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Classiques Garnier

La réception de Boccace et de la comédie italienne dans Les Corrivaus de Jean de La Taille

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 2, n° 32
    . varia
  • Auteur : Dupuis (Vincent)
  • Résumé : Avec Les Corrivaus, pièce composée vers 1562, publiée en 1573, Jean de La Taille est le premier dramaturge français du xvie siècle à offrir au public une comédie née de la contamination de sources diverses : un récit du Décaméron de Boccace, Les Abusez de Charles Estienne et la comédie I Suppositi de l’Arioste. Cet article examine comment l’héritage facétieux de ces modèles est assumé, transformé et assimilé au goût national, pour aboutir à la création d’un nouveau théâtre comique français.
  • Pages : 165 à 174
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406067450
  • ISBN : 978-2-406-06745-0
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0165
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/01/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La réception de Boccace
et de la comédie italienne

dans Les Corrivaus de Jean de La Taille

Composée vers 1562, publiée à Paris chez Fédéric Morel en 1573, la comédie Les Corrivaus de Jean de La Taille fait figure dexception dans le paysage dramatique français de la Renaissance. Les critiques saccordent en général à reconnaître dans cette pièce lamorce dune nouvelle phase dans lhistoire de la comédie française. Sur le plan stylistique, dabord, La Taille est un des premiers auteurs dramatiques, après Charles Estienne, à opter pour la prose, plus naturelle et plus coulante, au nom du principe formulé par Pierre de Larivey en tête de son recueil des Six premieres comedies facecieuses, selon lequel « le commun peuple, qui est le principal personnage de la Scène, ne sétudie tant à agencer ses paroles, quà publier son affection quil a plutost dicte que pensée1 ». Sur le plan des modèles, ensuite, Les Corrivaus se démarque de la production dramatique contemporaine, en cela quelle nest ni une traduction, ni une stricte imitation de comédies antiques ou italiennes (bien que linfluence de cette dernière, nous le verrons, soit prépondérante), mais présente des caractéristiques qui se veulent « originales », et qui témoignent du projet, initié par les poètes de la Pléiade, de réformer la tradition théâtrale nationale.

On connaît le rôle joué par La Taille dans la rénovation de la tragédie au cours des années 1570. Son traité De lArt de la Tragédie, placé en tête du volume contenant les pièces Saül le Furieux et La Famine, ou les Gabéonites (1572), propose une théorie du spectacle tragique qui, aux côtés du commentaire de Castelvetro sur la poétique dAristote (1570), allait simposer en France et servir de base à lensemble des 166règles critiques présidant à la représentation pendant la Renaissance et la période néoclassique. En revanche, on na que très rarement souligné son apport à la constitution dun nouveau style comique, distinct des pratiques médiévales. Si cette contribution sopère par le biais de la réception dauteurs italiens en France (en particulier Boccace et LArioste), jaimerais montrer quelle repose principalement sur limportation, dans la langue et les structures narratives, déléments facétieux autour desquels sélabore toute une philosophie de la représentation fondée sur le principe de « naïveté », conçu par les poètes humanistes comme un remède à la « vulgarité » farcesque :

Et si on mallegue quon joue ordinairement assez de jeus qui ont ce nom de Comedies & Tragedies, je leur rediray encores, que ces beaux tiltres sont mal assortis à telles sottises, lesquelles ne retiennent rien de la façon ny du style des Anciens. Au moyen de quoy nous voudrions bien quon se desaccoustumast douir & de faire tels jeus & telles malplaisantes farces & moralitez, qui sont de nostre creu, & que cependant on prist la pacience douir vne Comedie toute entiere, naïve, & faite à lantique2.

