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Classiques Garnier

Conclusions Un dialogue des arts et de la vis comica : translations sociopétiques du paradigme humaniste facétieux

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 2, n° 32
    . varia
  • Author: Bertrand (Dominique)
  • Abstract: A facetious lens proves productive here as a way to shed light on the restoration of erudite sources as well as explore the performative dynamic of the comic, Renaissance stage (imagined in all its diversity - and not limited to humanist comedy or the staging of a farce). This dialogue between the arts and vis comica reveals the originary and original dynamic peculiar to a humanist translatio of a facetious metis at the root of reconfigurations of the power to make people laugh.
  • Pages: 237 to 244
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406067450
  • ISBN: 978-2-406-06745-0
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0237
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-28-2017
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
237

Conclusions

Un dialogue des arts et de la vis comica :
translations sociopoétiques
du paradigme humaniste facétieux

Si ce fut pour moi un honneur et un plaisir dimproviser le 30 mai 2015 quelques conclusions au terme de la brillante journée détude organisée par Vincent Dupuis à lUniversité Paris IV-Sorbonne et joliment intitulée « La facétie sur les tréteaux, xve-xviie siècles », cest avec une infinie tristesse que je rédige aujourdhui cette postface. Comment imaginer ce jour-là que cette rencontre intellectuelle des plus stimulantes, suivie déchanges conviviaux désormais gravés dans nos mémoires, constituerait le chant du cygne dun jeune chercheur au talent prometteur ? Partager avec les éditrices du volume la difficile posture dexécutrice testamentaire, mest malaisé, même si lincommensurable scandale de la disparition tragique de Vincent appelait cette modeste compensation scientifique.

Cest une équipe éditoriale qui, sous la houlette de Marie-Claire Thomine-Bichard, a su relever le défi délicat doffrir à Vincent ce tombeau éditorial, en assumant, en ses lieu et place, une publication dédiée à sa famille et à ses amis, et qui restera un indispensable viatique pour tous les chercheurs impliqués, associés ou intéressés aux recherches sur lesprit facétieux de la première modernité.

Reste quà ce jour anniversaire, le traumatisme créé par lannonce de la disparition brutale de Vincent Dupuis avec les siens est loin dêtre dissipé, et la sidération provoquée par les tragédies collectives que nous vivons depuis semble emporter chaque jour davantage le goût de rire, propageant, au-delà du cercle des proches des disparus, les ondes dune douleur tragique absolue.

Je veux pourtant imaginer que Vincent nous inciterait à méditer et pratiquer le « bene vivere et laetari », procuré par les narrations facétieuses, comme antidote à des temps de trouble ainsi que limaginait Bonaventure Des Périers dans la « Première nouvelle en forme de préambule » de ses Nouvelles récréations et joyeux devis. Je retiens de Vincent quil a fait sienne cette convivialité du partage des bons mets et des mots joyeux depuis le repas qui avait réuni les 238participants de notre journée à sa petite famille, jusquà lultime soirée amicale vers laquelle il sacheminait le soir du 31 juillet 2015…

Un an après, jexprime aussi une gratitude vive, en mon nom et en celui de Vincent, à celles et ceux qui ont participé à cette journée mais aussi aux mêmes et quelques autres qui ont contribué à la confection de cette couronne symbolique de la publication des actes. Que soit remerciée spécialement notre collègue et amie Marie-Claire Thomine-Bichard, qui a œuvré avec opiniâtreté pour recoller les morceaux de la publication imaginée par Vincent, et qui, avec laide de Bernd Renner, a dressé encore, en forme dhommage, la bibliographie exhaustive de ses travaux parus et à paraître.

Jai eu la chance pour ma part de faire la connaissance de Vincent Dupuis dans le cadre de sa collaboration en tant que post-doctorant au CELLF et à laxe « Facéties » du Labex OBVIL, porté par Louise Amazan dans le prolongement de son implication dans le programme interdisciplinaire biannuel FACEF (Fortunes et Avatars de lEsprit Facétieux entre France et Italie de la fin du Moyen Âge à lÂge Classique), que javais moi-même initié et coordonné dans le cadre de la Maison des Sciences de lHomme à Clermont-Ferrand de 2012 à 2013. Ce projet qui avait donné lieu à une collaboration active avec deux équipes de Paris IV (le Centre Saulnier intégré au CELFF et lAtelier xvie siècle) était issu dune première Journée détude organisée le 14 décembre 2010 dans le cadre dEQuIL (Équipe Imaginaire et Lettres de la Première modernité) au sein du CERHAC (Centre dÉtudes sur les Réformes, lHumanisme et lÂge Classique) et que javais intitulée Perspectives facétieuses, par souci de ne pas figer des pratiques aussi irréductibles à la vision réductrice de la culture comique consacrée par le siècle classique et lhistoriographie de la fin du xixe siècle quaux cartographies génériques modernes.

