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Classiques Garnier

La maisonnette, le pont et le bois de la lance La ruine et le détail chez René d’Anjou (1455-1457)

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Author: Fabre (Isabelle)
  • Abstract: This contribution considers the writing of René d’Anjou, from Mortifiement de vaine plaisance (1455) to Livre du cœur d’amour épris (1457) and explores the relevant detail of the ruin’s topical description. The detail contributes to the work’s hermeneutic, but it also works as a narrative matrix. Beyond the gap between the sentiments and registers of two prosimetric forms, the detail shares the signification (senefiance) of a work where the possibilities of multiple readings abound.
  • Pages: 179 to 198
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406060673
  • ISBN: 978-2-406-06067-3
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0179
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-25-2016
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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La maisonnette, le pont
et le bois de la lance

La ruine et le détail
chez René dAnjou (1455-1457)

Dans le prolongement dun article consacré à la « duplicité du détail » dans lœuvre de René dAnjou1, on se propose de revenir sur cette notion sous langle de la composition et de la chronologie scripturale. Les travaux de Daniel Poirion2, la thèse dOlivia Marancy-Ferrer3 et plus récemment lessai de Barbara Newman4 ont fait valoir les liens étroits entre lécriture des deux romans composés par René à peu de temps dintervalle, le Mortifiement de vaine plaisance (1455) et le Livre du Cœur damour épris (1457). Par-delà la différence de « matière », religieuse ou « profane », et lécart entre les registres, lintrospection pénitentielle dun côté, la psychologie courtoise de lautre, on perçoit des affinités, voire une « convergence5 » dans la facture et le propos de ces deux prosimètres. Quen est-il sur le plan de la composition ? Comment éclairer la genèse dun diptyque qui, tout en puisant à des modèles déjà identifiés par la critique6, semble déjouer les attentes du lecteur, tant son écriture rassemble

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des matériaux variés et cultive le paradoxe ? La notion de détail fournit un instrument danalyse et apporte des éléments de réponse. Considéré à première vue comme un élément secondaire dun tout (tableau ou texte), le détail invite en réalité à une lecture plus fine ; il fait « signe » et peut se révéler décisif, tant dans lappréciation esthétique que dans lherméneutique de lœuvre, comme la démontré louvrage désormais classique de Daniel Arasse7. Chez René dAnjou, le traitement du détail est fondamental dans lélaboration du récit. Intégré à un motif littéraire et participant dun art fondé sur le principe de la réécriture, il revêt une fonction de matrice narrative dès lors quon en repère les occurrences et quon analyse les modalités de son exploitation. Car le détail, sil se caractérise par sa singularité, se camoufle aussi dans la trame du texte, si bien quon perd de vue sa valeur signifiante au profit du tableau dans lequel il sinsère. Doù son ambivalence et sa « duplicité », car sil se donne volontiers comme support de glose, il est aussi du côté de lelocutio, de lornemental et de la touche ekphrastique. On peut y voir le principe qui donne son unité à lœuvre rinaldienne, en même temps que le lieu où se déploie un art de la variatio dune grande finesse.

Le détail qui constituera le fil conducteur de notre analyse relève de la description topique de la ruine entendue comme dégradation dun objet et/ou morcellement dune complétude initiale8. Elle se décline en décors et scènes variés qui sont autant de nœuds textuels éclairant la démarche de lauteur. On verra dans un premier temps comment le motif se présente dans le Mortifiement de vaine plaisance. De la « povre maisonnette » de lÂme au bois de lance vermoulu qui est linstrument du supplice du Cœur dans la scène finale, en passant par le « pont périlleux » de la deuxième « similitude », le traitement du détail descriptif sinscrit dans un discours de vanité qui repose sur la tension entre réalités « mondaines » et spirituelles. Dans lesthétique picturale du texte, le détail se perçoit comme un paradoxe, celui dune caducité exemplaire illustrée par lexploitation méthodique des ressources de la rhétorique. Transposé dans le cadre courtois du Livre du Cœur, vers lequel nous nous

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tournerons dans un second temps, le détail est lobjet dune série de réécritures qui le re-sémantisent et en déploient les virtualités romanesques. Associé au motif de la mélancolie, le lexique du délabrement se fait plus dense, mais aussi plus ambigu : ce nest plus le support visuel du contemptus mundi, mais une ressource stylistique qui balise lavancée du récit par des reprises littérales dans lesquelles lamplification sallie à de micro-déplacements et à des effets subtils de variation. Lesthétique du roman en est renouvelée, au-delà du parallèle avec le Mortifiement. Cest ce quon verra en conclusion, en confrontant les figures antithétiques de Mélancolie et de dame Espérance. Personnifications du Livre du Cœur, ces deux figures sont aussi en tension de manière implicite dans le Mortifiement, et associées au motif de la ruine. Vu sous langle de cette confrontation, le détail acquiert une portée nouvelle. Il devient le révélateur dune écriture à double fond. Il participe de la « senefiance » dune œuvre qui multiplie les possibilités de lecture pour mieux faire valoir lhabileté de sa composition. Le détail de la ruine, dabord perçu comme secondaire ou mineur, fonctionne comme lindice stylistique dune quête de sens que seule lécriture peut saisir et manifester dans sa profondeur.

Vanité et exemplarité du détail
dans le Mortifiement de vaine plaisance

Lœuvre est introduite par un prologue dans lequel lauteur énonce à son dédicataire, larchevêque de Tours Jean Bernard, la nature édifiante de son propos, qui est de méditer sur la finitude et les œuvres nécessaires au Salut, et en précise la forme littéraire : il entend écrire en français et en prose un traité accessible à tous « sans y garder ordre exquis ou parfont parler9 ». Le récit proprement dit souvre in medias res

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sur le discours de lÂme qui examine sa condition et déplore légarement du Cœur, responsable de sa chute dans « la fange et ordure de la vaine plaisance10 ». La véhémence de la plainte sollicite lattention de l« acteur » et lamène à considérer la scène dans son ensemble. La vue prend alors le relais de louïe11. Elle explore un décor misérable, celui de la maisonnette de lÂme :

En regardant vers celle part [ou] la voix lamenteuse estoit, je vey que la dicte ame estoit abergee et logee en une trespouvre maisonnette legierement bastie, toute faicte de terre et de vile matiere, plaine de grant ruine et de penible retencion, et en conclusion de tresbriefve duree, dont se peut dire de petite valeur, tant defiteuse et souffreuteuse que avecques les aides et apuiz que de toutes pars on luy avoit peu faire, si declinoit elle chacun jour a toute heure, souvent vacillant et tramblant a tous vens, par quoy par ung bien peu de desordre estoit cent foiz le jour en voye de verser sans ressource a coup a terre, tournant en pouldre ou cendre seullement12.

