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Classiques Garnier

Le nez de Guillaume

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Hüe (Denis)
  • Résumé : L’attribut de Guillaume au cort nes apparaît dans le Couronnement de Louis. Cet article montre comment se met en place le récit étiologique qui transforme le cognomen en épithète homérique, et les inflexions et enjeux qu’il endosse : héros béni, qui expie par cette blessure symbolique sa démesure, Guillaume acquiert au travers d’elle la sagesse et la mesure qui font de lui le chevalier exemplaire par excellence.
  • Pages : 141 à 155
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0141
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le nez de Guillaume

Cest avec le Couronnement de Louis que le nez de Guillaume, de courbe quil était devient simplement court. On sait que cette évolution est très probablement due au fait que la consonne finale de corb ne sentendait pas plus que celle de cort, surtout devant le n du nés qui est lui pérenne. On en conclura que Guillaume a un nez : quelle que soit sa caractéristique, cest cet élément qui a contribué à le caractériser, avant même quun quelconque récit sen soucie. Alain Corbellari1 rappelle à la suite de Ferdinand Lot que Bernard de Septimanie, ancêtre historique probable du héros épique avait le surnom latin de Naso, et cest cela qui contribue à munir Guillaume dun nez. Ce trait du visage est donc originellement, si lon accepte la nécessaire hypothèse dun substrat historique à la chanson de geste, une subsistance dun des personnages modèles du héros épique.

Bernardus Naso, comme Ovidius Naso : nous sommes ici clairement dans lemploi dun cognomen de pure tradition latine ; le passage du latin classique à la chronique médiévale ajoute une précision, la courbure. Il nempêche : la perte du sens initial présent dans le fragment de la Haye ou dans la Cançun Willame (alcorbitanas, al corb nés) entraîne la nécessaire mise en œuvre dun récit de remplacement destiné à transformer une conformation originelle et sans légitimation nécessaire en un attribut spécifique, un cognomen en épithète homérique. Ce que je souhaiterais ici, cest analyser ce détail, cette justification rétrospective dun nom

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héroïque, et voir comment elle sinscrit peut-être au-delà du simple mythe étiologique tardif pour éclairer certaines facettes du héros. Le remplacement dun attribut « historique » par un attribut « légendaire » ne peut en effet sopérer que si à un titre ou à un autre la version légendaire est plus satisfaisante et comble mieux les attentes, entre autres ici parce quelle abandonne la contingence dun nom pour lui donner une valeur emblématique.

La chose est dautant plus nécessaire que pour Guillaume dautres appellatifs existent, dune part autour de son titre, li ber2, li cuens (v. 1629), li fiers (v. 121), li gentilz (v. 272), li marchis (v. 1681), li nobiles guerriers (v. 1501) et même parfois li sages (v. 414) ou même Fierebrace, qui apparaît à seize reprises dans le Couronnement – alors que Cort Nes nest présent que sept fois. Il ny a donc pas nécessité à ajouter une épithète particulière, et Guillaume al corb/cort nés aurait pu disparaître sans difficulté, dautant que dans la Chanson de Guillaume, la première occurrence se résout à un simple Dan Willame3.

Pourtant, cest lui qui est mis en valeur dans la chanson, et si lappellatif intervient dès louverture comme marque didentité du héros, repoussé dans la deuxième moitié du vers par une sorte denjambement qui le met en valeur, il se place ainsi discrètement sur lhorizon dattente de lauditeur – on sait que selon toute vraisemblance, la finale ne se prononçait pas. Il nest donc pas certain que le public ait pu distinguer cort de corb, même si le jongleur a fait sonner la consonne finale – ou quil ait pu y prendre garde :

De Looïs ne lairai ne vos chant

Et de Guillelme al Cort Nés le vaillant. (v. 6-7)

Louis et Guillaume sont sur le même plan, un attribut connu rattaché à ce dernier et va le caractériser a priori, sans que lon annonce encore son origine. Dans la dimension orale, on la déjà dit, il est quasi impossible de distinguer le cort du corb. Le vers tient ainsi le rôle dun

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effet dannonce invisible, nous dévoile un des éléments essentiels du récit sans que nous ayons la présence desprit de le percevoir comme tel4. Le tour est dautant plus habile quen fait, la suite du texte nous montrera lorigine du mot Fierebrace – qui lui nest pas annoncé, et dont on ne sait pas ici si le jongleur reprend un épisode connu ou le crée à lintention de son public. Mieux, lépisode du « cassage de gueule » nest pas même commenté comme origine dun des noms de Guillaume, et cest le geste seul qui est indiqué :

