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Classiques Garnier

La méthodologie historiographique des humanistes italiens du xve siècle A la recherche du paradigme perdu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Gilli (Patrick)
  • Résumé : L’article examine les discours théoriques qui fondent l’ars historica du Quattrocento et les confronte à quelques productions historiques pour mesurer les effets d’un double phénomène : l’intégration de connaissances issues des traductions des historiens grecs d’une part et la rhétorisation poussée de la narration historique d’autre part. S’y révèlent les contradictions d’une historiographie en mal de légitimité théorique et académique.
  • Pages : 355 à 406
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0355
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La méthodologie historiographique des humanistes italiens
du xve siècle

À la recherche du paradigme perdu

Ni Thucydide, ni Sigebert de Gembloux ne sont mes collègues, et pas davantage dailleurs les Mauristes (sauf à croire quon puisse être bon érudit indépendamment de tout cadre historiographique, ce qui est une croyance saugrenue).

Alain Guerreau, Lavenir dun passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, 2001, p. 23.

La citation provocante mise en exergue ici (à laquelle dailleurs nous ne souscrivons pas entièrement) nous rappelle que le métier dhistorien se bâtit aussi sur la critique de ses devanciers. Il en est allé ainsi, dit-on, des historiens du Quattrocento italien. Laffaire semblait, en effet, simple. Les humanistes italiens qui, dans la nouvelle classification des savoirs en cours délaboration depuis Pétrarque1, faisaient de lhistoire

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une cicéronienne magistra vitae allaient sans coups férir apporter à la production historiographique de sérieux changements de nature à invalider définitivement la farineuse production médiévale des chroniques universelles ou des chroniques urbaines. La difficulté commence lorsque lon sintéresse de près à ce qui permettrait de séparer la production estampillée médiévale de celle labellisée renaissante ou humaniste2. La période ici considérée sarrête avant Machiavel et ne concerne que le Quattrocento italien. Cest un choix qui a le mérite de se concentrer sur la phase conquérante de lhumanisme italien, la plus politique et la plus polémique et, pour ainsi dire, celle où les humanistes construisent leur propre périmètre social et intellectuel en opposition avec les formes dominantes de la culture universitaire, un moment en somme où le marché du travail intellectuel souvre au-delà des seules universités et apporte à ces détenteurs de compétences intellectuelles nouvelles, comme la maîtrise philologique, des opportunités de carrière démultipliées3. Dans ce moment de recomposition des savoirs, la capacité à écrire des récits historiques autorisera bien des réussites individuelles4.

Les questions que le présent article envisage tournent autour du statut de lhistoire et de lhistoriographie dans la pensée humaniste5 : y a-t-il

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une méthodologie particulière, voire une rupture épistémologique ? Quelle place la narration historique tient-elle dans la ratio studiorum et dans la pratique des humanistes italiens ? Évidemment, lévolution des techniques décriture et de narration traduit un changement de la forma mentis des auteurs ; ce nest pas seulement lusage des sources, la composition de la matière ou les sujets relevant de lhistoriographie qui divergent, cest aussi la conception du flux du temps et de son sens, ainsi que la place du temps présent. Techniques dexposition, méthodologie de composition et épistémologie se modifient dun même pas. Les indicateurs pour saisir cette évolution, en labsence notable dars historica, sont à rechercher dans les récits eux-mêmes, parfois dans les préfaces qui disent la visée de lœuvre6.

Ruptures affichées
et périodisations nouvelles

Essayons de voir pourquoi. À un premier niveau danalyse, lhistoriographie humaniste se distingue pourtant de sa devancière par quelques éléments aisés à répertorier : une influence des techniques narratives de lhistoriographie grecque, Plutarque, en particulier, redécouvert dans les premières décennies du Quattrocento7 ; une affirmation de la nécessité dimpliquer dans lexposition des faits la personnalité de lhistorien qui doit choisir entre des sources contradictoires et en informer son lecteur ; la fin dune vision téléologique ou augustinienne

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de lhistoire ; le rejet (ou la moindre prise en compte) dune causalité extraordinaire dans laccomplissement des événements8, ainsi que celui de certaines légendes locales jugées inacceptables9 ; plus exceptionnellement, dans la production de lhistoriographie urbaine, une focalisation sur les dissensions intérieures et les ressorts de la dynamique sociale, en dépit des propos de Machiavel qui, dans ses Histoires florentines, affirme être le premier à sintéresser à lhistoire des luttes factieuses et des conflits internes10 ; à un niveau peut-être plus anthropologique, le temps de lhumanisme, avec Pétrarque, a aussi correspondu à une nouvelle périodisation de lhistoire humaine, avec un sens nouveau du passé et du temps vécu : le sentiment dune dégradation du temps présent, après un apogée à la fin de la République et au début de lempire. Précisons immédiatement que contrairement à une idée trop vite reçue, assigner à Pétrarque la conception dune périodisation du temps historique qui aurait dégagé clairement un Moyen Âge des temps modernes serait aller un peu vite en besogne. En effet, si Pétrarque utilise (une fois !) la notion de medium tempus, il nen est pas linventeur ; qui plus est, cette notion de temps intermédiaire na pas bénéficié dune grande postérité durant le premier humanisme : à peine dix-sept occurrences de ce terme

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ont été repérées entre le milieu du xive siècle et le milieu du xvie siècle, dont seulement trois entre la première mention chez Pétrarque et 1469, dernière attestation du terme au xve siècle11. Cest dire que si nouveauté il y avait, il faudrait la rechercher ailleurs que dans la conscience dune division nouvelle du temps12 qui aurait conduit à une autre périodisation unanimement admise de lévolution historique. Évidemment, ce problème de la périodisation historique nest pas anodin13 : la conviction que les humanistes italiens auraient, les premiers, nommé la période médiévale pour mieux la déconsidérer est à la source de nombreuses ambiguïtés ; à y regarder de près, les humanistes du Quattrocento navaient pas une catégorisation en périodes très rigide et si lon retrouve quelques convictions partagées (dégradation de la langue latine, recul des lettres, laudatio temporis acti, nécessité dune restauration), elles ne suffisent pas à fonder la conscience dune partition claire des étapes historiques de lhumanité ; au mieux définissent-elles le sentiment dun avant et dun après, mais avec une frontière mobile et non un séquençage chronologique ferme. Les critères sur lesquels nos auteurs fondent cette certitude dun changement dépoque ne sont pas homogènes : culturels et littéraires pour les uns (les Vies de Pétrarque par Boccace ou Bruni, pour différentes quelles soient, insistent clairement sur la restauration (partielle ou totale) de la culture

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antique quopéra Pétrarque, après une longue éclipse)14 ; politiques, pour dautres (la fin dun empire romain « autochtone » pour Flavio Biondo et la déposition du dernier empereur de sang romain en 412 (pour 410) qui ouvre une période dun millénaire jusquen 141215). Par delà cette conception séquencée de lhistoire (que les spécialistes de lhumanisme dEduard Fueter à Theodor Mommsen, en passant par Franco Simone et Jürgen Voss ont amplement analysée), un véritable changement de perspective sur le mouvement de lhistoire se fait jour et il commence avec Pétrarque. Il consiste à voir dans lAntiquité, quelle que soit la date de fin qui lui est attribuée par les uns ou les autres, la période à laquelle se confronter dans un dialogue permanent quautorise la redécouverte des sources. Cest à laune de lAntiquité quils se jaugent et quils établissent leur hiérarchie culturelle et leur programme scientifique. Le Lauréat constitue cependant un cas singulier et, comme souvent, sans équivalent ni avant ni après lui. Deux points sont ici à noter qui relèvent à la fois de sa conception du temps passé et de la façon den rendre compte par lécriture : le premier point est le rejet du temps présent et le sentiment de sa faible valeur. Pour Pétrarque, écrire lhistoire, cest retracer la gloire de Rome jusquau moment où elle seffondre (soit à la fin du ier ou au début du iie siècle de lère chrétienne). La suite des temps ne présente pas dintérêt historique à proprement parler ; cest ce quil écrit à un de ses correspondants, Agapito Colonna, qui sétonnait que Pétrarque ne

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le citât pas dans ses écrits ; le passage est célèbre car il constitue lune des premières occurrences de la notion de ténèbres pour désigner la période qui suivit lempire romain16. Le temps présent est celui de la déception inévitable et lhistoire fournit la seule consolation possible. Lidée est exprimée à plusieurs reprises17. Le plus intéressant dans cette conception nest pas tant dans le pessimisme historique que lon trouverait assez classiquement dans la littérature antérieure des contemptus mundi (genre auquel Pétrarque lui-même a sacrifié), que la projection de lauteur dans le passé, à la fois condition et moyen de donner un sens au temps présent. Parce que tout projet politique de restaurer la grandeur de lItalie semblait inaccessible et irréalisable hic et nunc, il importait de se tourner vers ce quaucun autre peuple ne pouvait revendiquer : la grandeur du passé. Cest ainsi que naquit le projet historiographique de Pétrarque, comme une tabula rasa du temps présent et du temps intermédiaire et un retour à lantiquité romaine18. Car, au final, seule Rome lintéressait comme il la dit, dans un étonnante formule : Dieu naurait pas pu mieux choisir pour naître que dapparaître au moment où brillait une société resplendissante, où les vices étaient punis et les vertus récompensées19. Si lhistoire nest pas celle du temps présent, elle ne peut être que celle de Rome. Cest dans ce dialogue avec les Anciens

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et leur histoire que Pétrarque fonde son idéal historiographique quil réalisera à travers deux textes essentiellement : lAfrica et le De viris illustribus20. Il sagit alors dun authentique projet « national italien » quaucun autre pays ne pourrait réaliser21. Du reste, cest dans ce dernier ouvrage quil définit au plus près ses objectifs dhistorien intimement liés à une approche morale. Lécriture de lhistoire se réduit à lécriture des temps glorieux de Rome et des ses hommes célèbres. Dans la Lettre à la Postérité dans laquelle il présente son parcours, il explique que le temps présent lui donne de lennui et que cest par le goût de lhistoire quil a rencontré lAntiquité, conjoignant en une seule démarche retour ad fontes et justification existentielle22.

Le deuxième point à relever, cest la revendication du statut dhistorien, comme latteste son diplôme de couronnement poétique (Privilegium laureationis) en 1341 dans lequel il est intitulé Poeta et historicus23 et donne par

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là-même une force nouvelle au travail dhistorien laïque, adossé à celui de poète. Lappariement des deux fonctions nallait pas de soi au milieu du xive, dautant moins que le statut de la poésie était objet dintenses débats en Italie24. Cette autopromotion du statut dhistorien nen est pas moins marquante ; elle traduit une volonté (dautant plus étonnante que Pétrarque navait encore rien écrit comme historien au moment de son couronnement !) de rehausser lécriture du temps passé à une dignité qui lui avait rarement été reconnue. Lassociation de la poésie et de lhistoire permettait dinsister sur une finalité commune aux deux : lécriture de la gloire, à la fois celle propre à lauteur et celle des héros quil évoque ou dont il narre les hauts faits. Cest explicitement ce que dit Pétrarque dans le second document consacré à son couronnement, la Collatio laureationis :

La même chose vaut pour le nom dimmortalité ; elle est double : la première est pour les poètes eux-mêmes, la deuxième pour ceux qui ont été célébrés avec tant dhonneur. Ovide le dit avec clarté : « enfin, je lai terminé ce travail25 ».

Tout au contraire, les historiens du xiiie et du premier xive siècle prenaient un soin particulier à minorer la portée de leur propre activité, en se proclamant compilatores26. Au mieux insistaient-ils sur la nécessité de traiter lordre des choses point par point27 ; assurément, il serait

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naïf de prendre pour argent comptant lassaut de modestie auquel se livraient les auteurs des xiiie et xive siècles chez lesquels perçait quelquefois la fierté du travail bien fait28. Conscients des risques de leur méthodologie, ils reportaient par avance les défauts possibles sur leurs sources discordantes29. Mais on ne trouve pas chez les prédécesseurs ou les contemporains du Lauréat une telle glorification de la fonction dhistorien, mois conteur des temps révolus que restaurateur de leur grandeur. Encore faut-il définir ce que Pétrarque entend par là ; au vrai, la conception quil donne du métier dhistorien reste très personnelle et ne sera guère reprise par les humanistes ultérieurs. Son refus notamment de sengager dans lécriture historique des temps présents constitue lune des différences les plus notables davec ses épigones du Quattrocento, comme nous allons le voir. Lhistoire est alors pour lui ce qui permet de court-circuiter lactualité, ce à quoi se refusent totalement les auteurs du xve siècle. Même son goût de lhistoire a une saveur singulière dans laquelle peu de ses successeurs se retrouveront. Dans la préface aux De viris illustribus, il explique que ses biographies ne sont en rien exhaustives, que ce qui lui importe, cest lessence des personnages, seule digne de mémoire, et non les détails pittoresques (« À quoi sert-il, par exemple, de connaître les esclaves ou les chiens, les chevaux ou les habits dun homme illustre ? À connaître le nom de ses esclaves, les occupations ou le patrimoine de sa femme ? Ses habitudes alimentaires, les moyens de transport, les ornements, les vêtements, et enfin les sauces ou les légumes préférés30 ? »). Au plus concède-t-il quil a

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parfois dévié de cet idéal austère en décrivant les aspects physiques des personnages ou certains détails domestiques lorsquils éclairaient le personnage et pouvaient être agréables au lecteur31. Cest donc une histoire qui fera sens, refusera lanecdote (à la manière de Suétone ou de Valère Maxime) et dont les héros (lhistoire pétrarquienne est une histoire de grands hommes) révèleront la singularité de leur destin derrière le chaos des événements. On pourrait arguer que larrière-plan heuristique de ce postulat nest autre que la recherche de la brevitas dont Cicéron sétait fait le défenseur dans le De oratore. Cette version ennoblie du passé ne sera pas totalement perdue par la suite ; elle sadaptera à un public délite soucieux de retrouver dans la succession des grands hommes un écho à son propre destin. La multiplication des De viris illustribus et des biographies en sera le signe tangible au xve siècle32. Mais il y a encore davantage : prenant très clairement à rebours la méthodologie des chroniques universelles, Pétrarque revendique des choix parmi ses sources, une volonté de ne pas être exhaustif ; pour ce faire, il refuse daligner sous les yeux du lecteur toutes les sources utilisées et de se transformer en conciliateur des dissonances. Un tel programme est lexact contrepoint de la méthodologie affichée par les grands historiens des xiiie-xive obsédés par la recherche dune vérité issue de la conciliation des discordances textuelles :

En cela, jai considéré nécessaire déviter lambitieuse et stérile volonté de ceux qui recueillent scrupuleusement les paroles des historiens et, pour ne pas donner limpression domettre quelque chose, lorsque les historiens sont en désaccord entre eux, finissent par envelopper leur propre texte dans un nœud inextricable et tortueux dinformations. Je nentends pas me proposer comme le conciliateur ni le réceptacle de tous les historiens ; je suis plutôt ceux qui méritent un crédit particulier par le niveau de vraisemblance et le degré supérieur dautorité33.

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On mesure leffet (recherché) de rupture de tels propos ; Pétrarque le reconnaît explicitement lorsquil annonce à son lecteur que ce quil va lire ne ressemble à rien de ce quil a lu et quil doit, en conséquence, sattendre à être désarçonné, comme Tite-Live a dû, lui aussi, se débattre avec les contradictions de ses devanciers pour faire œuvre neuve34. Nulle part dans lœuvre du Lauréat, on ne trouve un texte aussi programmatique et aussi clair sur le nouveau cours de lécriture historique. Pour parachever son discours de la méthode, il le dit sans ambages : le modèle théorique à suivre cest la poétique dAristote. Par là, le discours historique allait se déployer sous lombre tutélaire de la rhétorique et de léloquence.

Le postulat théorique
de lhistoriographie humaniste :
ladossement de lhistoire à la rhétorique

De fait, passé ce moment pétrarquien, à la fois fondateur et isolé, la mise en application dune écriture historique renouvelée va se déployer dans des contextes institutionnels et culturels particuliers qui conditionnent en partie les techniques de rédaction. Les grandes œuvres historiographiques du Quattrocento seront des commandes (Facio, Valla, Campano, Merula), des œuvres semi-officielles de chancelier (Bruni, le Pogge, Scala, Simonetta) ou de grands serviteurs curiaux (Biondo) ; ce filon ne va pas supprimer totalement la tradition antérieure des grandes chroniques universelles qui trouvera encore des adeptes (Antonin de Florence, Jacopo Foresti de Bergame, voire Sabellico avec ses Ennéades). Lexigence littéraire, quil sagisse dun récit linéaire des événements, de biographies ou de commentaires du temps présent, est toujours à larrière-plan du travail. Ce qui change dans le récit historique du xve siècle, cest la certitude que lhistoire en tant que savoir possède une

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dignité propre qui la lie à lars oratoria35 mais la situe au sommet des savoirs constitués36. De ce point de vue, la redécouverte des textes sert à renforcer les auteurs dans la conviction que lexhumation des sources écrites et leur mise en circulation permettront mieux que toute autre méthode denrichir les connaissances. Travail philologique, traduction, écriture historiographique se soutiennent mutuellement et marchent du même pas. Dans une lettre à Cyriaque dAncône (août 1441), Leonardo Bruni oppose sa propre traduction/adaptation du De bello italico adversus Gothos de Procope aux voyages et aux découvertes archéologiques de Cyriaque :

Que me donneras-tu, Cyriaque, si je te montre une multitude de restes magnifiques, témoins dépoque reculée concernant la ville dAncône, que tu nas jamais vus, bien que tu parcoures lArcadie tout entière, avec lÉtolie et la Béotie, que tu aies visité le Péloponnèse, Sparte et Argos, que tu aies mis à jour là-bas tout ce qui est antique et que tu nous aies décrit les Propylées dAthènes ? Tandis que, au cours de tes voyages, tu pars à la recherche de trouvailles étrangères, moi, en revanche, en restant tout simplement chez toi, à savoir dans ta patrie, jai déterré des restes que tu nas jamais vus et que tu ne connais pas. Ô grande force de notre âme et presque divine ! De fait, tandis que nous restons chez nous, elle, elle voyage et non seulement elle va voir des choses qui se trouvent loin dans lespace mais elle perçoit des choses qui ont eu lieu il y a mille ans, comme si elles étaient présentes37.

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LAntiquité nest plus seulement un monde de vestiges ; elle est un patrimoine vivant38. En fait, à partir de Bruni, apparaît une ébauche de réflexion théorique sur lécriture historique qui mérite dêtre rapportée. Certes, les prologues des chroniques médiévales posaient les principes qui allaient organiser lœuvre, mais le contenu des proemia médiévaux est très différent de ces premiers textes humanistes. Les auteurs des chroniques universelles des xiiie et xive siècle ont affiché une volonté obsessionnelle de réduire les dissonantiae quils percevaient entre les nombreuses sources quils compilaient ou agençaient. Même un historien aussi disert sur les conditions délaboration de son travail que le fut Bernard Gui affirme que le souci de vérité loblige à ne jamais trancher, mais à laisser le lecteur libre de choisir la version la meilleure ; toutefois, létalon de la véracité demeure la multiplicité des témoignages écrits : Sequendum esse illud potius arbitratus quod exemplariorum multitudo in fidem traxit (Il faut suivre de préférence ce à quoi le plus grand nombre dexemplaires accorde foi)39. Les prologues ou les lettres explicatives des historiens du xve siècle, sans être à proprement parler des traités De historia conscribenda tels quon en trouvera au xvie siècle, apportent un faisceau de réflexions articulées sur le statut de lhistoriographie, constituant comme une esquisse dun discours de la méthode humaniste40.