La description de la maisonnette de lÂme constitue lindice du passage à lallégorie. Dorigine patristique13, limage est fréquente dans la littérature médiévale où elle désigne le corps mortel, fait de matière terrestre, fragile et vulnérable. Mais la minutie de la description, qui insiste sur le délabrement de la demeure, se dérobe à linterprétation : nulle glose naccompagne cette peinture pourtant suffisamment précise (détails de la « terre » et « ville matiere », des étais et du vent) pour solliciter une transposition abstraite. Cest que laccent est mis ailleurs, sur le pathétique dégagé par le décor. Ce traitement pictural na pas échappé au peintre Jean Colombe : limage du manuscrit Bodmer 144 (fol. 3v) restitue à la lettre les détails de la description. Elle montre une chaumière aux panneaux de bois éventrés ou démembrés, étayés par de simples troncs darbre (les « aides et apuiz » du texte) ; le sol de tommettes délogées ou brisées traduit limpression de « grant ruine », tandis que les nombreuses déchirures des cloisons soulignent la « penible retencion »

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du logis en accentuant sa prise au vent (« souvent vacillant et tramblant a tous vens »). Le contraste est dautant plus vif avec la figure de lÂme assise à même le sol, les yeux clos et serrant son cœur dans ses bras. Elle est vêtue dune tunique et dun voile blancs ; le grand drapé couleur azur qui lenveloppe lisole tel un écrin du décor qui lentoure. La scène fait tableau et rappelle les images dévotes de la « Vierge dhumilité », comme la justement remarqué B. Newman14. La prolifération des détails qui évoquent la ruine entre en tension avec cette image spirituelle, dont lisolement manifeste la singularité. Cest par ce contraste que le texte, relayé par lillustration, expose lenjeu du discours, qui est de détourner le lecteur des « vanités » : les soins accordés à lÂme, créature « spirituelle et perpetuellement vivente15 », sopposent à la caducité du monde perceptible dans laltération des choses matérielles.

Lécriture participe à cette démonstration. Si le détail nest pas signifiant par lui-même, il le devient dans sa mise en forme stylistique. Ainsi, le caractère délabré de la demeure est marqué par laccumulation des syntagmes adjectivaux disposés en binômes (« toute faicte de terre et de vile matiere, plaine de grant ruine et de penible retencion ») et par la fréquence des intensifs à caractère hyperbolique (« trespouvre », « tresbriefve », « tant defiteuse et souffreuteuse », « de toutes pars », « chacun jour a toute heure », « cent foiz le jour »). Linsistance est dautant plus frappante que le texte construit et déconstruit limage en une seule phrase longue et sinueuse, dont les relances successives ne font que programmer la ruine : la maisonnette « legierement bastie » au début (le mouvement de la protase est rompu par les rapides césures) « declin[e] » rapidement sous lassaut des hyperboles de lapodose pour nêtre plus dans la closule que « pouldre ou cendre seullement ». Cette écriture de léphémère sentend comme un écho du Livre de Job, dont une autre formule fournissait déjà son thema à lœuvre16 : « Deficiet omnis caro simul et homo in cinerem revertetur17 ».

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Le motif trouve une deuxième occurrence dans le cadre du long « sermon » adressé par Crainte de Dieu à lÂme éplorée. Opposant les plaisirs mondains à la « tressaincte et singuliere fontaine de lamour de Dieu18 », Crainte énumère trois conditions qui font de cet amour la source des vertus. La deuxième est la peur de perdre cet amour à cause du péché ; elle est illustrée par une « similitude » qui met en scène une pauvre femme portant son sac de blé au moulin. Un obstacle larrête :

Et ainsi quelle pourtoit sur ses espaules au moulin son sac ou pou de blé y avoir, trouva une riviere que nullement ne peut a gué passer. Si sercha tant haut et bas le long de leau quelle trouva ung pont non pas trop bon ne seurs a son advis, car pieça avoit esté fait et basti et de si treslong temps que la plus part des boys qui traversoient si estoient prés du tout pourry, et peril estoit a ceulx qui passez eussent voulu dasseurez fort leur pié sur lun des boys qui pourriz estoient comme dit est, pour doubte de tumber en leaue ou saffoler les menbres ou le corps19.

On constate une première variation dans lexploitation du motif : le pont se substitue à la chaumière, un paysage champêtre à une scène dintérieur. Une deuxième variation concerne la cause de la ruine, liée cette fois à lancienneté de louvrage (« pieça avoit esté fait et basti et de si treslong temps ») et non à la mauvaise qualité du matériau, comme cétait le cas pour la maisonnette. Enfin, laccent porte sur les risques quil y a à emprunter le pont, « tresdangereux et perilleux et tresmauvais a passer ». Le détail des planches qui composent le tablier se révèle donc fonctionnel ; doù sa mise en valeur par la répétition de ladjectif « pourry » et le fait que la description sen tient à cette unique élément : à la différence de la cabane de lÂme, le pont nest quun moyen en vue dune fin. Le détail est repris plus loin, et comme grossi à la loupe. Rencontrant la pauvre femme en pleurs, un homme lui suggère de traverser prudemment :

Ne marche pas oultre si avant que premier tu ne essayes si en celui endroit ou tu marches le boys est assez fort ; et quant tu y mectras le pié, si tu sens que le pont crie, retire le a toy et ne veuilles pour celle foiz marchez si avant que pourroies bien faire20.

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Le bois est mis en relation avec le déplacement du personnage et le poids du corps ; il senrichit ainsi dune dimension sonore (le pont « crie »). Limportance de la dimension sensorielle est soulignée à létape suivante, lorsque la femme met en pratique les consignes de linconnu :

delibera de nesung pas faire que premier a bon laisir de lun des piez neust bien essayé boys aprés autre si le pont le pourroit porter ; et quant point ne cryoit le boys pour marcher quelle feist, de lautre pié le boys marchoit, y reposant son corps21.

