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Classiques Garnier

Le facétieux : mise au jour d’un paradigme critique pour l’étude du genre comique Allocution d’ouverture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 2, n° 32
    . varia
  • Auteur : Dupuis (Vincent)
  • Résumé : Le bouquet d’articles ici réunis voit dans l’esprit facétieux une clef pour comprendre la genèse et l’évolution du genre de la comédie au xvie siècle ; les rapports entre facétie et comédie sont envisagés sous des angles socio-esthétique (la question des publics), formel (échange de structures et de motifs narratifs), poétique (le travail d’imitation effectué par les auteurs) et pratique (l’importance de la performance orale et physique).
  • Pages : 139 à 145
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406067450
  • ISBN : 978-2-406-06745-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0139
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/01/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le facétieux :
mise au jour dun paradigme critique
pour létude du genre comique

Allocution douverture

Lorsque, avec Louise Amazan, nous avons réfléchi à ce projet de journée consacrée à létude de la facétie au sein de la comédie renaissante, nous avons tout de suite constaté la fécondité du sujet et les nombreuses possibilités de croisement quil engendrait, que ce soit au niveau des circulations intergénériques, ou encore des échanges interdiscursifs. En effet, sil est un endroit où devrait se déployer avec prédilection lesprit facétieux, cest bien dans la comédie humaniste, déclarait jadis Madeleine Lazard, qui, la première, sest intéressée à cette relation de conformité. La première, et la seule, devrais-je dire. Car, depuis le colloque de Goutelas en 1977, où elle avait esquissé les bases dune réflexion pourtant prometteuse1, le sujet na suscité pour tout dire aucun commentaire, laissant ouvert un champ que nous nous apprêtons aujourdhui à explorer, avec le bonheur et lhumilité de ceux qui savancent sur un terrain encore vierge.

Le projet Facéties, que dirige Louise Amazan au sein du Labex Obvil, a pour objectif de réfléchir à lobjet « facétie » sous langle de la poétique, des pratiques éditoriales et de sociabilité. Réunissant des chercheurs de diverses universités, il témoigne dun intérêt renouvelé pour la littérature facétieuse, qui, depuis la fin des années 2000, a cessé dêtre comprise uniquement dans le cadre détudes portant sur le genre de la nouvelle, ou à partir dœuvres et dauteurs particuliers. La facétie, objet bien identifié mais polymorphe, peut servir dobservatoire, de prisme ou de point dentrée à différents phénomènes qui animent ou 140ont animé la vie littéraire. Cest ce qua démontré le colloque Perspectives facétieuses, organisé par Dominique Bertrand à lUniversité Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand en 2011, puis les journées détudes qui ont eu lieu par la suite à la Bibliothèque du Château de Chantilly, où se trouve une impressionnante collection de recueils de narrations facétieuses de la Renaissance, en partie amassée par le duc dAumale dans la deuxième moitié du xixe siècle. Il faut également souligner que la numérisation et la transcription de ce corpus, qui est lun des volets scientifiques du projet Facéties, permet maintenant de confronter ces textes les uns aux autres, de les resituer dans un ensemble beaucoup plus vaste et composite de productions textuelles, à la faveur duquel apparaissent des points de convergences tant idéologiques que stylistiques et esthétiques.