Dans la préface à son Histoire du peuple florentin, Bruni explicite les raisons pour lesquelles il sest résolu à rédiger ce travail et porte un regard accusateur sur ses devanciers : cest parce que ses prédécesseurs nont pas osé lécriture de leur temps quil se sent obligé de se lancer dans cette restauration aujourdhui :

Les hommes des époques antérieures, quels quaient été leur savoir et leur éloquence, que nont-ils préféré raconter les événements de leur temps plutôt que les passer sous silence ! Car si je ne mabuse, la tâche des lettrés a toujours été de célébrer les événements de leur époque et ainsi les sauver de loubli et de leur destin, voire de les rendre immortels41.

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Plus loin, il confirme que le propre de lhistorien est de soccuper du temps dont on peut garder la mémoire (là est la professio historici, selon sa propre formule) ; il ajoute, pour parfaire son discours de la méthode, quil va dabord régler le cas des légendes anciennes de Florence42. Le métier dhistorien consiste à soccuper du temps présent qui, aussi tumultueux soit-il, permet la comparaison avec le temps des Anciens. Lidée dune validation du discours par lexpérience vécue sadapte parfaitement à la conception utilitaire des savoirs portée par une partie des intellectuels du xve siècle, savoirs qui doivent être consonnes aux attentes de prudence dans le gouvernement. Guarino de Vérone le rappelle dailleurs dans une lettre à Leonello dEste : lhistoire doit fournir le consilium le plus utile pour toutes les choses privées ou publiques43. Mais la scientia rerum gestarum apparaît toujours comme une branche de la rhétorique. Georges Trébizonde parle même dans ses Rhetoricorum libri de loratio historica, sur la base de la formule cicéronienne de lopus oratorium maxime44. Les humanistes qui se devaient dindividualiser leurs savoirs pour leur conférer un espace institutionnel propre, à côté du monde académique – avant dinvestir ce dernier –, nétaient pas prêts à considérer lhistoire comme une discipline à part entière45. Il importait

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seulement de distinguer pour la narration historique certains caractères formels spécifiques à lintérieur des instruments de la rhétorique46. Cest un trait permanent des théoriciens humanistes, prisonniers de la tradition cicéronienne, que cet adossement du régime de la vérité historique à celui de la persuasion oratoire, même si, praticiens occasionnels du genre, ils reconnaissent la nécessité de distinguer veritas et eloquentia47. Du reste, cette dimension particulière de lhistoire adossée à la rhétorique se retrouve dans les traités pédagogiques du temps, dans lesquels lenseignement de lhistoire (réduite à lhistoire ancienne) passe exclusivement par lapprentissage de la rhétorique et des auteurs classiques48. Cette insertion du discours historique dans lhorizon de lopus oratorium est un des traits distinctifs de lhistoriographie humaniste. Il est évidemment lié au travail philologique et aux traductions qui en découlaient. Par là, la méthodologie historiographique humaniste se raccordait directement au travail sur les sources antiques restaurées mais aussi réappropriées et rendues utiles aux contemporains. Bruni en est un bon exemple, lui qui associe constamment sa méthode dhistorien à ses traductions. Grâce à son abondante correspondance, on peut voir un humaniste à lœuvre, justifiant ses choix historiographiques par le croisement de ses sources. Le travail quil réalisa pour la biographie de Cicéron (Cicero novus) en est un exemple frappant. Dans une lettre à un

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certain Felix datée de novembre-décembre 1416, il explique comment il en est arrivé à formuler lhypothèse que Cicéron était dorigine royale ; son interlocuteur (ou plutôt lami du destinataire de cette lettre) fait remarquer que Salluste avait au contraire accusé Cicéron dêtre de basse extraction et que Cicéron lui-même navait jamais revendiqué une aussi prestigieuse ascendance. Pourquoi donc Bruni a-t-il avancé cette thèse ? La réponse du secrétaire apostolique est très claire : il a consulté toutes les sources sur largument (il cite Eusèbe de Césarée et Plutarque49) : elles ne laissent pas de doute et concordent sur la généalogie de Cicéron ; si Salluste tait largument de lorigine royale, cest quil veut surtout accabler son adversaire en laccusant dêtre un parvenu, et ne pas lui donner un surcroit de prestige. Quant au silence de Cicéron lui-même, il sexplique par son désir de défendre la république ; un tel désir saccommoderait mal dorigines royales. Avec un sens aigu de là-propos, Bruni se compare alors à Cicéron et rappelle quécrivant une Histoire de Florence, il ne lui viendrait pas à lidée de se vanter dêtre de la famille de Castruccio Castracani, le tyran de Lucques, ennemi juré de Florence50. Cest une

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simple affaire de crédibilité de lauteur. Par là-même, Bruni indique la nécessité pour lhistorien dajuster le contenu de son œuvre à lhorizon dattente de son lectorat potentiel dans une démarche qui relève dune stratégie discursive plus que dune exigence de vérité.

Évidemment, des variations nombreuses existent dun auteur à lautre, non seulement dans lordre théorique mais encore dans lécriture concrète.

Il faut ici faire une place particulière à la lettre de Guarino de Vérone qui constitue un petit traité sur lart décrire lhistoire (que lauteur lui-même définit comme un commentariolum) adressée en 1446 à Tobia del Borgo, quand celui-ci sapprêtait à devenir historiographe de Sigismondo Malatesta. Cette lettre qui ne semble pas avoir beaucoup circulé est cependant intéressante car elle constitue la première réutilisation du traité de Lucien de Samosate « De la manière décrire lhistoire », sans toutefois le citer51. Or le court traité de Lucien avait assigné comme exigence fondamentale pour lhistorien lobligation de vérité qui doit le conduire à ne pas se soucier de plaire ou de déplaire ; Guarino la reprend littéralement, en évoquant aussi les risques du métier dhistorien, qui sont ceux quencourent les flatteurs ; il lui faut donc se tenir sur la corde raide, plaçant les éloges avec parcimonie autant que les critiques, car ce qui peut plaire à la personne louée peut déplaire au lecteur ; certains esprits forts dont lhistorien relate les faits préfèrent même un jugement sévère sur eux-mêmes à une mielleuse flagornerie52. Cest une question essentielle pour les historiens du xve siècle que celle de larticulation entre la laudatio vitae et les res gestae. Si lhistoire ne doit pas être un panégyrique, léloge nest pas interdit. La difficulté bien sûr tient à la place du curseur entre ces deux termes, en particulier pour la production issue du milieu courtisan. Sur la méthodologie prônée

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par Guarino, le principe est damasser des informations en vrac, puis de tout disposer devant soi ; une fois laccumulation faite, il faut extraire les informations selon les lieux et les temps, comme on les retirerait dun garde-manger, pour ensuite les réorganiser, et enfin leur donner leur couleur rhétorique53. Quant au contenu à déployer dans le récit historique, Guarino le réduit aux faits guerriers ; il conviendra alors dexpliciter les raisons de ces conflits : appât du lucre, ambition, perfidie, jalousie, peur, etc. Très symptomatiquement, Guarino renvoie à des exemples à suivre en la matière, pris à la fois chez les poètes et les historiens de lantiquité, somme toute égaux sous ce rapport (quod apud poetas etiam historiographos celebres invenire potes) et également aptes à devenir des sources utilisables ; si lon met en regard la défiance des auteurs du xiiie siècle envers les figmenta poetarum qui nétaient pas utilisés comme références, on mesure déjà une différence de taille avec la conception antérieure de lhistoire et lune des conséquences de cet enrôlement de lhistoire sous la bannière de la rhétorique. Guarino insiste sur la compétence oratoire de lhistorien, affirmation dinspiration cicéronienne (autre source explicitement citée cette fois-ci de cette lettre-traité). Mais cette insistance nest pas neutre. Elle procède dun choix de notre professeur de rhétorique qui a sciemment laissé de côté les passages où Lucien sétait montré très critique envers les historiens qui écrivaient comme des poètes, sans retenir leur plume, en maniant lexcès et lhyperbole qui éloignent de la vérité laquelle nécessite surtout la brevitas. Lucien avait même affirmé la relative incompatibilité entre la poésie et lhistoire54. Cette partie-là probablement trop en discordance avec les canons humanistes cicéroniens nest pas reprise par Guarino. Certes, le beau passage dans lequel étaient définies les qualités de lhistorien par Lucien est repris dans la lettre à Tobia55, mais sans que

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le texte de lhumaniste retrouve la force de celui de Lucien, précisément parce que le maître de rhétorique est davantage sensible à la qualité formelle. Toutefois, une fois rappelée cette exigence, Guarino insiste sur les conditions italiennes qui créent des obligations nouvelles aux auteurs. Et lon trouve alors lun des éléments les plus novateurs de la théorie historique humaniste du Quattrocento : il y a, explique Guarino, une extraordinaire conjonction de hauts faits et de grands hommes hic et nunc en Italie qui impose la mise par écrit de leurs actions. De nos jours, tout pousse, nous dit Guarino, à se lancer dans la narration des faits historiques. LItalie, après des siècles de domination étrangère, sest rendue maîtresse de son destin ; elle a retrouvé son prestige militaire et les chefs de guerre italiens sont les plus redoutés qui soient56. Cette splendeur retrouvée ne servirait à rien si les témoins venaient à disparaître et que la postérité nen fût pas informée57. Or, la gloire des armes est concomitante de celle des arts ; jamais une telle conjoncture ne sest retrouvée en Italie depuis les temps anciens. Les lettrés abondent en ce moment, capables de retracer les exploits des grands hommes. Dune belle formule, il ajoute : qui ne voit que la force des lettres et la vie elle-même vont ensemble58. De lhomologie des temps historiques (la Rome classique et lItalie « renaissante ») nait lobligation de faire revivre les modèles et les impératifs anciens qui présidaient à lécriture historique dantan. Il y a donc une urgence historique pour les humanistes à narrer lhistoire, qui est dabord celle du temps présent, même si les canons quelle doit emprunter sont ceux de lantiquité, comme le précise Guarino lui-même. Lurgence de la narration est dailleurs liée à la finalité exemplaire et utilitaire du récit : il sagit, à partir dune

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exposition rigoureuse de la vérité des faits, dinciter à agir et de susciter limitation de la vertu et de la gloire59. On retrouve classiquement ici les attendus cicéroniens de la voluptas et de lutilitas, double condition pour que lœuvre soit à la hauteur de lexigence du genre. Bien sûr, le discours est assorti de toutes les recommandations dusage sur limportance de la vérité, recommandations tirées elles aussi de lOrateur et du De oratore de Cicéron, références indépassables pour qui soccupe dhistoire au xve siècle.

De cette urgence décrire lhistoire des grands hommes en Italie, telle que Guarino venait de la définir de façon presque programmatique, nous avons une illustration exemplaire dans les travaux historiographiques de Bartolomeo Facio. Membre du réseau humaniste de la cour dAlphonse dAragon, il rédige au moins deux ouvrages qui apparaissent comme une mise en pratique des conseils de Guarino : les Rerum gestarum Alfonsi regis libri et un De viris illustribus (1456). La genèse et la structure de lHistoire dAlphonse dAragon sont désormais bien connues, autant que la tension polémique avec le rival Valla60 ; mais cest la préface qui retiendra principalement notre attention. Facio y déplore lindifférence des historiens de son temps pour les faits contemporains comme sil sagissait dépisodes secondaires et quune fois connues les histoires de César et dAlexandre, il ny avait rien de contemporain qui valût la peine dêtre raconté61. De ce

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principe dune urgente et nécessaire obligation de témoignage qui soit à la hauteur des hauts faits du temps présent, lauteur tire alors la justification de la biographie dAlphonse. Cétait clairement prendre à rebours le postulat pétrarquien dune inanité et dune vacuité des temps présents rapportés à ceux, glorieux, de lAntiquité. Dans la préface à son De viris illustribus, Facio confirme son parti-pris historiographique résolument anti-pétrarquien : il existe des hommes célèbres en toute chose de nos jours et cest la mission de lhistorien den rendre compte. Plus encore, il considère même que si entre le temps contemporain et le temps antique, il ny a pas eu de grands récits historiques, ce ne fut pas faute dhommes qui lauraient mérité, mais faute dauteurs suffisamment intéressés à le faire savoir62.

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Nous sommes dès lors loin du postulat théorique de lhistoriographie selon Pétrarque expliquant son amour de lhistoire romaine par le dégoût de son époque. Cest probablement dans cette affirmation dune objective nécessité à narrer les temps modernes, dignes épigones de la glorieuse Antiquité, que se trouve le paradigme de lhistoriographie humaniste. Le recours au latin retrouvé devient ainsi loutil le plus approprié aux objectifs revendiqués : parce que le monde moderne a produit hommes et auteurs de la plus grande qualité, il faut que ces derniers assument la charge de mettre en valeur les premiers, comme lavaient fait en leurs temps les auteurs antiques. Merveilleux ajustement de lidéologie humaniste à son marché du travail et à ses formes de recrutement !

Conséquences heuristiques
et applications méthodologiques

Le traitement et la finalité de lécriture ne sont pas identiques chez tous les auteurs qui revendiquent ce nouveau modus scribendi. Bruni, comme Salutati, restaient proches dune démarche de satisfaction des attentes de leur public et revendiquaient à cet égard une

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forme de décence de la narration historiographique apte à donner du sens et à éclairer les dirigeants, sans les bousculer. Certes, comme nous le verrons, Bruni ne sembarrassait pas de la tradition et revendiquait lélagage de certains récits jugés par lui inutiles, mais son anticonformisme méthodologique restait compatible avec lhorizon politique de ses lecteurs. Toutefois, tous ne lentendaient pas ainsi, dans la façon de procéder et décrire. Un des plus audacieux auteurs du siècle, Lorenzo Valla, va apporter une tournure singulière au débat ; comme souvent, sa démarche intransigeante le conduira à une position en porte-à-faux vis-à-vis de la sodalitas humaniste. Dans la préface à son Histoire de Ferdinand dAragon (1445), il affirme – et cest déjà à noter – la supériorité de lhistoire sur la poésie et la philosophie. Plus que toute autre discipline, dit-il, lhistoire est base du savoir puisque cest delle que dérivent à la fois les figmenta des poètes et les préceptes des philosophes : Ex historia fluxit plurima rerum naturalium cognitio, plurima morum, plurima omnis sapientie doctrina (Pr. 11)63. On remarque, au passage, que la hiérarchie est inversée par rapport à celle de Pétrarque qui subordonnait lhistoire et les autres savoirs à la poésie64. Mais de tels préceptes qui auraient pu satisfaire le plus grand nombre pouvaient donner matière à des formes décriture nettement moins conventionnelles. De fait, sa propre expérimentation de lécriture historique, en accord avec ses principes, conduisit Valla à une vive polémique sur le statut de lhistoire. Ce quil écrivit dans sa monographie-biographie royale allait lui attirer les foudres de ses ennemis, nombreux à la cour de Naples. Il est vrai que dès avant la rédaction de cette biographie, dans une lettre de janvier 1444 à Flavio Biondo, Valla avait fait part des difficultés à écrire une histoire monarchique, dans ce milieu curial, faute de sources fiables ; il ajoutait même que les rares tentatives réalisées à Naples nétaient guère probantes. Il affichait alors son fier refus dobtempérer à une

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commande royale plutôt que de commettre un ouvrage indigne65 (il pensait alors au travail du catalan Gaspar Pellegri66). Quelques années après toutefois, il se résolut à rédiger cette histoire de Ferdinand Ier dAragon, roi de Sicile, père dAlphonse. Louvrage offert au roi à lété 1445 se présentait cependant davantage comme un work in progress, avec des annotations marginales de la main de lauteur, que comme un exemplaire de dédicace à un souverain, comme si Valla ne voulait pas se plier aux règles implicites dun historiographe en service commandé67. Cest ainsi que louvrage présente des notations marginales avec des repentirs dauteur ou des suggestions de synonymes possibles, toutes choses inimaginables pour un exemplaire destiné à un souverain et qui témoignaient que le labor limae navait pas été achevé. Ce fut alors le point de départ dune large polémique à linitiative de Bartolomeo Facio qui attaqua Valla à travers quatre invectives rédigées en 144668 : la première se concentre sur linélégance du latin de

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Valla69 ; la deuxième porte sur la dignitas historiae ; les deux suivantes mêlent les deux critiques. La deuxième invective nous retiendra plus particulièrement : Facio reproche à Valla daller contre les precepta narrationis, ac verisimilitudinem. Il convient, en effet, dit-il, que la narration relève non seulement du vrai mais aussi de la vraisemblance, ce qui revenait de fait à introduire des critères dacceptabilité sociale et politique dans lécriture historiographique70. En effet, les arguments quil avance contre Valla se concentrent sur la manière triviale et trop expressive dont a usé lhumaniste pour décrire des anecdotes qui ne devraient pas avoir leur place dans une digne historiographie car elles avilissent les figures décrites ; il est vrai que Valla, tout en pratiquant un respect apparent des canons de lhistoriographie classique71, navait pas retenu sa plume. Cest ainsi que lhistorien narre avec une évidente jubilation quau moment daccueillir un ambassadeur, le roi sétait mis à ronfler72. Décrire de telles choses est indigne dun historien, dautant quelles portent atteinte à la majesté royale, sétouffe Facio73. Il sagit de respecter la dignité des personnes sous peine de perdre sa crédibilité dhistorien74. Poussant toujours plus loin la provocation

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sous couvert de narration, Valla avait expliqué que le roi Ferdinand souffrait dimpuissance sexuelle et que la mère de son épouse, secondée par dautres femmes, avait eu recours à toutes sortes dexpédients pour laider à retrouver la vigueur nécessaire75. Évidemment, le bon Facio, censeur de la morale et de lart décrire lhistoire autant quadepte des techniques classiques décriture76, reproche à Valla son absence de brevitas dans la description, vertu sallustéenne chérie des humanistes mais surtout technique narrative qui permettait en lespèce de glisser sur les aspects les moins glorieux du héros de la biographie. Facio fait grief à Valla de ne pas avoir tourné ce travers royal dune manière plus convenable. En réalité, les remarques de Facio sont intéressantes en ce quelles renvoient à la posture idéologique autant que littéraire qui simpose à lhistorien de cour. Le motif allégué de la vraisemblance est moins important que celui de la décence et de lapologie politique. Lattaque était dautant plus violente que Valla avait rédigé dans la préface à son Histoire de Ferdinand dAntequera/dAragon une analyse sur la supériorité du savoir historique face à la poésie et à la philosophie ; il y avait insisté notamment sur la sagesse politique des historiens qui apportait plus que les traités de philosophie politique77. Cest dans ce contexte narratif que Valla revendique le recours à une terminologie qui ne se contente pas de reproduire les mots antiques mais nhésite pas à bousculer les canons du vocabulaire classique en utilisant et latinisant des mots contemporains. Revendication dune forme audacieuse dinterpretatio romana et dajustement du vocabulaire aux nouvelles réalités que Facio ne manqua pas de critiquer.

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À lexception du cas singulier de Valla, limprégnation antique des humanistes les conduisait à reproduire des topoi sur le genus scribendi de lhistoire. Quel auteur névoque-t-il pas la formule cicéronienne de lhistoria magistra vitae ? Pourtant des différences de traitement apparaissent entre Salutati et Bruni lorsquils se réfèrent à cet adage78. Bien sûr, la valeur exemplaire du récit en vue dune édification éthico-politique est toujours rappelée : Monet principes, docet populos et instruit singulos quid domi quidque foris, quid secum, quid cum familia, qui cum civibus et amicis, quidque privatim vel publice sit agendum79 écrit Salutati, dans une lettre fameuse de 1392, qui constitue comme le premier essai humaniste sur la mission de lhistoire. Mais lhistoire comme passé sédimenté se distingue de la sciencia rerum gestarum dont parle Salutati, qui est une technique décriture particulière, la plus importante même de lopus oratorium. Cest là quintervient le talent singulier de lécrivain. Dans cette même lettre, Salutati oppose la valeur concrète de lexemplum historique à linefficacité pratique des techniques scolastiques : si les philosophes enseignent aux hommes ce quils devraient faire, les historiens révèlent ce quils ont fait ; sans le discours historique qui vient les confirmer par sa capacité de persuasion, les préceptes les plus nobles ne seraient quinanes chartae, ridiculae sententiae, commenticia, futilisque doctrina80. Mieux que les subtilités des logiciens, les prédications des moralistes ou les préceptes des philosophes, lhistoire peut convaincre de lintérieur et façonner les esprits. En dautres termes, seuls le dialogue

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avec lantiquité et lexemplarité qui en découle peuvent former les bons esprits. Cest à la fois laristocratisme et lutilitarisme pédagogique de lhumanisme qui se dévoilent de la sorte, autant que la vertu formative quasi-immanente que procure le contact direct avec les sources antiques, là où les commentaires et les florilèges et toutes les formes médiatisées de la connaissance de lAntiquité affaiblissent la force originelle.

