Norton et Sackville, lune des premières pièces du répertoire élisabéthain, nous proposons dobserver les interactions entre les théories – et les nouvelles pratiques – politiques du corps royal et les usages innovants de lécriture théâtrale en anglais. Nous suggérons lhypothèse que le schisme entre le corps naturel et le corps politique du roi est à la source de dispositifs dramatiques et scéniques inédits.

Aux sources du théâtre élisabéthain :
une pièce emblématique et singulière

Écrite et jouée en décembre 1561 puis représentée de nouveau quelques semaines plus tard devant la reine, Gorboduc de Thomas Norton et Thomas Sackville est une œuvre à la fois emblématique et singulière7.

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Emblématique est dabord le contexte de production et de diffusion de lœuvre. Rédigé trois ans après le couronnement de la Reine Vierge, Gorboduc est un spectacle de cour. Bien que dabord représentée dans le milieu des Inns of Court où Thomas Norton et Thomas Sackville avaient reçu leur formation8, la pièce a rapidement été placée sous les yeux de sa royale destinataire lors dune deuxième représentation à Whitehall le 18 janvier 1562. Juristes et parlementaires, protégés de la reine9, les deux auteurs ont par là participé à la fois à la communication intense déployée par cette dernière pour asseoir sa légitimité, alors que quelques voix continuaient, ici ou là, à contester le droit de la fille dAnne Boleyn à régner, et aux efforts du Parlement pour pousser Élisabeth au mariage10.

Emblématique, Gorboduc lest aussi en tant que témoignage de lévolution du théâtre médiéval au théâtre renaissant en Angleterre. Si les visées de la pièce demeurent morales et politiques à la manière des interludes henriciens, elles ne sont plus incarnées par un personnel allégorique. Lactualité est mise en perspective grâce au déplacement de laction dans un passé national mythifié, un procédé déjà expérimenté par John Bale dans la seconde version de King Johan en 156011 et qui sera abondamment exploité quelques décennies plus tard dans les pièces historiques de Marlowe, Shakespeare, Middleton et dautres. Bien que soit toujours attendu des spectateurs un décryptage interprétatif, la distance historique remplace la distance allégorique. Gorboduc apparaît 40de ce point de vue comme une pièce de transition entre les moral plays des années 1530 et les chronicle plays des années 1580.

La singularité de Gorboduc est avant tout esthétique. Si son style se nourrit de la rhétorique des moralités et des tragédies de Sénèque12, son écriture dramaturgique use de modes de représentation divers, associés les uns aux autres par une double logique de multiplication et de diffraction. Chaque acte souvre par une pantomime esquissant silencieusement les événements à venir ; elle est suivie par laction dramatique à proprement parler. Puis le chœur commente ce qui vient de se dérouler devant le public. Grâce à ces moments répétés danalepse et de prolepse, chaque événement est mis en scène trois fois, de trois manières différentes. Cette scénographie plurielle, caractéristique du premier théâtre élisabéthain, soutient le développement dune réflexion sur le statut complexe du corps royal – corps multiple, corps multiplié.

Problématiser le corps de pouvoir :
multiplication et diffraction des figures royales

Comme ce sera le cas de beaucoup de chronicle plays ultérieures, largument de Gorboduc est inspiré de lHistoria Regum Britanniae de Geoffroy de Montmouth13. Cette chronique des rois bretons, écrite dans la première moitié du xiie siècle et qui esquisse pour la première fois, comme on le sait, les règnes dArthur et de Lear, jouissait alors dune large diffusion grâce à de nombreuses récritures en latin et en anglais14. La pièce de Norton et Sackville choisit pour point de départ labdication du roi Gorboduc, âgé et affaibli, en faveur de ses deux fils, Ferrex et Porrex. Cette décision fait fi de la primogéniture, coutume qui permet une succession 41claire en faveur de laîné. Ce choix – dont la dimension contre-nature est longuement soulignée15 –, ne tarde pas à plonger le royaume dans la division. Ferrex, fils aîné qui se considère comme lhéritier du trône, soppose à lambition de son frère cadet. Celui-ci fomente son assassinat. Le coupable Porrex est à son tour assassiné par sa mère, la reine Vidéna. Gagné par le désordre qui sest emparé du royaume, le peuple se révolte, entraînant la mort de Gorboduc et de la reine. Face à une telle crise de succession, le Parlement assure un équilibre politique jusquà larrivée, à lacte final, de Dunwallo Molmotius. Le héros providentiel met fin à la guerre civile et rétablit dès lors un pouvoir monarchique stable.