Entrant dans la sphère de lhonnêteté3, le principe de « naïveté » permet non seulement dopérer une césure avec le genre de la farce et de la sottie, mais encore oriente directement vers le registre de la facétie. Nicolas Kiès sest intéressé récemment à limportance de cette catégorie au sein des recueils de narrations facétieuses de la Renaissance tardive. Lassociation entre naïveté et humeur facétieuse, explique-t-il, remonte à Cicéron, lequel en parle au livre II du De Oratore : « Certaines naïvetés, quelque peu absurdes, et par cela même souvent risibles, peuvent convenir non seulement aux mimes, mais encore à nous autres, les orateurs4 ». Désignant « à la fois un trait psychologique et une forme discursive », exprimant le naturel et la « bonne foy », la parole naïve « est caractérisée 167par la grâce, qui renvoie moins ici à lunivers de la courtoisie, quà un principe de plaisir partagé, de gratuité et dindulgence mutuelle5 ». Si elles sont diversement spirituelles et ne peuvent toutes prétendre au mot desprit, les naïvetés nen sont pas moins intimement liées à lesprit facétieux ; par leur gracieuse simplicité, elles provoquent un rire subtil et raffiné, le rire des honnêtes gens soucieux de la compagnie des autres et de limage quils projettent deux-mêmes. Ainsi, lemploi du terme « naïf » dans le prologue des Corrivaus renvoie à un positionnement esthétique on ne peut plus clair. Féru quil était de culture humaniste et lettrée, possédant une connaissance approfondie de la langue et de la littérature italiennes, La Taille ne pouvait pas ignorer le genre littéraire et les pratiques discursives auxquelles ce vocable était attaché. Il faut donc poser comme hypothèse quen plaçant la comédie sous le signe de la naïveté, lauteur linscrivait consciemment, et pour tout dire délibérément, dans le champ de la facétie.

Cest dans le travail des sources que prend forme de la manière la plus visible cette conception de lart de la comédie. La Taille est le premier dramaturge français du xvie siècle à donner lexemple dune comédie née de la contamination de sources diverses6. Si la pièce a pour modèle le cinquième conte de la cinquième journée du Décaméron de Boccace, ou plutôt, comme la très justement précisé Lionello Sozzi7, la traduction française quen donne Anthoine Le Maçon en 1545, elle sinspire également de deux autres pièces : Les Abusez de Charles Estienne (une traduction des Ingannati de lAcadémie des Intronati qui connaît une première édition en 1540, chez Pierre Roffet, sous le titre : Comedie à la manière des anciens et de pareille matiere, intitulée les abusez. Composée premierement en langue Tuscane, par les professeurs de lacademie vulgaire Senoise, nommez Intronati : et depuis traduicte en nostre langaige Francoys, par Charles Estienne) et la comédie I Suppositi de LArioste (traduite en français par Jean-Pierre de Mesmes en 1552). Or, la confrontation des textes révèle quà chaque fois, ce sont les procédés facétieux qui intéressent au premier chef notre auteur. Puisant ses racines dans la tradition rhétorique latine, la facétie 168agissait comme un prisme qui permettait de retrouver Térence derrière Boccace et LArioste. Pour La Taille, il ny avait dautre méthode afin de renouer avec la comédie romaine que de passer par la médiation des Italiens, lesquels avaient su, bien avant les Français, « retrouver la leçon dun esprit antique pour la mettre au service de la langue vulgaire8 ».

La dimension facétieuse du texte de Boccace est bien connue et il ne sagit pas ici dinsister sur ce point. Toutefois, il convient de sinterroger sur la mise en œuvre, dans Les Corrivaus, de motifs facétieux déjà présents dans la nouvelle boccacienne, de même que sur les conséquences dune telle transposition sur lesthétique théâtrale du xvie siècle.