On retrouve une même démarche dans la lettre que Lapo di Castiglionchio adressa à Biondo Flavio, en 1427, pour le féliciter des premiers livres de ses Décades depuis le déclin de Rome et qui constitue une réflexion sur la place et la finalité de lhistoire dans léconomie des savoirs. Même si le document se présente comme un centon de Cicéron, agrégeant largement des passages du De oratore et de lOrateur (sans les citer) avec les classiques exigences dutilitas et de delectatio propres au récit historique, il offre lavantage de présenter un état de lart au moment où il est rédigé et des attentes que suscite la nouvelle historiographie, celle précisément dont Bruni sétait fait le porte-parole et le modèle et que suivait Biondo. On y retrouve des idées déjà énoncées chez Salutati, à savoir que lhistoire constitue une discipline en soi, qui subsume les autres disciplines81 (affirmation à mettre cependant en regard de la faible place quoccupait lhistoire comme genre disciplinaire dans les apprentissages humanistes), mais on y lit aussi quelques formules plus nouvelles : le genre historique était tombé en désuétude et déshérence ; deux nouveaux luminaires, comparables aux Anciens, viennent apporter un jour inattendu en Italie : Bruni qui a éclairé lhistoire de Florence, Biondo qui a illustré celle de toute lItalie82. La force de Biondo, nous dit Lapo, est davoir compris que le présent était aussi digne dhistoire que

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le passé et quil fallait donc satteler à la tâche pour éclairer ce temps à la fois dans ce quil a de glorieux et dans ce quil a dobscur et décrire les bonnes comme les mauvaises actions des vivants, afin quelles soient connues de leurs contemporains et de la postérité83. Lhistorien devient alors une vigie pour ses concitoyens.

Mais tous ne se contentent pas de cette pétition de principe et dune éthique de lécriture historique. Cest tout particulièrement le cas de Bruni qui revendique autre chose que la portée morale de la narration des faits du passé. Lune des ruptures quil introduit consiste précisément à décrire sa propre méthodologie, pour mettre en avant lauctoritas de lhistorien. Les amas de sources antérieures ne seraient rien sans la main qui les recompose et leur donne sens : Bruni clame haut et fort quil ne saurait être un interpres, un traducteur, mais quil est genitor et auctor de lécriture historiographique84. Cette orgueilleuse revendication méthodologique

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est dautant plus notable quil la proclame à partir dune traduction (en loccurrence, celle de Procope) et non dune œuvre originale : Procope na à son crédit, affirme le Florentin, que davoir participé à la guerre quil décrit. Cest beaucoup moins que lœuvre de recomposition quaccomplit Bruni en tant quauteur-historien ! Ce nest dailleurs pas un hasard si la genèse du projet historiographique de Bruni est chronologiquement et intellectuellement liée aux premières traductions du grec du secrétaire apostolique. Bruni, dans la préface à sa traduction latine de la Vie de Marc-Antoine de Plutarque, postule une analogie de méthode entre traduire et écrire lhistoire : dans un cas comme dans lautre, lauctor doit recomposer dans un langage nouveau ce que dautres ont écrit avant lui85. Cest ce que lui-même met en pratique dans son Cicero Novus qui nest pas une traduction de la vie plutarquienne de Cicéron, mais une réécriture personnelle à partir dune source identifiée86. Loin de se limiter à une fidélité à la lettre souvent revendiquée par les philologues humanistes, Bruni définit son travail comme une re-création dans laquelle son apport est au moins aussi important que celui de sa source.

De ce point de vue, la rupture est forte avec les conceptions en vigueur jusqualors. Plusieurs études récentes ont apporté des éclairages précieux sur les techniques narratives des historiens médiévaux, et ont accordé en particulier une place de choix aux prologues dans lesquels les auteurs revendiquaient leur manière de travailler dans leur atelier87. Cest ainsi

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quont été mises en évidence les notions très riches dordinatio partium et de compilatio pour définir le travail de lhistorien médiéval88. Or, sous bénéfice dinventaire, ce dernier terme disparaît de ces traités ou des lettres évoquant le statut et lécriture de lhistoire au xve siècle. Bruni, on vient de la voir, se proclame genitor et non interpres. Ce qui est mis en avant dans la bonne rédaction, cest la concinnitas, lart dajuster les mots et les faits, autrement dit, un travail tout personnel et fièrement littéraire de réélaboration de la matière. Ce faisant, les auteurs du xve siècle savaient la difficulté de lexercice. Lorsque Bartolomeo Scala, chancelier de Florence, se lance dans la rédaction dune nouvelle histoire de Florence vers 1494, après celle de Bruni et du Pogge, il définit dans sa préface les difficultés rencontrées :

Quelle tâche pourrait être plus difficile que dentreprendre la recherche de choses qui soit nexistent plus sur le lieu où tu pensais les trouver puisquelles sont loin de notre mémoire et de notre conscience, ou que tu retrouves dans un état désorganisé, sans ordre de lieu ni de place, de choses, de personnes, presque abandonnées ou certainement troublées par une exposition narrative incertaine89.

Lhistorien ne doit pas en attendre pour autant de grandes récompenses auprès de ses contemporains :

Écrire lhistoire, cest beaucoup de travail et une reconnaissance minime. En fait, comme la tâche consiste essentiellement en une simple exposition des faits, rien ne tappartient et si tu ajoutes quelque chose derroné, les lecteurs te contredisent facilement ; les éloges, en revanche, ils les adressent facilement à tes sources90.

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Probablement le poids des illustres historiens-chanceliers de Florence devait-il peser lourd sur ses épaules et le rappel des difficultés décriture est assurément topique et faisait partie des techniques de captatio benevolentiae ; mais il y a derrière la modestie désabusée de Scala le rappel des difficultés à faire œuvre personnelle à partir dune matière accumulée par autrui.

Le texte le plus détaillé consacré aux techniques narratives de lhistorien est à rechercher chez Giovanni Pontano, dans son dialogue intitulé Actius et rédigé vers 1499. Sappuyant sur Cicéron, Pontano consacre le deuxième livre de son dialogue à lhistoriographie, cest-à-dire à larticulation entre les res et les verba91. Même si beaucoup déléments sont du recyclage de sources antiques, il y a une authentique réflexion de Pontano, dautant plus intéressante quil était en train de la mettre en pratique lui-même dans son De bello neapolitano sensiblement contemporain de lActius92. Quel est donc ce métier dhistorien selon Pontano ? Dabord, lhistorien doit narrer les causes et les conséquences de tous les faits quil raconte93. Une attention toute particulière est à accorder aux événements militaires parce que lhistoire est le plus souvent histoire des faits guerriers (nam res gestae plerunque sunt bellicae). Mais dans la narration, une technique est indispensable : linsertion des discours des acteurs de lhistoire, meilleure façon danimer la narration et, pour lhistorien, de montrer son talent94. Cest évidemment un conseil que, dès les premières décennies du xve siècle, les historiens avaient mis en pratique, y compris hors dItalie, si lon pense, en France, au Religieux de Saint-Denis. Lusage

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du discours rapporté venait en quelque sorte corroborer de lintérieur la dimension persuasive de lhistoire elle-même. Comme dans lexemple de César sadressant à ses hommes avant de franchir le Rubicon, il était techniquement opportun de faire dépendre les grandes ruptures ou les grands événements historiques de la vis eloquentiae des acteurs des événements, ce qui était une façon dinsérer au cœur même de la matière historique un éloge in vivo dune conception rhétorique de lhistoire dans une parfaite adequatio rei et intellectus. La finalité de cette exposition détaillée des faits est de mettre aussi en évidence la variabilité de la fortune et les aléas dans la conduite des affaires humaines qui obéissent à des causalités non maîtrisables : les conditions climatiques, sanitaires, la prise de risque dans les affaires, les pièges, etc.95 On objectera que ces affirmations assaisonnées de références antiques ne sonnent pas comme des nouveautés absolues par rapport aux traditions médiévales, au moins celles des xiiie-xive siècles. On remarquera aussi quil nest nullement question du statut de la vérité historique ou dune quelconque démarche critique. Lensemble des revendications méthodologiques tient dans lefficacité oratoire du dispositif rhétorique : le but du scriptor rerum gestarum est le même que celui du poète et Pontano rappelle que les missions de la poésie sont de même nature que celles de lhistoire96 : delectare, movere, docere97. La démarche de Pontano est clairement celle dun écrivain qui doit maîtriser les effets dune écriture polyphonique du récit98 : lhumaniste décrit les impératifs littéraires qui incombent à

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lauteur lequel est comme le constructeur dune maison ou dun bateau qui va assembler les différentes parties entre elles avec ordre et élégance. Une fois quil aura expliqué les lieux et les moments de laction, il passera à laction suivante.

Limites méthodologiques
et apories conceptuelles

De cet objectif rhétorico-politique découlent les éventuelles nouveautés de lhistoriographie humaniste italienne, mais aussi ses limites. En réalité, tous ceux qui cherchent dans la méthodologie des humanistes une réelle démarcation davec la tradition médiévale sont destinés à faire chou blanc car les humanistes nont pas inventé la méthode critique : ils ne sont, par exemple, ni les premiers, ni les seuls à recourir aux sources archivistiques pour sinformer (que lon pense ici aux notaires-chroniqueurs génois du xiie siècle depuis Caffaro) ; ils ne sont pas les seuls à constater des discordances entre leurs sources. Comme lavaient expérimenté avant eux les chroniqueurs ou les hagiographes médiévaux les plus avisés, lorsque discordances entre les sources il y avait, plusieurs techniques étaient envisageables : « les taire, les exposer au lecteur en le laissant se forger une opinion, sabriter derrière les auteurs dignes de foi, confronter les sources pour en résoudre les erreurs par largumentation99 ». La critique des témoignages et des sources existe au Moyen Âge. Probablement faut-il ici faire remarquer les différences de taille qui existe entre la tradition historiographique médiévale et celle du Quattrocento (laquelle historiographie est loin dêtre entièrement « humaniste »). Si on laisse de côté Biondo et son histoire de lantiquité romaine100 ou Platine et sa réécriture

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humaniste du Liber pontificalis101, lessentiel de la production humaniste est constitué de biographies historiques, de commentaires du temps présent (en général des autobiographies déguisées102), dhistoires locales, suivant en cela la forte tradition municipaliste de lItalie. Quil sagisse de Florence, de Venise, de Gênes, plus tardivement de Milan, de Sienne ou des histoires monarchiques des rois aragonais de Sicile, les historiens se sont dabord confrontés à la réécriture de traditions locales. Cela a une conséquence : certes, ces traditions locales étaient le plus souvent farcies de récits légendaires (troyens, romains ou carolingiens essentiellement103), mais le stock des sources de départ nétait pas inépuisable. Rien de comparable en tous cas avec la masse impressionnante de traditions à laquelle ont été confrontés les auteurs des chroniques universelles au xiiie siècle qui se devaient darbitrer entre des sources innombrables, avec des copies incertaines les obligeant à des choix permanents et à une hiérarchisation des auctoritates selon la nature des ouvrages104. Lorsque

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Bruni se lance à partir de 1408 dans lHistoire du peuple florentin, une œuvre quil terminera vingt-cinq ans plus tard, il doit surtout faire les comptes avec la tradition fondamentalement villanienne et intégrer les apports méthodologiques de ses traductions grecques de Plutarque. Cela donne la première œuvre de lhistoriographie humaniste en Europe. Dans Lhistoire du peuple florentin, dont lun des objectifs est clairement de déclasser Villani et ses prédécesseurs et de les réduire au statut de réservoir danecdotes105, Bruni fait de la liberté le cœur battant de lhistoire florentine et attribue toutes les mutations de fortune à des défaites de la liberté106. De même, dit-il, que léclipse de la civilisation antique est

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liée à des raisons purement politiques puisque la corruption de la vertu civique originaire et la fin de la liberté ont signifié la ruine de la culture à Rome, de même un processus semblable est-il à lœuvre dans lhistoire florentine. Mais contrairement à Rome, celle-ci a réussi à inverser le mouvement de décadence et à provoquer une renaissance de la liberté des peuples toscans et une reconquête de la civilitas. Du reste, la fin de lempire carolingien est également considérée comme le primum movens de la liberté et du dynamisme retrouvés des cités italiennes107 ; même les guerres civiles entre guelfes et gibelins sont rapportées au combat entre la liberté desprit italien et la brutalité de nature germanique108. Tel est lhorizon théorique de lécriture brunienne. Si le providentialisme en est exclu, si les miracles y sont moins nombreux, il nen demeure pas moins que nous sommes toujours dans une historiographie fortement finalisée et politique109 et où la mise en scène des événements du passé ne sert quà

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illustrer le déploiement transhistorique dune identité ne varietur, par delà les conjonctures heureuses ou malheureuses110. Il nest pas jusquà linsistance de lhéritage étrusque dans le premier livre des Histoires qui ne senracine dans lhistoire contemporaine puisque la description faite de lÉtrurie insiste dune part sur le prestige culturel de la région auprès des anciens Romains qui y envoyaient leurs enfants étudier et dautre part, sur le grand respect qui présidait aux relations entre Étrusques et Romains ; même si les deux peuples se faisaient la guerre, nous explique Bruni, leur statut réciproque nétait pas comparable à celui des ennemis gaulois, peuple absolument inassimilable111. Comment ne pas voir combien

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cette construction résonne du temps présent et illustre la façon dont les Florentins se présentent idéalement à leurs contemporains : une société qui porte haut les couleurs de la culture et de la religion au point que les voisins les plus glorieux sont venus y prendre des leçons, et qui a toujours défendu Rome et la romanité contre leurs ennemis venus du nord des Alpes ; tout cela est en quelque sorte inscrit dans la réitération des temps ou dans le caractère spéculaire de lAntiquité qui se réifie dans le présent, à ce détail près que lesprit romain survit désormais sur les rives de lArno112. Bruni est dailleurs conscient de pousser loin le bouchon, mais il se réfugie derrière les sources pour justifier ses assertions : « Que personne ne pense que nous cherchons simplement à nous octroyer des mérites à nous-mêmes ; tout ceci a été rapporté par de très anciens auteurs grecs et latins113. » En fait, les sources de Bruni (essentiellement Tite-Live, mais aussi Virgile, Pline et Denys dHalicarnasse, comme il le dit explicitement dans une longue lettre de 1418 au marquis Gian Francesco de Mantoue destinée à justifier les origines étrusques de Mantoue et dans laquelle il reprend toutes les analyses quil a déployées peu de temps auparavant dans son Histoire du Peuple florentin114) sont réduites à ce qui peut contribuer à conforter les thèses politiques autour desquelles se

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tisse cette écriture de lhistoire qui ne laisse pas de place au hasard. Sa grande maîtrise des auteurs lui permet de sélectionner les éléments qui saccorderont à son projet général. Moins que de critique des sources, il sagit de manipulation savante. Cet usage de la philologie sert à accroître le réservoir dinformations utiles à la fin visée, et non pas prioritairement à interroger en soi le contenu des œuvres antiques.

Il serait facile de montrer quune même disposition idéologique anime, avec des succès plus ou moins grands, les historiens de tous les États italiens du Quattrocento115. La réécriture des origines urbaines des cités a été lune des grandes préoccupations des historiens humanistes de ce siècle ; sur le socle des traditions légendaires, ils ont construit de nouveaux modèles dans lesquels, par exemple, les sources de lAntiquité venaient corroborer lautochtonie des premiers habitants de la ville : jai eu loccasion de montrer comment sétait opéré le travail de réécriture des origines des villes, au xve siècle, sous la plume des humanistes. À Venise, par exemple où existait une tradition antique sur la naissance des cités dans la région, on sinterrogeait sur les traditions héritées de César ou de Polybe qui faisaient descendre les Vénitiens des Vénètes, cest-à-dire soit des habitants de Vannetais, soit de populations plus lointaines116, le but étant évidemment de réduire à néant les origines allogènes et gauloises. Laffaire était dimportance puisque la revendication dune souveraineté politique (lun des objectifs des grandes cités-états du xve s.) sappuyait sur cette idée dune autochtonie des populations et, corollairement, sur la non-dépendance de la cité à légard dun fondateur étranger. La discussion avec les sources constitue évidemment un élément de la critique historique, mais dans lesprit de ces auteurs du xve siècle, la solution adoptée nest nullement une solution guidée et neutralisée par les sources ; tout au contraire cest un choix tactique117. Quand Giorgio Merula écrit, en 1486, son De Antiquitate Vicecomitum118,

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œuvre de plein esprit humaniste par lélégance de la composition, il sévertue à reconstruire la généalogie la plus historicisée possible des Visconti, à linverse dune approche classique des fabulae quil dénonce. Ce faisant, il a conscience de se conformer à la defensio historiae par laquelle souvre son travail. Cette defensio, sorte de version humaniste des prologues médiévaux – et dont les historiens actuels nont pas mesuré lintérêt – présente le projet historiographique de lauteur. Pourquoi, dit-il, ai-je écrit une œuvre plus nourrie et plus détaillée (uberior et explicatior) que celle des histoires contemporaines récentes, par ailleurs si souvent fautives ? La raison en est que pour écrire cette histoire, il ma fallu faire les comptes avec toutes les traditions antérieures, y compris les plus primitives. À linstar de Tite-Live qui a rédigé son Histoire de Rome en sappuyant sur les meilleurs auteurs anciens, mais aussi sur des sources invérifiables comme les libri lintei (cette antique chronique de Rome écrite sur des tissus de lin) ou des mémoires de prisonniers de guerre, lhistorien des Visconti peut sappuyer sur des nobles auteurs, mais aussi sur des auteurs sans envergure, chez lesquels on peut trouver des consilia et rationes rerum gestarum119. Cest la raison pour laquelle Merula donne au terme de sa Defensio sa bibliographie. Peut-être est-ce là le premier ouvrage dhistoire à poser le principe dune bibliographie éditée et raisonnée (et non pas seulement citée ou suggérée dans le corps du texte120) pour donner aux lecteurs le panorama des sources utilisées ? Plus encore, il fait valoir largument suivant, dans un véritable discours de la méthode historique : si Suétone a pu donner force de témoignage à des écrits privés, à des inscriptions urbaines ou à des statues de bronze, soit pour confirmer ses dires, soit pour critiquer

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ce que dautres avaient écrit, pourquoi moi, Merula, ne pourrais-je pas mappuyer sur toutes les sources possibles pour pallier linopia scriptorum et la iejunitas rerum121 ? Pour autant, en dépit de cette intéressante mise en bouche, lœuvre est une très habile construction idéologique qui vise à montrer que les Visconti sont les descendants des Lombards, qui avaient si bien gouverné la région et créé un mode de gouvernement bienveillant à tous et très acceptable, quoiquils fussent des conquérants non autochtones122 ; ils avaient en particulier fait preuve dune grande inventivité juridique. La finalité propagandiste a beau être subtile, elle ne change guère de la littérature déloges qui circulait dans lentourage des Visconti123. Ce qui est notable, cest que sur le fond rien de bien nouveau napparaît. Lhistoriographie demeure fondamentalement encomiastique (quil sagisse déloge ou de blâme – puisquil existe aussi, plus modestement, une historiographie à charge124 – ne change rien en substance). Serait-ce à dire que les humanistes se contentaient de faire du neuf avec du vieux ? Que le recours à des auteurs antiques nétait que le paravent littéraire dun conformisme doctrinal et méthodologique125 ? Il faut peut-être chercher ailleurs léventuelle innovation dans lhistoriographie humaniste.