La rencontre daujourdhui, dont les actes seront publiés dans les Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, se place donc sous le double signe de la continuité et de la redécouverte. Continuité : car les discussions que nous aurons autour de la catégorie du facétieux prolongent et viendront sajouter à celles déjà entamées dans le cadre du programme de recherche du projet Facéties. Redécouverte : car ce que nous nous proposons de faire, cest de relire et de réinterpréter tout un corpus sur la base de cette même catégorie ; de revoir les paramètres critiques avec lesquels nous abordons traditionnellement le genre comique, en lengageant dans un dialogue avec dautres formes discursives, elles-mêmes écho de pratiques culturelles hétéroclites. Aussi bien, une telle approche sinscrit dans un mouvement de réévaluation de la comédie aux xve et xvie siècles, observable depuis au moins une décennie, et par lequel notre compréhension de certains aspects formels et thématiques du genre sest vue considérablement enrichie. Citons entre autres les travaux de Patrizia de Capitani, qui sest intéressée à linfluence de la commedia erudita italienne sur la production dramatique de la Renaissance, et plus récemment ceux de Jelle Koopmans, qui a édité en 2011 le célèbre Recueil de Florence, composé de 53 farces imprimées à Paris vers 15152. La mise en parallèle de ces textes avec les comédies régulières du xvie siècle révèle que la rupture avec le théâtre médiéval nest pas aussi nette que 141les dramaturges humanistes ont voulu le laisser croire, quil ne faut pas réfléchir à cette relation en termes de discontinuité, mais bien plutôt en termes de survivance (cest dailleurs le propos de Jean-Claude Ternaux dans un article paru en 2010, intitulé « La comédie humaniste et la farce : La Trésorière de Grévin3 »). Enfin, quelques thèses sont venues récemment jeter un éclairage nouveau sur ce corpus, longtemps négligé de la critique (je pense à celle de Goulven Oiry, soutenue en 2012, et intitulée Le théâtre comique français et la ville : 1550-1650).

Sinterroger sur les rapports entre le genre de la comédie et de la facétie, cest dabord poser la question du rire. La comédie se propose-t-elle comme fin essentielle de faire rire ? À en juger par les travaux de Dominique Bertrand, ce nest pas si évident. Nous savons que les dramaturges de la Pléiade se posent théoriquement en rupture avec les pratiques scéniques qui rappellent le théâtre du Moyen Âge – jemploie le mot « théoriquement », puisquen pratique, et nous aurons besoin de toutes les lumières de J. Koopmans pour éclaircir laffaire, les premières comédies régulières reconduisent un certain nombre de thèmes et de caractéristiques formelles propres à lesthétique médiévale (LEugène est un bon exemple). Ainsi peut-on lire dans le prologue de la comédie Les Corrivaus : « Vous y verrez jouer une Comedie faite au patron, à la mode & au pourtrait des anciens Grecs, Latins, [] Une Comedie, di-je, qui vous agreera plus (si vous estes au moins admirateurs des choses belles) que toutes (je le diray librement) les farces & moralitez, qui furent oncques iouees en France. Aussi avons nous grand desir de bannir de ce Royaume telles badineries & sottises, qui comme ameres espiceries ne font que corrompre le goust de nostre langue, & vous monstrer au parangon dicelles le plaisir & la douceur qua une Comedie faite selon lart []4 ». Le passage est bien connu. Il met particulièrement en évidence, par le biais dune dépréciation du registre farcesque, ce que Dominique Bertrand a identifié comme étant un « tabou attaché au rire franc » dans la culture renaissante et classique. Je la cite : « Lavènement dune littérarité dramatique, soigneusement régulée, consacrait ainsi une illégitimité intrinsèque du rire » (Littératures classiques, 1996, consacrée à la comédie classique5).

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Dautre part, en même temps quils sattachaient à discréditer lhilarité populaire, des dramaturges comme Grévin, La Taille, et plus tard Turnèbe ou Larivey découvraient les œuvres dauteurs italiens qui proposaient, en phase avec la notion aristotélicienne deutrapelia, une nouvelle définition du plaisir comique fondé sur lotium : sorte de sagesse dans le divertissement très proche de lesprit de facetudo. Le regretté Lionello Sozzi a brillamment démontré linfluence de ces textes en France, et notamment celle du Liber facetiarum du Pogge, dont on peut mesurer limportance par lénorme diffusion dont il fait lobjet au xvie siècle6. Il est vraisemblable que les dramaturges aient pu voir dans cette abondante production narrative, de même que dans cette culture générale de la recreatio qui se mettait en place progressivement, une possibilité de renouvellement du genre comique. En dautres termes, lhypothèse que jaimerais développer est la suivante : se peut-il que le bannissement du rire farcesque ait pu avoir comme revers le recours au registre facétieux, désormais compris comme une manière de susciter lenjouement ou, pour reprendre les mots de Larivey, la « modeste gayeté7 » regardée par les dramaturges comme le but de la comédie ? Par son aspect mesuré, conciliable avec la sagesse, ce rire feutré et subtil se voit en effet clairement dissocier des éclats immodérés, « signes avérés de la sottise » (Dominique Bertrand). Choisissant dun côté les contenus les plus proches de la culture française, y ajoutant de lautre des conclusions moralisantes qui tâchent de ramener la facetia dans lornière de lexemplum, les dramaturges créent un genre nouveau, dont lambition est de plaire (de « délecter » diront les poètes) tout en instruisant.