Les procédés les plus importants sont ceux du double et du retournement diégétique. Le récit de Boccace met en scène une situation de compétition entre deux protagonistes pour la possession dun même objet : la fille de Jacquemin. Se vouant une haine réciproque, chaque prétendant croit pouvoir battre lautre de vitesse, sans savoir toutefois quils usent exactement des mêmes stratégies. Cette structure en forme de miroir donne lieu à une série de parallélismes par où ressortent limprudence et la témérité des personnages :

Parquoy voyant quelle leur estoit refusée, par honneste occasion, chascun se meit à prochasser de lavoir, par la maniere qui plus luy seroit facile, Jaquemin avoit en sa maison une chambrière assez daage, & ung serviteur qui se nommoit Crinel, homme fort récréatif & bonne personne : avec lequel Jehannot print grande familiarité []. Minguyn de lautre costé avoit prins cognoissance avecques la chambrière []. La nuict doncques venue ne saichans les deux amoureux aucune chose lun de lautre, ilz sen allèrent avec certains compagnons armez pour pouvoir entrer en seureté. Minguyn se meit en la maison dun sien amy voisin de la fille en attendant le signe. Jehannot pareille demoura avecques les siens ung peu plus loing de la maison []9.

Le scénario est le même dans la pièce de La Taille. Filadelfe aime Fleurdelys, qui est aussi aimée dEuverte. Leur passion est telle quils ne peuvent résister à lidée denlever la jeune fille. Mais Filandre, le maître du guet de la ville, survient au dernier moment et empêche les prétendants daccomplir leur forfait. Pris à leur propre jeu, ces derniers sont 169menés en prison, doù ils ne sortiront quau dernier acte. Les Corrivaus offre ainsi, à la manière des recueils du Pogge, des exemples dindividus « naïfs », dans le sens où le xvie siècle définit le mot : un être restitué à son naturel10, dépourvu de toute expérience mondaine, et dont la condition contraint à une forme dignorance ou dincomplétude. Nous sommes ici sur le terrain de la facétie. Lattitude facétieuse, qui requiert une certaine lucidité, est le pendant de cette ignorance. Elle vise à une représentation satirique de la vie contemporaine, et expose, pour mieux les déconstruire, les illusions dont lhomme est sans cesse la victime. Ce que lon moque, bien sûr, cest limpatience de la jeunesse11. Et si le plaisir de lauditoire vient de ce quil devance les personnages sur le plan du savoir, il réside surtout dans le regard complice et critique que la pièce de La Taille et la nouvelle de Boccace réussissent à susciter. Comment ne pas se reconnaître dans ces deux blancs-becs, que la construction même de la fable tend à indifférencier ? Navons-nous pas été nous-mêmes jeunes et innocents ? En montrant gaiement et sans complaisance la « médiocre condition » des hommes, les deux auteurs nont dautre but, selon le mot de Madeleine Lazard, que de faire « sourire dans lâme » les honnêtes gens12.

Par ailleurs, quand il ne vient pas de la répétition, lamusement du public peut aussi découler dun revirement de situation. En effet, la surprise est, depuis Cicéron jusquà Castiglione, un critère essentiel de la plaisanterie facétieuse (« comme aux facéties on rit du dict contre lattente, peut-on lire dans le Livre du courtisan13, ainsi és bourdes quand on fait contre lattente, il 170faut se mettre à rire »). En loccurrence, la nouvelle de Boccace se termine sur un coup de théâtre se situant à la limite du vraisemblable. Celle que lon croyait être la fille de Jacquemin savère être en fait la fille de Bernardin, et par là se trouve être la sœur de Jehannot ; elle épouse donc le prétendant légitime (Minguyn), et le frère se contente dune autre demoiselle, qui, dans Les Corrivaus, porte le nom de Restitue. Et comme si ce nétait pas assez, La Taille ajoute à ce finale une troisième union : celle de Bénard et de Jacqueline, mère de Restitue. On le voit, dans ce cas-ci, ce nest pas la redondance qui fait lagrément du récit, mais bien son caractère inattendu. Découvrant en même temps que les acteurs la véritable identité de Fleurdelys, le public ne peut que samuser de ce dénouement spectaculaire. « De toutes les plaisanteries, écrit Cicéron, les meilleures sont celles que lon nattend point14 ». Ainsi le spectateur aura été la victime dun « bon tour », dune « amiable tromperie des choses qui noffensent ou tout à le moins, peu », écrit Castiglione, mais qui au contraire réjouissent le cœur et lesprit15.

