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Classiques Garnier

L’art d’interroger un lieu par ses fonctions et ses représentations Une herméneutique de Saint-Denis au temps des derniers Capétiens selon Elizabeth Brown

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Berné (Damien)
  • Résumé : L’abbaye de Saint-Denis est l’un des sujets qui traverse l’ensemble de l’œuvre d’E. Brown. L’abbaye est devenue un sujet d’étude autonome. Elle est attentive aux points de vue des différents acteurs de la vie dionysienne : non seulement le souverain, qu’il entende modeler la disposition des tombeaux de ses prédécesseurs ou organiser à son profit le culte qui est rendu à saint Louis, mais aussi la communauté monastique, dont les positions sont éclairées par les productions historiographiques dionysiennes.
  • Pages : 81 à 93
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0081
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lart dinterroger un lieu
par ses fonctions
et ses représentations

Une herméneutique de Saint-Denis
au temps des derniers Capétiens
selon Elizabeth Brown

Il est frappant de constater que lœuvre dElizabeth A. R. Brown, abondant et profus, est sous-tendu par les fils dune pensée quelle déroule méthodiquement, avec obstination, remettant sans cesse louvrage sur le métier pour le reprendre, le densifier, le prolonger. La conclusion dun article est rarement une prise de congé, mais la promesse dun approfondissement. Il faudrait parler de séquences darticles que lauteur articule à mesure quelle se déplace dun sujet à un autre. Une partie de cette matière se trouve regroupée dans deux recueils, The Monarchy of Capetian France and Royal Ceremonial dune part, Politics and Institutions in Capetian France dautre part, qui montrent à quel point la pensée et la démarche sont cohérentes1.

Étonnamment, il est un sujet qui traverse en filigrane de larges pans de cet œuvre et qui longtemps nest pas apparu en tant que tel, comme sil était subordonné sans autonomie propre à létude de la politique et du cérémonial capétiens : il sagit de labbaye de Saint-Denis en tant quinstitution, communauté monastique et lieu de création. La parution en 2001 de la monographie Saint-Denis, la basilique2 a mis un terme à cette situation paradoxale. Par la limpidité du bilan historiographique quelle propose, elle est à ranger au nombre des ouvrages marquants sur labbaye, avec ceux de Sumner McKnight Crosby en 1953, de Jules Formigé en 1960 et de Crosby éditée par Pamela Blum en 19873. Cette

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synthèse est laboutissement le plus visible dun long mouvement démancipation de la matière dionysienne dans la pensée dElizabeth Brown, qui pourrait être schématisé de la manière suivante.

Dans bon nombre darticles publiés progressivement dans le courant des années 1980, Saint-Denis est surtout un cadre où sexercent les stratégies funéraires et symboliques des rois dont Elizabeth Brown semploie à analyser laction. Ces travaux permettent dapprocher indirectement, comme en creux, les intérêts de labbaye royale et la manière dont elle se représente sa propre fonction à travers létude des actions politiques, commémoratives et testamentaires des Capétiens. Mais lintérêt dElizabeth Brown pour Saint-Denis ne se limite à aucun sujet et ses recherches la mettent de plus en plus souvent aux prises avec des aspects fragmentaires de cette matière dionysienne : avec Michael W. Cothren en 1986, elle sattache à décrypter le vitrail dit « de la Croisade », en grande partie disparu ; en 1992, elle se penche sur le problème maintes fois débattu des écrits du Pseudo-Turpin ; en 2009 enfin, elle revient à la production historiographique de labbaye en envisageant un autre de ses grands jalons, la Vie et martyre de saint Denis et de ses compagnons dYves de Saint-Denis4.

On trouve au sein de cet ensemble un article qui se distingue des autres non seulement par loriginalité de son approche, aux frontières de lhistoire et de lhistoire de lart, mais surtout par un renversement de perspective : « The Chapels and Cult of Saint Louis at Saint-Denis », paru en 19885. Sil traite des relations entre le Capétien et labbaye royale, il développe autant sinon plus le point de vue de la seconde que du premier, à telle enseigne que pour la première fois Saint-Denis sy trouve érigé au rang de sujet. Par ce mouvement dindividualisation, lon voit se dessiner limage colorée et empathique dun Saint-Denis