La précision avec laquelle le mouvement est analysé (il sagit davancer un pied après lautre) fait valoir le détail du tablier pourri et les précautions quil exige. Le mot « boys » répété trois fois scande la progression pas à pas, en insistant sur larticulation de la résolution (« delibera ») à lacte (« marchoit »). Faut-il voir dans cet effet de ralenti une forme de préciosité ornementale ? Non, car la glose qui suit, en faisant entendre le récit comme une parabole, investit le détail dune fonction particulière ; elle le situe dans un ensemble plus vaste où chaque élément est signifiant et quon peut décomposer ainsi :

la pauvre femme = lœuvre de la personne

le sac de blé = le mérite

le pont = la conscience

les morceaux de bois composant le tablier = les pensées de lhomme

le pied de la pauvre femme = lintention (« propos ») de la personne

la rivière = la colère de Dieu

le moulin = la gloire du paradis

Le détail des planches pourries nest plus ici de lordre du décoratif. Il fonctionne comme une pièce singulière dans un raisonnement visant à formuler les modalités de lacte libre et de ses conséquences au regard de la justice divine. La reprise glosée de lhistoire vient insister une dernière fois sur le processus. On y perçoit la place cruciale occupée par le détail de la ruine :

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Leuvre qui est pris pour la pouvre femme qui a doubte de cheoir de dessus le pont en la riviere, cest assavoir en lire de Dieu, doit en marchant sur le pont de sa conscience taster et essayer le boys de sa pencee qui souvent sont fresles et pourriz, en façon que si le pont en crie, elle puisse retirer le pié a soy, cest assavoir son propos, arriere ainçois quelle si asseure pour vouloir oultre passer, car sil y a nul scrupule, la conscience le remordra en repugnant et contrariant a leuvre22.

Si le « boys de [l]a pencee » est « fresle et pourri », cest que lhomme depuis la Chute a corrompu sa nature. La déchéance nest pas seulement physique ; elle englobe la « chair » au sens paulinien du terme23. À la chaumière délabrée, métaphore du corps, répond le pont branlant de la conscience. Lallégorie sest intériorisée, avec lapprofondissement de la méditation. Dans la fragmentation produite par la ruine, un détail est isolé puis intégré à une image dynamique pour devenir la clé de voûte dans le dispositif herméneutique de la parabole.

Voyons maintenant ce quil en est de la troisième et dernière occurrence du motif dans le Mortifiement. Elle intervient dans la scène qui constitue le point dorgue de louvrage. Au terme de lexhortation quelles ont adressée à lÂme, Crainte de Dieu et Contrition ont transporté le Cœur au sommet dune montagne, dans un jardin paradisiaque où doit seffectuer sa purification. Là les attendent quatre dames (Foi, Espérance, Charité et Grâce divine) rassemblées autour dune croix. Munies de clous et de maillets, les trois vertus théologales transpercent tour à tour le Cœur déposé sur la croix, avant que Grâce divine ne le perfore de sa lance. Chaque intervention est minutieusement encodée : chacune des dames, dont les différents attributs (habillement, couronne et outils) ont été préalablement détaillés et élucidés, est un condensé mnémonique dun pan de doctrine chrétienne. Le personnage de Grâce divine fait toutefois lobjet dun traitement à part, non seulement par sa position (qualifiée d« impératrice », elle semble dominer les autres tant sur le plan spatial que hiérarchique24) et par la forme de sa couronne surmontée dune pomme dor25, mais aussi par lintensité

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des rayons lumineux qui illuminent son buste26. Ce dernier trait singulier trouve un prolongement dans le fer de lance « cler et luisant » quelle tient dans sa main droite. Le contraste avec linstrument quelle brandit dans lautre main nen est que plus saisissant :

en lautre main tenoit ung fust de lance pouvre et mechant, de petite value, fresle, foible, presque pourry, trestout vermoulu, le quel fust a mon advis estoit tout prest pour joindre au fer tant polly et tant net27.

Notons dabord que la reprise du détail seffectue sur le mode dune agglutination lexicale : ce sont les mêmes adjectifs, caractérisant la maisonnette (« pouvre », « de petite value ») et le pont (« fresle », « pourry ») qui constituent le socle de la description et sagrègent à leur tour dautres qualifiants. Autre procédé lié à la réécriture, celui de la sacralisation emblématique : la lance réfère à larme du soldat romain (le centurion Longin selon la tradition apocryphe) qui perça le Christ au côté lors de sa passion28. Linstrument fait donc partie des arma Christi et revêt à ce titre une fonction symbolique : cest cette même lance qui percera en dernier lieu le Cœur crucifié et le videra de son sang de vaine plaisance, lui faisant éprouver de manière sensible le « bénéfice » de la Rédemption. Quen est-il dans ce processus « purgatif » de la hampe vermoulue ? Le détail se lit comme un syntagme appelant le déchiffrement. Cest ce que met en évidence lintervention de lActeur :

Lors je maprochay delle assez prés et vy que ou fer avoit escript « Congnoissance de gloire eternelle » et ou fust estoit escript « Consideration des biens mondains caducques29 ».

On na donc pas quitté le registre du contemptus mundi, mais le motif subit une double condensation, tant au niveau de limage que de lécriture. Le bois qui sajuste au fer de la lance résume dans cette conjonction les

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deux pôles antagonistes de louvrage. Lobjet fait preuve dune efficacité quasi performative. Cest dans le temps où il se façonne et sexhibe en détail, comme lindice dune réalité mondaine à la fois « caduque » et exemplaire, que le texte en épuise la « senefiance », réalisant ainsi le programme ascétique quil sétait fixé : purger le sujet de la vanité de la matière.

Transfert et redéploiement du detail :
la quête à lépreuve de la mélancolie

Comme nous lavons montré récemment30, lœuvre de René dAnjou présente une continuité entre le discours spirituel du Mortifiement et laventure profane du Livre du Cœur, comme si lauteur se souciait peu de la distinction entre les deux « registres ». On peut en dire autant du point de vue de la composition. Le détail fournit un fil conducteur à une approche génétique de lœuvre et permet dobserver lart avec lequel René manie elocutio et dispositio narratives, et trouve dans son propre fonds de quoi se renouveler. Cest ainsi quaux trois « lieux » où sinscrit le détail de la ruine dans le Mortifiement répondent les quatre occurrences du même motif dans le Livre du Cœur. La première est placée au début du texte, avec la rencontre de Mélancolie (§ XVII-XVIII31). La deuxième, qui lui est étroitement associée, intervient dans lépisode du Pas Périlleux (§ XV, XX-XXI). La troisième occurrence constitue un redoublement de lépisode précédent ; elle correspond à la description du château de Courroux et Tristesse (§ XXVIII). Quant à la dernière apparition du motif, on la trouve à la charnière du récit, peu avant lembarquement pour lîle du dieu dAmour, lors dune halte dans la chaumière de Grief Souci (§ LXV-LXVI). Si lon peut y voir des emprunts à une topique, voire à des sources externes précises, ces trois passages témoignent avant tout, à notre sens, dun transfert habilement ménagé du spirituel au courtois, du traité de méditation au récit chevaleresque. Une reprise et

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un déplacement qui font appréhender autrement la fabrique de lœuvre, dans la diversité et la sophistication de ses outils, et définissent en fin de compte son style singulier.