Le poing senestre li a meslé el chief,

Halce le destre, enz el col li assiet :

Los de la gole li a par mi brisié ;

Mort le trebuche a la terre a ses piez. (v. 130-133)

Ce nest quun peu plus loin que Guillaume est, comme incidemment, nommé Fierebrace (v. 249) : lattribut lui est donné, mais ce nest pas le plus important aux yeux du jongleur. En effet, à lissue de lépisode, après avoir donné à son auditoire ce quil nattendait pas, il lui annonce ce quil ne sait pas encore devoir attendre, une soixantaine de vers plus loin, à un moment qui constitue une première suture/prolepse du récit, pause du jongleur et rappel de lattente et de lhistoire à entendre :

Cil detrencha a Guillelme son nes,

Com vos orrez ainz quil seit avespré,

Se vos donez tant que vueille chanter. (v. 312-314)

Cette deuxième évocation présente bien le nez de Guillaume comme une attente du public quil sagit de satisfaire, en détaillant un peu plus ce qui navait été quesquissé auparavant. Cest à ce moment seulement que lauditoire peut commencer à comprendre que le nez de Guillaume est sans doute plus court que courbe, alors même que ladjectif nest pas employé. Une fois créé leffet dattente autour du combat de Corsolt et Guillaume, il importera de mettre en scène lépisode. Il convient sans doute de sattarder sur les préparatifs ; un motif est inhabituel, tout au moins développé avec cette ampleur, cest celui de la protection par les reliques.

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Les reliques, quand elles sont mentionnées dans les chansons de geste, sont souvent conservées dans les pommeaux des épées5, et sont chargées de garantir des serments : mais dans un cas comme dans lautre, on ne voit pas ces reliques, leur puissance rayonne au-delà de la châsse pour garantir le guerrier ou laccord6. La scène qui nous est proposée est particulièrement rare. Dans les chansons de geste, deux épisodes peuvent être comparables, lun dans Aspremont, lautre dans Fierabras.

Dans Aspremont, lorsque Charlemagne rassemble ses troupes pour aller combattre Eaumont, le pape donne à baiser aux chevaliers le bras de saint Pierre :

Atant sen torne Charlemaignes errant.

Ez lapostole par lost esperonnant,

Le braz saint Pere lor va a toz mostrant,

De renc an renc lor va faire bessant :

« Franc Crestïen, or chevauchiez avant,

Paradis est overz des lanjournant ;

Ja vos atendent li archange chantant7. »

La puissance dune relique aussi insigne que le bras de saint Pierre est telle quhabituellement sa présentation dans le reliquaire, ou plus rarement sa contemplation quand il est extrait de sa châsse lors doccasions solennelles, suffisent à donner à celui qui la contemple la force et la bénédiction dont il a besoin. La relique se voit – ou lon voit ce qui lenserre – plus rarement la relique se touche – et lon touche généralement un objet médiat, reliquaire ou statue. Ce toucher est par excellence celui de la dévotion dans Aspremont et si la relique vient aux chevaliers, ils la baisent lun après lautre, dans une attente qui est celle du martyre : le paradis est ouvert, et cest plus une forme de viatique qui est proposée ici quune protection magique.

Il est donc exceptionnel quici ce soit, dans une démarche presque symétrique, la relique qui touche. Cest elle qui se déplace au devant de Guillaume, cest elle qui se dépouille – Lor et largent en ont fait esrachier

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– alors même que Guillaume est en arme et que cest le heaume puis le haubert qui dune certaine façon sont sanctifiés, autant que le chevalier :

Le braz saint Pere aportent del mostier ;

Lor et largent en ont fait esrachier,

La maistre jointe font al conte baisier,

Puis len font croiz sor son helme dacier

Contre le cuer, et devant et derrier.

Si faiz joels li ot le jor mestier :

Ne fu puis om quil peüst empirier,

Ne mais itant lespés de dous deniers,

Dont li frans om ot puis grant reprovier. (v. 594 sqq.)