Davantage que du destin du vieux prince qui donne son nom à la pièce, Gorboduc tire sa dynamique dune tension idéologique : celle qui oppose les notions de royauté juste et de succession dynastique légitime à celles de tyrannie et de discorde sociale. Cette tension est donnée à voir par plusieurs stratégies théâtrales. On essaiera de montrer ici comment la multiplication des corps du pouvoir, dont le conflit autodestructeur est le moteur de laction, vient sarticuler à la pluralité des modes de représentation impliqués par lorganisation du spectacle, tissé de pantomimes et dinterventions chorales.

On peut observer demblée que laction dramatique de Gorboduc est fondée sur la succession de divers corps de pouvoir qui prétendent tous à une légitimité : tels sont, au fil des actes, Gorboduc, ses deux fils et Dunwallo Molmotius. Si le déchirement de la famille royale, concrétisé en scène par plusieurs assassinats, trouve un écho immédiat dans léclatement du corps social, incarné par le peuple révolté, le triomphe du dernier prince est soutenu par la permanence dun corps politique, le Parlement, qui légalise sa prise de pouvoir. Cest donc lensemble des corps du roi – « naturel » et « politique », pour reprendre les mots dÉlisabeth, mais aussi social et mystique – que la pièce déploie et interroge.

La tragédie de Gorboduc trouve en effet ses sources dans laffaiblissement physique du roi. Dès son apparition, le vieux monarque est décrit par son entourage comme fourbu, épuisé, presque mourant :

Car les soucis des rois qui règnent comme vous,

En vue du bien de tous et non pour leur plaisir,

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Usent la vie dun homme et hâtent lheure où le corps ploie,

Où la face ridée et les membres débiles,

De la mort au lent pas il approche plus vite16.

Jusquà lacte IV est exhibée de manière répétée la faillite dun corps périssable, que lâge et les infirmités rendent incapable de porter la fonction monarchique. Pour autant, les robustes descendants de Gorboduc, les jeunes Ferrex et Porrex, ne rétablissent nullement léquilibre troublé du pouvoir. Ces guerriers, qui font de leur force un argument, sont désignés dès la scène 1 de lacte II comme des cochers qui, à linstar de Phaéton, ne savent pas tenir les rênes de leur monture et menacent dembraser de leur fureur tout le pays17. Leur virtus nest guère que corporelle et lallure martiale quils affichent, parce quelle nest tempérée ni par la sagesse ni par la poursuite du bien commun que le roi doit théoriquement assumer en faveur du corps politique formé par ses sujets, ne peut être que mortifère. Seul le personnage révélé par le dernier acte, Dunwallo Molmotius, associe vertu morale et vertu physique. Son corps équilibré redonne unité et paix à celui du pays, remettant ce dernier « dans les voies de la monarchie » comme lindique le canevas de la dernière pantomime18.

Si laction dramatique se noue autour de la succession troublée dun roi que sa faiblesse et la violence vengeresse de ses descendants réduisent à néant, le dispositif théâtral pluriel de Gorboduc enrichit le propos. Pantomimes et interventions du chœur dessinent en effet une histoire parallèle, celle des ascendants mythologiques ou légendaires des rois dAngleterre. La pantomime de lacte IV fait ainsi surgir le souvenir de figures vicieuses tels que Tantale, Médée, Athamas, Ino, Cambyse et Althéa, coupables davoir assassiné leur progéniture comme sapprête à le faire la reine Vidéna19. Le conseiller Eubule enchérit en remémorant au fil de la pièce la geste de Brut, fondateur de la Britannia et de ses lignées monarchiques :

Et votre grâce se souvient quen des temps plus anciens

Le puissant Brut, premier prince établi sur ces terres,

En fut le maître régnant, fort bien et sans partage20.