Commençons par lexploitation du détail dans son premier état, qui lintègre à lisotopie de lhabitation. Lancé dans la quête de Douce Merci, le chevalier Cœur escorté de Désir sest engagé sur les conseils de Jalousie dans la forêt de Longue Attente. Surpris par la nuit, les deux compagnons font halte près de la fontaine de Fortune, non sans déclencher une tempête en renversant de leau sur le perron. Cette première avanie en annonce une deuxième, celle de lhumiliante rencontre avec Mélancolie. Lintérêt de lépisode est signalé au paragraphe XVII par une nette altération du paysage :

A chief de piece se trouverent en une vallee grande et merveilleuse, en païs obscur et desert, et parmy la valee passoit une riviere parfonde, hideuse, trouble et espouentable durement. Si gecta Desir ses yeulx et vit en my la valee, entre hayes et espines, sur la riviere, une petite maisonnete couverte de chaulme, mal acoultree et toute espaletree32.

Le logis de Mélancolie est niché au creux dun locus horridus caractérisé par sa sauvagerie et son hostilité poussées jusquà lhyperbole (doublons adjectivaux et chaînes de qualifiants culminant sur un trait intensif, « espouentable durement »). Autant de traits qui en font un lieu délection de l« aventure » et semblent préluder à une rencontre exceptionnelle (« merveilleuse »). La description de lhabitat participe de ce climat fantastique. Une inscription sur la porte révèle lidentité de son occupante (« En ceste povre maisonnette / Melencolie la couverte33 ») et fournit aux voyageurs un repère toponymique (ils ont atteint le « val de Tresparfont Penser »), tout en offrant au lecteur une première piste de décodage34. On reconnaît dans la maisonnette « couverte de chaulme, mal acoultree et toute espaletree » une variante du logis délabré de lÂme. Le détail fait lobjet dune concentration stylistique (trois caractérisants au lieu dune dizaine de syntagmes dans le Mortifiement), mais cette réduction est contrebalancée par le fait quil sinscrit dans un tableau

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homogène (le pays « obscur et desert ») : le paysage sinistre prépare linsertion de la ruine et ajoute des connotations menaçantes. Au décor de la « vanité » succède le cadre de laction romanesque, une action de surcroît investie par lallégorie : la progression du Cœur est de nature psychologique et le paysage, une projection spatiale de ses tourments intérieurs ; la « povre maisonnette » participe à ce titre du dispositif de mise en scène du Moi.

Une autre différence de traitement réside dans le déplacement métonymique que subit le détail. Contrairement au morceau ekphrastique que constituait la peinture du misérable logis de lÂme, la description nest pas ici au premier plan. Laccent se déplace de la maison sur son occupante, dont le rôle dopposante est important pour la suite du récit. En effet, au chapitre suivant, Cœur « appelant et huchant sil y avoit ame leans35 » finit par trouver Mélancolie dans sa chaumière, assise près du foyer dans une attitude affligée :

Si marcha avant et vint jucques au feu, qui estoit si petit que a paine y eust sceu ung chat bruler sa queue, et vit une grant vielle eschevelee, morne et pensive, qui seoit auprés du fouyer et tenoit ses mains ensemble. Maigre et ridee estoit terriblement, et a le vous abregier, il sembloit quelle fust retraite de terre, car oncques homme ne vit plus orrible ne plus espouentable creature36.

Au délabrement de la demeure se substituent les marques de la vieillesse (« grant vielle eschevelee », « maigre et ridee ») et de la laideur (« orrible » et « espouentable creature »). René a pu emprunter ce portrait à la Mélancolie dépeinte par Alain Chartier dans son Livre de lEspérance, comme le signale une note de léditrice37. Mais là nest pas lessentiel, car cest dans un autre déplacement métonymique, à savoir lassimilation du contenant (lhabitation) au contenu (lhabitante) que réside la subtilité du texte. Humeur froide et sèche, la bile noire est rapprochée de la terre ; doù le détail qui, dans le traitement de la personnification, marque lorigine de la figure (« retraite de terre ») et lassimile au corps, demeure de lÂme, fait lui aussi de matière terrestre. Le détail sest donc déplacé en se subjectivisant. Le roman trouvera là matière à de nouvelles péripéties. En personnalisant lhumeur noire, le texte en illustre aussi

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les méfaits. Cest ainsi que Mélancolie finit par héberger de mauvais gré les deux compagnons. Elle les nourrit dun morceau dun pain grossier et rassis avant de les conduire dans un piège : le franchissement dun pont périlleux dont les planches vermoulues feront trébucher et tomber à leau le chevalier Cœur. Cest ce deuxième cas de réécriture que lon examinera maintenant.

Repris sous langle de la prouesse chevaleresque, le motif nourrit aussi un autre épisode du Livre du Cœur, la traversée du Pas Périlleux aux paragraphes XX-XXI. La scène succède à létape au logis de Mélancolie. Sous la conduite malveillante de celle-ci, Cœur et Désir cherchent à franchir le fleuve de Larmes afin de poursuivre leur quête. Mais une nouvelle difficulté se présente :

ilz neurent pas gramment allé quilz se regarderent et virent devant eulx un moult hault pont de fust a travers de la riviere, foible, fraesle, dancienne faczon et estroit a merveilles, sicque a paine y pouoit passer ung cheval de front. La riviere estoit creuse et roide durement, sicque de la roideur de leaue elle faisoit tout crouller et tranbler le pont38.