Si La Taille trouve chez Boccace les procédés narratifs qui permettent dexciter le rire, cest chez Charles Estienne quil va chercher un langage et un style comique adaptés aux personnages de condition moyenne quil met en scène. En 1542, Charles Estienne traduit la pièce les Ingannati des Académiciens de Sienne, et lintitule en français la Comédie du sacrifice. En 1548, il la fait republier sous le titre des Abusez, et laccompagne pour loccasion dune épître quil avait rédigée pour sa traduction de lAdrienne de Térence (1541), et dont largumentaire sinspire librement du De Tragoedia et Comoedia du célèbre grammairien Donat16. Cette épître en forme de traité dart dramatique, la première en langue vernaculaire en France, ainsi que la comédie Les Abusez, eurent une grande influence tant sur les conceptions théoriques de La Taille que sur sa vision de lécriture dramatique17. De fait, 171les rapports entre cette pièce et les Corrivaus sont étroits et ne concernent pas que les termes de lintrigue. Bons mots, expressions proverbiales, traits desprit et naïvetés sont autant déléments langagiers présents dans lune et lautre comédies, et qui se rapportent à la facétie verbale.

À côté des équivoques grivoises, le jeu sur le sens des mots, qui consiste, comme le dit Castiglione, à prendre les mots « en signification autre que les autres ne les prennent18 » est un des traits typiques du langage comique de La Taille. À ce titre, la pièce dEstienne offre un modèle exemplaire. Lhumour, et surtout lhumour licencieux, est fréquent dans Les Abusez, comme cétait du reste le cas dans le prologue dorigine des Ingannati. En atteste le passage suivant, où les allusions et descriptions de lacte sexuel expriment une intention humoristique qui menace de devenir franchement indécente lorsquelles sont prises en charge par un personnage de rang social inférieur :

cle. – Et voylà tout le mal, que les jeunes mariées veulent estre traitées comme femmes, & non pas comme filles, & demandent que lon les morde, que lon les retourne & renverse, puis dun costé, puis dautre, & non pas quon les traite comme filles.

vir. – Tu penses que toutes les femmes te res[s]emblent, tu entends bien que je vueil dire. Mais elles ne sont pas toutes telles, non ? toutesfoys que Gerard a bon vouloir de la traiter comme femme.

cle. – Et comment ? il a desja passé cinquante ans ?

vir. – Qui fait cela ? je suis bien du mesme aage, & toutesfoys tu sçais si je suis bon jousteur, ou non.

cle. – Ho lon en trouve peu de telz []19.

La scène iii de lacte II des Corrivaus est une reprise presque littérale de ce dialogue. On y assiste à un échange entre Fremin et sa chambrière Alizon à propos de la nécessité de trouver un époux convenable pour sa fille. Une même atmosphère de familiarité égrillarde plane sur la scène, si ce nest que le style de La Taille se révèle un peu moins cru et peu plus concis que celui de son prédécesseur :

fre. – Penses-tu que si jeusse trouvé quelque party raisonnable pour elle, que jeusse tant delayé ? Tu sçais bien comme jen suis sollicité tous les jours, & mesme dun Euvertre fils de Gerard Gontier riche citoyen, mais son père ne sy est pas bonnement accordé.

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ali. – Vous en ferez à vostre plaisir : si est-ce quen bonne foy il me semble que vous la faites trop jeusner.

fre. – Il test advis que toutes femmes te ressemblent. Tu mentens bien.

ali. – Mais au rebours, il vous est advis que tout le monde est aussi froid comme vous.

fre. – Il est bien vray, que je ne my échauffe pas tant que tu voudrois bien.

ali. – Mais, mon dommage, qui presques nen pouvez plus. Et si vous en faites encor quelques uns des vostres, cest si peu souvent que cela ne se doit mettre en ligne de compte.

fre. – Or bien laisson cela []20.