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Mais lexemplarité de Brut savère plus ambiguë que ne le suggère le ton de laudatio temporis acti qui introduit son évocation. Car ce prince, pacificateur et unificateur de son vivant, a lui aussi à sa mort légué le royaume à trois fils. De ce geste insensé est découlée une interminable période de troubles :

Il fit trois parts, comme vous en méditez deux.

Hélas, combien de sang breton il a fallu verser

Pour refaire depuis cette unité brisée !

Que de princes sont morts de mort prématurée,

De cités, de gens perdus dans ce pays21 ! 

Le rappel à Gorboduc de lépoque légendaire de son ancêtre Brut – assombrie par des erreurs quil est impératif déviter – et le rappel aux spectateurs élisabéthains du règne, légendaire et tout aussi calamiteux, peint dans Gorboduc sont en quelque sorte repliés lun sur lautre grâce au triple mode de représentation choisi par Norton et Sackville. Le message, martelé, est clair : Élisabeth, qui a elle-même été victime dune succession brouillée, doit sattacher aussi vite que possible à assurer sa propre descendance en mettant son corps « naturel » en état de procréer au sein dun mariage et en prenant appui sur le corps politique représenté par le Parlement. Ce dernier, dont les actes assurent la légalité des successions, apparaît donc aussi comme le garant de la légitimité monarchique.

Droits du sang : mettre en spectacle
une succession légitime

En sattachant à mettre en scène les différentes facettes du corps du roi, Norton et Sackville ne dissocient pas travail théâtral et questionnement politique. De même, le divertissement quen courtisans ils proposent à la reine reflète aussi leur statut de juristes. On peut en effet lire Gorboduc comme une réflexion juridique menée sur la dimension physique de la légitimité royale : le roi prend corps, le sang se transmet.

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Les différents actes de succession édictés par le Parlement au cours des règnes dHenri VIII et dÉdouard VI, ainsi que les testaments de ces rois, ont nié presque constamment la légitimité dÉlisabeth à régner. Néanmoins en 1559 les prétentions de cette dernière ont été reconnues par le Parlement, eu égard au sang royal dont elle était issue22. En juristes et parlementaires, en soutiens aussi dune famille régnante, les Tudor, qui a déployé une véritable propagande pour confirmer sa suprématie23, Norton et Sackville font de fait du « sang dAngleterre » un leitmotif de Gorboduc. La scène 2 de lacte I exalte, par la bouche du bon conseiller Eubule « la coutume et le sang » quil convient de respecter pour garder le royaume de la guerre24. La scène 2 de lacte V, à la recherche dune figure incontestée, va jusquà suggérer lhypothèse « dune femme / que tous approuveront pour raison de lignée25 ».

De nouveau, Norton et Sackville travaillent à spectaculariser les idées politiques quils défendent, celles dun sang légitime porté par le corps naturel et qui assure au corps social unité et pacification. Les métaphores habituelles de la généalogie, telles que larbre et les branchages, se croisent avec des représentations topiques de la concorde, comme les fagots liés26, pour animer la première pantomime :

On entend dabord des violons, cependant quentrent en scène six hommes sauvages vêtus de feuillages. Le premier dentre eux porte sur le dos un fagot 45de menues branches que les hommes sauvages, lun après lautre puis tous ensemble, tentent à toute force de briser, mais sans pouvoir y parvenir. Après quoi, lun deux tire du fagot une branche et la rompt ; puis les autres, tirant du fagot branche après branche, les rompent aisément une fois séparées, alors quils avaient échoué lorsquelles étaient liées ensemble. Sur quoi, ils quittent la scène et la musique cesse27.