Sagissant de comprendre la cristallisation remarquable du lexique de la facétie et du facétieux dans le champ littéraire français de la Renaissance, par contraste avec son occultation, au cours du xviie siècle, au profit dautres nébuleuses sémantiques proches (la raillerie et le burlesque), nous avions esquissé un programme collectif en vue de resituer les avatars historiques dun esprit facétieux protéiforme dans une dynamique déchanges interculturels européens. Ces recherches exploratoires, privilégiant laxe France-Italie, visaient à éclairer les implications inhérentes 239à la promotion à la Renaissance dune lexicographie facétieuse labile qui recouvre le champ du rire, tout en contribuant en partie à le faire éclater, à travers des fluctuations et des jeux de démarcation subtils dun pays à lautre mais aussi dun siècle à lautre, et dun genre à lautre. La focale facétieuse apparaissait propre à fonder un « observatoire de la société dAncien Régime » dans ses pratiques esthétiques et politiques autant que philosophiques et cognitives, et elle a naturellement étayé et alimenté le projet spécifique dhumanités numériques présenté par Louise Amazan pour l« OBservatoire de la Vie Littéraire » à Paris IV.

Au-delà même de laspect éditorial utilement retenu par Louise Amazan dans la mise en place dun volet « Facéties » au sein de lOBVIL, jai accueilli avec un immense intérêt le projet original de journée détude mis en œuvre par Vincent Dupuis. Son angle dapproche allait précisément dans le sens que jai toujours souhaité personnellement encourager : celui dun décloisonnement résolu de létude strictement poétique vers des formes plus larges de sociopoétique et danthropologie culturelle. Le questionnement ouvert par Vincent autour de la facétie au théâtre excède la description de croisements génériques et de transferts poétiques, ouvrant la voie à une interdisciplinarité effective qui peut contribuer à révéler, à travers le prisme de lémergence dun nouveau champ littéraire et éditorial, des jeux de restructuration sociopolitiques et idéologiques des pratiques du rire et du vivre ensemble.

Les discussions que jai pu avoir avec Vincent en amont de lorganisation de sa journée détude et lors de celle-ci mont convaincue de la convergence de nos approches et je me suis permis très spontanément, durant la journée détude, de le solliciter pour fournir une contribution à louvrage collectif de synthèse des Perspectives facétieuses. Il a répondu avec enthousiasme à ma demande et il sen est acquitté avec diligence, moffrant aussi un sujet de contribution stimulant pour un des panels sur Rire des souverains que je mettais alors en place pour le 62e Congrès de la RSA de Boston du 31 mars au 2 avril 2016.

Le destin encore une fois en a décidé autrement et nous avons dû renoncer pour cette dynamique de recherche collective directement issue du programme FACEF, à la présence et à lintelligence de Vincent qui sapprêtait par ailleurs à entrer de plain-pied dans des collaborations non moins facétieuses que fructueuses avec nos amis américains embarqués dans ce « work in progress » des travaux sur la facétie : Bernd Renner 240aurait ainsi reçu comme post-doctorant Vincent Dupuis pour cette rentrée 2016 à CUNY (City University of New York) et Tom Conley lui aurait aussi volontiers fait place pour la présentation à plusieurs voix quil ma confiée, avec Louise Amazan et Marie Claire Thomine-Bichard le 7 avril 2016 dans le cadre de la Journée dÉtude des Amis de lAtelier xvie siècle de Paris-Sorbonne à Harvard (« Desseins du livre en France, 1530-1590 ») et qui a permis un panorama des recherches menées dans le cadre du FACEF et de lOBVIL : « La facétie, bilan et perspectives ».

Le texte impeccablement rédigé dont je remercie encore Vincent à titre posthume, qui paraîtra très prochainement dans le livre que je prépare sur ces Perspectives facétieuses, prolonge les pistes de cette journée détude, articulant un questionnement intergénérique et métapoétique à des perspectives sociopoétiques qui font résolument sortir la facétie de toute normativité canonique. Il confirme une pertinence scientifique à penser le facétieux hors des ornières du « genre » pour lenvisager davantage comme un registre, une veine irradiant des pratiques interculturelles qui contribuent à former le nouvel imaginaire social de la première modernité dans le cadre de la construction largement idéologique dune esthétique littéraire du rire et qui font sens de manière plus percutante dans la singularité de réappropriations auctoriales singulières.