Se laissant guider par lexemple, La Taille puise donc chez Estienne le thème de lérotisme – qui par ailleurs était absent de la nouvelle de Boccace – et brode autour de lui un langage fait de sous-entendus et dinsinuations. Il ne faut pas oublier que le but des dramaturges humanistes est de se dissocier de la « vulgarité » et des « badineries » de la farce. Un des moyens dy parvenir est déviter les excès de réalisme, qui pourraient heurter la pudeur des spectateurs en proposant des images dordre sexuel trop explicites. Or, il me semble justement que La Taille, à la différence par exemple dun Odet de Turnèbe ou dun Pierre de Larivey, réussit à traiter du thème de lérotisme sans jamais tomber dans lobscénité, et que cela est rendu possible principalement grâce à la rhétorique allusive quil trouve chez Charles Estienne. En conformité avec les enseignements de Castiglione, qui bannit lusage de lobscène dans la plaisanterie, la référence à la sexualité de la servante ou de la femme de chambre sert à tourner en dérision la vision courtoise et idéalisée de lamour en lui opposant la vision plus « naturelle » de la comédie, « où les droits de linstinct triomphent sur ceux du sentiment21 ». Ainsi sommes-nous confrontés à un paradoxe : si lironie à contenu obscène entre en contradiction avec le principe de naïveté, entendu au sens dingénuité et de candeur, elle est véhiculée par un langage qui na rien en lui-même de grossier, qui se veut encore « naïf » par son aspect plaisant et inoffensif, cest-à-dire qui ne blesse point la décence et participe dun honnête divertissement.

Quant aux rapports entre la traduction des Suppositi de LArioste par Jean-Pierre De Mesmes et Les Corrivaus de Jean La Taille, ils ont été bien étudiés par Denis Drysdall dans son édition critique de la pièce. Publiée à 173Paris chez Estienne Groulleau en 1552 sous le titre la Comédie des Supposez, la pièce de De Mesmes fournit à notre auteur une quantité non négligeable de détails pour ses personnages et son intrigue (entre autres la figure de la jeune fille). Mais au-delà de ces similitudes structurales et thématiques, cest au niveau des tournures expressives que lanalogie se fait le plus sentir. Et cela ne doit pas nous étonner : en même temps quelle pouvait servir de manuel pour lapprentissage de la langue italienne, la traduction de De Mesmes, remarque Jean Balsamo, « offrait à travers une comédie lexemple séduisant du meilleur style familier22 », cest-à-dire dun style qui, tout en conservant les critères de la simplicité, ne sacrifiait pas à la dimension spirituelle et facétieuse de lintrigue. Cest ce style que les dramaturges des années 1560-1570 entreprendront dimiter, non pas pour transposer en France la langue et les schémas de la comédie italienne, mais bien pour rivaliser avec celle-ci sur le terrain de léloquence, laquelle passe obligatoirement par un retour à lAntiquité :

[U]ne Comedie faite selon lart, comme est ceste cy : & qui na moins de grace en nostre vulgaire, que les Latines, & Italiennes au leur. Aussi me puis-je bien vanter que nostre langue pour le present nest en rien inferieure à la leur, tant pour bien exprimer nos conceptions que pour enrichir & orner quelque chose par eloquence23.

Enfin, toutes ces observations nous invitent à revoir, comme lavait fait Franco Simone dans les années 1970, ce que la critique, depuis au moins un siècle, a désigné du vocable ditalianisme. À ce sujet, Jean Balsamo écrit :

Les Français imitent les Italiens, comme toute lépoque écrit selon limitation ; le vulgaire François imite litalien, et cette imitation fait apparaître une autre relation, plus essentielle encore, qui unit la France à lAntiquité, la cour des Valois à la Grèce et à Rome : la France imite lItalie pour parvenir à la maîtrise dune Antiquité retrouvée ou recréée24.