Ce fagot de branchages, affaibli sil est délié, incassable sil est noué, que la première pantomime introduit pour suggérer lunion en péril du royaume, est ensuite repris par le chœur pour peindre la famille royale désormais désunie à la fin de lacte I28. Un autre paradoxe se dessine à travers la circulation de limage : un et pluriel, le corps royal est à la fois faible et fort – faible dans sa singularité dindividu caduc, fort dans la lignée monarchique ; faible si, comme le tyran, il sisole du peuple, indestructible sil incarne le mysticall body du royaume29. Un tel corps, comme la suggéré Ernst Kantorowicz, tend dès lors à se transfigurer en superbody30. Gorboduc identifie donc non seulement le corpus regalis au système monarchique, mais lenracine aussi dans une terre où larbre généalogique fleurit et quil protège, lAngleterre31.

Mais éviter la transformation du riche jardin en terre désolée, cette métamorphose désastreuse que peint longuement la dernière réplique de la pièce32, nest pas seulement la responsabilité du monarque ; ce devoir 46incombe aussi aux parlementaires, incarnés par les conseillers de Gorboduc. Contre les flatteurs se dresse Eubule. Il déclare dès lacte I sa volonté de sauvegarder le corps politique du pays menacé par les corps naturels, débiles ou trop fougueux, de la famille royale33. À la fin de lacte V, le chœur disparaît pour laisser place au dernier discours dEubule, qui fait du Parlement une indispensable instance de régulation politique :

Mais non ! il eût fallu tenir un Parlement

Et nommer pour le trône des héritiers certains,

Pour confirmer le titre reconnu par le droit

Et ainsi dans le peuple semer lobéissance34.

Filant la métaphore végétale, le conseiller parlementaire joue un rôle de tuteur permettant à larbre – généalogique des rois, social du royaume – de se développer harmonieusement35. Le Parlement est lui aussi un corps, adjoint à celui de la monarchie. Tous deux ne sont efficaces que parce quil unissent multiplicité et unicité.

Plaidoyer pour Nature

Mystiquement relié au corps du royaume, le corps du monarque entretient avec son pays une relation naturelle, association qui décèle une appréhension « magique » du politique encore très sensible à lépoque élisabéthaine36 : il le guérit, le féconde, laide à pousser droit. Ces métaphores topiques du discours parlementaire, très présentes dans la pièce, suggèrent le lien défendu par Norton et Sackville entre droit, pouvoir et nature :

Nature a son ordre et son cours,

Qui, une fois rompus, corrompent léquilibre

Des esprits et des choses37.

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Contre-nature sont au contraire la soif du pouvoir, les querelles familiales, les conflits civils. Or si le corps individuel du gouvernant est évidemment soumis aux lois naturelles, il en doit nécessairement aller de même du corps politique et mystique qui le lie à ses sujets. Le crime du vieux Gorboduc est de dévier du cours que la nature lui imposait : achever son règne, léguer un pays apaisé à son aîné. Les conséquences en sont tragiques, et non sans ironie. Ainsi la reine, par fidélité au droit de succession naturel quelle défend contre son époux, est conduite à commettre le geste contre-nature par excellence, linfanticide38. Le basculement dans cette violence absolue est mis en valeur par des choix dramaturgiques significatifs : le meurtre de Porrex a lieu dans les coulisses, obligeant les autres personnages à des mouvements affolés dentrée et de sortie39.