On reconnaît sans peine le pont branlant de la « similitude » du Mortifiement ainsi que le cours deau tumultueux qui incarnait la colère de Dieu, à laquelle se substituent les larmes de lamant. Mais la rivière de la parabole nétait pas caractérisée (elle était seulement infranchissable à gué) et la difficulté venait de létat inégal du pont (certaines planches étaient pourries, dautres encore solides). La pauvre femme au sac de farine reprend aussi du service, une fois travestie en « vielle Melencolie », mais elle ne sengage pas sur le pont ; elle se contente de faire semblant den « monstr[er] le pas39 » afin de mettre en difficulté les voyageurs. Au-delà de lexercice de transposition narrative, le topos du passage de la frontière liquide, moment décisif de laventure chevaleresque, exige un autre traitement40. Le détail du pont délabré (« foible, fraesle ») senrichit donc dune dimension merveilleuse (« moult hault », « estroit a merveilles ») renforcée par le prestige dune origine se perdant dans la nuit des temps

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(« dancienne faczon »)41. Quant au danger, il nest plus lié à la seule vétusté de lobjet, mais saccroît de limpétuosité de la rivière « creuse et roide durement », variante des rafales de vent qui secouaient la maisonnette du Mortifiement42. Lamplification est à lœuvre pour faire de la ruine lélément préparant à lexploit proprement dit : le combat contre le chevalier noir Souci, gardien du passage, posté de lautre côté du pont. Le Cœur, qui na pas la prudence de la femme au sac de farine, éperonne son cheval et « se gect[e] avant tout le premier43 ». Il fait trembler le pont « si tresfort quil fut aucques tout esbahy44 » et tombe à leau au premier coup de son adversaire, dont la mouture est déjà accoutumée aux défauts de louvrage45. Le parallélisme entre les deux scènes sachève donc sur un renversement : au succès de la pauvre femme répond léchec du chevalier Cœur.

Le détail prend un relief dautant plus marqué que lépisode constitue aussi une reprise sur le plan intradiégétique. En effet, au paragraphe xv, alors quil sest endormi auprès de la fontaine de Fortune, le héros a fait un songe prémonitoire :

Si songe le Cueur ung songe moult merveilleux, car il lui estoit advis que son cheval le transportoit malgré lui et a force par dessus ung pont long et estroit, lequel estoit viel et pourry, fresle, feible, rompu et persé, froissé et cassé souvent et menu et en mains lieux par faczon telle despiessé que par pure neccessité estoit retenu de vielles cordes lyé et de hars renoué en mains lieux, et tant que cestoit en la plus grant partie de ce meschant pont la, et cil que a paine par semblant on y eust peu seurement passer non pas a cheval, mais a pié seulement ; soubz lequel pont couroit une riviere forment parfonde et roydement bruyant, dont leaue estoit laide, noire et trouble46.

Lévocation met en place les éléments du décor avec une précision quasi hallucinatoire : on ne compte pas moins dune douzaine de qualificatifs

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appliqués à la seule description du pont. À ce stade de lamplification, le détail ne fonctionne plus comme tel ; il devient lélément clé, car repérable dans sa stabilité, à partir duquel prolifère lénoncé descriptif, en une guirlande dadjectifs et dadverbes qui semblent sengendrer les uns des autres par la polysyndète et les consécutions intensives (particulièrement net dans la séquence « froissé et cassé souvent et menu et en mains lieux par faczon telle despiessé que par pure neccessité estoit retenu de vielles cordes lyé et de hars renoué en mains lieux »). Un flottement syntaxique sensuit (on ne sait plus à quel participe se rattachent les compléments) qui transpose dans lécriture limage dun objet disloqué. Autre distorsion liée au rêve : cest au cheval, et non à la témérité de son cavalier (« son cheval le transportoit malgré lui et a force ») quest imputée la cause de la déconfiture qui suivra. Enfin, une autre liaison sopère par le biais du songe : leau « laide, noire et trouble », identifiée plus loin comme étant le fleuve de Larmes, annonce aussi la fontaine de Fortune dont le lever du jour révélera la vraie nature, « noire, hideuse et malnecte47 ». Le pont ruiné participe ainsi de lallégorie de « Fortune contraire », tout en conservant sa fonction de prolepse narrative. Le récit y gagne non seulement en cohérence, mais aussi en profondeur : on assiste au déploiement dun destin où le héros mélancolique est confronté aux failles de lidéal chevaleresque tout en éprouvant ses propres limites.

La troisième apparition du motif confirme cette trajectoire, tout en constituant un redoublement pur et simple de lépisode précédent. Secouru par dame Espérance sans être encore tout à fait « essuyé de son baing48 », le chevalier Cœur parvient au tertre Denué-de-liesse. Il aperçoit au sommet une bâtisse peu accueillante :

ung grant chastel viel et despecié, de mauvaise muraille, mal plaisant, de meschans et petites pierres noires et rousses, de couleur tanee, tout fendu et crevé en pluseurs lieux ; et a le vous faire brief, cestoit ung lieu tresdesplaisant de toutes choses49.

On retrouve dans la description du château le motif de la ruine, à travers la mise en valeur de deux éléments : les fissures du mur denceinte (« tout fendu et crevé en pluseurs lieux ») et la couleur des pierres, rousse ou « tanee » (sorte de brun tirant sur le roux). Linversion du topos de la

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merveille architecturale est manifeste, de même que le souci de renouvellement à léchelle du détail (la couleur nétait pas exploitée dans les autres passages). Ce détail chromatique a valeur dindice : le lieu est placé sous le signe du désenchantement et de la duplicité, et cest bien à un piège que sassimile rétrospectivement le séjour du Cœur dans ce « mauvais hostel50 » qui devient pour un temps sa prison, avant lintervention de larmée dHonneur appelé par Désir à la rescousse. Signalons au passage, à la suite de Françoise Robin et Gilles Polizzi51, la particularité des illustrations du manuscrit de Vienne (Codex Vindobonensis 2597, fol. 25v et 26) : le peintre transpose la notion de vieillesse et de ruine non seulement par des murailles lézardées envahies dans les mauvaises herbes, mais aussi par des fragments architecturaux antiques, tel le fronton triangulaire surmontant la corniche soutenue par des colonnes à chapiteaux corinthiens qui orne la porte du donjon. Ces détails introduisent une ambivalence dans la représentation, partagée entre la décrépitude funeste et le prestige de lantique (les lieux sont « moult anciens et assez merveilleux52 »).