Dès le xve siècle, les auteurs italiens dhistoires comiques et de pièces de théâtre avaient assumé dans leur langue maternelle lhéritage littéraire et rhétorique de la facetia, affirmant ainsi la réalité de la renovatio. Par 174conséquent, sapproprier le registre facétieux, cela revenait non seulement à assimiler en français un style et une langue perçus alors comme le symbole dune civilisation raffinée, mais cela signifiait surtout se rapprocher des Anciens, tout en réalisant lautre ambition du temps : contribuer à lamplification, à lenrichissement et à lillustration dune langue qui restait à bien des égards encore fragile.

Phénomène complexe, litalianisme des poètes comiques français déborde largement la simple transposition dans la langue française de termes et expressions issus de la langue italienne. Comme la bien montré Jean Balsamo, le rapport de fascination quentretiennent les dramaturges français face à leurs homologues italiens se double dun rapport de rivalité. En ce sens, linfléchissement de la comédie vers la facétie obéit à une visée poétique, aussi bien que politique. Si la catégorie du facétieux permet, nous lavons dit, de rendre plus nette, au moins sur un plan théorique, la rupture avec les pratiques scéniques médiévales, elle entre également dans une logique de la concurrence dont La Taille, loin dêtre dupe, mesurait parfaitement les enjeux et difficultés. Nous touchons ici à un problème central, qui est celui de la traduction à la Renaissance : imiter consistait moins à copier fidèlement quà prendre linvention dun auteur étranger afin de lui donner une vie nouvelle. Ainsi, la récupération du registre facétieux ouvrait un espace esthétique se matérialisant dans des choix linguistiques et stylistiques, tout un éventail de procédés narratifs par lesquels la comédie française entendait surpasser la commedia italienne. Partant, limitation nest pas à elle-même sa propre fin, elle nest quune étape en vue de la constitution dune poétique française de la comédie ; lesprit de facetudo, qui avait permis dans un premier temps de renouer avec les Térence, Plaute et Ménandre, devait, une fois transformé et assimilé au goût national, aboutir à la création dun nouveau théâtre comique, adaptée à la réalité culturelle française. Telles sont, semble-t-il, les modalités par lesquelles seffectue la réception des poètes italiens dans la comédie du xvie siècle, une comédie qui se veut « image de vérité », naïve et spirituelle tout à la fois.

Vincent Dupuis

Université McGill, Montréal

1 Pierre de Larivey, Théâtre complet, t. I, Les six premieres Comedies facecieuses (Le Laquais, La Vefve, Les Esprits), éd. L. Zilli, Paris, Classiques Garnier, 2011, « À Monsieur dAmboise advocat en Parlement », p. 39.

2 Prologue de la comédie Les Corrivaus, de Jean de la Taille, dans La Famine, ou les Gabeonites []. Ensemble plusieurs autres Œuvres poétiques de Jehan de la Taille de Bondaroy, Paris, Federic Morel, 1573, fol. 66r. Les références renverront désormais à lédition de D. L. Drysdall : Jean de La Taille, Les Corrivaus, Paris, Didier, 1974, ici p. 56-57.

3 Voir Jean de La Taille, De lArt de la Tragédie, éd. E. Forsyth, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1998, p. 9 : « Je moserois presque assurer quicelles [les comédies] estans naifvement jouées par des personnes propres – qui par leurs gestes honestes, par leurs bons termes [] ne sentissent aucunement ny lescolier, ny le pédante, ny sur tout le badinage des Farces [] ».

4 Cicéron, De lorateur, II, lxvii, éd. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 121.

5 Voir N. Kiès, « Retrouver la culture par la nature : les bons mots involontaires dans la littérature facétieuse de la Renaissance », Seizième Siècle, 7, 2011, p. 225-241, ici p. 232.

6 Voir P. de Capitani, Du spectaculaire à lintime. Un siècle de commedia erudita en Italie et en France, Paris, Champion, 2005, p. 222. Sur cette question, voir aussi F. Cerreta, « La Tailles Corrivaux : a study of new and old sources », Studi francesi, 73, 1981, p. 205-218.