On comprend dès lors limportance accordée dans Gorboduc à la reine Vidéna : personnage relativement marginal chez Geoffroy de Monmouth, la reine-mère savère le pivot dune tragédie non seulement de la paternité mal comprise mais aussi de la maternité niée. La défense du droit du sang va donc de pair avec un plaidoyer en faveur dune descendance naturelle, assurant le lien qui associe le monarque et la « mère-patrie » britannique40. Il sagit dévidence dune des inquiétudes fondamentales des premières années de règne dÉlisabeth. Sans descendance propre, le dernier enfant survivant dHenri VIII laisserait le trône aux Stuart écossais. « Ne souffrez pas que, contre la loi de nature, / votre mère patrie serve un prince étranger41 » : la crainte du prince étranger semparant dune terre sur laquelle sa domination nest pas naturelle dépasse ici le lieu commun du discours politique pour saturer dangoisse le dernier acte de la pièce. En clamant ainsi à la reine la nécessité de donner un héritier au pays, Norton et Sackville assument pleinement leur rôle de parlementaires, la prévenant des troubles civils que pourraient engendrer sa virginité. Ils réintègrent par là le corps naturel du roi dans la théorie du corps politique. Cest en réalisant la fécondité à laquelle la prédispose sa nature féminine quÉlisabeth servira le mieux la mère patrie.

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En ce sens, Gorboduc apparaît comme une version dramatique, à tous les sens de ce terme, du discours tenu par le Parlement à la reine au moment de laccession de celle-ci au trône. Les délégués, dont faisaient partie les dramaturges, exprimèrent à Élisabeth leur inquiétude face à une ligne de succession mal définie et potentiellement périlleuse. À lencontre du droit romain comme de la philosophie machiavélienne, cest ici la loi naturelle du sang qui légitime le pouvoir, le roi faisant corps, grâce à elle, avec le royaume. Le corps monarchique défendu par la pièce ne manque pas dinclure le corps représentatif du Parlement lui-même. Lintérêt de ce discours politique relativement attendu est dêtre donné en spectacle. Sur le théâtre, une scénographie diversifiée, triple et une – pantomime, action, plaintes chorales – multiplie les effets de miroir autour de corps royaux dont le fonctionnement symbolique – naturel, politique, mystique – est également triple et un42.

Christopher Bouix

1 Voir O. Spina, Une ville en scènes. Pouvoirs et spectacles à Londres sous les Tudor (1525-1603), Paris, Garnier Classiques, 2013.

2 J. Skelton, Magnyfycence, Medieval Drama, An Anthology, éd. G. Walker, Oxford, Blackwell Publishers, 2000, p. 351-407 ; The Play of the Wether, The Plays of John Heywood, éd. R. Axton et P. Happé, Cambridge, D. S. Brewers, 1991. Outre louvrage de G. Walker, Plays of Persuasion. Drama and Politics at the court of Henry VIII, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, une analyse globale du théâtre Tudor a été proposée récemment par The Oxford Handbook of Tudor Drama, éd. T. Betteridge et G. Walker, Oxford, Oxford University Press, 2012 (dont un article dA. Hunt, « Dumb Politics in Gorboduc » [DOI : 10.1093/oxfordhb/9780199566471.013.0033]).

3 Sur le statut instable de Mary Tudor et de sa demi-sœur Élisabeth, voir entre autres A. Hunt et A. Whitelock, Tudor Queenship. The Reigns of Mary and Elizabeth, Palgrave Macmillan, 2010.

4 Sur la politique iconographique de la reine, voir entre autres R. Strong, The Cult of Elizabeth, Elizabethan Portraiture and Pageantry, Los Angeles, University of California Press, 1977 ou le récent catalogue dexposition, Les Tudors, dir. C. Maisonneuve et alii, Paris, Réunion des Musées Nationaux, Grand Palais, 2015.

5 Élisabeth utilise explicitement cet argument dans son discours au Parlement, le 20 novembre 1558 : « As I am but one body naturally considered, though by His permission a body politic to govern, so shall I desire you all to be assistant to me. » [« Je ne suis quun corps aux yeux de la nature, mais je dois avec la permission de Dieu gouverner un corps politique. Aussi je vous demande à tous de maider dans cette tâche. »], Elizabeth I : Collected Works, éd. L. S. Marcus, J. Mueller, M. B. Rose, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, p. 52.