Les gestes sont doubles, on le notera : dabord Guillaume baise la relique, comme dans Aspremont, et ce geste le garantit et le protège lui. A priori, ce simple contact de la relique devrait suffire ; on doit donc sattarder sur ces gestes de bénédiction, croix tracées sur les diverses parties du corps – ou de larmement – qui représentent une sorte donction effectuée à la fois par le pape et par le « bras de saint Pierre » – onction du catéchumène chargé de recevoir la force. Alors que lhomme est censé se découvrir par marque de respect, il est à noter que lon insiste bien sur le fait que Guillaume porte son heaume, alors que lon ne mentionnera pas le haubert sur lequel le pape fait les mêmes signes de croix. Ce sont bien les armes défensives que bénissent ainsi saint Pierre et le pape son successeur – il aurait été étonnant de bénir une épée !

On notera également que lonction qui est effectuée sur les armes défensives de Guillaume nest précisément pas lonction royale. Celle-ci prévoit en effet une onction sur la tête du roi, puis sur sa poitrine, entre les épaules, sur les épaules, à la jointure des bras, sur les mains enfin8. Le sacrement qui est reçu laide simplement à combattre et concerne son armure presque plus que lui-même – lonction royale se fait à même la peau, « les évêques de Laon et de Beauvais ouvrant les ouvertures faites à la chemise, à la camisole du roi, et à chacun des endroits ou doit se faire la sainte Onction9 ».

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Ces différences ne sont pas anodines en ce quelles permettent de maintenir une distinction essentielle entre lonction reçue par Louis et celle qui protégera Guillaume, et quelles le déterminent, par lonction du baptême ou du catéchumène, comme le combattant de la foi par excellence.

Un autre exemple presque comparable se trouvera dans la chanson de Fierabras qui est pour une part une « chanson des reliques ». Assiégés dans la tour dAigremore, les chevaliers francs sapprêtent à faire une sortie pour secourir Guy capturé lors dune escarmouche précédente, et Floripés les soutient en leur présentant des reliques :

– « Seignors, dist Floripés, par foi, trop demorez ;

Ja sera Guy pendus se tost nel secorrez. »

En sa chambre sen cort son escrin deffermer,

La corronne aporta, dont Dex fu corronnez,

Cascun la mist el chief, desuz leaume genmez,

Estez vos nos barons issi asseürez ;

Ne redoutent paiens.II. deniers monneez10.

Voilà le seul autre cas à ma connaissance, dans une chanson de geste que lon saccorde à dater de la fin du xiie siècle, dutilisation des reliques non plus à des fins de viatique mais comme objet protecteur. Cest la couronne dépines qui, portée un instant sur le heaume, fait de chaque guerrier un soldat du Christ et le sanctifie11.

À mon sens, les effets dintertextualité que nous percevons dans ces trois chansons sont pour une part conscients, sappuyant sur des motifs communs peut-être à la tradition orale, mais aussi probablement sur les épisodes précis des chansons connues. Cela expliquerait les résonances dune chanson lautre : le même bras de saint Pierre dans Aspremont et le Couronnement, la consécration dun chevalier du Christ, une onction presque royale et cette façon de ceindre la couronne pour chacun des chevaliers. Le Couronnement de Louis pourrait également trouver un écho, autour de lépisode des reliques, dans cette couronne dépine que ceignent les heaumes des chevaliers de Fierabras

Mais par-dessus tout une négation semble venir, comme récurrente, soulignant la parenté des épisodes de ces deux épopées. Pour les guerriers

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de Fierabras, ils ne redoutent pas les païens « .II. deniers monneez » ; dans le Couronnement, Guillaume est invulnérable « Ne fu puis om quil peüst empirier, / Ne mais itant lespés de dous deniers ». Même si Roger Bellon souligne que le denier fait fréquemment partie des constructions de négation et quil est le plus représenté12, il est pour le plus souvent au singulier, et il sagit dans le texte de la seule occurrence de deux deniers. Le numéral nétant pas à lassonance aurait pu être remplacé par nimporte quel monosyllabe ; on peut considérer quil présente alors un sens plein : lépaisseur de deux deniers.

Il ne peut sagir semble-t-il de la pièce de deux deniers, le billon, dont lapparition est datée du xiiie siècle. Le denier, comme pièce de monnaie, fait environ un dixième de millimètre dépaisseur13 ; cest du double de cette épaisseur que sera amputé Guillaume au moment du combat, épaisseur négligeable au regard de la vie quil risque, égratignure négligeable également en termes esthétiques : sil portera une cicatrice, Guillaume nen sera pas malgré tout énasé comme létaient les criminels, et sa marque identitaire nest pas une marque infâmante. Davantage, il nest pas nécessaire dinventer une quelconque rhinoplastie réparatrice14 comme le feront dautres chansons de geste : le propos du jongleur, sil est étiologique, est économique et nexige pas de développement.