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protagoniste à part entière de lœuvre dElizabeth Brown ; protagoniste en réalité multiple puisquil comprend à la fois labbé et la communauté des moines. On le verra, Elizabeth Brown se plaît à faire émerger dune étude fine des archives des figures dabbés à la stature politique souvent affirmée, comme Renaud Giffard (1286-1304), Gilles de Pontoise (1304-1325) ou encore Gui de Châtres (1326-1343). Notre propre champ chronologique doit dailleurs être restreint aux longs abbatiats de ces trois prélats, qui sont les interlocuteurs dionysiens de Philippe le Bel et de ses fils ainsi que de plusieurs princesses issues du sang de saint Louis. De fait, les occasions que lhistorienne a eu de traiter de labbaye, souvent sous un jour inédit, sont trop nombreuses pour être toutes évoquées dans le cadre dune communication.

Rappelons en outre quElizabeth Brown sinscrit dans une foisonnante et très active tradition américaine détudes dionysiennes : Erwin Panofsky, Robert Branner, Sumner McKnight Crosby, puis Pamela Blum ou Caroline Bruzelius, pour ne citer que ces quelques noms, ont écrit des lignes qui forment sa culture et rejaillissent naturellement sous sa plume pour irriguer sa réflexion. En dépit de cette dette assumée, la présente contribution, qui se veut aussi un hommage à linterprète du lieu, vise à montrer quElizabeth Brown a réinterrogé patiemment Saint-Denis en fonction de ses propres axes de recherche sans se laisser enfermer dans les grilles de lecture suggérées par ses devanciers. Affranchie des systèmes par sa fréquentation assidue des sources, elle ne néglige aucune piste et reconstruit une vision motivée de la charge fonctionnelle et symbolique des lieux. Pour ce faire, elle interprète leur configuration particulière à la lumière du contexte politique et religieux qui demeure son objet détude principal. Il en résulte parfois une approche fragmentaire, par touches successives, mais aussi une connaissance profonde des logiques liturgiques et commémoratives, si bien quà la fin se dessine une herméneutique des espaces funéraires de Saint-Denis.

Pour ce faire, Elizabeth Brown semploie à sonder les intentions des usagers de ces lieux. Elle sen explique indirectement dans lintroduction quelle donne à lun des deux recueils darticles publiés en 1991 :

Perhaps more important is the tendency of much institutional history to divorce administrative officies and policies from the human beings who filled the posts and

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formulated and implemented the decrees []. In these studies I have tried to keep individuals, rulers and ruled, at centre stage6.

Cest aux rois, à commencer par Philippe le Bel, quelle applique dabord cette méthode analytique, qui vise à suggérer « the complex web of fears and aspirations that moved them to act as they did7 ». Encore tout récemment, Elizabeth Brown a suivi une démarche semblable dans un article consacré à la conscience politique de Philippe le Bel8. Par extension, cest en prêtant une attention grandissante au rôle et aux intérêts de la communauté abbatiale de Saint-Denis quElizabeth Brown fait entrer labbaye dans une nouvelle phase de lhistoire de cet établissement dont le destin paraissait jusque là étroitement dépendant de la volonté royale après le règne de saint Louis. En admettant que labbé et les moines puissent avoir assumé des prises de position différentes, voire opposées à celles du roi, elle met en évidence des tensions structurelles en décrivant avec soin les résistances comme linertie parfois perceptibles dans les interstices des sources.

Un exemple révélateur dun tel antagonisme est développé dans un article consacré aux conséquences du projet de Philippe le Bel de transférer le corps, puis uniquement le chef de saint Louis de Saint-Denis à la Sainte-Chapelle du palais de la Cité le 17 mai 13069. Au-delà des circonstances de cet épisode, elle y analyse les manifestations les plus concrètes du culte de saint Louis à Saint-Denis. Mais ce qui semble lintéresser ici au premier chef, cest le mécanisme des négociations entre le roi et labbaye. Elle qualifie sans détours lopposition des moines : « the monks resentment », « the monks were gravely disturbed by their loss », « their dismay10 », puis envisage pour la première fois le « dramatic rearrangement of the tombs of [Philip the Fairs] ancestors at the abbey, which stressed his dedication to Saint Louis and demonstrated his intention to be buried at Saint-Denis11 » comme la conséquence de la translation et la volonté de restaurer des relations harmonieuses avec les moines. Elle

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envisage enfin la commande dun fastueux reliquaire destiné à abriter les reliques de la tête (la mâchoire inférieure) restant à Saint-Denis, avant 1307, comme une contrepartie mise en œuvre avec le soutien de labbé Gilles de Pontoise, dailleurs représenté agenouillé entre des statuettes à leffigie de Philippe III et Philippe IV. Dans ce cas précis, le terreau historiographique est dense12 mais la portée du propos est inédite et sa conclusion distanciée, qui relativise la perte endurée par les moines :

Not only had Louis been king of France, but without his grandsons intervention in the process of canonization, the monks might have had no saint to venerate or translate. Thus, the ceremony of his translation was an act of state as well as a religious celebration13.