Remercions encore Vincent Dupuis davoir su anticiper pour nous, malgré sa disparition, grâce à des rédactions impeccables et à larchitecture magnifiquement pensée de sa journée, un volume cohérent. Prolongeant les remarques laissées largement à létat de friches ouvertes par Madeleine Lazard sur les liens entre facétie et comédie humaniste, il a su sentourer de spécialistes pointus susceptibles de nourrir le questionnement décloisonné sur les transferts et imitations entre le domaine théâtral et la narration facétieuse dont je résumerai ici brièvement les apports suggestifs. Le volume a été globalement divisé en deux volets, le premier privilégiant les interférences poétiques, cependant que les communications suivantes abordent des questions de performativité.

Jelle Koopmans nous rappelle que la machine à rire de la farce ne se laisse pas aisément exclure du champ littéraire émergent. Il met en évidence la profonde ambivalence à la Renaissance entre la dépréciation obsessionnelle de la farce par les dramaturges humanistes – base réductrice exclusive à la reconstruction historiographique au xixe siècle – et la revalorisation explicite de lingenium farcesque favorisée par des 241réinterprétations érudites de lhistoire du théâtre antique, qui confèrent à la farce des racines grecques. Au-delà de ces tensions doctrinales, Jelle Koopmans relativise plus encore le prétendu dégoût des élites pour la farce en rappelant sa présence vivace dans les pratiques théâtrales vivantes de la Renaissance. Il montre que la dramaturgie jouée, y compris et surtout à la cour, na cessé de faire la part belle à la farce et aux farceurs, ces survivances étant repérables, comme on le sait, de la Renaissance jusquà la période classique en dépit dune censure croissante des doctes. Jelle Koopmans interroge plus spécifiquement lesprit dingenium que la farce partage avec le facétieux, insistant sur les convergences sémantiques entre facete dictum et facete factum, nous invitant à retrouver la circulation des motifs dun genre à lautre, dun pays à lautre, dun siècle à lautre, jusquaux historiettes de Tallemant des Réaux et à Dario Fo.

Également attentive à la convergence entre farce et facétie autour de la beffa, Florence Bistagne envisage les nombreuses tensions internes du traité de Pontano, un des principaux prescripteurs en matière de conversation facétieuse. Lauteur du De Sermone se réapproprie Plaute avec une extrême ambivalence, sappliquant à séparer la pratique élégante de la conversation facétieuse des jeux performatifs du mime mais intégrant dans son imitation de la langue plautinienne une verve mimétique du langage parlé. Lhybridation inouïe de ce texte théorique semble faire advenir le jeu des tréteaux dans la facétie.

Cette gémellarité ressort encore de létude de réception de Boccace dans les Corrivaux de Jean de La Taille menée par Vincent Dupuis. Son étude fouillée met en évidence le nouveau positionnement socio-esthétique de la comédie sous le signe dune naïveté qui fait clairement signe vers une connivence facétieuse aristocratique et se marque dans une virtuosité linguistique raffinée. La sagacité du regretté Vincent est toujours des plus affûtées pour déceler derrière les emprunts facétieux à Boccace une révélation des modèles antiques et retrouver la personnalité auctoriale singulière de Jean de La Taille qui réinvente en imitant, et adapte sa source italienne pour mieux « rencontrer » son public dans un jeu de concurrence exacerbée avec les sources transalpines.

Les études suivantes corroborent ces stratégies dhybridation poétique et de contradiction permanente, entre une vis comica qui ne se départit jamais de ses composantes grivoises et obscènes et les exigences de la nouvelle politesse des mœurs : des compromis de toute sorte, y compris 242éditoriaux, permettent de se démarquer de la farce et dun rire grossier, désigné comme repoussoir commode tout en étant convoqué sous des formes socialement recevables.

Goulven Oiry nous ouvre les yeux sur léquivocité foncière de la porte comme facétie matricielle dans la comédie française de la fin de la Renaissance. Il démontre rigoureusement comment le comique gaillard inhérent à ce motif participe dune structuration des intrigues comiques autour dun imaginaire phallocentrique. On peut se demander si le machisme de la comédie identifié par ce jeune chercheur, nest toutefois pas en partie déjà « déconstruit » dans les textes par une dégradation parodique de la geste martiale dont les résonances burlesques indiquent la faille de lhéroïsme mais aussi dune virilité dont la gaillardise frôle souvent le ridicule.