Lhabileté du jongleur est cependant bien grande, à nous annoncer la blessure de Guillaume comme vénielle avant même le combat, ce qui nous permettra de participer à plein sans pour autant être tout à fait effrayé.

Néanmoins, la mise en parallèle des deux épisodes – il semble que celui de Fierabras soit postérieur, au moins de quelques années – apporte un certain éclairage. Certes, les « .II. deniers monneez » de Fierabras constituent un renforcement affectif de la négation et lassonance ny présente pas une contrainte forte : il faut bien sûr les prendre comme une négation affective, renvoyant à un objet de peu de valeur ; mais le choix de cette négation nest pas insignifiant et constitue clairement un écho du Couronnement, présente dans une situation narrative extrêmement proche. Pourtant, les deux deniers évoqués servent pour les uns à marquer

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linvulnérabilité totale des chevaliers francs, pour les autres à montrer comment, malgré une onction presque aussi importante, Guillaume sera malgré tout blessé. La blessure, en même temps quorigine nécessaire du cognomen de Guillaume, a une valeur nécessairement symbolique, que linvulnérabilité des guerriers de Fierabras souligne encore : comment se fait-il que le héros de la Chrétienté, aussi exceptionnellement béni et protégé, puisse malgré tout être blessé ?

On la remarqué, il y a une face trouble dans les enjeux qui poussent Guillaume à combattre. Pour quil devienne le champion de Rome, le pape est toutefois obligé de lui faire des promesses tout à fait étonnantes (v. 390-396), labsolvant à lavance de toutes sortes de fautes, rupture de jeûne, polygamie et tous les péchés à lexception de la trahison. Il semble que largument porte, puisque Guillaume passe dun refus poli à une exclamation belliqueuse :

Nai que seissante de chevaliers a armes ;

Contre tanz reis ne porreie combatre. (v. 385-386)

Or ne laireie, por nul ome que sache,

Ne por paien, tant seit ne fel ne aspres,

A cels glotons ne me voise combatre. (v. 400-402)

Guillaume est donc sensible à une telle offre. Lors du retour du pape, le dialogue présente une symétrie étonnante : Guillaume parle de laversier qui veut combattre Dieu (v. 559-560), utilisant le mot dans son sens régulièrement reçu de diable. Cest le pape, au contraire, qui parlera de Corsolt en employant à son tour le mot daversier dans son sens premier dennemi (lat. adversarius) et en lopposant – car ennemi terrifiant – aux douze pairs et aux Aymerides réunis. Pour Guillaume, le combat est devenu métaphysique, alors que symétriquement, il est devenu exclusivement guerrier – et désespéré – pour le pape.

Prenant en charge son rôle de défenseur de la Chrétienté, Guillaume semble prêt à être lexemplaire chevalier chrétien, et la répétition des prières du plus grand péril le prouve, elles qui rappellent tout ce à quoi doit croire un bon chevalier. Alors quil assume absolument son rôle, quil a les protections divines les plus fortes, adoubé dune certaine façon par le Pape, par le Christ dont il reçoit le signe de croix et par saint Pierre dont le bras lui-même procède au rituel, il reste alors à se

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demander pourquoi il est sujet à une telle blessure qui, même si elle justifie son cognomen, est à ce titre profondément symbolique.

Avant malgré tout de sengager dans de lacaniennes considérations, par ailleurs déjà balisées15, il faudrait reprendre le détail des préliminaires du combat :

Li cuens Guillelmes vit venir laversier,

Lait et hisdos et des armes chargié ;

Sil le redote, nuls nen deit merveiller.

Deu reclama le pere dreiturier :

« Sainte Marie, com ci a bon destrier !

Tant par est bons por un prodome aidier

Mei le covient des armes espargnier :

Deus le guarisse, qui tot a a jugier,

Que de mespee ne le puisse empirier ! »

De tel parole neüst coarz mestier. (v. 673-682)

La mission qui lui incombe de défenseur de la chrétienté passe clairement au second plan, et même si les péjoratifs saccumulent sur Corsolt (aversier, lait, hisdos) guerrier qui devrait susciter une appréhension légitime, lexclamation de Guillaume, ouverte et fermée par une exclamation religieuse, porte sur un cheval que lon souhaite protéger : le héros se trompe de cible et aurait sans doute dû invoquer Dieu pour être protégé de son adversaire (ce quil fera plus tard). Alors quil était prêt linstant précédent à combattre pour une noble cause, cest le désir qui le meut à présent, un désir de possession qui, même si lenjeu en est noble, le fait basculer dans la troisième fonction. Certes, le jongleur a beau jeu de montrer laudace dune telle formulation, comptant pour rien laspect terrifiant de ladversaire ; mais à changer lenjeu du combat Guillaume est en quelque sorte disqualifié.