Tout bien considéré, si Philippe le Bel sort vainqueur de cette confrontation rétrospective, labbaye y gagne tout de même une audience nouvelle.

Elizabeth Brown sintéresse à la légitimation du pouvoir monarchique capétien et observe que ce processus passe notamment par une succession de choix raisonnés, parfois contradictoires, dans la disposition des sépultures royales au sein de la nécropole. On ne peut donc envisager la place de Saint-Denis dans ses écrits sans faire la part des tombeaux, nécessaire enjeu de discussions entre le roi, labbé et le chapitre abbatial. Mais la recherche du consensus, phénomène difficile à observer, nest dabord étudiée que de manière incidente, à travers divers objets de compromis. On en dénombre trois : la forme du tombeau, son emplacement et, au-delà de la sépulture elle-même, limplantation de la mémoire du roi dans la topographie dionysienne.

Les deux articles intitulés « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France14 » nenvisagent pas les termes, explicites ou implicites,

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dune éventuelle négociation des fils de Philippe le Bel avec labbaye. En revanche, « Burying and Unburying the Kings of France15 » développe à loccasion une analyse des monuments funéraires eux-mêmes. Ainsi, alors que Louis VI souhaitait être enterré entre lautel matutinal et le maître autel afin dattirer les prières, Suger lui refuse cette faveur. Ce refus peut être interprété comme une volonté de ne pas déranger les sépultures des souverains déjà enterrés là. La sépulture de Louis VI se limite donc à une simple épitaphe qui contraste par sa sobriété avec les réalisations contemporaines : à Saint-Remi de Reims ou à Saint-Germain-des-Prés, des représentations des rois défunts sont élevées. Suger défend la supériorité des anniversaires fondés à linitiative ou avec lassentiment de la communauté abbatiale. Son conservatisme peut expliquer le choix de Louis VII dêtre enterré à Barbeaux : « Even more persuasive evidence of Louis VIIs sentiments is found in his decision to be interred not at Saint-Denis but rather at Barbeaux, the Cistercien monastery he had founded16 ». Fait remarquable, Elizabeth Brown a volontiers recours au champ lexical des émotions à cet égard : « The monks of Saint-Denis were impressed by the tomb of Barbeaux17 » ; « Further, Sugers successors were doubtless more affected than he by the impulses that had moved other ecclesiastics in France and England to erect tombs to honor their royal dead18 ». Elle suggère ainsi que cest en réaction à la politique de Suger que les moines permettent les tombes en métal précieux de Philippe Auguste et Louis VIII ; laboutissement de cet infléchissement est la commande de saint Louis dans les années 1260.

Étudier lemplacement des tombeaux et leurs réorganisations successives constitue un deuxième mode dinterrogation des relations entre le roi et labbaye de Saint-Denis. Ce faisant, Elizabeth Brown poursuit les travaux dAlain Erlande-Brandenburg et de Georgia Sommers Wright19, mais elle fonde son analyse sur une connaissance sans égale des choix de Philippe le Bel. Ainsi, dans « The Prince Is Father of the King : The

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Character and Childhood of Philip IV of France20 », elle décrit le réaménagement des tombeaux de la croisée du transept par Philippe IV. Elle y explicite le rapport entre lœuvre de légitimation du pouvoir capétien et la mise en scène des tombeaux à Saint-Denis, puis les évolutions de ce rapport. Il nest pas anodin de constater que cette question importante est évoquée dans un essai consacré à la personnalité du roi.