Dès lors, la facétie ne constitue-t-elle pas une clé pour envisager la genèse et lévolution du genre de la comédie au xvie siècle, et même au-delà ? Le facétieux peut-il être considéré, ainsi que je le proposais dans le titre de cette déclaration douverture, comme un paradigme critique pour létude du corpus comique ? La question ouvre sur de vastes perspectives historiques et poétiques, comme en témoigne la diversité 143et la richesse des interventions que nous aurons le plaisir dentendre aujourdhui.

On peut dabord envisager la récupération de la facétie dans la comédie de la Renaissance sous un angle socio-esthétique (au sens de Bourdieu), les dramaturges et les doctes opérant une distinction très nette entre le plaisir du peuple et celui de lélite. Tantôt conçue comme un don de la nature (sprezzatura chez Castiglione), tantôt intégrée à un art de la conversation, lattitude facétieuse sinscrit dans une logique mondaine ; elle est au centre de lidéal dhonnêteté sur lequel reposent les sociabilités à partir du milieu du xvie siècle. Dans le même ordre didées, lobjectif des poètes humanistes est de remettre le rire à lhonneur, de renoncer au rire grossier, de le discipliner par une stylisation des effets comiques. Guère étonnant, de ce point de vue, que les dramaturges, qui sadressent à un public cultivé, se soient placés sous le signe de la facétie, allant même parfois jusquà qualifier leurs propres compositions de « facétieuses ». Évidemment, cette grille de lecture touche à la question des genres « nobles », par opposition aux genres dits « populaires », problématique qui sera au cœur de la communication de Jelle Koopmans.

Deuxièmement, la convergence entre le registre facétieux et lesthétique de la comédie renaissante peut également se comprendre en termes dimitation. La comédie antique, la comédie érudite et les recueils de nouvelles italiens exercent sur la production dramatique française du xvie siècle une influence considérable. Térence, LArioste, et même Boccace, qui pourtant na jamais pratiqué lécriture dramatique, deviennent les modèles dune comédie renouvelée, se situant au confluent de plusieurs traditions nationales. Or, ces modèles sont choisis précisément en raison de leur proximité avec lesprit facétieux. Cest lidée que je tenterai de défendre tout à lheure ; cest aussi, dune certaine manière, le sujet de la présentation de Florence Bistagne, qui portera sur la présence de Plaute dans la facétie du Quattrocento. Stéphanie Cabiddù sintéressera quant à elle à laspect facétieux dans les théâtres grec et latin, vu par un critique italien du xviiie siècle, Pietro Napoli Signorelli8.

Finalement, une dernière manière daborder les rapports entre « facétie » et « comédie » consiste dans la comparaison des structures thématiques et narratives. Les recueils de narrations facétieuses de la Renaissance fournissent aux dramaturges une série de motifs particuliers 144(par exemple celui de la tromperie), danecdotes ingénieuses, une galerie de personnages récurrents qui trouvent dans la comédie un milieu tout à fait naturel. Lune des caractéristiques de la comédie humaniste, disait Madeleine Lazard, est labondance et la longueur des digressions où se déploie avec prédilection lesprit facétieux. Il est vrai que, comme nous le montreront Goulven Oiry et Mathieu Ferrand, la comédie de la fin du xvie et du début du xviie siècle recèle des situations dramatiques et des thèmes à haute portée symbolique qui font quelle se dégage mal du conte facétieux (ainsi du thème de la porte et de celui des métamorphoses de lOiseleur). Le brouillage générique est encore plus frappant chez un auteur comme François dAmboise, qui fait précéder sa comédie Les Neapolitaines dune courte histoire comique contenant déjà tous les dispositifs narratifs destinés à devenir ressorts de laction théâtrale – et nous remercions Romain Weber davoir accepté de faire le point sur cette curiosité. Un dernier exemple illustrant cette circulation des topiques entre le récit facétieux et lécriture dramatique nous sera donné par Fiorella di Stefano, qui pour loccasion se penchera sur les emprunts faits par Molière aux Facétieuses nuits de Straparola ainsi que sur les problématiques de mise en scène qui en découlent9.