Le « primesaut » de Guillaume peut être mis en parallèle avec la description du cheval, Alion, que lon présente comme fier et desreez, cheval

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admirable pour qui saurait le chasteier16. Notre personnage est aussi desreez que le cheval quil convoite. Mais après ce sursaut du désir, il sait retrouver la posture du champion, et descend de son cheval pour une prière « de grant bonté17 », qui devrait le protéger du diable. Valorisée par le jongleur, cette oraison devrait sajouter comme une protection supplémentaire aux bénédictions pontificales que lon a vues plus haut. Il est à noter quelle sachève sur un vœu dont les mots mêmes seront repris plus loin :

Sainte Marie, sil vos plaist, secorez,

Par coardise ne face lascheté,

Qua mon lignage ne seit ja reprové. (v. 787-789)

Ce reprovier se retrouvera à deux reprises, justement pour qualifier la blessure infligée par Guillaume :

Et de son nez abat le someron.

Maint reprovier en ot puis li frans om. (v. 1041-1042)

Or seras mais Looïs provendiers,

Et tes lignages en avra reprovier. (v. 1103-1104)

Le vœu de Guillaume à lissue de la prière nest donc pas exaucé : lui et son lignage risquent dencourir les reproches quil voulait éviter.

Tel quil est décrit, tranchant la coiffe du haubert et tranchant les cheveux, le coup devrait arracher le nez du Guillaume et davantage, puisquil se termine en coupant en deux son cheval. Mais nous savons déjà que la blessure est vénielle, et quil ny a pas nécessité de sinquiéter pour le héros. Paradoxalement, le coup télescope deux éléments essentiels, dont le second est comme oublié : après que le cheval de Guillaume est tranché en deux, il est maintenant légitime de désirer la monture de ladversaire, indispensable à un chevalier : ce qui était démesure et faute de perspective dans un combat pour la chrétienté devient maintenant rationnel et plausible. Lhabileté de Guillaume, sur un coup semblable à celui de Corsolt, sera de fendre le crâne et de lembroncher sor le col del destrier18, au lieu de glisser le long du heaume et de tuer le cheval. Alors quà deux reprises le pape et les romains invoquent Dieu pour quil

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vienne au secours de Guillaume et sauve la Chrétienté, lexclamation de celui-ci ne sera pas daction de grâce, mais juste de satisfaction :

« Deus », dist Guillelmes, « com jai mon nez vengié !

Ne serai mais Looïs provendiers,

Ne mes lignages nen avra reprovier. » (v. 1122-1124)

Un peu plus loin, nouvelle action de grâce de Guillaume :

« Deus », dist Guillelmes, « com vos dei gracier

De cest cheval que jai ci guaaigné !

Or nel donreie por lor de Montpelier

Ui fu tel ore que molt loi coveitié. » (v. 1147-1150)

Nous y voilà : le désir du cheval, la convoitise supérieure à lavarice (lor de Montpellier) sont la faute de Guillaume, la raison de son châtiment, symbolique mais réel, puisque cette atteinte à son intégrité, sil la porte avec fierté, a failli susciter la honte, le reprovier non seulement sur lui mais sur son lignage. On notera que le cheval, qui plus tard se montrera rétif (v. 1208-1210), accepte comme naturellement son nouveau cavalier, comme si la prise de possession immédiate et légitime ne souffrait pas de résistance.

À lissue du combat, Guillaume associe bien dans une même victoire le cheval quil a conquis et le nez quil a vengé, comme si le second était le prix du premier – ce qui est peut-être le cas, puisquil a ménagé son adversaire pour protéger, comme si sa récompense était plus dans un cheval que dans le salut de la Chrétienté.

Il nest pas tout à fait à propos de parler de démesure pour Guillaume, et cependant cette obstination à ne pas prendre en compte les enjeux réels de son combat len approche ; ce qui sauve le personnage, paradoxalement, cest loutrance assumée du personnage de Corsolt, géant bien sûr, mais dont la démesure marque les discours et les gestes. Guillaume est par conséquent assorti à son ennemi, dans ses excès comme dans ses paris : entre sengager à assumer le premier coup sans broncher et chercher à vaincre sans atteindre le cheval, qui se fixe les contraintes les plus extravagantes ?