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Un cas paradigmatique
de lhistoriographie humaniste :
les commentarii suo tempore

Il y a, en effet, un domaine où les humanistes italiens ont dû innover : il sagit de lécriture de lhistoire contemporaine. Il est très frappant que dès les tout débuts de laffirmation des studia humanitatis, lune des modalités décriture historique ait été le genre des commentaires. Cest un genre qui doit beaucoup à la redécouverte de César, et notamment de César historien126. À dire vrai, la notion même de commentaires ne va pas de soi au xve siècle. Selon la tradition cicéronienne, les commentaria désignent plutôt le matériau brut prédisposé en vue de la narration historique, mais ils finissent surtout par désigner un véritable genre spécifique, peut-être celui qui demeure le plus fécond du xve siècle et le plus original dans la production humaniste lato sensu127. La mode des Commentaires de César a beaucoup inspiré les humanistes. Enea Silvio Piccolomini, dans un traité pédagogique de 1443 destiné à Sigismond dAutriche, en fait clairement un modèle à suivre128. Ce renouveau du genre trouve son point de départ, une fois encore, avec Leonardo Bruni ; cette tradition historiographique avait le mérite de conjoindre limitation dun modèle littéraire césarien et la possibilité dune auto-promotion de lauteur ; cest clairement ce quen ont fait les grands représentants du genre : Bruni, Simonetta ou Piccolomini. Ce même Piccolomini devenu pape Pie II rédigea des Commentaires qui ne circulèrent pas immédiatement, mais furent connus de ses proches. Peu après le décès du pape Piccolomini, son biographe, Antonio Campano écrivit une lettre adressée au cardinal de Pavie (Giacomo Ammannati Piccolomini),

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qui est un éloge des Commentaires de Pie II et de leurs techniques narratives, si efficaces que le lecteur, lisant le récit dune guerre, na pas le sentiment de lire de lhistoire mais de participer au combat129. Mais nimaginons pas une soupe tiède, poursuit Campano : cette écriture est une écriture de combat et dexplication (nous dirions de justification130) ; nul point de vue de ladversaire qui ne soit dabord exposé avant dêtre combattu puis vaincu ; nul argument en faveur de lauteur qui ne soit dabord exposé puis renforcé par dautres arguments131. Les res gestae suo tempore sont bien une technique caractéristique. Si les Commentaires de Pie II ont constitué un sommet du genre (encore que leur diffusion ait été entravée pendant tout le xve siècle et quils naient circulé au xvie siècle que dans une version expurgée), nombreux seraient les exemples similaires, à commencer par les commentaires de Bruni lui-même, à illustrer le succès du genre. Il faut dire que cela sadapte parfaitement à la fonction que certains intellectuels assignent à lhistorien : cest ainsi que Campano, en prologue de sa Vie de Braccio da Montone rappelle que lhistoricus nest pas un réévocateur, mais un témoin de son temps. Tout comme les auteurs de lAntiquité qui ont décrit lhistoire de leur temps, les auteurs contemporains doivent illustrer leur âge ; Campano précise tout de même que lhistoire contemporaine doit sappliquer à des faits

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achevés : eux seuls sont dignes dêtre jugés et significatifs132. Campano développait cet argument en préambule de la Vie dun illustre condottiere, mais largument sapplique à lécriture des commentaires. Peut-être est-ce dans ce filon, à la chronologie assez courte, des commentaires suo tempore que les humanistes ont apporté la touche la plus singulière de lhistoriographie : construisant un discours in medias res, ils pouvaient donner la mesure dune méthodologie qui puisait à des sources multiples (la mémoire orale autant que les documents de chancellerie), tout en se confrontant au modèle de César. Ils pouvaient surtout révéler cette profonde implication dun milieu culturel intimement lié au milieu dirigeant, au point de devenir son porte-parole avec cette idée que les hauts faits des élites nexistent que par la mémoire que lon en entretient. Que sans la gloire littéraire, il nest point de gloire tout court. Ils pouvaient tout aussi sûrement accomplir le rêve de lhistorien-humaniste : associer la narration des faits présents à la glorification des auteurs. Cest le message explicite de Bruni dans ses Commentaires :

Quels hommes ont excellé à travers lItalie de mon temps, quel fut le cours des événements et quelle direction prirent les lettres, voilà ce que jai cru bon de retenir dans cet opuscule []. Cest que les temps de Cicéron et de Démosthène me semblent bien mieux connus que ceux qui eurent lieu il y a déjà soixante ans. Ces hommes illustres projetèrent tant de lumières sur leurs propres époques que même après un tel laps de temps, elles sont placées devant nos yeux. Alors que ce qui est arrivé ensuite, une ignorance stupéfiante létouffe et le cache133.

Assurément, cette focalisation sur lhistoire du temps présent, entendue comme illustration glorieuse, révèle ipso facto ses limites épistémologiques. Faire coïncider la narration et la gloire du narrateur savère un horizon théorique somme toute limité, quel que soit le talent du

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narrateur. Lhistoriographie humaniste, comme genre dérivé de la conquête philologique et expression de la latinité triomphante, donnait trop facilement à voir ses limites : elle pouvait chatoyer, briller de mille feux aux yeux de quelques heureux élus, elle semblait cependant saturer assez vite par le poids même des modèles dont elle se voulait la compétitrice. De fait, les grandes mutations de lécriture historique, celles dun Machiavel ou dun Guicciardini, tout entières imprégnées de lurgence du temps présent, et de la conviction que seule lanalyse historique serrée, variant les causalités, permettait de mettre du sens dans le chaos du monde134 allait faire entrer en crise le genre, en lui proposant des modèles alternatifs, notamment en langue vernaculaire. Il est dailleurs frappant quà la fin du xve siècle, vers 1490, dans le Dialogue des hommes savants (Dialogus de hominibus doctis), un ouvrage dédié à Laurent le Magnifique, lhumaniste romain Paolo Cortesi fasse ainsi sentretenir deux personnages sur la question de lhistoire ; lun deux, Alexandre, sétonne que lantiquité nait pas laissé douvrage sur lart de rédiger les récits historiques ; son interlocuteur lui répond quen effet, cest une chose étrange. Cette lacune, dit-il, a contribué à ce quà notre époque, aucun auteur nait mérité déloge pour son travail dhistorien135. Cétait clore sévèrement tous les efforts entrepris en la matière depuis

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le début du siècle, mais cela témoignait du sentiment quaux yeux des contemporains lettrés, les gains intellectuels les plus probants en Italie ne provenaient pas de lhistoriographie. Au demeurant, le succès éditorial des chroniques universelles tardives, telles celles dAntonin de Florence, de Jacopo Foresti ou de Sabellico témoignent de lappétence encore vive dans le lectorat savant pour des formes et des techniques narratives plus traditionnelles. Même lœuvre de Sabellico, tout particulièrement les Ennéades, si intimement nourrie des lectures de Tite-Live, sinspire des ouvrages les plus archaïsants dans leur forme, comme le Supplementum chronicarum du frère augustin Jacopo Foresti de Bergame (paru en 1485), dans lequel Sabellico a puisé à pleine main avant de recomposer la matière à la façon livienne ; il sagissait tout à la fois de satisfaire le goût dun lectorat pour les chroniques universelles et dopérer un effort alors inédit pour associer dans une seule narration historique les sources bibliques et les sources antiques136. Le providentialisme de lhistoire que mettait en avant Sabellico, quand bien empruntait-il à une technique narrative classique et romaine, était en claire rupture avec la démarche volontairement politico-institutionnelle dun Biondo, par exemple dans ses Décades historiques depuis la chute de lempire romain, une œuvre privée de tout arrière-plan téléologique et contre laquelle polémiquait, sans le dire ouvertement, Sabellico. Le succès de ces entreprises éditoriales portées par la diffusion naissante de limprimerie mérite dêtre gardé à lesprit et mis en regard de léchec des œuvres les plus innovantes, comme celles de Valla ou de Pie II dont les Commentaires ne furent publiés que tard dans le xvie siècle et sous une forme caviardée.

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Conclusion

Comment qualifier alors ce premier moment de lhistoriographie humaniste ? Cest à la fois une vigoureuse tentative de rénover les canons de lécriture en couplant indissolublement léloquence à lécriture historiographique ; une valorisation pédagogique de lhistoire qui entre de plain pied dans la ratio studiorum que les différents traités pédagogiques mettent en exergue, même si la fonction dhistorien « professionnel » est essentiellement définie par ses compétences rhétoriques ; une conscience aiguë de lhistoricité des savoirs et de la mutabilité de leurs frontières disciplinaires : ce nest pas le fait du hasard si le premier humanisme a correspondu aussi au moment de rédaction des premières histoires des disciplines (premières histoires du droit, premières histoires de la médecine, premières histoires de la philosophie, premières histoires des langues vernaculaires137). Tout devenait objet de retour aux sources, ouvrant de fait la voie à une sorte de prééminence du discours historique dans lordre de la connaissance. Ce sera lune des grandes préoccupations intellectuelles du xvie siècle. Mais lhéritage historiographique des humanistes lui-même ? Obsédés par la réification du passé romain dans le présent italien138, les principaux auteurs ont pu accroître leur gloire par la rédaction douvrages historiographiques ; il faut toutefois noter, quà lexception de Biondo qui fut essentiellement un historien et de Sabellico, les autres humanistes nont pas acquis leur réputation

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à partir de leurs constructions historiographiques, celles-ci nont fait quajouter un supplément de lustre à des raisons de briller acquises dabord par la maîtrise philologique, les découvertes de textes, les traductions, les commentaires ou la poésie. Certes, tous proclamaient la haute nécessité de la connaissance du passé, mais à cette connaissance, lhistoire ne participait quen mode subordonné à la connaissance textuelle et philologique. Au demeurant, ce même caractère subalterne de la connaissance contemporaine face aux sources antiques se retrouve dans un autre champ disciplinaire au statut aussi incertain que lhistoire, à savoir la géographie. De nombreuses et récentes études ont éclairé les réticences intellectuelles des humanistes pour faire coïncider la géographie contemporaine (avant même la découverte de lAmérique) avec celle issue de lantiquité, les difficultés parfois insurmontables issues de la mutatio nominum139 et le poids du paradigme dominant au nom duquel ce qui était obscur dans lAntiquité ne létait pas en soi, mais en raison de linsuffisance de connaissances des contemporains, insuffisance quun surcroît de découvertes textuelles ne manquerait pas de combler140. La seule exception à cette approche générale dans la géographie historique du xvsiècle se trouve chez Flavio Biondo et son Italia illustrata ; il est le premier (et longtemps le seul) à révolutionner la manière de décrire lItalie en mettant à distance la géographie antique de la géographie contemporaine et en faisant valoir que seule lhistoire explique les transformations des divisions géographiques141. Les nombreuses critiques que reçut son travail montrent quil était cependant très difficile de

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chercher à découpler le temps et la géographie présents de ceux de lAntiquité dont la plupart des cités prétendaient descendre et quà vouloir historiciser les divisions géographiques au risque den montrer les évolutions aléatoires, lhistorien allait se heurter à une opposition irréductible142. Ce statut subalterne, dans lesprit même des contemporains, du genus scribendi de lhistoire explique probablement les limites des résultats atteints et lencadrement hautement idéologique du contenu de ces œuvres, en constante imitation/compétition avec leurs modèles antiques. Même un auteur aussi radicalement novateur que Machiavel inscrit sa démarche dans les traces des auteurs de lAntiquité qui lui servent de consolation aux malheurs du temps présent. La lettre quil écrivit en décembre 1513 à Francesco Vettori et dans laquelle il annonce lécriture du Prince contient un passage hautement significatif sur cette mythologie de lhistoire antique chez le Secrétaire et qui résonne dune sonorité toute pétrarquienne :

Cest ainsi que, plongé dans cette vulgaire existence, je tâche dempêcher mon cerveau de se moisir, je donne ainsi carrière à la malignité de la fortune qui me poursuit ; je suis satisfait quelle ait pris ce moyen de me fouler aux pieds, et je veux voir si elle naura pas honte de me traiter toujours de la sorte. Le soir venu, je retourne chez moi, et jentre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysan, couverts de poussière et de boue, je me revêts dhabits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de lantiquité ; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de mentretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures jéchappe à tout ennui, joublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait mépouvanter ; je me transporte en eux tout entier143.

On comprend ainsi quaussi profonde que soit la rupture de Machiavel dans lécriture de lhistoire, le dialogue avec lAntiquité demeure lhorizon mental de son analyse, comme on peut le voir dans le chapitre 4 de son Histoire de Florence qui compare la lutte en plébéiens et nobles

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dans la Rome antique et à Florence. Au cœur même de ce quil revendique comme la nouveauté de son approche dhistorien (les dissensions sociales comme moteur de lhistoire), il ne peut se priver dappuyer sa réflexion sur la comparaison avec les Anciens, arrière-plan indépassable de lhistoire144. Dira-t-on pourtant, en parodiant Alain Guerreau, que ni Bruni ni Biondo, voire Machiavel ne sont nos collègues ? Ce serait évidemment facile, mais cela laisserait de côté lessentiel : en insistant sur la conquête des connaissances quautorisait la mise en circulation de textes nouveaux et fiables issus de lAntiquité, et en en faisant le parangon auquel se mesurer, ils ouvraient la voie à une méthodologie et à des questionnements, notamment sur les dynamiques politiques et sociales145, qui allaient sépanouir ultérieurement et qui aboutiraient à disjoindre, au xvie et surtout au xviie siècles, lhistoire de la philologie, en constituant lune comme lautre comme disciplines académiques mais distinctes.

Patrick Gilli

Université Paul-Valéry – Montpellier III

CEMM (EA 4583)

1 Sur la place centrale de lhistoire dans la conception culturelle de Pétrarque, plus encore que chez ses devanciers padouans férus de culture latine, voir R. Witt, In the Footsteps of the Ancients. The Origins of Humanism from Lovato to Bruni, Leiden, Brill, 2000, p. 276-289. Sur lapproche « tactile » et sensible du passé par Pétrarque, K. Gouwens, « Perceiving the Past : Renaissance Humanism after the “Cognitive Turn” », American Historical Review, 103, 1998, p. 55-82, ici p. 68, sur les déambulations pétrarquiennes dans les ruines romaines. Lune des formulations les plus claires de la finalité que le Lauréat assigne à létude de lhistoire se trouve dès le début du De viris illustribus : Hic enim, nisi fallor, fructuosus ystorici finis est, illa prosequi que vel sectanda legentibus vel fugienda sunt, ut in utranque partem copia suppetat illustrium exemplorum (« Cest, si je ne mabuse, la finalité la plus fructueuse de lhistorien : traiter de ce que les lecteurs doivent suivre ou éviter, de sorte que labondance des exemples illustres apporte son aide à lune ou lautre direction ») dans F. Petrarca, De viris illustribus, éd. C. Malta, Messine, Peculiares, 2008, p. 8.

2 Cest, dune certaine manière, ce que fait Donald Kelley dans son article synthétique, par ailleurs riche, « Humanism and History », D. Kelley, The Writing of History and the Study of Law, Ashgate, Variorum, 1997 (1re édition dans Renaissance Humanism : Its Sources, Forms and Legacy, éd. A. Rabil, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1988).

3 Aucune enquête de sociologie du champ intellectuel humaniste et de son marché du travail na été encore conduite. Cette déficience résulte du quasi-monopole exercé par les littéraires et les philologues sur ce terrain. De nouveaux entrants, en particulier des historiens aux travaux prometteurs, devraient dici peu combler cette lacune et montrer la façon dont les humanistes ont conquis des positions de pouvoir intellectuel dans et hors de luniversité.

4 Sur la constitution du groupe socio-culturel des humanistes, ses ambitions collectives et ses stratégies individuelles, voir la remarquable thèse de Clémence Revest, Romam veni. Lhumanisme à la curie à la fin du Grand Schisme, dInnocent VII au concile de Constance (1404-1417), Université Paris-Sorbonne, 2012 (à paraître à lEFR).

5 Il y a longtemps déjà que Riccardo Fubini a mis en garde contre lexistence dune catégorie « Historiographie humaniste » qui se suffirait à elle-même, et a rappelé la nécessité de toujours confronter la production qui se revendique nouvelle de celle, contemporaine de la précédente, qui naspire pas nécessairement à modifier les canons de lécriture historique mais qui nen contient pas moins des apports stimulants : R. Fubini, « Cultura umanistica e tradizione cittadina nella storiografia fiorentina del 400 », La storiografia umanistica, I*, Messine, Sicania, 1992, p. 399-443 ; du même, voir « Humanism and Scholasticism. Toward an Historical Definition », Interpretations of Renaissance Humanism, éd. A. Mazzocco, Leiden, Brill, 2006, p. 127-136.

6 Létude de base reste celle de G. Cotroneo, I trattatisti del « ars historica », Naples, Giannini, 1971, et A. Grafton, What was History ? The Art of History in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, notamment les deux premiers chapitres : « Historical criticism in Early Modern Europe » et « The origins of the ars historica : a question mal posée ? », p. 1-61 et 62-122, essentiellement centrés sur les xvie-xviie siècles mais avec de suggestives remarques sur le Quattrocento, et M. Regoliosi, « Riflessioni umanistiche sullo scrivere storia », Rinascimento, 31, 1991, p. 3-37.

7 E. Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography : “New Cicero” of Leonardo Bruni », E. Fryde, Humanism and Renaissance Historiography, Londres, The Hambledon Press, 1983, et surtout M. Pade, The Reception of Plutarchs Lives in Fifteenth-Century Italy, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2007, 2 vol.

8 F. Gilbert, « The Renaissance Interest in History », Art, Science, and History in the Renaisssance, éd. C. S. Singleton, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967, p. 373-387, a dressé une typologie des traits marquants de lhistoriographie humaniste qui reste toujours pertinente.

9 Emblématiques à cet égard, les deux lettres de Coluccio Salutati au Génois Giorgio Stella, de mai et novembre 1405, dans lesquelles le vieux chancelier critique lhistoire de Gênes de Giovanni Stella (le frère du destinataire), auteur dune histoire des origines de Gênes qui sappuie sur celle de Jacques de Voragine, le dominicain du xiiie siècle, coupable dinnombrables contresens et inepties. Dans la seconde lettre, le chancelier reprend largument et sattaque cette fois-ci à des légendes florentines, notamment celle de la naissance des factions guelfes et gibelines rapportées par Saba Malaspina (Coluccio Salutati, Epistolario di Coluccio Salutati, IV, éd. F. Novati, Rome, Isime, 1905, p. 91-98, et 120-125).

10 Machiavelli, Istorie fiorentine, Tutte le Opere, éd. F. Flora et C. Cordiè, Mondadori, Milan, 1950, II, p. 5, (Prologue) : « E se quelli nobilissimi scrittori furono ritenuti per non offendere la memoria di coloro di chi eglino avevono a ragionare, se ne ingannorono, e mostrorono di cognoscere poco lambizione degli uomini e il desiderio che gli hanno di perpetuare il nome de loro antichi e di loro ; né si ricordorono che molti, non avendo avuta occasione di acquistarsi fama con qualche opera lodevole, con cose vituperose si sono ingegnati acquistarla ; né considerorono come le azioni che hanno in sé grandezza, come hanno quelle de governi e degli stati, comunque le si trattino, qualunque fine abbino, pare sempre portino agli uomini più onore che biasimo ». Voir G. Bock, « Civil Discord in Machiavellis Istorie fiorentine », éd. G. Bock, Q. Skinner, M. Viroli, Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 181-201.