Mais au-delà de ces éléments singuliers, lépisode se situe dans la continuité de la scène précédente, quil ne fait que rejouer et amplifier. On retrouve ainsi le motif de la ruine avec lintervention de nouveaux opposants. Un combat en appelle un autre et Courroux, le maître des lieux (il en porte littéralement les couleurs, car ses armes sont « tanné[es] ») est un avatar de Souci ; quant à sa dame, Tristesse « de corps maigre, de couleur palle, toute eschevelee et hideuse, mal gentement abillee, toute dolente et esplouree53 », elle saffiche clairement comme le double de Mélancolie. Lissue de la rencontre ne sera guère plus glorieuse, et si le Cœur triomphe dans un premier temps de son adversaire, il est victime par la suite du « mal engin » de Tristesse. Alors quelle lui fait visiter le château, elle le conduit sur un terrain peu sûr dont elle seule connaît la nature :

[Elle] se hasta et enjamba deux planches et le Cueur, qui de riens ne se prenoit garde, marcha sur lune des planches et incontinent fondit et cheist aval de plus hault dune lance et demie de parfont54.

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Si le détail de la ruine demeure ici dans limplicite, il nen joue pas moins le même rôle que dans lépisode précédent. La chute du Cœur est bien due, une fois de plus, à un matériau fragile et « ancien ». Son occultation (au sens littéral, car Tristesse fait en sorte déclairer faiblement le chemin) met dautant mieux en évidence la mise en scène fallacieuse dont il est lobjet et concourt à son efficacité sur le plan narratif.

La quatrième et dernière occurrence du motif nous place à larticulation des deux grandes parties de louvrage. Délivré de sa prison et désormais guidé par Largesse mais traqué par Malebouche et ses médisants, le chevalier Cœur atteint enfin, au paragraphe LXV, la plaine dEnnuyeuse Pensée, dernière étape avant son embarquement pour lîle du dieu dAmour. Cest loccasion dune nouvelle halte dans une « petite maisonnete assez mal abillee et acoutree55 ». Le retour du motif de lhabitat précaire est souligné par la reprise littérale de ladjectif « acoutree56 » et par le procédé de linscription qui construit le décor comme une énigme. À linstar de la chaumière de Mélancolie, le logis de Grief Soupir doit être glosé et mis en relation avec son occupant. Mais le détail de la ruine y est remotivé, car loin dêtre traité comme un simple prolongement de la psychologie du personnage, la demeure se présente comme son tombeau « ou veult sa vïe maleureuse / Grief Souppir y faire finir, / sans ailleurs aller ne venir, / en ceste pouvre maisonnecte / qui nest pas une maison necte57 ». Ces deux derniers vers exploitent la rime équivoquée dans le sens dune ambiguïté sémantique. Comme dans le cas de leau « malnecte » de la fontaine de Fortune, le qualificatif suggère que le délabrement nest pas fortuit : cest avant tout le résultat délibéré dune complaisance coupable dans les pensées morbides (son propriétaire la faite bâtir « qui tant ait malaise / pour mieulx soupirer a son aise58 »).

Le lien avec la figure de Mélancolie apparaît clairement dans la description de lintérieur du logis :

Ilz marcherent jucques au fouyer de la maisonnete et trouverent Grief Soupir, le sire de leans, qui estoit maigre, ridé, vieil, palle et descoulouré, sa barbe grande

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et ses sourcilz lui couvroient les yeulx ; et se seoit sur une selle, ses mains fessees, et tenoit ung de ses genoilz, pensant et soupirant si durement que, pour leur venue ne pour appeller quilz sceussent faire, ne se volt oster de son penser59.

La représentation est celle, topique, de lémotion angoissée et René a pu sinspirer de la figuration de Tristesse sur le mur aux images du Roman de la Rose60. Mais une fois encore, cest dans sa propre matière et dans sa « conscience plastique61 » que lécrivain semble puiser avant tout, en reconfigurant le détail pour mieux varier le tableau et renforcer le plaisir esthétique quil procure. Ainsi, Grief Soupir et sa maisonnette renvoient dabord, dans la composition du Livre du Cœur, à la figure « morne et pensive » de la vieille Mélancolie, assise près du foyer et « ten[an]t ses mains ensemble ». Comme elle, il offrira à ses hôtes « ung petit de pain noir et si tresgrief62 » quil en est immangeable. Mais le pittoresque du personnage est accentué, non plus dans le sens de lhorreur, mais dans celui de létrangeté : cest un homme sauvage (« sa barbe grande et ses sourcilz lui couvroient les yeulx ») dont labsence au monde (il ne réagit pas quand on lappelle) suscite lémerveillement des visiteurs (ils « se regarderent lun lautre comme tous esbahiz63 »).

On peut trouver aussi à la scène un antécédent plus lointain, mais non moins net, dans lÂme du Mortifiement, au visage livide (« descoloree face64 ») et à la posture accablée (Crainte de Dieu et Contrition la trouvent « a terre plus bas que assise en ung petit plus hault levee que de tout a la terre gisant, sa teste encline repousant sur sa poictrine toute mourne et achommee65 »). Le personnage, on sen souvient, était localisé dans une chaumière vétuste dont la description fourmillait de détails paradoxalement très soignés. En transposant le lexique de la décrépitude sur le plan corporel et psychologique

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(posture du mélancolique), le texte se renouvelle tout en faisant valoir une forme de continuité supérieure tant sur le plan de la narration que dans le traitement stylistique. Ramené, dans sa dernière occurrence du Livre du Cœur, à un unique syntagme (le logis « mal acoultré »), le détail de la ruine, loin de se déliter, atteint sa densité maximale : il convoque avec lui un double parcours romanesque saisi dans sa tension entre labstrait et le concret, le spirituel et le sensible, lintériorisation et laction. Seul point stable de lentreprise, le détail nous rappelle in fine que la peinture de la vanité du monde suggère mieux que tout autre thème une forme déternité.

Entre acédie et vaine espérance,
léclairage du détail

Indépendamment de son propos édifiant, le Mortifiement fournit un réservoir de motifs que René dAnjou se plaît à retravailler dans le Livre du Cœur. Il en exploite les virtualités stylistiques et les détourne dans une amplification qui peut passer pour une relecture distanciée de son propre ouvrage. Le détail de la ruine illustre bien, à notre sens, cet art de la réécriture. Associé dans le premier opus à un propos ascétique et pénitentiel, il revêt une valeur exemplaire – cest lindice de la « vaine plaisance » délétère – et manifeste lurgence dune conversion du cœur des biens mondains aux biens célestes. La précision du détail et la place quil occupe sont donc fonction des progrès de la méditation : il faut « ruminer » limage jusquà se lassimiler pour en éprouver les bienfaits. Dans ce processus dapprofondissement, le détail fonctionne aussi en tant que symptôme dacédie, comme en témoigne lattitude prostrée de lÂme. Le remède en sera lespérance : cest bien cette vertu qui, dans la scène finale, purifiera le Cœur de son « sang mortifié66 », autorisant lÂme à conclure le texte par une effusion de louanges et une action de grâces.