En même temps, la bravoure de Guillaume et son dévouement sont indiscutables au long de la chanson ; si la bravoure trouve ici sa preuve la plus éclatante, il faudra peut-être attendre un peu plus tard pour le montrer, consciemment cette fois, comme le bras du Seigneur. Cest en

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effet dans le combat contre lensemble des Sarrasins que Dieu se manifeste : lui qui était invoqué à diverses reprises, sans que jamais le jongleur le fasse intervenir dans le combat, voici quil se manifeste à deux reprises :

Deus en aida Guillelm le cremu

Et cil sainz Pere cui champion il fu. (v. 1235-1236)

Ja li tranchast le chief desus le bu

Quant Deus i fist miracles et vertus. (v. 1246-1247)

Dans la violence du combat précédent, ni Dieu ni saint Pierre ne semblaient être intervenus, les voici à présent qui protègent le combattant au milieu de la mêlée, et mieux encore, qui lui inspirent la pitié. Accessible à lappel de Galafre, Guillaume sauve ainsi le roi Gaifier, sa fille et trente mille prisonniers. Lui qui naurait pas renoncé « por lor de Montpelier » (v. 1181) à aller au combat et à frapper – la récurrence de la formule à trente vers décart montre combien son appétit de combat est aussi violent que la été son désir du cheval – voilà quil retient son bras, sous linfluence divine. Sa première réaction à légard de la proposition de Galafre sera une invocation à saint Denis :

– Par saint Denis, dist li cuens al vis fier

Por itel chose deis estre respitiez. (v. 1260-1261)

Invocation qui en dehors de lassonance prend sa pleine valeur : Guillaume saffirme non seulement comme chrétien, mais comme guerrier franc et serviteur du royaume de France ; cela est dautant plus net que jamais auparavant il navait invoqué de saints, et que les seules occurrences se retrouvaient dans les prières du plus grand péril. Cest ce geste, nourri de la grâce de Dieu qui inspire Guillaume, qui le transforme radicalement et le fait passer du guerrier démesuré au chevalier chrétien exemplaire.

On notera quil nest plus question pour lui de poser des exigences, dattendre les faveurs et les passe-droits que le pape avait été obligé de lui promettre pour lengager dans le combat : Guillaume résiste au plaisir de tuer, pour le gain gratuit de la vie de nombreux chrétiens, gain qui ne lui rapportera pas grand-chose, puisquau contraire il fera nourrir et vêtir les prisonniers19.

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Dune certaine façon, il semble que Guillaume a à présent expié sa démesure, que sa blessure symbolique lui a apporté un cheval, mais que la grâce divine lui a apporté la sagesse et la capacité à respitier. Le dialogue qui suit est dautant plus étonnant que Galafre, qui est loin dêtre en situation de force, pose malgré tout ses conditions, et refuse de sexprimer avant davoir été baptisé : abandonné par Mahomet, il veut devenir le serviteur de Dieu avant toute action, tant il sait sa situation fragile. Cest Guillaume, le premier de tous, qui sera le parrain du nouveau chrétien. Cest Galafre, qui par la ruse, pourra faire délivrer les prisonniers des Sarrasins, préfiguration du geste de Guillaume qui libérera les prisonniers dans la Chanson de Guillaume et Aliscans. Lhabileté du filleul se retourne vers son parrain, et si Galafre met en place la ruse – la première du cycle – Guillaume semble en faire son miel, et sa personnalité acquerra ainsi une nouvelle facette qui lui manquait jusquici.

Il me semble que cette bascule est un des éléments essentiels de la figure de Guillaume : on la montré chevalier puissant certes, mais démesuré et parfois inconscient de sa mission et des besoins du royaume. Alors même quil est entouré de toutes les bénédictions possibles pour aller au combat conte linfidèle, il reçoit une blessure minimale mais malgré tout infâmante, même sil la transforme en attribut de sa personnalité. Tout cela, à mon sens, pour un cheval aussi desréé que lui, mais quil domestique bientôt.

La bénédiction divine, dans lesprit même du jongleur, napparaît paradoxalement quaprès le combat singulier, au moment où il sagit de sauver les prisonniers et dasseoir la victoire. Elle passe par un geste inspiré de Guillaume, qui retient son bras : le combattant découvre les avantages de la pitié, et en quelques minutes quitte la farouche volonté den découdre pour adopter un stratagème qui sauvera des vies : cest dès lors que Guillaume se démarque dune certaine façon dun guerrier preux à la façon de Roland : voici quil découvre la sagesse – et la ruse. La figure du héros est accomplie, et il est dune certaine façon armé pour la remise en ordre non seulement de Rome, mais également de la France, où son parcours sera sans faute, sans faute politique ni faute morale.