Matthieu Ferrand sattache quant à lui à lexamen systématique des réécritures du monologue facétieux de la maquerelle Cléérète dans lAsinaria de Plaute de la Chysis de Piccolomini à La Trésorière de Grévin. Il confirme limportance des références à Plaute dans les comédies françaises et italiennes, dans un jeu permanent démulation plus que de stricte imitation, qui transforme lacte décrire en une action facétieuse à part entière. Cette performance décriture instaure une connivence dexperts à lusage dun public savant dont la compétence est requise pour apprécier la virtuosité de la transposition du discours de la maquerelle dans de nouveaux contextes, qui excelle dans la subversion des limites génériques et des registres.

De façon emblématique, Romain Weber a déniché, pour répondre à lappel de Vincent, un hapax éditorial qui illustre de façon particulièrement saisissante les jeux de superposition terminologique et générique de la comédie et de la facétie. Il sagit dun cas, demeuré apparemment unique, de publication conjointe dune comédie et dun récit facétieux dans lédition en 1584 de la pièce de François dAmboise, Les Neapolitaines. Ce curieux binôme oublié par la critique associe le texte théâtral avec une narration facétieuse redondante mais un peu décevante et sommaire. Il est probable que cette mention facétieuse ait eu pour objectif de faire vendre en loccurrence un genre (la comédie) qui nest pas encore légitime sous sa forme imprimée et qui avait besoin dun argument, sur fond de plaidoyer visant à fonder une comédie nationale, susceptible de rivaliser avec les modèles italiens et antiques. Le lien établi avec le 243genre narratif de la facétie sert ainsi un objectif de « naturalisation » non dénué darrière-plan politique et courtisan de la part dun auteur proche dHenri III. Pour autant, la stratégie auctoriale complexe de lauteur, qui prétend participer à la promotion de la culture française, semble avoir achoppé en raison du renversement de tendance repérable dès les années 1560 et qui va inéluctablement reléguer le facétieux vers le « second rayon », alors que la comédie finira par acquérir une dignité sociale et politique.

En conclusion, cette journée qui a mis en résonance des questions dimitation littéraire et de performance théâtrale en les mettant en perspective avec la logique éditoriale a considérablement fait bouger les lignes de démarcation entre les genres et les formes, dépassant lévidence de la définition fermée de la facétie comme genre ou forme narrative brefs pour interroger la performativité de lesprit facétieux. Un socle commun doralité performative ressort de cette croisée des pratiques qui a favorisé indéniablement des hybridations. La contradiction éclate entre des pratiques et des discours en phase avec une réception et une intertextualité dynamiques et un nouvel apparat idéologique. Il ne faut décidément pas prendre au mot des déclarations redondantes qui brouillent les pistes en sefforçant de renforcer des clivages socioesthétiques encore incertains dans la pratique renaissante et qui ont fini par occulter, voire dénier larticulation étroite et les affinités électives entre le mot desprit et le théâtre comique, en particulier avec le mime.

Lobsession de « distinction » de la facétie apparaît bien comme une posture éthico-rhétorique qui rejoint lesthétisation des pratiques comiques de la première modernité, participant de la « révolution culturelle » attestée aussi dans le domaine poétique avec la Pléiade et imposant une rupture par rapport aux formes vernaculaires. Ces stratégies qui visent à étayer les reconfigurations identitaires du savoir rire spécifique des élites et à constituer de nouveaux publics instrumentalisent à leur usage les définitions du facétieux tout en entrant en tension avec les pratiques textuelles et dramaturgiques de la vis comica.

Il y aura donc matière, au terme de cette publication et des suivantes, à interroger les pièges de la terminologie facétieuse et lécran inhérent à ces effets de construction culturelle et nationale des genres de la comédie et de la facétie, qui contribuent à nous enfermer dans une forme de myopie délibérée à légard des enjeux de décryptage social attachés à 244cette fameuse « machine à rire » du bon tour, assurément commune à la farce et à la facétie et susceptible de démystifier les jeux de dupes dune comédie humaine « à cent actes divers », dont la fable et le conte ont aussi fait leur nectar, et dont il importe sans doute que nous puissions savourer le suc, pour un désabusement cynique salutaire.

Paris, le 31 juillet 2016

Dominique Bertrand

Université Blaise-Pascal – Clermont-Ferrand
(UCA Clermont-Auvergne)

IHRIM UMR 5317 (CERHAC IHPC UMR 5037)