À linverse, litinéraire du héros dans le Livre du Cœur obéit au régime de la mélancolie, ce qui confère au détail de la ruine une fonction à la fois proleptique et structurante. La traversée de la forêt est minée par ses récurrences insistantes, que la similitude des situations (épreuves de

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la mélancolie, du « souci » et du « grief soupir ») ne fait que renforcer, tandis que le récit, à limage de la maisonnette initiale, se délite en même temps que lidéal courtois et chevaleresque quil représente. La figure de dame Espérance nest pas épargnée : dès son entrée en scène, elle apparaît « ung pou ancienne par semblance67 », ce qui la place demblée du côté de la mélancolie. Par ailleurs, si son « sauvetage » du Cœur précipité dans le fleuve de Larmes lors de la traversée du Pas Périlleux témoigne de son rôle dadjuvant, il laisse aussi entrevoir sa nature déceptive (cest sous les traits dune sirène « belle et blonde a merveille » quelle apparaît dans le songe quon a analysé68). Enfin, cest dans un petit ermitage jouxtant la misérable chaumière de Grief Souci, au chapitre 66, quelle surgit une dernière fois pour admonester le Cœur et linstruire des suites de laventure. Son programme se révélera fallacieux et lespérance, vaine : assailli par Danger, le Cœur perdra Douce Merci et finira ses jours à lhôpital dAmour, « en prieres et oraisons69 ». Le détail de la ruine, signe dun mal moral que lauteur du Mortifiement met en évidence pour mieux le conjurer, revêt ainsi dans le roman courtois une valeur proleptique, faisant du texte tout entier un « tombeau de lallégorie70 ». On peut lire ce renversement, avec Barbara Newman, comme la mise en récit dune herméneutique du sic et non71. On peut y voir aussi la manifestation dune écriture capable de se renouveler à partir de linfime et de laccessoire, quelle investit dune fonction heuristique. Ira-t-on jusquà dire que le détail éclaire lensemble de lœuvre ? Cest en tout cas dans son déploiement que le projet romanesque laisse percevoir sa complétude.

Isabelle Fabre

Université Paul-Valéry – Montpellier III

CEMM

1 I. Fabre et G. Polizzi, « Cœur captif et “mortifié” : la duplicité du détail dans lécriture et les illustrations de René dAnjou (1455-1457) », Les Détours de lillustration sous lAncien Régime, éd. P. Giuliani et O. Leplâtre, Cahiers du GADGES, à paraître.

2 D. Poirion, « Lallégorie dans le Livre du Cuer dAmours espris de René dAnjou », Travaux de linguistique et de littérature 9, 1971, p. 51-64 et « Le cœur de René dAnjou », Les Angevins de la littérature, Angers, Presses de lUniversité, 1979, p. 48-62.

3 O. Marancy-Ferrer, La Quête du Cuer damours espris de René dAnjou comme réécriture du Roman de la Rose et de la Queste del Sang Graal : quête dune nouvelle éthique princière, PhD., Florida State University, 2005. Voir en particulier le chapitre 6 (« Les motifs religieux »), p. 137 sqq.

4 B. Newman, Medieval Crossover. Reading the Secular against the Sacred, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2013.

5 Newman, Medieval Crossover, chap. 5, « Convergences : René dAnjou and the Hearts Two Quests », p. 223-255.

6 En particulier, les romans de Chrétien de Troyes, le Roman de la Rose et la Queste del Saint Graal.

7 D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

8 Voir les articles de G. Polizzi, « “Sens plastique” : le spectacle des merveilles dans le Livre du Cuer dAmour Espris », De létranger à létrange ou la « conjointure » de la merveille, Senefiance, 25, 1988, p. 395-430 et « Lécriture du fragment dans les fictions de la Renaissance », Actes du colloque « De lécriture et des fragments : littérature, culture, arts », Mulhouse, 20-22 mars 2014, éd. F. Toudoire, à paraître.

9 Mortifiement de vaine plaisane, fol. 2. On donne le texte daprès la transcription du manuscrit Bodmer 144 collationnée sur le manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque Royale 10308, édité par F. Lyna, Le Mortifiement de Vaine Plaisance de René dAnjou. Étude du texte et des manuscrits à peinture, Bruxelles, Weckesser, 1926. Voir René dAnjou, Le Mortifiement de vaine plaisance, fac-similé du manuscrit Bodmer 144, trad. I. Fabre, Fondation Martin Bodmer / Presses universitaires de France, 2009.

10 Ms. Bodmer, fol. 5.

11 Sur le rôle de louïe dans le processus dintériorisation méditative, voir létude de F. Pomel, « Les yeux et les oreilles dans lécriture allégorique du Mortifiement de vaine plaisance », René dAnjou écrivain et mécène (1409-1480), éd. Fl. Bouchet, Turnhout, Brepols, 2011, p. 85-98.

12 Ms. Bodmer 144, fol. 5v, nous soulignons.

13 Voir Pseudo-Justin, Traité sur la Résurrection, 10, 1 : « Le corps et la maison de lâme, lâme est ma maison de lesprit. » (éd. L. Fritz, 2006, en ligne sur www.patristique.org).

14 Newman, Medieval Crossover, p. 235. Nous ne la suivons pas toutefois dans son analyse de la figure de lÂme peinte comme une paysanne (« peasant woman ») pour adapter le texte au public de « simples gens lais » que présuppose le prologue.

15 Ms. Bodmer, fol. 4.

16 Sous une forme altérée toutefois, transmise par Augustin à la tradition médiévale : le verset de Job 7, 1, orienté à lorigine du côté de lallégorie du combat spirituel (Militia est vita hominis super terram) devient ainsi une formule emblématique de la méditation ascétique (Temptatio est vita hominis super terram).

17 Job 34, 15. « Toute chair se corrompra en même temps et lhomme retournera à létat de cendre ». Voir aussi Ps. 104, 29 (emploi du terme pulvis, « poussière, poudre »).