6 Richard II, acte V, scène 5 (W. Shakespeare, Œuvres complètes, éd. M. Grivelet, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995).

7 Gorboduc ouvre le premier des deux tomes consacrés au théâtre élisabéthain dans la bibliothèque de la Pléiade : Gorboduc, trad. A. Lascombes, prés. P. Bacquet, Théâtre élisabéthain, éd. L. Cottegnies, F. Laroque, J.-M. Maguin, Paris, Gallimard, 2009, 2 vols., t. I, texte p. 1-57, notes p. 1531-1544. Par commodité pour le lecteur français, les citations proposées ici sont extraites de cette édition. Une édition bilingue a été procurée par P. Bacquet et J.-P. Soccard, Gorboduc, la tragédie de Ferrex et Porrex, Paris, Aubier-Montaigne, 1976.

8 Une première représentation a été donnée pendant la période de Noël 1561 à Inner Temple, établissement dont le père de Thomas Sackville était lun des directeurs (Gorboduc, Théâtre élisabéthain, op. cit. p. 1533).

9 Thomas Sackville, lointain cousin de la reine, appartient à une famille en faveur à la cour dans les années 1560. Voir P. Bacquet, Un contemporain dÉlisabeth I, Thomas Sackville, Genève, Droz, 1966, p. 36 et suivantes.

10 En 1536, le Parlement a voté un nouvel acte de succession, annulant celui de 1534 et écartant du trône la descendance dHenri VIII et dAnne Boleyn. Voir S. Lehmberg, The Later Parliaments of Henri VIII (1536-1547), Cambridge University Press, 1977, p. 20 et suivantes.

11 King Johan, rédigé vers 1538 selon lesthétique des moral plays allégoriques, a été « rehistoricisé » par John Bale en vue dune mise en scène à la cour en 1560. Gorboduc est au contraire conçu demblée comme un drame historique. Voir P. Schwyzer, « Paranoid History : John Bales King Johan », The Oxford Handbook of Tudor Drama, op. cit. [DOI : 10.1093/oxfordhb/9780199566471.013.0030].

12 Sur linfluence de Sénèque, voir Gorboduc, op. cit. p. 1538-1539.

13 Lhistoire du roi Gorboduc est narrée dans le livre xvi, chapitre 1 de lHistoria Regum Britanniae (1136). Voir Geoffrey of Monmouth, The History of the Kings of Britain. An Edition and Translation of De gestis Britonum [Historia Regum Britanniae], éd. M. D. Reeve et N. Wright, Woodbridge, Boydell, 2007.

14 Il est possible que Thomas Sackville ait croisé lhistoire bien connue de Gorboduc lors des recherches quil effectuait pour la confection de lanthologie A Mirror for Magistrates (I. Ribner, The English History Play in the Age of Shakespeare, Routledge, 2005, 1re éd. 1965, p. 44).

15 « Père selon le sang, mais sang dénaturé » dénonce la reine Vidéna, Gorboduc, op. cit., acte I, scène 1, p. 6, v. 19.

16 Ibid., p. 11, v. 101-105.

17 Ibid., p. 24, v. 203-208.

18 Ibid., p. 45.

19 Ibid., p. 34 : trois furies poussent « devant elle un roi et une reine qui, à linstigation des Furies, ont contre la loi naturelle assassiné leurs enfants ».

20 Ibid., p. 15, v. 269-271.

21 Ibid., v. 274-278.

22 « Le droit de sa majesté la reine à la couronne de ce royaume comme légitimement et directement descendue du sang royal dAngleterre », Statutes of the Realm, IV/I, I Eliz. c. 3.

23 La légitimité de la prise de pouvoir dHenri VII à la bataille de Bosworth est longtemps restée contestée par ses adversaires. Dès la fin du xve siècle, la famille Tudor a donc mis en place une véritable propagande visant à prouver ses liens avec les rois légendaires de lAngleterre, tel que Arthur, comme avec la dynastie précédente des Plantagenêt. Voir entre autres A. Gautier, Arthur, Paris, Éllipses, p. 322-326.