11 Le décompte a été fait par J. Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs, Munich, Wilhelm Fink, 1972, p. 391 ; il est nécessairement incomplet ; ainsi Nicole Pons indique-t-elle une occurrence de la formule media barbaries par Guillaume Fichet, en 1466 dans son opuscule In consolationem Parisiensis luctus (encore inédit) : N. Pons, « Les humanistes et les nouvelles autorités », La méthode critique au Moyen Âge, éd. G. Dahan et M. Chazan, Turnhout, Brepols, 2006, p. 289-303, notamment p. 294.

12 D. Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae medii aevi. Festschrift für Johanne Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, éd. M. Borogolte et H. Spilling, Sigmaringen, Thorbecke, 1988, p. 236-247.

13 Voir en dernier lieu la très utile et très neuve présentation faite par J.-D. Morerod, « Mythe, temps et histoire : linvention du Moyen Âge, de saint Bonaventure aux humanistes allemands », Le temps nest plus ce quil était (Actes du colloque de Neuchâtel, 10 mai 2001), La Chaux-de-Fonds, Éditions LHomme et le Temps, 2003, p. 89-110. En réalité, le Moyen Âge ne prend sa valeur chronologique et sémantique quau xviiie siècle, comme le rappelle cet auteur ; quant à lidée dun temps du milieu, elle se trouve déjà chez Bonaventure qui lintercale entre le « temps de lÉglise » au moment des premiers apôtres et le temps des nouveaux apôtres, cest-à-dire des mendiants ! Sur la périodisation de lhistoire par les humanistes, la référence classique demeure W. K. Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », The American Historical Review, 45, 1939, p. 1-28 ; voir aussi F. Collard, « Les découpages périodologiques dans lhistoriographie française autour de 1500 », Périodes. La construction du temps historique, Actes du Ve colloque de lAssociation Histoire au Présent (Paris, décembre 1989), éd. O. Dumoulin et R. Valéry, Paris, EHESS, 1991, p. 81-89.

14 Voir la lettre de Boccace à Jacopo Pizziga, pour ce thème de la lumière retrouvée : [Pétrarque] Poetum nomen a se in lucem revocatum et spem fere deperditam in generosos suscitavit animos ostenditque quod minime credebatur a pluribus, pervium scilicet esse Parnassum et eius accessibile culmen : nec dubito quin multos animaverit ad ascensum, dans Boccaccio, Tutte le Opere, éd. V. Branca, Florence, Olschki, V, 1, p. 668 ; pour Boccace, Johannes Bartuschat, « Le Devitaet moribus Domini Francisci Petracchi de Boccace », Chroniques Italiennes, 63-64, Université Sorbonne Nouvelle, Paris, 2000, p. 81-93 ; quant à Bruni, il fait correspondre déclin culturel et déclin politique avec la fin de la République (voir Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », p. 21-22).

15 Biondo est cependant plus nuancé que Bruni ; ce millénaire nest pas aussi noir quil y paraît : il représente la fin de Rome et de son empire, mais nullement celle de lItalie et de ses villes. Mieux même, grâce à la disparition de Rome, les villes italiennes ont pu retrouver en elles-mêmes les forces pour se développer : Blondi Flavii,… [Opera.] Historiarum ab inclinato romano imperio decades III. Omnia multo quam ante castigatiora, Basileae : in officina Frobeniana, 1531, p. 30 : Quamprimum vero inclinare et cessare coepit dominae urbis potentia, dedit permisitque eius imminutio, quod abstulerat prohibueratque incrementum. Voir aussi Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », p. 13. Il faut remarquer que cette idée de Biondo fait écho à celle quavait exprimée Bruni ; celui-ci considérait que le décollage des villes italiennes avait commencé avec la fin des Carolingiens (voir infra p. 392, n. 1).

16 Petrarca, Le Familiari, vol. 4, éd. V. Rossi, Rome, Isime, 1942, l. XX, 8, p. 29 : Nolui autem pro tam paucis nominibus claris tam procul tantasque per tenebras stilum ferre ; ideoque vel materie vel labori parcens longe ante hoc seculum historie limitem statui ac defixi (« Je ne voulais pas écrire si loin et pour si peu de noms fameux à travers tant de ténèbres. Cest pourquoi, pour limiter les sujets et les efforts, jai décidé et arrêté de marrêter bien avant le siècle présent »). Voir T. E. Mommsen, « Petrarchs Conception of the “Dark Ages” », Speculum, 17, 2, 1942 (Apr.), p. 226-242.

17 Petrarca, Opera omnia (en ligne dans les Classicitaliani) Epistolae metriche : Vivo, sed indignans quod nos in tristia fatum / Secula dilatos peioribus intulit annis. / Aut prius aut multo decuit post tempore nasci : / Nam fuit, et fortassis erit, felicius evum. / In medium sordes, in nostrum turpia tempus / Confluxisse vides (« Je vis, plein dindignation contre le destin qui en retardant ma naissance en ces siècles de tristesse ma conduit à vivre dans les pires années. Il eût mieux valu que je naquisse ou bien avant ou bien après, car il y a eu et il y aura un âge plus heureux : aujourdhui est un entre-deux sordide et tu vois bien combien toutes les choses immondes ont conflué vers notre époque »).

18 F. Rico, « Petrarca e il Medioevo », La cultura letteraria italiana e lidentità europea (Atti del congresso internazionale, Roma 6-8 aprile 2000), Rome, Academia dei Lincei, 2001, p. 39-50.

19 Pétrarque, Sans titre, Liber sine nomine, trad. R. Lenoir, Grenoble, Jérôme Millon, 2003, p. 54-55 : Quando unquam tanta pax, tanta tranquillitas, tanta justicia [] quam postquam unum caput orbis habuit, caputque orbis ipsum Romam fuit ? Quo potissimum tempore amator pacis ac justicie nasci Deus ex virgine terrasque visitare dignatus est ? (« Quand vit-on un plus grand respect de la paix, de lordre, de la justice [] que lorque lunivers neut plus quune seule tête et que cette tête, ce fut Rome ? Cest à cette époque de préférence à toute autre que Dieu, aimant la paix et la justice, daigna naître dune vierge et visiter la terre »).

20 Sur le lien entre les deux ouvrages conçus simultanément, voir la remarquable préface de Caterina Malta à son édition de Francesco Petrarca, De Viris Illustribus. Adam – Hercules, éd. C. Malta, Messine, Università degli Studi di Messina, 2008.

21 M. Feo « Il poema epico latino nellItalia medioevale », I linguaggi della propaganda, éd. P. Cammarosano, Milan, Mondadori, 1991, p. 30-73, notamment p. 44 : « Se il presente nega la reazzibilità di un proggetto politico unitario e non offre gesta epiche, lItalia ha invece una forza che manca agli altri popoli : il passato. Ed è nel passato, nelle origini lontane, nella storia esemplare degli avi e della città che di tutte le città è madre, che bisogna cercare il cemento unficatore ».

22 Francesco Petrarca, Epistola posteritati, dans Opera omnia, éd. P. Stoppelli, Rome, Lexis Progetti Editoriali, 1997 (en ligne dans les Classicitaliani) : Incubui unice, inter multa, ad notitiam vetustatis, quoniam michi semper etas ista displicuit ; ut, nisi me amor carorum in diversum traheret, qualibet etate natus esse semper optaverim, et hanc oblivisci, nisus animo me aliis semper inserere. Historicis itaque delectatus sum ; non minus tamen offensus eorum discordia, secutus in dubio quo me vel veri similitudo rerum vel scribentium traxit autoritas (« Mais ce à quoi je me suis dédié exclusivement, ce fut à létude de lantiquité parce que notre époque ma toujours déplu. Nétait lamour des miens, jaurais voulu naître à nimporte quelle période et oublier celle-ci. Ainsi memployant à négliger les vivants, rien ne mintéresse plus que vivre avec ceux du passé. Cest pourquoi je me suis toujours plu avec les historiens, non sans, toutefois, que leurs désaccords ne me pèsent ; à suivre les doutes, je men suis toujours tenu à ceux qui avaient le plus de rapport avec la vérité des choses et qui étaient pourvus de la plus grande autorité »).

23 Pétrarque, Privilegium laureationis, dans Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae medii aevi, p. 236-247 : Ad perpetuam rei memoriam [] tam dicti regis quam nostro et populo romano nomine, magistrum, poetam et historicum declarantes, praeclaro magisterii nomine insignimus. À dire vrai, Pétrarque fut le véritable concepteur du contenu du diplôme qui lui est remis sur le Capitole ; le titre dhistoricus nest donc pas un hasard, même si au moment où il reçoit le couronnement, Pétrarque na encore rien écrit comme historien ; il est en train de concevoir les Vies des hommes illustres et lAfrica.

24 Voir les rudes débats des années 1315-1316 entre Albertino Mussatto et le frère Giovannino de Mantoue autour de la capacité des poètes à dire la vérité et à la révéler. Cest tout lenjeu de la poetica theologia que dénonçait déjà Thomas dAquin.

25 Pétrarque, Collatio laureationis, dans C. Godi, « La Collatio laureationis del Petrarca », Italia medioevale e umanistica, 13, 1970, p. 21, <10, 1-4> : Item nominis immortalitas ; eaque duplex : prima in se ipsis, secunda in his, quos tali honore dignati sunt. De prima fidentissime loquitur Ovidius in fine Metamorphoseos : “Iamque opus exegi []”. La citation dOvide clôt les Métamorphoses sur limmortalité du poète (XV, 871 sq.). Il faut remarquer que la Collatio contient un passage qui insiste sur limportance de la poésie, comme savoir des savoirs, incluant lhistoire et dautres disciplines : ibid., p. 20 : Sed, si temps foret [] possem facile demonstrare poetas, sub velamine figmentorum, nunc fisica, nunc moralia, nunc historias comprehendisse.

26 Voir les exemples donnés par B. Guenée, « Lhistorien par les mots », B. Guenée, Le métier dhistorien au Moyen Âge. Études sur lhistoriographie médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 230, notamment celui de saint Bonaventure (Non enim intendo novas opiniones adversare sed communes et approbatas retexere. Nec quispam aestimet quod novi scripti velim esse fabricator ; hoc enim sentio et fateor quod sum pauper et tenuis compilator) ou de Jean de Saint-Victor (ego hujus compilator, non inventor).

27 Bernard Gui, Flores chronicarum, prologue, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, XXI, p. 693 : Hoc enim scire convenit in praesenti quod refert inter historiographum et chronographum ; quia illius est maxime rerum gestarum historiam et ordinem ad plenam per singula conscribere, istius vero tempora principaliter connotare succinte transcurrere memoriam ac historiam rei gestae (cité par Guenée, « Les genres historiques », Le métier dhistorien au Moyen Âge, p. 288-289.

28 Voir M. Chazan, « Le regard dun historien sur son œuvre : la préface de la chronique de Robert dAuxerre », Les prologues médiévaux, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2000, p. 189-228, et B. Guenée, Histoire et culture historique au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1980, p. 367 : « Lhistorien médiéval tempère la modestie quil affiche par la conscience dêtre un savant. »

29 À titre dexemple, voir le passage suivant : Hoc enim lectorem admonere placuit, ut si quid sub dubio in hoc ponitur opusculo, non ex ignorantia nostra processit, sed ex scriptorum precedentium discordia sumpsit exordium, dans E. Berger, Notice sur divers manuscrits de la bibliothèque vaticane. Richard le Poitevin, moine de Cluny, historien et poète, Paris, E. Thorin, 1879, p. 121.

30 Petrarca, De viris illustribus, p. 8 : Quid enim, ne res exemplo careat, qui nosse attinet quos servos aut canes vir illustris habuerit, que jumenta, quas penulas, que servorum nomina, quod conjugium artificium peculium ve, quibus cibis uti solitus, quo vehiculo, quibus phaleris, quo amictu, quo denique salsamento, quo genere leguminis delectatus sit ?

31 Ibid. : Neque enim infitior me, talia meditantem, sepe distractus ab incepto longius abscessisse, dum virorum illustrium mores vitamque domesticam et confabulationes ac voces sententiis plenas, brevitate conditas et verba passim effusa nunc peracuta nunc gravia et meminisse et memorare aliis dulce fuit, quorum notitiam utilem interdum, delectabilem semper esse credidi.

32 M. Petoletti, « Les recueils de viris illustribus en Italie (xive-xve siècles) », Exempla docent. Les exemples des philosophes de lAntiquité à la Renaissance, éd. T. Ricklin, Paris, Vrin, 2006, p. 335-353.

33 Pétrarque, De viris illustribus, p. 4 : Qua in re temerariam et inutilem diligentiam eorum fugiendam putavi, qui omnium ystoricorum verba relegentes, nequid omnino pretermisse videantur, dum unus alteri adversatur, omnem ystorie sue textum nubilosis ambagibus et inenodabilibus laqueis involverunt. Ego neque pacificator ystoricorum neque collector omnium sed eorum imitator sum quibus vel veri similitudo certior vel autoritas maior ut eis potissimum stetur impetrat.

34 Ibid. : Quamobrem si qui futuri sunt qui in huiuscemodi lectione versati aut aliud quicquam aut aliter dictum reppererint quam vel audire consueverint vel legere, hos hortor ac moneo ne confestim pronuntient, quod est pauca noscentium, cogitenque ystoricorum discordiam, que tanto rebus propinquiorem Titum Livium dubium tenuit.

35 C. Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica, I*, Messine, Silvana editrice, 1992, p. 5-38.

36 Voir e.g. le traité pédagogique de Pier Paolo Vergerio lAncien qui, en 1400, propose à son élève une nouvelle distribution de la connaissance avec trois disciplines fondamentales : lhistoire, léthique et léloquence : P. P. Vergerio, De ingenuis moribus et liberalibus studiis, éd. A. Gnesotto, Atti della R. Accademia di scienze lettere e arti di Padova, 377, 1917-1918, p. 121-122.

37 Leonardo Bruni Aretino, Lettres familières, t. II, éd. et trad. L. Bernard-Pradelle, Montpellier, Pulm, 2014, p. 398 : Quid michi dabis, Cyriace, si de urbe Anconitana tibi permulta ac preclara vetustatis monumenta ostendam, que tu numquam vidisti, licet Acarnaniam totam cum Etolia et Boeotia lustraris ac Peloponnesum Spartamque et Argos inspexeris et, quicquid antiquitatis est, in illis erueris et Athenarum propylea nobis descripseris. Ego tamen, dum tu peregrinando aliena conquiris, ipse manendo domi tua, idest patrie tue monumenta tibi invisa incognitaque perspexi. O magnam vim animi nostri ac penitus divinam ! Siquidem dum stamus domi, ipse peregrinatur nec distantia modo locis adit, verum etiam que iam mille annis gesta sunt tanquam presentia intuetur. Sed ne te perlonga demorer, aperiam quid rei sit. Sur la géographie historique de Cyriaque, voir les remarques de P. Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano : aux origines de la géographie historique », Archives dhistoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 79, 2012, p. 161-191, ici p. 175 : « La contemplation délectable des restes tangibles du passé portait à laccumulation du savoir, non à la mise en œuvre dune méthode. »

38 Jemprunte la distinction vestiges/patrimoine à Clémence Revest, Romam veni, p. 543.

39 Voir A. M. Lamarrigue, « Les prologues de Bernard Gui : laffirmation de préoccupations techniques », Les prologues médiévaux, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2000, p. 171-187, ici p. 178.

40 Voir supra p. 356, n. 4.

41 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), p. 4 : Atque utinam superioris aetatis homines, utcumque eruditi atque diserti, scribere potius sui quisque temporis facta quam praetierire taciti maluissent. Erat enim doctorum, ni fallor, vel praecipuum munus, ut suam quisque aetatem celbrando, oblvioni et fato praeripere ac immortalitati consecrare niterentur.

42 Ibid. : Ego autem non aetatis meae solum, verum etiam supra quantum gaberi memoria potest, repetitam huius civitatis historiam scribere constitui []. Sed antequam ad ea tempora veniam, quae propria sunt professionis nostrae, placuit exemplo quorundam rerum scriptorum de primordio atque origine [] tradere. Dans une lettre de janvier 1416 au Pogge, Bruni relate toutes les peines que lui donne la recherche des sources pour lécriture de son histoire de Florence ; voir Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), IV, 4 : Vereor equidem ne insanire coeperim ea scribere aggressus, que supra meas sunt vires. Exegi librum unum umquepergrandem, in quo longo discursu multa que ad historie nostre cognitionem pertinent, explicavi. Habet varietas delectationem, cognitio vero etiam utilitatem. Sed tantus est labor in querendis investigandisque rebus, ut iam plane me poeniteat incoepisse (« En vérité, je commence à devenir fou, jen ai peur, depuis que je me suis mis à écrire sur des sujets qui sont au-dessus de mes forces. Je nai achevé quun livre – déjà très ample – dans lequel jai fait de longs développements pour expliquer beaucoup de choses qui ont trait à la connaissance de notre histoire. La variété me procure du plaisir, les connaissances que jen tire me sont utiles aussi. Mais leffort dans la recherche et la poursuite des sources sont si grands que je regrette maintenant beaucoup de lavoir commencé »).

43 Epistolario di Guarino da Verona, éd. Remiggio Sabbadini, Venise, Regia Deputazione di Storia Patria per le Venezie, I, p. 310.

44 Sur le sens de cette formule de De legibus I, 5 de Cicéron, voir T. Guard, « Cicéron : lorateur, lhistoire et lidentité romaine », Cahiers des études anciennes, XLV, 2009, p. 227-248.

45 Sur le passage de lhistoire-récit à lhistoire-discipline et la professionnalisation du métier dhistorien au xvie siècle, voir D. J. Kelley, « Johann Sleidan and the Origins of History as Profession », D. J. Kelley, The Writing of History and the Study of Law, Ashgate, Routledge, 1998, p. 573-598.

46 Vasoli, « Il modello teorico », p. 17.

47 Cest ce que dit Leonardo Bruni dans une lettre de 1440 à Francesco Pizzolpasso : Leonardo Bruni Aretino, Lettres familières, II, p. 322 : Aliud est enim historia, aliud laudatio. Historia quidem veritatem sequi debet, laudatio vero multa supra veritatem extollit (« Le genre historique est une chose en effet, léloge en est une autre. Lhistoire, effectivement, doit suivre la vérité, mais léloge rehausse bien des choses au-dessus de la vérité »). La lettre de Bruni visait à justifier sa rédaction très idéalisée de Florence dans la Laudatio urbis Florentiae, en lopposant à son Histoire du peuple florentin qui obéissait à un autre objectif et donc à une autre méthodologie.

48 Sur la ratio studiorum des humanistes du xve siècle, voir P. Grendler, Schooling in Renaissance Italy. Literacy and Learning 1300-1600, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1989. Pour un exemple symptomatique, voir lOratio in historiae laudationem de Bartolomeo Fonzio (ou de la Fonte) le 6 septembre 1482, tenue comme discours inaugural de lannée académique florentine : cet éloge de la discipline historique ouvrait en fait à un cours annuel sur la Pharsale de Lucain et la Guerre des Gaules de César ; cétait donc par le biais de la littérature, fût-elle autobiographique, que passait lenseignement de lhistoire antique : Ch. Trinkaus, « A Humanist Image of Humanism : the Inaugural Orations of Bartolommeo de la Fonte », Studies in the Renaissance, 7, 1960, p. 90-147, ici p. 94.

49 À propos de ces sources, on remarquera le recours à un auteur éminement compilatoire, Eusèbe de Césarée, ce qui témoigne que nos humanistes sautorisaient de petites entorses à leurs exigences de recours aux sources originelles ; ensuite, le recours à Plutarque avait deux avantages : dune part, un indéniable effet de mode –le grec faisait chic –, et dautre part, les Vies parallèles remettaient en circulation une masse dinformations considérables qui enrichissaient les connaissances sur lantiquité romaine. Sur limportance de la redécouverte de Plutarque, et en particulier de ses biographies historiques au xve siècle, voir F. Hartog, « Plutarque entre les Anciens et les Modernes », dans « Introduction » à Plutarque, Vies parallèles, Paris, Budé, 2001, p. 9-49, et surtout Pade, The Reception of Plutarchs Lives (supra p. 357, n. 2).