18 Ms. Bodmer 144, fol. 29.

19 Ms. Bodmer 144, fol. 37, nous soulignons.

20 Ms. Bodmer 144, fol. 38, nous soulignons.

21 Ms. Bodmer 144, fol. 38v, nous soulignons.

22 Ms. Bodmer 144, fol. 40v, nous soulignons.

23 Voir Rom. 7-8. La « chair » désigne lhomme en tant quil est dominé et disqualifié par le péché ; elle soppose à lEsprit qui en fait un homo novus.

24 Ms. Bodmer 144, fol. 56v : « Et on plus apparent bout estoit au dessus des autres trop plus que nulles delles precedentes une dame qui emperis sembloit, et telle estoit sans faillir [] ».

25 Voir lanalyse stylistique que nous avons donnée de ce passage dans notre Les Vergers de lâme. Le discours du jardin spirituel à la fin du Moyen Âge, thèse dhabilitation de recherches, Université Paul Valéry – Montpellier, 2014, chap. 4, p. 184.

26 « La dicte dame avoit ses espaules et son chief environné de raiz de souleil voire plus clers et plus resplendissans dassez sans comparaison nulle que nest la lumiere du soleil au regard de celle qui la lueur part. » (fol. 57).

27 Ibid.

28 Voir Jn 19, 34. Voir à ce propos lanalyse de lépanchement descriptif auquel prête cet emblème, identifié à la lance qui saigne dans les Continuations du Conte du Graal, dans D. Poirion, Le merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 19952, p. 79 et 89 sqq.

29 Ms. Bodmer 144, fol. 57.

30 Voir Fabre et Polizzi, « Cœur captif et “mortifié” ».

31 On suit le découpage de René dAnjou, Le Livre du Cœur dAmour Espris, éd. Fl. Bouchet, Paris, Librairie générale française, 2003.

32 Livre du Cœur, p. 134 et 136.

33 Livre du Cœur, p. 136, v. 333-334.

34 Sur limportance du lecteur herméneute, voir Ph. Maupeu, « “Regarder le temps” : Temps et image dans le Livre du Cœur dAmour épris », René dAnjou, écrivain et mécène, éd. Bouchet, p. 121-122.

35 Livre du Cœur, § XVIII, p. 136, l. 10-11.

36 Livre du Cœur, p. 136 et 138, nous soulignons.

37 Livre du Cœur, p. 139, note 2.

38 Livre du Cœur, p. 142, nous soulignons.

39 Livre du Cœur, p. 144, l. 10.

40 Voir larticle de M. Desmaules, « Du symbolisme du pont dans quelques rêves et visions », Les Ponts au Moyen Âge, éd. D. James-Raoul, Paris, Presses de lUniversité Paris-Sorbonne, 2006, p. 181-196, qui situe le Livre du Cœur dans un contexte plus large.

41 Le pont se rattache de la sorte à la fontaine de Fortune, qui apparaît plus haut dans le récit (Livre du Cœur, p. 130).

42 La réécriture senrichit ici dun autre intertexte, limpétuosité de la rivière et les rafales de vent renvoyant au modèle du « pont de lEpée » dans le Chevalier de la Charrette : « [] leve felenesse / noire et bruiant, roide et espesse / tant leide et tant espoentable / con se fust li fluns au deable / et tant perilleuse et parfonde [] » (éd. M. Roques, Paris, Champion, 1958, p. 92, v. 3009-3013).

43 Livre du Cœur, p. 144, l. 11.

44 Livre du Cœur, p. 144, l. 16.

45 Son cheval est « duit du pont », contrairement à celui du héros (Livre du Cœur, p. 144, l. 23).

46 Livre du Cœur, § XV, p. 128, l. 6-18, nous soulignons.

47 Livre du Cœur, p. 130.

48 Livre du Cœur, § XXIX, p. 160, l. 5.

49 Livre du Cœur, § XXVIII, p. 158, l. 8-12.

50 Livre du Cœur, p. 158, l. 17.

51 Voir F. Robin, La Cour dAnjou-Provence : la vie artistique sous le règne de René, Paris, Picard, 1985, p. 127-128, et Polizzi, « “Sens plastique” », p. 420.

52 Livre du Cœur, § XXXIX, p. 180, l. 42-43.

53 Livre du Cœur, § XXXV, p. 170, l. 4-6.

54 Livre du Cœur, § XXXIX, p. 180, l. 47-50.

55 Livre du Cœur, § LXV, p. 230, l. 13-14.

56 Son importance est signalée par sa reprise au chapitre suivant, au moment où le Cœur et ses compagnons pénètrent dans la chaumière : « ilz trouverent pouvre hostel et mal acoultré » (p. 232, l. 7-8).

57 Livre du Cœur, p. 230, v. 856-860, nous soulignons.

58 Livre du Cœur, p. 232, v. 861-862.

59 Livre du Cœur, p. 233, l. 8-15, nous soulignons.

60 « Car li esmais et la tristece / et la pesance et li anuiz / quel soffroit de jor et de nuiz / lavoient faite mout jaunir / et maigre et pale devenir. [] Trop avoit son cuer corrocie / et son duel parfont commencie ; / mout sembloit bien quele fust dolante, / quele navoit pas esté lante / desgratiner toute sa chiere. [] Si chevol tuit destrecié furent, / espandu par son col jurent / car ele les avoit derouz / de mautalent et de corrouz. » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, Libraire générale française, 1992, p. 56, v. 298-302, 311-315 et 319-322).

61 Polizzi, « “Sens plastique” », p. 393.

62 Livre du Cœur, p. 232, l. 18-19.

63 Livre du Cœur, p. 232, l. 3-4.

64 Mortifiement de vaine plaisance, ms. Bodmer 144, fol. 7v.

65 Mortifiement de vaine plaisance, ms. Bodmer 144, fol. 9v.

66 Mortifiement de vaine plaisance, ms. Bodmer 144, fol. 61v.

67 Livre du Cœur, § IV, p. 100, l. 6-7.

68 Livre du Cœur, § XV, p. 130, l. 30-31.

69 Livre du Cœur, § CLXII, p. 496, l. 87.

70 Voir létude dA. Strubel, « Le Livre du Cuer dAmours Espris, un “tombeau” de lallégorie », LAllégorie de lAntiquité à la Renaissance, éd. B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine, Paris, Champion, 2004, p. 401-414.

71 Newman, Medieval Crossover, Préface, p. ix.