Pour reprendre la piste psychanalytique qui peut voir en Guillaume énasé un Guillaume châtré, il est évident que cette blessure symbolique est associée à lacquisition dun savoir supplémentaire, cette ruse qui servira si souvent au héros, ne serait-ce que pour la conquête de son

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patrimoine, Nîmes ou Orange. Davantage, lépisode si extraordinaire de la Chanson de Guillaume ou le héros tue son cheval après sêtre emparé de celui dAlderufe est directement lié à lexercice de la ruse, qui lui est immédiatement associée, alors quil faudra différer le dialogue avec Alderufe qui se lamente sur la perte de son cheval :

« Ohi, Balçan, a quel tort tai ocis ! []

Mais pur ço lai fait que ni munte Sarazin,

Franc chevaler par vus ne seit honi. »

Muat sa veie e changat sun latin,

Salomoneis parlat, tieis e barbarin, []

« Culverz paiens, Mahun vus seit failli ! »

Li bers Willame mult en i ad ocis20.

Tout se passe effectivement comme si la pratique de la ruse passait par un renoncement, ici explicitement celui au cheval : démarche assez proche de notre cas, où « lor de Montpellier » fonctionne comme un dénominateur commun.

Plus quune simple castration, la blessure de Guillaume linscrit donc dans la lignée des héros qui renoncent à leur intégrité pour un savoir plus grand, dOdin à Mucius Scaevola21. Mais la dimension castratrice de la blessure nest pas pour autant absente : il est révélateur que Guillaume ait une grande quantité de neveux, mais aucun fils ; que sil est « au court nez », cest Rainouart « au tinel » qui sera un heureux père. La seule descendance de Guillaume, cest la filiation spirituelle que lui donne le baptême de Galafre.

Pour conclure, le détail du nez de Guillaume nest pas quune anecdote étiologique chargée de justifier une prononciation défaillante de la courbure. Il sinscrit, dans le Couronnement de Louis, comme lépisode essentiel qui permet au héros de passer de la démesure du chevalier, plus intéressé par lobtention dun cheval que par le salut de la Chrétienté, à la sagesse et à la ruse quil exercera plus tard.

Il sinscrit également comme le résultat dune mécanique générative, qui va ajouter à un attribut pas toujours maîtrisé ou dont on a perdu le sens un sens nouveau. De la même façon que des enfants ont

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longtemps cru que le corbeau de la fable sappelait Honteuzéconfu, des jongleurs ont accepté de croire que le nez de Guillaume était court ; mais à la différence des enfants, ils ont su intégrer cet élément dans une constellation qui enrichit le sens du personnage, perdant symboliquement le nez pour payer sa démesure, mais pour gagner un cheval. Au-delà, cest le geste de Dieu qui retient sa main et le fait invoquer saint Denis qui lui permet dexercer la pitié – à légard de Galafre comme à légard des prisonniers quil sauve – et davoir la pensée médiate qui permettra ruse et stratégie : il suffit de comparer la rusticité avec laquelle il règle la question dArneis, et lhabileté de son intervention à Tours. Héros de la chrétienté, Guillaume a besoin de la grâce de Dieu pour quitter le statut du combattant hors pair et devenir ce que la légende fait de lui.

Mais davantage, les échos que lon a pu retrouver dans dautres épopées, quil sagisse de Fierabras ou de la Chanson de Guillaume, montrent que cet élément sinscrit dans une économie épique plus large, où le nez de Guillaume ajoute à la figure du héros associée à la fortitudo une sapientia trop souvent distincte. Dans la chronologie comme dans lidéologie, Guillaume se présente bien comme le héros tenable parce quil a la bravoure de Roland, mais que Dieu lui a donné la sagesse dOlivier. Juste équilibre entre Vivien et Rainouart, Guillaume gagne sa stature à avoir rogné sa démesure.