50 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), I, p. 412 : Sed cur Cicero ipse in refutandis adversariis hoc reticet ? Preterea tacendi plures erant cause. Primo quod nomen regium apud Romanos invisum sane ac detestabile erat ; deinde quod arrogantiam invidiamque vitabat, que in civibus presertim novis fastidiose et intolerabiles sunt. Illud insuper accedebat, quod Rex ille inimicissimus Populi Romani fuerat. Non erat ergo prudentis consilii illum proferre, ne ab hoste Populi Romani originem traxisse diceretur. Itaque callido consilio obscuritatem potius quam bonis rationibus in suarum virtutum laudem traducere poterat, obiici patiebatur sibi, ut ego, qui novus Florentie civis sum, si a Castrucio illo prestante quidem Duce, sed inimicissimo Florentini Populi originem traxissem, latere in plebecula mallem, quam eum generis auctorem egregie licet nobilitatis proferre (« Mais pourquoi Cicéron lui-même en réfutant ses adversaires tait-il cela ? Dautre part, il avait dassez nombreuses raisons de se taire : dabord, parce que le nom de roi était parfaitement odieux et détestable aux yeux des Romains ; ensuite, parce quil évitait larrogance et lenvie qui sont très mal vues et insupportables, surtout chez les hommes nouveaux. Sajoutait en plus le fait que ce roi avait été un très grand ennemi du peuple romain. Il nétait donc pas prudent de le mettre en avant, de crainte que lon dise de lui quil avait tiré son origine dun ennemi du peuple romain. Aussi, avec jugeote, tolérait-il quon lui reproche plutôt son obscurité, quil pouvait, avec de bonnes raisons, transformer en titre de gloire pour ses propres vertus ; il en va de même pour moi qui suis un citoyen nouveau à Florence : si javais tiré mon origine de lillustre Castruccio, certes général hors pair mais très grand ennemi du peuple florentin, je préférerais le dissimuler au sein du menu peuple, plutôt que faire savoir quil est le fondateur de ma lignée, tout noble remarquable soit-il »).

51 Voir M. Regoliosi, « Riflessioni umanistiche sullo “scrivere storia” », Rinascimento, II s., XXXI, 1991, p. 3-37, qui a identifié la présence du texte de Lucien chez Guarino.

52 Bruni, Lettres familières, I, p. 462 : Nec vero prohibitum esse crediderim laudes ab historiographo personis attribui, modo id mediocriter fiat et in tempore, sicut et vituperationes interdum ; alioquin laudes laudato fortasse pergratae, auditori permolestae, immo ne quid virilis inest ingenii : malvult enim testem de se severum quam assertatorem dulcem audire.

53 Bruni, Lettres familières, I, p. 461 : Magnum levamen ingenii comparatur, posito ante oculos acervo, dehinc pro locis temporibusque, prout usus tulit, sibi quasi a cella penaria res ipsas depromere, depromptas distribuere, distributas ornare. Même si limage du garde-manger ne se trouvait pas chez Lucien, lidée dune recomposition à partir de matériaux de base collectés par lhistorien est également chez lauteur grec.

54 Voir Lucien de Samosate, Comment écrire lhistoire. Introduction, traduction et notes par A. Hurst, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

55 Epistolario di Guarino Veronese, raccolto, ordinato, illustrato da Remigio Sabbadini, Venise : A spese della società, 1915-1919, p. 462 : Sit enim scriptor interpidus incorruptus liber licentiosus verus, non odio non amori non misericordiae quicquam tribuens, non pudibondus, iudex aequus, cunctis benevolus, hospes in libris, nulis adscriptibus civitatibus, suis vivens legibus. À comparer au passage de Lucien, Comment écrire lhistoire, p. 41 : « Ainsi lhistorien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité, appelant, comme dit le Comique, figue une figue, barque une barque, ne donnant rien à la haine ni à lamitié, népargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, bienveillant pour tous, naccordant à chacun que ce qui lui est dû, étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne sinquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui sest fait. »

56 Epistolario di Guarino Veronese, p. 458 : Nunc vero resurgentem rem militarem vidisse contigit et reiectis iampridem alienigenis Italia satis superque suo Marte valet.

57 Epistolario di Guarino Veronese, p. 459 : Nam splendor iste recens negociorumque bellicorum longe late disseminata praedicatio quantillum per tempus duratura mox evanescet, ubi linguae refrigescent aut conscii praesentes et quasi testes a vita discesserint.

58 Ibid. : Eam ad rem praecipue tempestate idonea praestatur occasio, quo tantus disertorum hominum numerus, tanta facundiae studia tamque florens humanitatis elegantia demum ad nostrates longo tot saeculorum postliminio revocata diffunditur. Quis enim eam litterarum vim simul et vitam esse non intelligat ?

59 Epistolario di Guarino Veronese, p. 462 : Primus namque historia finis et unica est intentio utilitas scilicet quae ex ipsius veritatis professione colligitur, unde animus ex praeteritorum notitia scientior fiat ad agendum et ad virtutem gloriamque imitatione consequendam inflammatior aliaque huiuscemodi.

60 La bibliographie est importante, mais on trouvera lessentiel dans lintroduction à lédition récente de lœuvre : Bartolomeo Facio, Rerum gestarum Alfonsi regis libri ; testo latino, traduzione italiana, commento e introduzione, éd. D. Pietragalla, Alessandria, Edizioni dellOrso, 2004, et G. Albanese, « Storiografia come ufficialità alla corte di Alfonso il Magnanimo : i Rerum gestarum Alfonsi regis libri di Bartolomeo Facio », Atti del XVI Congresso Internazionale di Storia della Corona dAragona. Celebrazioni Alfonsine (Napoli, 18-24 settembre 1997), Naples, Paparo, 2000, p. 1223-1267 ; sur la rivalité historiographique avec Valla, voir R. Fubini, « Pubblicità e controlo del libro nella cultura del Rinascimento », Humanisme et Église en Italie et en France méridionale (xve siècle-milieu du xvie siècle), éd. P. Gilli, Rome, EFR, 2004, p. 201-237, et le très récent volume de Fulvio delle Donne, Alfonso il Magnanimo e linvenzione dellUmanesimo monarchico. Ideologia e strategie di legittimazione alla corte aragonese di Napoli, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 2015, p. 44-61.

61 Rerum gestarum Alphonsi, p. 1 : Etsi nonnullos viros haec aetas tulit qui, praestanti ingenio atque doctrina praediti, tum ad alia quaeque tum ad res gestas scribendas peridonei existimari possint –fueruntque et nostra et patrum nostrorum memoria aliquot populi ac principes dari qui magna ac laudabilia facinora gessere – ea tamen est apud plerosque novarum rerum negligentia ut perpauci ad scribendam historiam sese conferant. Sunt enim quos, cum legerint aut Alexandri aut Caesaris aut populi romani facta, haec nova et recentiora haud multum delectent : namque ita se res habet, ut quae nobis notiora et familiariora sunt haec in minore pretio – nescio quonam modo – habeamus []. Sed certe et haec recentiora iudicio meo tanti sunt ut eos etiam in aetatem suam quodammodo ingratos atque iniquos putem qui, quae saeculo eorum contigere, veluti levia quaedam ac notitia parum digna negligere videantur, cum ea ipsi potius verbis extollere deberent et aliorum ingeniis illustrata perlegere arque in honore et pretio habere, ut eloquentium hominum ingenia excitarent resque sui saeculi ab interitu vindicarent (« Quoique notre époque ait produit certains hommes qui, dotés dune extraordinaire intelligence et culture, sont aptes à écrire les hauts faits et autre chose encore et quil y eut certains peuples fameux et des princes célèbres qui accomplirent des actes importants et dignes déloge pour la mémoire de notre temps et celui de nos pères, pourtant le désintérêt chez beaucoup des événements récents est tel que peu se consacrent à lécriture historique. De fait, certains, après avoir lu les faits dAlexandre ou de César ou du peuple romain, ne tirent pas de plaisir à ceux plus neufs et récents. Cest ainsi : ce qui est plus nouveau et familier – je ne sais pourquoi – nous lestimons moins… Pourtant, à mon avis, même les faits les plus récents ont de la valeur au point que je tiens pour injustes et dune certaine manière ingrats envers leur temps ceux qui paraissent négliger les événements contemporains comme sil sagissait de choses insiginifiantes et peu dignes dêtre connues »).

62 Facio, De viris illustribus, éd. L. Mehus, Florence, 1745, reproduite dans La storiografia umanistica, II, Messine, Sicania, 1992, p. 7-134, doù nous citons : Habet enim in se non parum voluptatis ac fructus clarorum hominum cognitio, quorum exempla animos natura bene constitutos quasi stimuli quidam ad decus, ad honestatem, ad gloriam concitant. Nam cum illorum nomen immortale factum alienis scriptis vident, et ipsi toto studio ac nixu virtuti incumbunt, quo immortalem gloriam consequantur. Accedit eodem quod, cum nobis veterum exempla proponimus, subit animum desperatio quaedam ne eorum gloriam adaequare valeamus, cum plane illos veluti numina quaedam habeamus atque admiremur : usqueadeo a scriptoribus celebrati atque illustrati sunt. Praesentes autem, etiam si excellentes magnificique fuerint, quoniam in oculis nostris observantur, nobis non omnino auferre spem videntur quin iis vel virtute vel gloria pares esse valeamus. Admirari autem soleo cur, ex tot saeculis, tarn pauci de illustribus viris scripserint, cum quidem singulis aetatibus aliqui scriptores extitisse debuerint, qui eos viros, qui sua aetate in aliqua arte aut studio excelluerint, litterarum monumentis commendarent, ut singularium aetatum praestantissimos quosque viros scire possemus. Neque vero unquam ulla aetas adeo inculta aut viitutum expers fuit, quin aliqui praeclari atque praestantes viri in ea extiterint. Sed quoniam caruerunt disertorum hominum praeconio, propterea illorum nomen una cum vita finitum est. Meum vero institutum fuit de cuiusque facultatis atque ordinis viris claris memorare, qui tempestate mea claruerunt (« La connaissance des hommes illustres a en soi un plaisir non négligeable, eux dont les exemples, comme un aiguillon, incitent les esprits bien nés à lhonneur, lhonnêteté et la gloire. En effet, comme ces esprits voient que le nom de ces hommes a été rendu immortel par des récits dautrui, ils appliquent leur cœur et leur effort à la perfection morale doù ils tirent une gloire immortelle. Il arrive cependant quà mettre en avant les exemples des anciens héros, le désespoir remplace le courage de crainte de ne pouvoir les égaler en gloire car nous les tenions pour des dieux et les admirions puisquils avaient été célébrés et illustrés par des auteurs. Au contraire, nos contemporains, puisquils étaient sous nos yeux (et même sils étaient magnifiques), ne nous laissaient pas espérer que nous puissions égaler les anciens en vertu ou en gloire. Je métonne de fait que si peu dauteurs pendant tant de siècles aient écrit sur les hommes illustres puisquà tous les âges il a dû se trouver des auteurs qui auraient pu fait valoir par leur témoignage littéraire ces hommes qui excellèrent en leur temps par quelque talent ou qualité, en sorte que nous aurions pu connaître les plus remarquables hommes de chaque période. En effet, il nest nulle époque si inculte ou dépourvue de talents qui nait eu quelques hommes remarquables et excellents. Mais comme ce qui a fait défaut ce fut la voix des hommes habiles à le dire, leur nom sest éteint à leur mort. Ce fut alors ma tâche que de remémorer ces hommes illustres par quelque talent ou registre qui brillèrent de mon temps »).

63 Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, éd. O. Besomi, Padoue, Antenore, 1973, p. 7. Voir lexcellente analyse de M. Regoliosi, « Lorenzo Valla e la concezione della storia », Storiografia umanistica, I**, p. 549-571 ; à compléter par D. Kelley, Foundations of Modern Historical Scholarship : Language, Law and History in the French Renaissance, New York-Londres, Columbia University Press, 1970, § 1, et G. Ferraù, « La concezione storiografica del Valla : i Gesta Ferdinandi regis Aragonum », Lorenzo Valla e lumanesimo italiano, éd. O. Besomi et M. Regoliosi, Padoue, Antenore, 1986, p. 265-310.

64 Voir supra, p. 363, n. 1.

65 Lorenzo Valla, Correspondence, éd. B. Cook, Cambridge-Harvard, 2013, lett. 24, p. 158 : Nam quod ad recentes pertinet, Gaspar eius medicus in commentarios retulit pene res ab illo gestas, sed ea accuratione, ut de stilo ipso taceam, nequis prudens scriptor aliquid ad fidem veritatis illinc mutuari possit. Mandaverat autem mihi iampridem rex historias suas scribendas, repetitis altius principiis iam inde ab infantia eius. Que quia non habui a quibus plane docerer, malui non attingere quam fidem historie obliviosorum quorundam senum memerie credere (« Pour ce qui est des auteurs récents, les commentaires de son médecin personnel, Gaspare, ont traité de presque tous les événements. Mais leur fiabilité, pour ne rien dire de leur style, est telle quun auteur prudent ne pourrait rien en tirer de digne de vérité. Le roi mavait ordonné il y a longtemps décrire lhistoire de son règne depuis le début et à partir de son enfance. Mais comme personne ne pouvait minformer clairement, jai préféré ne pas my lancer plutôt que de faire reposer mon récit sur le souvenir de vieilles personnes sans mémoire »).

66 Louvrage vient de recevoir une édition moderne : Gaspar Pelegrí, Historiarum Alphonsi primi regis. Libri X. I dieci libri delle storie del re Alphonso primo, éd. et trad. Fulvio Delle Donne, Rome, Istituto storico italiano per il medio evo, 2012.

67 Sur cet échec de Valla, voir A. de Vincentiis, « Le don impossible. Biographes du roi et biographes du pape entre Naples et Rome (1444-1455) », Humanistes, clercs et laïcs dans lItalie du xiiie au début du xvie siècle, éd. C. Caby et R.-M. Dessi, Turnhout, Brepols, 2012, p. 319-363, ici p. 340-344.

68 M. Regoliosi, « Per la tradizione delle Invective in Laurentium Vallam di Bartolomeo Facio », Italia medievale e umanistica, 23, 1980, p. 389-397 ; voir R. Valentini, « Le invettive di Bartolomeo Facio contro Lorenzo Valla tratte dal cod. Vat. lat. 7179 e Oxoniense CXXXI », Atti della R. Accademia dei Lincei, V, 1906, p. 493-550 (doù nous citons) ; une autre édition plus récente, mais pas franchement meilleure, existe : Bartolomeo Facio, Invective. Edizione critica a cura di E. I. Rao, Naples, Società Editrice Napoletana, 1978. Sur les faiblesses des deux éditions des Invectives, voir R. Ribuoli, « Polemiche umanistiche : a proposito di due recenti edizioni », Res publica litterarum, IV, 1981, p. 339-354.

69 Valla a parfois usé de relâchement dans lusage du latin, faute de temps suffisant pour une relecture de lœuvre, rédigée en trois mois : voir O. Tunberg, « The Latinity of Lorenzo Vallas Gesta Ferdinandi regis Aragonum », Humanistica Lovaniensia, 37, 1988, p. 30-78.

70 Valentini, « Le invettive di Bartolomeo Facio », p. 527 : Non enim solum veram, sed etiam verisimilem narrationem esse opportet.

71 Le ton louangeur de louvrage lamène à comparer la campagne de Ferdinand dAntequera contre le royaume de Grenade à la lutte des Grecs contre les Perses de Cyrus, Darius ou Xerxès. Valla insère un grand nombre de discours du roi, dans la tradition classique de la rhétorique des héros.

72 Laurentii Valle Gesta, p. 86 : Hic [lévêque de Couserans, ambassadeur du roi Louis dAnjou], cum cerneret regem subinde orationi sue, ut putabat, indormientem, quia oculis conniventibus capiteque demisso sterteret, intersistebat. Rex contra, cognoscens cur interquiesceret, jubebat eum pergere, non enim se dormire, etsi clausis oculis sterteret, aut, si corpus pro morbo dormire, non tamen dormire animum (« Lévêque, voyant que pendant quil parlait le roi parfois fermait les yeux ou quil laissait tomber sa tête, crut quil ronflait et fit une pause ; mais le roi, connaissant le motif de ces pauses, lui ordonna de continuer : il ne dormait pas, même si de temps en temps il ronflait les yeux fermés ou si le corps sassoupissait en raison de la maladie, mais son esprit restait éveillé »). À lappui de son affirmation, le roi résume ensuite les cinq points du discours de lambassadeur.

73 Facio, Invective, p. 528 : Cui enim videatur regem legatos audientem, non dicam dormire, sed stertere ? Aut tibi parum videatur esse, illum dormitantem facere ? An ignoras id indecorum regie maiestatis esse ?

74 Ibid. : Scribendum est enim sic, bone magister artis, ut personarum dignitates serventur, alioquin probabilis non erit narratio, sibique fidem derogabit.

75 Laurentii Valle Gesta, p. 93 : Sunt enim qui dicant nullo pacto, nec medicorum arte, nec multifariis machinis potuisse eum vel concumbere cum muliere vel puelle virginitatem demere : licet mater alieque nonnulle femine velut ministre puelle adessent.

76 Sur lart du remploi des modèles classiques dans la narration des faits contemporains par Facio, voir G. Abbamonte, « Considerazioni sulla presenza dei modelli classici nella narrazione storica di Bartolomeo Facio », Reti Medievali Rivista, 12, 1, 2011, en ligne sur retimedievali.

77 Laurentii Valle Gesta, p. 6 : Etenim quantum ego quidem iudicare possum, plus graviatis, plus prudentie, plus civilis sapientie in orationibus historici exhibent, quam in preceptis ulli philosophi (« Ainsi, dans la mesure où je peux en juger, les historiens font montre dans leurs discours de plus de connaissances en sagesse politique et en prudence que certains philosophes en leurs doctrines »). Le prologue se présente comme une discussion sur les mérites respectifs entre poésie, philosophie et histoire, doù lhistoire sort première en importance, la poésie deuxième, et la philosophie dernière.

78 Sur Salutati, voir Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica (supra p. 367, n. 1), p. 9-12 ; sur Bruni, voir Ianziti, « Writing on History », G. Ianziti, Writing History in Renaissance Italy. Leonardo Bruni and the Uses of the Past, Harvard University Press, 2012, p. 8 : (De studiis et litteris liber, ad Dominam Baptistam de Malatestis) : Est enim decorum cum propriae gentis originem et progressus tum liberorum populorum regumque maximorum et bello et pace res gestas cognoscere. Dirigit enim prudentiam et consilium praeteritorum notitia, exitusque similium coeptorum nos pro re nata aut hortantur aut deterrent… Neque enim subtilitas ulla in illis eruenda est aut quaestio enodanda ; in narratione enim rerum facillimarum omnis consistit versaturque historia.

79 Coluccio Salutati, Epistolario II, éd. F. Novati, Rome, 1892, p. 290-292. La lettre se poursuit par des remarques sur la sagesse de lhistoire : Hec etenim scientia, quocunque te verteris presto est ; res quidem prosperas moderatur, consolatur in adversis, firmat amicicias, confabulationibus tum prebet copiam tum ornatum. Hec est consiliorum dux atque doctrina ; fugiendorum periculorum regula et bene gerendarum rerum certissimum documentum. La lettre est datée du 1er février 1392 et adressée à lhumaniste et homme politique aragonais Juan Fernández de Heredia, lui-même homme politique et historien de première importance dans la péninsule ibérique.