24 Gorboduc, p. 15, v. 285.

25 Ibid., p. 54, v. 165-166.

26 Sur limportance nouvelle donnée à ces motifs sous Élisabeth, voir K. Thomas, Man and the Natural World : Changing Attitudes in England 1500-1800, Penguin Books, 1984 (1re éd. Allen Lane, 1983), p. 219. Les fagots liés sont une métaphore scénique habituelle de la concorde sociale aux xv et xvie siècles, dans lensemble de lEurope. Voir par exemple, à loccasion des serments de combourgeoisie qui lient entre elles les villes suisses, les AAA liez, jeu allégorique donné à Genève en 1531 et qui repose sur ce motif ; en 1584, lors de la signature de laccord entre Berne et Zürich, lune des pièces commémoratives, La Pastorale pour lalliance perpétuelle de Simon Goulart, réutilise la même images des fagots liés. Sur lanalyse de ces pièces, nous renvoyons à C. Bouteille-Meister, Représenter le présent. Formes et fonctions de lactualité dans le théâtre dexpression française à lépoque des conflits religieux (1554-1629), thèse de doctorat inédite, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011.

27 Gorboduc, op. cit. p. 5.

28 « Et ses rameaux, prompts à briser une fois séparés, / Noués en un fagot, à tout assaut eussent paré. » (ibid., p. 17-18, v. 380-381).

29 Lexpression de « mysticall body », traduction du corpus mysticum, apparaît par exemple sous la plume de John Dee, médecin de la reine, dans A Letter, Containing a most briefe Discourse Apologeticall, Londres, 1599 (John Dees Diary. Catalogue of Manuscripts and Selected Letters, dir. J. Halliwell et alii, Cambridge University Press, 2013, p. 69 et suiv.).

30 E. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 [1re éd. 1957], p. 21. Lhistorien cite à ce propos le juriste élisabéthain Edmond Plowden : « ces deux corps sont incorporés en une seule personne et forment un seul corps et non plusieurs [] de telle sorte que le corps naturel, par cette conjonction du corps politique avec lui, est magnifié, et par cette même consolidation, il contient en lui le corps politique ».

31 Le frontispice du poème de Michael Drayton Polyolbion, paru en 1612, représente une idée analogue : on ny voit pas en effet le corps royal représenté comme un ensemble de corps et donc identifié à la monarchie comme système politique (comme cest le cas par exemple pour le frontispice du Leviathan de Hobbes) mais comme une personnification du royaume, de la terre. Le royaume dAngleterre est figuré sous la forme dune femme dont le corps est composé de villes et de villages mais aussi et surtout de végétations et de fruits. Les idées dabondance – la femme tient une corne dabondance dans sa main gauche – et de fertilité sont ici centrales.

32 Tirade dEubule, Gorboduc, p. 55-57.

33 Ibid., p. 14.

34 Tirade dEubule, ibid., p. 57, v. 264-267.

35 « Un ferme tuteur maintient le trône stable » rappelle le chœur à lissue de lacte I, ibid. p. 17, v. 370.

36 K. Thomas, Religion and the Decline of Magic. Studies in Popular Beliefs in Sixteenth – and Seventeenth-Century England, Weidenfeld & Nicolson, 1971.

37 Gorboduc, op. cit. p. 14, v. 220-222.

38 Sy ajoute le soupçon dun régicide, son fils Porrex sétant alors emparé de la couronne – à moins quil ne sagisse plus probablement dune sorte de tyrannicide.

39 Gorboduc, acte IV, scène 2, op. cit. p. 36-44.

40 Ibid., p. 54, v. 135 : « Au bénéfice de Bretagne, votre mère à vous tous ».

41 Ibid., p. 55, v. 178-179.

42 Merci à Estelle Doudet pour ses relectures et suggestions à cette contribution.