Denis Hüe

Université Rennes 2

CELLAM

1 A. Corbellari, Guillaume dOrange ou la naissance du héros médiéval, Paris, Klincksieck, 2011, p. 114 ; les premières lignes de ce travail sont nourries de lexcellente synthèse dA. Corbellari. Pour plus de références, outre la bibliographie détaillée proposée dans ce volume, on pourra se renvoyer au travail exhaustif mais déjà un peu ancien de Ph. E. Bennett, The Cycle of Guillaume dOrange or Garin de Monglane, Rochester, NY, Tamesis, 2004, ainsi quaux éléments de bibliographie qui concluent mon Lectures du Couronnement de Louis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 237-244. On noubliera pas également de consulter lindispensable site Arlima et le Bulletin bibliographique procuré par la Société Rencesvals.

2 On travaillera sur lédition Langlois du Couronnement de Louis, Paris, Champion, 19662, sans perdre de vue Les Rédactions en vers du « Couronnement de Louis », éd. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978. La transcription synoptique des divers manuscrits est également disponible sur le site du laboratoire Le Français Ancien de lUniversité dOttawa : http://www.lfa.uottawa.ca/activites/textes/Couronnement.

3 La Chanson de Guillaume, éd. et trad. Fr. Suard, Paris, Bordas, 1991, v. 4.

4 On peut penser à lexemple canonique de Giono : « En 1843-1844-1845, M. V. se servit beaucoup de cet arbre » (Un Roi sans divertissement, Œuvres romanesques complètes, t. 3, éd. R. Ricatte, Paris, Gallimard, 1974, p. 455). La première page de ce roman nous dévoile un élément essentiel, sans que nous le voyions.

5 Joyeuse, Durandal ont ces caractéristiques, rappelées dans de nombreuses chansons de geste ; voir A. J. Dickman, Le Rôle du surnaturel dans les chansons de geste, Paris, Champion, 1926, p. 198-199.

6 On a, bien sûr, en tête la double dissimulation des reliques dans la Tapisserie de Bayeux, où Harold prête serment sans savoir quil le fait sur des reliques cachées.

7 Aspremont, éd. et trad. Fr. Suard, Paris, Champion, 2008, v. 3674-3680.

8 Voir, par exemple, Pons-Augustin Alletz, Cérémonial du sacre des rois de France où lon voit lancienneté de cet acte de religion ; les motifs de son institution ; le pompeux appareil avec lequel il est célébré ; le costume des habillements, & une table chronologique du sacre des rois. On y a ajouté la traduction de toutes les oraisons & prières qui font une grande partie de la cérémonie…, Paris, G. Desprez, 1775, p. 93-94.

9 Ibid.

10 Fierabras, éd. M. Le Person, Paris, Champion, 2003, v. 3654-3660.

11 On met, bien sûr, à part la puissance « lointaine » des reliques dans le Pèlerinage de Charlemagne.

12 R. Bellon, « Le renforcement pittoresque de la négation dans le Couronnement de Louis », Méthode, 23, 2013, p. 11-20.

13 Voir, par exemple, le trésor de deniers du xiie siècle exposé au musée dAngers.

14 Voir Le Charroi de Nîmes, v. 145-146 : « grant fu la boce qui fu au renoer / mal soit del mire qui le me dut saner ! » (Le Cycle de Guillaume dOrange, éd. D. Boutet, Paris, Librairie générale française, p. 158).

15 Voir W. Azzam, « Guillaume couronné. La royauté dans Le Couronnement de Louis », Lépopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du xive Congrès international Rencesvals, éd. S. Luongo, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2001, t. 1, p. 163-171. À cette approche, il convient dajouter les remarques dA. Corbellari dans son article récent « LOrgueil de Guillaume », La Faute dans lépopée médiévale, éd. B. Ribémont, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 219-230, ici p. 228 : « Le contraste est assurément frappant entre la fidélité de Guillaume envers lépée, [] mais aussi envers sa femme Guibourc, et ce que lon est tenté dappeler sa versatilité à légard des chevaux, comme si ceux-ci étaient autant de maîtresses plus intéressantes à conquérir quà conserver. »

16 Couronnement de Louis, v. 645-646, 656.

17 Couronnement de Louis, v. 689.

18 Couronnement de Louis, v. 1120.

19 Couronnement de Louis, v. 1339-1343. Notons que malgré tout sa générosité permet en retour le don de nombreux présents par le pape (v. 1424-1428).

20 Chanson de Guillaume, éd. Suard, laisse CXXXVII, p. 138, v. 2164, 2167-2170, 2173-2174.

21 Par une telle remarque, on rejoint évidemment des éléments de lanalyse trifonctionnelle qua si bien dégagée J. Grisward dans son Archéologie de lépopée médiévale, Paris, Payot, 1981, dans la lignée des approches duméziliennes.