80 Cité par Vasoli, « Il modelo teorico », p. 11.

81 Lapo di Castiglionchio : Et enim si eos qui in phylosophia, geometria, musica, astrologia aliquid scripserunt hodie scribunt, tantopere colere atque admirari solemus, quo studio illos, qua benevolentia, quo amore complecti nos oportet, qui vel maiorum nostrorum res gestas vel etiam nostri temporis suis scriptis illustrarunt ? dans M. Miglio, « Una lettera di Lapo di Castiglionchio il Giovane a Flavio Biondo : storia e storiografia nel Quattrocento », M. Miglio, Storiografia pontificia del Quattrocento, Bologne, Patron, 1975, p. 31-59 et 189-201 ; la citation est p. 192.

82 Miglio, « Una lettera », p. 191 : Tametsi habeamus principem illum eloquentiae Leonardum Aretinum qui hoc scribendi genus adeo excoluerit atque exornaverit, ut ubertate materiae [] veteribus quidem permultum scriptoris autem elegantia, copia suavitate, quantum ad unum pertinet, nulla ex parte cedere videamur, tamen is patriae tantummodo res gestas complexus est, tu autem reliquas ex universa memoratu dignas, quae praetermissa ab eo queri quodammodo neglecta et destituta scriptorem suum deposcere ac flagitare videbantur, decennalibus tuis libris [] prosecutus es. La compétition historiographique entre les deux auteurs a toujours été vive (voir larticle « Biondo (Flavio) » du Dizionario biografico degli Italiani (R. Fubini).

83 Miglio, « Una lettera », p. 199 : Tu vero cum vetera reliquisses non inertia sed consilio [] nec ornari copiosius quirent, nostra autem animadverteres praeclara illa quidem esse, si quis in lucem proferre vellet, sed contempta in obscuritate quadam ac tenebris scriptorum inopia iacere, ad ea illustranda contulisti ut intelligerent homines huius aetatis, si qua strenue recteque aut contra nequiter aut perperam facerent, ea non modo vivos latere non posse, sed etiam nota posteritati fore.

84 Leonardo Bruni, Epistolarum Libri VIII, éd. L. Mehus, Florence, 1741, 2, p. 156 (IX, 9) : De historia vero quod petis, scias me post discessum tuum IV libros de bello italico adversus Gothos scripsisse. Scripsi non ut interpres, sed ut genitor, et auctor ; quemadmodum enim, si de praesenti bello scriberem, noticia quidem rerum gestarum ex auditu foret, ordo vero, ac dispositio, et verba mea essent, ac meo arbitratu excogitata et posita ; eodem item modo ipse noticiam rerum gestarum de illo sumens, in ceteris omnibus ab eo recessi, utpote qui hoc unum habeat boni, quod bello interfuit. Cetera illius sunt spernenda (« Quant à lhistoire que tu me réclames, sache que depuis ton départ jai écrit quatre livres de la Guerre dItalie contre les Goths. En vérité, je les ai écrits non comme traducteur mais comme créateur et auteur ; en effet, si jécrivais sur une guerre actuelle, la liste des actions évidemment serait constituée à partir de ce que jentendrais, tandis que lordre, la disposition, les mots mappartiendraient et auraient été pensés et agencés à ma guise ; cest exactement la même chose : ne lui empruntant pour ma part que la liste des actions accomplies, pour tout le reste je me suis écarté de lui, comme dun homme qui na de bon que davoir pris part à la guerre. Tout le reste venant de lui doit être laissé de côté »). La lettre de 1442 à Giovanni Tortelli est citée par Ianziti, « Bruni on Writing ». Bruni reviendra dans une autre lettre, adressée à Francesco Barbaro, sur ce même thème de lhistorien-écrivain, recompositeur de la matière dautrui : Scripsit enim hanc historiam, ut te non ignorare puto, Procopius Cesariensis grecus scriptor, sed admodum ineptus et eloquentie hostis ut apparet maxime in contionibus suis, quamquam Thucydidem imitari vult. Sed tantum abest ab illius maiestate quantum Thersites forma atque virtute distat ab Achille. Solum id habet boni quod bello interfuit et ob id vera refert. Ab hoc ego scriptore sumpsi non ut interpres, sed ita ut notitiam rerum ab illo susceptam meo arbitratu disponerem meisque verbis non illius referrem (« Cette histoire, en effet, a été écrite, comme tu ne lignores pas, je suppose, par lauteur grec Procope de Césarée, mais vraiment incompétent et ennemi de léloquence comme le montrent surtout ses discours, bien quil veuille imiter Thucydide. Il est aussi éloigné de la majesté de ce dernier que Thersite est séparé dAchille par la beauté et la vertu. La seule chose quil ait de bien est davoir pris part à la guerre et, pour cette raison, de rapporter la vérité. Jai puisé dans cet auteur en effet non comme traducteur, mais de façon à disposer à ma guise les informations prises chez lui et à les rapporter avec mes mots, non avec les siens »). La lettre de Bruni à Barbaro a été éditée par C. Griggio, « Due lettere inedite del Bruni al Salutati e a Francesco Barbaro », Rinascimento, 1986, p. 27-50.

85 Praefatio in Vita M Antonii ex Plutarcho traducta, ad Coluccium Salutatum, dans Humanistisch-Philosophische Schriften, éd. H. Baron, Leipzig-Berlin, 1928, p. 104 : In historia vero, in qua nulla est inventio, non video equidem, quid intersit, an ut facta, an ut ab alio dicta scribam. In utroque enim par labor est, aut etiam maior in secundo (cité par Ianziti, « Bruni on Writing »). Voir L. Pradelle-Bernard, « Le “je” du biographe : le cas de Leonardo Bruni », Vivre pour soi, vivre dans la cité de lAntiquité à la Renaissance, éd. P. Galand-Hallyn et C. Lévy, Paris, PUPS, 2006, p. 233-252, et « Lauteur est-il un autre ? Leonardo Bruni et quelques manuscrits problématiques », Qui écrit ? Figures de lauteur et des co-élaborateurs du texte (xve-xviie s.), éd. M. Furno, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 77-94.

86 Ianziti, « Bruni on Writing », et Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography ».

87 Voir récemment J. Lake, « Authorial Intention in Medieval Historiography », History Compass, 12.4, April 2014, p. 344-360, et Ancient and Medieval Prologues to History : A Reader, Toronto, University of Toronto Press, 2013.

88 Voir en dernier lieu A. Minnis, « Nolens auctor sed compilator reputari : The Late-Medieval Discourse of Compilation », La méthode critique au Moyen Âge, p. 47-63 ; mais aussi B. Guenée, « Lhistorien et la compilation au xiiie siècle », Journal des Savants, 1985, p. 119-135.

89 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, éd. C. Bartolini, Rome, 1677, p. 2 : Ad laborem autem scribendi si reperiendarum quoque rerum difficilior opera acceserit, quae vel non extent unde sumus, quae a nostra memoria et cognitione temporis, loci, rerum, personarum, aut neglecta penitus, aut certa quae confusus que incerta ratione scribendi, quid excogitari potest negociotius ? Voir aussi D. J. Wilcox, The Development of Florentine Humanist Historiography in the Fifteenth Century, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969, p. 179. La difficulté de lhistorien, dont la qualité tient précisément à la capacité à sélectionner les bonnes informations, avait déjà été pointée dans la préface à lHistoire de Ferdinand de Valla : Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, (supra p. 379, n. 3), p. 7.

90 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, p. 1 : Multi profecto laboris et gloriae non multae videtur esse historiam scirbere. Quippe ubi praeter rerum meram explicationem nihil sit tuum, aut si quid errati, facile te arguant legentes, laudem vero ab auctoribus ad res libenter transferent.

91 Giovanni Pontano, Actius, p. 217 : Omnino historia, ut Cicero putat ac natura, ipsa docet, partibus constat e duabus, hoc est rebus et verbis. Jai utilisé lédition en ligne réalisée par les soins de la Scuola normale superiore di Pisa qui reprend le texte encore acritique de Previtera (Giovanni Pontano, I dialoghi, Florence, 1943) ; la pagination demeure celle de lédition Previtera.

92 Sur la mise en pratique des théories de lécriture historiographique par Pontano, voir L. Monti Sabia, « Giovanni Pontano tra prassi e teoria storiografica : il De bello Neapolitano e lActius », La storiografia umanista, 1**, p. 573-651.

93 Giovanni Pontano, Actius : Et quoniam actio omnis, geriturque atque administratur quodcunque, id aliquam ob causam susceptum est (causae namque ubique antecedunt rerumque suscipiendarum fines), oportet rerum scriptorem causarum ipsarum ac finium cum primis esse memorem certumque earum ac verum expositorem.

94 Giovanni Pontano, Actius, p. 221 : Videntur enim eiusmodi allocutiones, quae nunc ad multos nunc ad singulos habentur, decorare historiam et quasi animare eam. In quibus, quotiens res ipsa tulerit, nervos orationis atque ingenii sui ostendet rerum scriptor.

95 Giovanni Pontano, Actius, p. 220 : Itaque casuum fortuitorumque in his eventuum magna scriptori ratio habenda est. Tempestatum quoque, famis, frigoris, aestus, pestilentiae, periculorum in faciendo itinere, in conserendis manibus ; item audaciae, metus, temeritatis, suspitionis, insidiarum, falsorum rumorum, quaeque alia inter gerendum atque administrandum bellum sive consilio eveniunt hominum sive casu.

96 Giovanni Pontano, Actius, p. 227 : Quae singula volle complecti, nec consessus est huius et videtur esse satis admonuisse, cum praesertim sit ostensum historiam poeticae maxime esse similem, ipsa vero poetica naturam potissimum imitetur.

97 Giovanni Pontano, Actius, p. 209 : Omnium autem iudicio laudatur potissimum in historia brevitas, cum ea sit maxime idonea ad docendum, ad delectandum, ad movendum.

98 Giovanni Pontano, Actius, p. 228 : Ad haec summa ea cura expolienda exornandaque, ut nec forma ornatu careat extrinseco nec ornatus appareat aut negligenter adhibitus aut alienus a forma, retineatque tun venustatem dignitatemque pro re ac loco, tum etiam gravitatem ac supercilium. Quarum rerum omnium Cicero optimum se nobis magistrum exhibebit. Usu venit autem in componenda historia quod in aedificandis tum domibus tum navibus, multas subinde fieri rerum commissuras et quasi membrorum inter se coniunctiones, quas prudentia ordinisque solers ac circumspecta ratio moderetur oportet quaeque et ipsa locorum quoque ac temporum rationem habeat ut post narratas explicate diligenterque res alias transgrediatur ad alias ; indeque postquam parti huic satisfecerit, ad continuandam regrediatur priorem materiam ; rursus, ea quantum satis erit explanata, reditum ad alteram illam faciat, aut, si rei ratio tulerit, ad aliam moxque ad aliam.

99 A. Dubreuil-Arcin, « La critique dans lhagiographie dominicaine (1250-1335 environ) », La méthode critique au Moyen Âge, p. 280.

100 Limportance historiographique de Biondo ne saurait être minorée, et il a joué pour Rome le rôle que Bruni a joué pour Florence. Au xvie siècle, il fut même appelé « le premier des Modernes [primus omnium ex recentioribus] » par Onofrio Panvinio : voir N. Pelegrino, « From the Roman Empire to Christian Imperialism : the Work of Flavio Biondo », Chronicling History, (supra p. 357, n. 1), p. 273-298, et E. Migliario, « Pulchrum autem et paene mirum est videre : metodologia quattrocentesca dello studio dellantico », Dalla tarda latinità agli albori dellumanesimo : alla radice della storia europea, éd. P. Gatti et L. de Finis, Trente, Editrice Università degli studi di Trento, 1998, p. 448-461, sur sa méthodologie darchéologue. Inutile ici de préciser le rôle qua pu jouer précisément larchéologie comme levier de la réflexion historique au xve siècle, non seulement pour lantiquité païenne mais également chrétienne : T. Foffano, « Il De rebus antiquis memorabilibus Basilice Sancti Petri Rome di Maffeo Vegio e i primordi dellarcheologia cristiana », Il sacro nel Rinascimento. Atti del XII convegno Internazionale (Chianciano-Pienza 17-20 luglio 2000), éd. L. Secchi Tarugi, Florence, Cesati, 2002, p. 719-730 ; toutefois, larchéologie nentre pas dans le canon de lapprentissage de lhistoire au xve siècle ; elle apparaît surtout comme un moyen sensible dentrer en contact avec le passé dans une sorte dexpérience émotionnelle plus que rationnelle ; encore au xvie siècle, les théoriciens de lars historica lignorent superbement : N. Recupero, « Priscas patriae linguas reddere : sapere antiquario e politica in Europa a metà del Seicento », Dellantiquaria e dei suoi metodi, éd. E. Vaiani, Pise, Scuola Normale Superiore, 2001 (Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia : Quaderni, 4 Ser., 6, 1998), p. 63-80.

101 Voir récemment A. Tallon, « Lhistoire “officielle” de la papauté du xve au xviie siècle, les Vitae pontificum romanorum de Platina, Panvinio, Ciaconius », Liber, Gesta, histoire. Écrire lhistoire des évêques et des papes, de lAntiquité au xxie siècle, éd. F. Bougard et M. Sot, Turnhout, Brepols, 2009, p. 199-213.

102 G. Ianziti, « Storiografia e contemporaneità. A proposito del Rerum suo tempore gestarum Commentarius di Leonardo Bruni », Rinascimento, 30, 1990, p. 3-28.

103 Le thème demeure encore dactualité chez les humanistes méridionaux des xve-xvie siècles : voir F. Tateo, « Le origini cittadine nella storiografia del Mezzogiorno », F. Tateo, I miti della storiografia umanistica, Rome, Bulzoni, 1990, p. 59-80.

104 M. Chazan, « La méthode critique des historiens dans les chroniques universelles médiévales », La méthode critique au Moyen Âge, p. 223-256. Une étude très détaillée des techniques rédactionnelles dans latelier de Vincent de Beauvais a été entreprise autour de Mireille Paulmier-Foucart. Voir, par exemple, son article « Vincent de Beauvais fait de la bibliographie : le métier du lector et la constitution dun “livre de livres” dans le prologue du Speculum maius, Libellus apologeticus (texte de la version bifaria c. 1244, ms. Bruxelles, Bib. Royale 18465) », Ædilis. Éditions en ligne de lInstitut de recherche et dhistoire des textes, 3 (cycle de séminaires de lannée 1999-2000). Lauteur y cite ce passage du Speculum maius qui définit la méthode choisie : Et tamen cum haberem hec omnia, ne dicam vel tertiam vel quartam, immo nec saltem decimam, aut vicesimam partem eorum que hoc opere continentur utilium ac notabilium, in scriptis tenerem aut possiderem… Nec ignoro me non omnia que scripta sunt invenisse vel legere potuisse, nec me profiteor etiam ex hiis que legere potui cuncta que ibi notabilia sunt expressisse, alioquin volumen immensum oporteret extendi, sed de bonis ut arbitror meliora, vel certe de melioribus nonnulla collegi.

105 Bruni, History of the Florentine People, I, edition and translation by J. Hankins, Harvard-Cambridge, 2004, p. 4 : Sed antequam ad ea tempora veniam, quae propria sunt professionis nostrae, placuit exemplo quorundam rerum scriptorum de primordio atque origine urbis vulgaribus, fabolisque opinionibus rejectis quam verissimam puto notitiam tradere, ut omnia sequentibus clariora reddantur. À ce propos, il est facile dopposer presque de façon emblématique Giovanni Villani et Leonardo Bruni : là où le premier consacre de nombreuses références et un passage théorique à la puissance des astres dans le cours de lhistoire (Cronaca, éd. Giovanni Porta, XII, 71), le second ignore totalement cette causalité astrale. Voir U. Link-Heer, « Italienische Historiographie zwischen Spätmittelalter und früher Neuzeit », La littérature historiographique des origines à 1500. Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters, éd. H. U. Gumbrecht et P. M. Spangenberg, Bd. XI/1 (3. Teilband), Heidelberg, Winter Verlag, 1987, p. 1087. Récemment toutefois, Gary Ianziti a mis un bémol à cette opposition, en signalant des mentions récurrentes de signes astrologiques dans les Histoires de Bruni, même si elles sont citées avec une certaine distance, ce qui ne surprend pas si lon pense au poids de lastrologie dans la culture savante de la Renaissance : voir G. Ianziti, « Leonardo Bruni History of the Florentine People », Chronicling History. Chroniclers and Historians in Medieval and Renaissance Italy, éd. S. Dale, A. Williams Lewin, D. J. Osheim, University Park, Pennsylvania State University Press, 2007, p. 249-272.

106 Sur la question du déclin des sociétés, voir M. Paoli, « Mouvement de décadence et dynamique de renouveau selon Leonardo Bruni et Leon Battista Alberti », La Renaissance ? Des Renaissances ? (viie-xvie s.), éd. M.-S. Masse, Paris, Klincksieck, 2010, p. 250-278. Ajoutons aussi que le lien que Bruni fait entre vertu et liberté comme moteur de lhistoire florentine a de claires racines chez Salluste dont Bruni sinspire beaucoup, sans le citer : P. J. Osmond, « Princeps Historiae Romanae : Sallust in Renaissance Political Thought », Memoirs of the American Academy in Rome, 40, 1995, p. 101-143, ici p. 108-111.

107 Bruni, Lettres familières, p. 92 : Postquam igitur in Germaniam imperium abiit ac pauci ex iis in Italia statione continua, plurimi vero adventiciis, cum erat opus, exercitibus ad tempus morabantur, civitates Italiae paulatim ad libertatem respicere ac imperium verbo magis quam facto confiteri coeperunt Romamque ipsam et Romanum nomen veneratione potius antiquae potentiae quam praesenti metu recognoscere. Denique quotcunque ex variis barbarorum diluviis superfuerant urbes, per Italiam crescere atque florere et in pristinam auctoritatem sese in dies attollere (« Sur ces entrefaites, lempire partit en Allemagne, et peu dempereurs assurèrent une présence durable en Italie, quoique beaucoup y revinrent à loccasion, avec des armées étrangères, quand ils en avaient besoin. Peu à peu, les cités italiennes commencèrent à aspirer à la liberté et à reconnaître lautorité de lempire davantage comme un nom que comme une réalité ; la cité de Rome et le nom de Rome furent vénérés davantage en raison de leur ancienne puissance que par crainte du présent. Enfin, toutes les cités italiennes qui avaient survécu aux invasions des barbares commencèrent à croître et prospérer et retrouvèrent graduellement leur ancienne autorité »).

108 Bruni, Lettres familières, p. 100 : Una fautrix pontificum, imperatoribus adversa, altera imperatorio nomini omnino addicta. Sed ea, quam imperatoribus adversam supra ostendimus, ex his fere hominibus conflata erat, qui libertatem populorum magis complectebantur, Germanos autem, barbaros homines sub praetextu Romani nominis dominari Italis perindignum censebant (« Lune, favorable aux pontifes et hostile aux empereurs, lautre entièrement dévouée aux empereurs ; mais celle qui était opposée aux empereurs était essentiellement composée de ceux qui étaient enclins à embrasser la liberté des peuples ; ils estimaient dégradant que des Germains et des barbares gouvernent des Italiens sous le prétexte du nom de Rome »).

109 Lutilisation de cet adjectif peut prêter à critique, mais je demeure convaincu quaussi profond que soit le fossé qui sépare un Vincent de Beauvais dun Leonardo Bruni, la rupture épistémologique dans lécriture historique nest pas complète ; la sécularisation de la réflexion historique dont les meilleurs historiens italiens du xve siècle se sont faits les porte-parole pouvait saccommoder de toute une panoplie de stratégies narratives qui permettaient de faire rentrer par la fenêtre les légendes que lon chassait par la porte. Cest dailleurs lun des mérites de larticle dAnna Maria Cabrini que davoir mis en évidence les stratégies décriture de Bruni et le traitement très particulier des sources documentaires sur lesquelles il sappuyait : A. M. Cabrini, « Le Historiae del Bruni : Risultati e ipotesi di una ricerca sulle fonti », Leonardo Bruni, Cancelliere della Repubblica di Firenze, éd. P. Viti, Florence, Olschki, 1990, p. 247-319. La qualification de pré-scientifique ne doit pas rebuter outre mesure, si lon admet avec R. Koselleck que le métier dhistorien ne date réellement que de la fin du xviiie s., lorsquon commence à penser que lhistoire de Rome est définitivement différente de celle de lEurope du temps présent. Évidemment, rien de semblable ne se trouve chez les humanistes italiens du Quattrocento.