Car, il ne faut pas oublier que si nous nous intéressons aujourdhui au facétieux en tant que catégorie constitutive du genre comique, cest que, de par sa définition même, la facétie appartient pleinement à lunivers de la représentation. De Cicéron à Castiglione, en passant par Pontano, la facétie est en effet inséparable de la performance orale et physique ; elle se réalise au travers dun code vocal et gestuel précis et est toujours prise en charge par une instance énonciatrice (dans ce cas-ci, lacteur). Partant, il faudra aussi analyser la façon dont les pièces articulent cette « actio facétieuse », comment elles cherchent à en préciser les règles et les usages. Autrement dit, un des aspects les plus importants de la réflexion concerne le passage de la poétique à la matérialité de la représentation, la transition du discours à laction. Cest, je crois, lidée qui confère son unité à cette journée détude, le principe qui servira de fil conducteur entre les différentes interventions, et qui nous permettra de retracer ensemble litinéraire de pratiques autant poétiques que scéniques ; pratiques qui trouvent leur sens dans la mise en perspective 145non seulement des œuvres, mais également des genres littéraires et des transferts culturels.

Permettez enfin de renouveler mes plus sincères remerciements à Louise Amazan, qui a réfléchi avec moi à ce projet de journée détude dans le cadre des activités scientifiques du projet Facéties, ainsi quà tous les participants, que le public, si jen juge par son enthousiasme, doit être impatient dentendre. À vous donc, chers collègues, et bonne journée à tous.

Vincent Dupuis

Université McGill, Montréal

1 Actes publiés dans le Bulletin de lAssociation détude sur lHumanisme, la Réforme et la Renaissance, 7, 1977. Facétie et littérature facétieuse à lépoque de la Renaissance. Actes du colloque de Goutelas 29 septembre – 1er octobre 1977, dir. V. L. Saulnier (n. des éd.).

2 Voir P. de Capitani, Du spectaculaire à lintime. Un siècle de commedia erudita en Italie et en France début du xvie siècle-milieu du xviie siècle, Paris, Champion, 2005 et Le Recueil de Florence. 53 farces imprimées à Paris vers 1515, éd. J. Koopmans, Orléans, Paradigme, 2011 (n. des éd.).

3 Seizième Siècle, 6, 2010, p. 77-93 (n. des éd.).

4 Jean de La Taille, Les Corrivaus, éd. D. L. Drysdall, Paris, Didier, 1974, p. 55-56 (n. des éd.).

5 Voir D. Bertrand, « De la légitimité du rire comme critère de la comédie », Littératures classiques, 27, 1996, p. 161-170 (n. des éd.).

6 Par exemple dans les articles « Le Facezie di Poggio nel Quattrocento francese », Miscellanea di studi e ricerche sul Quattrocento francese, Torino, Giappichelli, 1966, p. 411-516 et « Les Facéties du Pogge et leur influence », Réforme, Humanisme, Renaissance 7, 1978, p. 31-35 (n. des éd.).

7 Pierre de Larivey, Théâtre complet, t. I, Les six premieres Comedies facecieuses (Le Laquais, La Vefve, Les Esprits), éd. L. Zilli, Paris, Classiques Garnier, 2011, La Vefve, Prologue, p. 234 (n. des éd.).

8 Cette communication ne figure pas dans le présent recueil darticles (n. des éd.).

9 Cette communication ne figure pas dans le présent recueil darticles (n. des éd.).