7 Voir L. Sozzi, Boccacio in Francia nel cinquecento, Genève, Slatkine Reprints, 1999, p. 124-145.

8 J. Balsamo, Les rencontres des muses. Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du xvie siècle, Genève/Paris, Slatkine, 1992, p. 271.

9 Le Decameron de Messire Jehan Boccace, florentin, nouvellement traduict ditalien en françoys par Maistre Anthoine le Maçon, Paris, Estienne Roffet, 1545, fol. 129r-v.

10 Ainsi La Taille écrit-il dans le prologue de la comédie Les Corrivaus, éd. Drysdall, p. 57 : « Au reste elle vous representera comme en un miroir le naturel & la façon de faire dun chascun du populaire : comme des vieillards, des jeunes gens, des serviteurs, des filles de bonne maison & autres ». Voir Kiès, « Retrouver la culture par la nature », p. 229-230.

11 De même peut-on lire dans le prologue de la comédie Les Abusez de Charles Estienne : « Sur le tout pourrez tirer deux beaux enseignements de la presente Comedie : et sçaurez combien peult & vault la fortune es choses dAmours : & combien aussi en icelles vault une longue patience, accompagnée de bon conseil » (Les Abusez. Comedie faite à la mode des Anciens Comiques, premierement composée en langue Tuscane, par les professeurs de lAcademie Senoise, et nommée Intronati, depuys traduite en Françoys par Charles Estienne, et nouvellement reveuë et corrigée, Paris, Estienne Groulleau, 1548, fol. [Biijv]).

12 M. Lazard, « Facétie et comédie humaniste », Bulletin de lAssociation détude sur lhumanisme, la réforme et la renaissance, 7, 1977 (Facétie et littérature facétieuse à lépoque de la Renaissance, éd. V. L. Saulnier), p. 138.

13 Castiglione, Le Parfait Courtisan du comte Baltasar Castillonois, es deux Langues [], de la traduction de Gabriel Chapuis [= Chappuys] Tourangeau, Paris, Nicolas Bonfons, 1585, in-8o, p. 325.

14 Cicéron, De lorateur, II, lxx, éd. Courbaud, p. 125.

15 Castiglione, Le Parfait Courtisan du comte Baltasar Castillonois, trad. G. Chappuys, p. 325. Rappelons en ce sens le passage suivant de Cicéron, De lorateur, II, lxxi, éd. Courbaud, p. 128 : « En somme, tromper lattente des auditeurs, railler les défauts de ses semblables, se moquer au besoin des siens propres, recourir à la caricature ou à lironie, lancer des naïvetés feintes, relever la sottise dun adversaire, voilà les moyens dexciter le rire ».

16 Selon H. Lawton, Charles Estienne apparaît à cet égard comme le véritable réformateur de la comédie régulière en France : « Les recherches dEstienne furent constamment offertes au public, qui pouvait tirer parti des renseignements recueillis par le savant » (« Charles Estienne et le théâtre », Revue du Seizième Siècle, XIV, 1927, p. 346).

17 Lépître des Abusez présente en outre avec le prologue des Corrivaus des ressemblances frappantes, que lespace de cet article ne nous permet pas de détailler.

18 Castiglione, Le Parfait Courtisan du comte Baltasar Castillonois, trad. G. Chappuys, p. 280.

19 Estienne, Les Abusez. Comedie faite à la mode des Anciens Comiques, acte I, sc. ii, fol. [Cr].

20 La Taille, Les Corrivaus, acte II, sc. iii, éd. Drysdall, p. 89-90.

21 Capitani, Du spectaculaire à lintime, p. 143.

22 Balsamo, Les rencontres des muses, p. 270.

23 La Taille, Les Corrivaus, prologue, éd. Drysdall, p. 56.

24 La Taille, Les Corrivaus, prologue, éd. Drysdall, p. 34.