110 Voir, à titre dexemple, P. Gilli, Au miroir de lhumanisme : Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge (c. 1360-c. 1490), Rome, EFR, 1997, pour la façon dont Bruni a reconstruit les légendes carolingiennes de Florence. Il nest nullement question dabattre les légendes par scrupules de sources, mais den bâtir de nouvelles, moins aléatoires et plus fonctionnelles aux objectifs politiques de son projet historiographique : écrire lhistoire dune souveraineté urbaine qui ne doit rien à des étrangers, mais qui a trouvé dans sa liberté native la force de son expansion. À ce propos, beaucoup de naïvetés continuent à circuler, y compris chez les historiens les plus affûtés : voir les remarques introductives de James Hankins à son édition de lHistoire du peuple florentin de Bruni qui considère que lhumaniste a jeté les vieilles légendes carolingiennes aux orties… sans mesurer larrière-plan idéologique du travail brunien de réécriture des légendes urbaines (History of the Florentine people. Volume I. Books I-IV, ed. and trans. J. Hankins, Cambridge-Londres, 2001). Pour une approche plus pénétrante, voir les travaux fondamentaux de Riccardo Fubini, notamment « Osservazioni sugli “Historiarum Florentini Populi Libri XII” di Leonardo Bruni », Studi di Storia Medievale e Moderna per Ernesto Sestan, Florence, Olschki, 1980, vol. 1, p. 403-448, et son recueil Lumanesimo italiano e i suoi storici. Origini rinascimentali – critica moderna, Milan, Franco Angeli Edizioni, 2001. Pour des études récentes sur le traitement des légendes dans lhistoriographie du xve siècle, W. Strobl, « Ein bisher unbeachtetes Quellenzeugnis zur trojanischen Herkunft der Franken. Hilarion aus Verona, Vita Caroli Magni », Rheinisches Museum für Philologie, 149, 2006, p. 413-428, avec une abondante bibliographie. Je remercie lauteur de mavoir communiqué un tiré-à-part de son article.

111 Bruni, History, p. 26 : Nec imperii tantum insignia ceterumque augustiorem habitum supserunt ab Etruscis, verum etiam litteras disciplinamque. Auctores habere se Livius scribit, ut postea Romanos pueros graecis, ita prius etruscis vulgo erudiri solitos (« Les Romains ne prirent pas seulement chez les Étrusques les insignes et dautres formes de vêtement dapparat, mais encore des lettres et de la connaissance. Tite-Live dit avoir des sources qui montrent que les jeunes garçons romains, avant lépoque où ils recevaient une éducation à la culture grecque, étaient généralement instruits par la culture étrusque ») ; Enim vero longe alia ratione cum Romanis quam cum Gallis agebatur. Nam adversus barbaras illas et efferatas gentes implacabile bellum fuit Etruscis. Cum Romanis vero non odio neque acerbitate unquam pugnatum ; plus etiam amicitiae quam belli interdum fuit (« Les Étrusques se comportaient avec les Romains dune façon vraiment différente de celle quils avaient avec les Gaulois. En effet, contre les peuples barbares et sauvages, les Étrusques menaient une guerre implacable. Contre les Romains, ils ne combattirent jamais avec haine ni agressivité ; en fait, il y avait de temps en temps plus damitié que de guerre entre eux »).

112 Sur lidée que Florence était en mesure de défendre lItalie et ses valeurs, voir Gilli, Au miroir de lhumanisme, p. 303-306 ; une chose était les guerres entre puissances italiennes, une autre était de faire appel à des étrangers pour régler ces questions. Cétait du reste lun des griefs principaux des Milanais contre les Florentins, accusés den avoir appelé à la France contre les Visconti. Bruni montre, par cet excursus historique, la parfaite congruence de litalianité et de la « toscanité ». Le caractère inassimilable des Gaulois aux yeux des Étrusques renvoie à laltérité culturelle et politique des Français et des Italiens du xve siècle, telle que Bruni cherche à la construire par ailleurs.

113 Bruni, History, p. 24-26 : Haec omnia, ne quis forte nosmet nobis blandiri existimet, graeci romanique vetustissimi scriptores tradidere. Sur le traitement des « antiquités » étrusques dans les sources antiques, voir Les écrivains du iie siècle et lEtrusca Disciplina (Actes de la table ronde de Dijon – 9 juin 1995), dans Caesarodunum, 1996, supplément 65.

114 Bruni, Epistola, X, 25, éd. L. Mehus, p. 217-229 ; sur les enjeux politiques de cette lettre (inciter le seigneur de Mantoue à se détacher de lalliance milanaise et, éventuellement, rejoindre le camp florentin), voir L. Pradelle, « La lettre sur lorigine de Mantoue de Leonardo Bruni », Le rivage des mythes : une géocritique méditerranéenne, le lieu et son mythe, éd. B. Westphal, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001, p. 179-193.

115 Une étude récente centrée sur les chroniques romagnoles du xve siècle le confirme : S. Bouchet, « Les enjeux des récits des origines aux xive et xve siècles : de Tite-Live aux Troyens », Travaux et documents, 36, Université de Saint-Denis, 2010, p. 173-187.

116 Gilli, Au miroir de lhumanisme.

117 Voir quelques exemples réunis dans Tateo, I miti della storiografia umanistica.

118 Sur les conditions de création de lœuvre, voir G. Ianziti, Humanist Historiography under the Sforzas : Politics and Propaganda in Fifteenth-Century Milan, Oxford, Clarendon Press, 1988.

119 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum, Milan, 1500, p. 5 : Quid enim ista uberior et explicatior facta fuit quando in recenti historia breviter et in transcursu omnia enarrari videamus ? Ergo ut iis in limine narrationis occurram, qui in vituperandis alienis libris laudem quaerunt, praefari libet, me accurate et diligenter ea explorasse et quoad potui omnes excussisse scedas etiam vix lectione dignas in quibus recentioris memoriae aliquid contineretur neque puduit interim ab ignobili et rudi scriptore consilia et rationes rerum gestarum quominus multa in nostra editione desiderarentur mutuari. Nous avons utilisé la version en ligne sur le site de Gallica.

120 Sur la naissance de la bibliographie, voir L.-N. Malcles, « Les étapes de la Bibliographie », Bulletin des bibliothèques françaises, 5, 1956, p. 331-353c [en ligne sur bbf.ensib.fr]. Lauteur fait démarrer la bibliographie humaniste aux premières années du xvie. Lexemple que nous donnons serait donc plus précoce, mais il est vrai quil ne sagit encore que des prodromes de ce qui deviendra un courant de lorganisation des savoirs au xvie siècle et une véritable discipline.

121 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum : Si item apud Suetonium aereae imagines cum inscriptionibus urbium acta et privatorum scripta testimonii vim habent, sive is sua confirmare, sive quae alii tradiderunt redarguere et refellere voluerit, cur Merualae non licuit in scriptorum inopia et rerum ieiunitate undecunque aliquid excerpere ut ab silentio et interitu languescentem et prope demortuam eorum memoriam vindicet qui praeclara facinora deidere ?

122 La question de lautochtonie et de lindigénat est devenue une question importante du xve siècle, et pas seulement chez les humanistes italiens : voir A. Schmid, « De lhistoire sacrée à lhistoire nationale. Essai sur la laïcisation de la pensée historique dans les chroniques bavaroises du xve siècle », Les historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, éd. Ch. Grell, Paris, PUPS, 2006, p. 229-250.

123 Voir en particulier les discours dAndrea Biglia : G. Ferraù, « Storia e politica in Andrea Biglia », Margarita amicorum. Studi di cultura europea per Agostino Sottili (= Bibliotheca Erudita, 26), éd. F. Forner, C. M. Monti, P. G. Schmidt, Milan, Vita e Pensiero, 2005, p. 303-341.

124 Pour Florence, voir surtout les Histoires florentines de Giovanni Cavalcanti (Istorie fiorentine, éd. G. Di Pino, Milan, Martello, 1944, et Istorie fiorentine, éd. C. F. Polidori, Florence, Allinsegna di Dante, 1838-1839 (avec édition des Seconde Istorie). La rédaction de ces Histoires a commencé quand lauteur était en prison en 1429 et sest poursuivie jusquen 1447, dans une expérience très vivante dhistoire immédiate anti-magnatice et anti-médicéenne.

125 Il nest pas jusquaux techniques décritures connotées comme les plus archaïques qui ne trouvent leurs adeptes chez les patrons de lhumanisme : en 1483, Laurent le Magnifique proposait que lon reprenne la tradition de lannalistique urbaine à Florence ; ce projet échoua (voir R. Fubini, « Machiavelli, i Medici e la storia fiorentina nel Quattrocento », Les princes et lhistoire du xive au xviiie siècle : Actes du colloque organisé par lUniversité de Versailles-Saint-Quentin et lInstitut historique allemand, Paris/Versailles, 13-16 mars 1996, éd. Ch. Grell, W. Paravicini et J. Voss, Bonn, Bouvier Verlag, 1998, p. 327-338).

126 À ce propos, voir le numéro spécial des Cahiers de recherches médiévales, 13 spé., 2006, consacré à « La Figure de Jules César au Moyen Âge et à la Renaissance ».

127 Voir les remarques de G. Ianziti, « La storiografia umanistica a Milano nel Quattrocento », La storiografia umanistica, I*, p. 321-323.

128 Antonio Campano, In exequiis Pii II, dans Opera omnia, ed. Michaelis Ferni, Venetiis : Bernardinum Vercellensem jussu domini Andreae Torresano de Assula, [1495] : Quid limatius, quid eloquentius scribi potest quam ea commentaria, quae Julius Caesar de se condidit ? (version disponible sur Gallica).

129 Antonio Campano, Epistolae, lib. I, ep. 1, dans Opera omnia : Ardent verba quum bellum geritur ut pressa angustiis pugnant, sudantque sententiae ut non legere historiam sed proelio interesse videaris. La lettre a été écrite après le décès de Pie II ; il faut rappeler que Campano est lui-même historien. Il a rédigé une Vie de Bracciode Montone en 1458, montrant par là quil savait affronter lécriture des événements contemporains.

130 Cest dailleurs ce que dit clairement Pie II, dès la préface de ses Commentaires ; Pius II, Commentaries, éd. M. Meserve et M. Simonetta, I, Harvard-Cambridge, 2003, p. 2 : Cessabit invidia post obitum et, sublatis qui iudicia pervertunt privatis affectibus, vera resurget fama Piumque inter claros pontifices collocabit (« La jalousie se dissipera quand il sera mort, et lorsque le jugement de hommes ne sera plus obscurci par les intérêts personnel, la vérité ressurgira et Pie sera compté parmi les illustres pontifes »). Les commentaires sont en même temps la vie dun homme illustre : en eux se conjoignent les deux genres historiographiques caractéristiques de lhumanisme italien du xve siècle.

131 Ibid. : Nam quod intendi explicat atque inculcat et quod inculcat munit vallatque argumentis et pondere. Tum adversariorum dicta paulatim primum enervat mox tota mole infringit et devincit. Nihil est aut illorum tam efficacax et robustum quod non confutat et dissipat. Il faut toutefois rappeler quun tel exercice dhistoire immédiate nétait pas sans risque : Campano lui-même sétait fait rappeler à lordre pour avoir écrit une Laudatio de Pie II qui napparaissait pas suffisamment exacte aux gestionnaires de la mémoire du pape récemment défunt, notamment au plus vigilant dentre eux, Iacopo Ammannati Piccolomini (voir Iacopo Ammannati Piccolomini, Lettere (1444-1479), éd. P. Cherubini, II, Rome, Pubblicazioni degli archivi di Stato, 1997, p. 836-840).

132 Antonio Campano, Braccii vita, proemium : Sic probant quae non viderunt ; quae viderunt tanquam neglecta improbataque praeterunt. Voir Tateo, I miti, p. 106.

133 Leonardo Bruni, Memoirs (Rerum suo tempore gestarum commentarius), éd. J. Hankins, Cambridge (Mass.), I Tatti Renaissance Library, 2007, p. 300 : Qui per Italiam homines excellerint aetate mea et quae conditio rerum quaeve studiorum ratio fuerit, libuit in hoc libello discursu brevi colligere []. Mihi quidem Ciceronis Demosthenisque tempora multo magis nota videntur quam ila quae fuerunt iam annis sexaginta. Tanta illi clarissimi viri aetatibus suis lumia infuderunt, etiam post tam longa decursa tempora, quasi ante oculos positae discernantur. At enim quae postea secuta saecula, mirablis premit occulitque inscitia. Le passage est cité et traduit par Revest, Romam veni, p. 163.

134 Sur les apports méthodologiques de Machiavel et Guicciardini, voir les études de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini réunies dans La politique de lexpérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Alessandria, Edizioni dellOrso, 2002. Plusieurs de leurs contributions apportent des éclairages pénétrants sur les nouveautés de ces auteurs, en particulier la conjonction du dire et de lagir hic et nunc, le comparatisme des époques et non plus le sentiment dune réification du passé dans le présent.

135 Paolo Cortesi, De hominibus doctis dialogus, éd. M. T. Graziosi, Rome, Bonacci, 1973, p. 34 : [Alexander] Ego vero saepe soleo mirari, quid sit, quod cum historia tot, tantarumque rerum dissimilitudinem complectatur, nulla praecepta in priscorum artibus tradantur, quae quomodo scribendum, quid servandum sit in historia doceant []. [Paulus] Ego quoque ista, quae dicis, Alexander, mirabar, et sane angebar intimis sensibus, quod a nostris hominibus historiae precepta ignorarentur ; nam priscos illos, ut ex eorum historiis apparet, praeclare inelligebam huius artis praecepta tenuisse ; nostros autem his instrumentis omnino carere, atque eosdem in hoc praesertim scirbendi genere nihil admodum laudis consequi posse, nisi quando temere aut casu (« [Alexandre] Je métonne souvent que lon trouve aucun traité sur lhistoire écrit par les Anciens, traitant de ce quest lhistoire, alors quelle comporte tant de dissemblance dans les faits, et qui enseignerait comment lécrire et ce quil y faut. [Paulus] Moi aussi, je me suis étonné comme toi et même, je me suis profondément angoissé à lidée que nos contemporains ignorent ses règles. En effet, à la lumière de leurs historiens, jai compris quils avaient des règles de lart ; cependant, les nôtres en manquent totalement et ils ne sont en aucune façon en mesure dobtenir des éloges dans ce genre de littérature, si ce nest parfois par chance ou par hasard »). Le dialogue se poursuit cependant par quelques exemples dauteurs qui ont tiré leur épingle du jeu (Bruni, Biondo, Matteo Palmieri). Le bilan est maigre. Voir Miglio, Storiografia pontificia, p. 12-13.

136 Voir W. J. Connell, « Italian Renaissance Historical Narrative », The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. : 1400-1800, éd. J. Rabasa, M. Sato, E. Tortarolo [et al.], Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 356-357.

137 Voir les études réunies par D. Kelley, History and the Disciplines : The Reclassification of Knowledge in Early Modern Europe, Rochester, University of Rochester Press, 2001.

138 Outre lexemple de Bruni (supra p. 394, n. 1), on peut citer cet emblématique passage des Décades de Sabellico dans lequel il compare la guerre de Venise avec Gênes avec celle des Romains contre les Carthaginois, pour donner la mesure du parallélisme historique entre Venise et Rome, contribuant à son tour à faire de sa cité une altera Roma : M. A. Sabellico, Rerum Venetarum libri XXXIII (Decades), Venetiis : Andreas de Torresanis de Asola, 1487, p. Lir : Multa nobis res Venetas scribentibus occurrunt : quae tam Romanis similia sunt, ut consilio, laboribus, fortunae varietate, eventu ipso nihil videri possit similius. Sed horum omnium quae non pauca sunt ut dixi, bella quae Veneti cum Genuensibus gessere, simillima videntur mihi habere speciem cum iis quae Romanus populus cum Carthaginiensibus olim gessit. Voir R. Rinaldi, « Sabellico “machiavellico” ? », De Florence à Venise. Études en lhonneur de Christian Bec, éd. F. Livi et C. Ossola, Paris, PUPS, 2006, p. 287-314, qui compare le traitement des auteurs antiques (Tite-Live, Plutarque, Polybe notamment) chez Sabellico et Machiavel.

139 Sur la réflexion accrue autour de la mutatio nominum à partir du xive siècle, voir Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano ».

140 Voir la belle étude de Jean-Marc Mandosio à propos des découvertes africaines du roi Jean II du Portugal (1489 ou 1490) et leurs perceptions par Politien : « Ange Politien et les “autres mondes” : lattitude dun humaniste florentin du xve siècle face aux explorations portugaises », Médiévales [En ligne], 58, printemps 2010 ; dune manière générale, voir le dossier dHDR de Nathalie Bouloux, en particulier son mémoire inédit Ancien et moderne : la géographie de Sebastiano Compagni (1509), soutenu à lEPHE le 12 décembre 2014.

141 Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano », p. 182-184, et R. Fubini, « La geografia storica dellItalia illustratadi Biondo Flavio e le tradizioni delletnografia », La cultura umanistica a Forlì fra Biondo e Melozzo, Atti del Convegno di studi (Forlì, 8-9 novembre 1994), éd. L. Avellini et L. Michelacci, Bologne, Il Nove, 1997, p. 89-112. Les deux historiens insistent sur la révolution apportée par Biondo, qui par ailleurs considère que la civilisation contemporaine a bénéficié de modifications positives par rapport à lantiquité, ce qui rompt avec la traditionnelle laudatio temporis acti des humanistes.

142 R. Fubini, « Lidea di Italia fra Quattro e Cinquecento : politica, geografia, storica, miti delle origini », Geografia Antiqua, 7, 1998, p. 54-66 (ici p. 59-63).

143 Machiavel, Lettre à Vettori, version en ligne (classiques.uqac.ca) : (la traduction est celle faite en 1825 par Jean-Vincent Périès) ; pour les ressemblances avec Pétrarque de cet éloge des grands hommes de lAntiquité et la médiocrité du temps présent, voir supra p. 361, n. 1.

144 Voir par exemple : Machiavel, Histoire de Florence, ch. 4 (classiques.uqac.ca) : « Les inimitiés profondes et naturelles qui existent entre les plébéiens et les nobles, occasionnées par le désir quont les derniers de commander, et les premiers de ne point obéir, sont cause de tous les maux qui affligent les États. Cest dans cette diversité de sentiments que tous les troubles qui déchirent les républiques trouvent leur aliment : cest ce qui entretint la discorde dans Rome ; et, sil est permis de comparer les petites choses aux grandes, cest ce qui la maintint aussi dans Florence, quoique dans lune et lautre ville elles aient produit des effets différents. Les inimitiés qui éclatèrent dabord à Rome entre le peuple et la noblesse se passaient en disputes ; celles de Florence en combats ».

145 Un exemple significatif, à la charnière de la philologie et de lhistoire, fut le débat autour de la langue latine parlée à Rome dans lAntiquité. Les anciens Romains parlaient-ils le latin de Cicéron ou existait-il une autre langue plus populaire, parallèle à la langue noble ? Question de philologie certes, mais aussi question dhistoire « culturelle » dirait-on. Faire de la langue un objet dhistoire était dune grande nouveauté : voir M. Tavoni, Latino, grammatica, volgare : storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1984.