Lévocation de Saint-Denis prend une autre dimension lorsque Elizabeth Brown étudie comment la mémoire capétienne sinscrit dans lespace de labbatiale après la canonisation de saint Louis. En effet, lorganisation progressive du culte du saint roi entraîne des aménagements particuliers quelle est la première à recenser et, surtout, à tenter dexpliquer. Elle a consacré une étude approfondie à ses manifestations architecturales et surtout ornementales dans lédifice : « The Chapels and Cult of Saint Louis at Saint-Denis », où elle sest interrogée prioritairement sur la construction dune chapelle Saint-Louis accolée au chevet, puis à celle de six chapelles latérales le long du flanc nord de la nef. Elle sest attachée ensuite à montrer en quoi les deux sont liées.

La chapelle Saint-Louis a été construite entre 1299 et 1304 à lest du bras sud du transept, contre la dernière chapelle rayonnante, et communique directement avec le sanctuaire. Elle est vouée à la commémoration de saint Louis, canonisé par Boniface VIII en 1297 et dont les ossements viennent dêtre transférés du tombeau de la croisée dans une châsse élevée derrière le maître-autel. On ignore si Philippe le Bel a pris part à la réalisation de ce projet destiné à lévidence à augmenter le nombre de lieux dédiés à la vénération de son aïeul au sein de labbatiale, mais on est en droit den douter : le prestige de la chapelle Saint-Louis cache mal lambiguïté des motifs qui ont présidé à sa fondation. Comme le fait remarquer Elizabeth Brown21, ce nouvel autel accentue certes la visibilité du culte rendu au nouveau patron de la dynastie capétienne, mais il renforce ostensiblement la légitimité de labbaye à conserver ses reliques dans leur intégralité. Par là-même, il vise à prévenir et contrarier les projets de Philippe IV qui souhaite

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faire de la Sainte-Chapelle du Palais le centre sacral du royaume en transportant auprès de la couronne dépines du Christ le chef de saint Louis. Aux yeux de la communauté monastique, il sagit aussi, presque malgré la volonté de Philippe le Bel, de prendre en main la constitution des images et des lieux du culte de saint Louis.

Larticle sinscrit donc dans le prolongement de la publication déjà citée « Philippe le Bel and the Remains of Saint Louis », mais envisage plus précisément les implications spatiales de cet épisode et rassemble à cet effet un riche dossier comptable et iconographique. Si la construction dun mémorial additionnel ne suffit pas à décourager le roi, qui obtient la translation de la relique convoitée en 1306, lessentiel est préservé : Saint-Denis demeure le lieu principal de la sépulture et de la vénération de saint Louis. Cependant, laccès au chevet de labbatiale est très restreint et, partant, la chapelle Saint-Louis est hors de portée pour les fidèles. De même, les deux autres points dancrage de ce culte naissant, lemplacement du tombeau vide et la châsse qui contient les reliques, élevée à larrière du maître-autel, sont inclus à lintérieur de la clôture et leur sont inaccessibles. Elizabeth Brown suggère donc que la troisième chapelle latérale nord de la nef, également consacrée à saint Louis, a pu compenser cette contrainte spatiale à lintention des pèlerins à partir de 1324-1325. De fait, sa construction est entreprise une vingtaine dannées après celle de la chapelle homonyme du chevet. Le vocable est assigné à un espace commémoratif ouvert sur la nef auquel les fidèles ont librement accès. Ce dédoublement de vocable est dautant plus remarquable quil constitue un cas unique en son genre à Saint-Denis. Il indique quà linvitation des moines, la dévotion se focalise sur de nouveaux lieux. Ces édicules annexes considérés jusqualors comme des coquilles vides indifférenciées apparaissent désormais comme des espaces signifiants. Cette prise de conscience a dailleurs entraîné une réévaluation de leur parti architectural chez les historiens de larchitecture, par exemple Michael Davis22.

Bientôt, Philippe V le Long se substitue à son père dans le dialogue complexe entre labbaye et le roi quElizabeth Brown semploie à restituer. Dans larticle « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France:

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The Funeral of Philip V », elle a déjà eu loccasion de suggérer que ce roi entretient des liens particuliers avec labbaye, dautant plus étroits que son père sest montré peu empressé vis-à-vis delle. Si, par son testament établi en 1311, Philippe le Bel fonde une chapellenie destinée à entretenir sa mémoire près de son tombeau, il ne se préoccupe nullement de préciser à quel autel il entend lattacher. Cest à son fils quil revient de la fonder à lautel Saint-Louis du chevet, en 131823. Il y a peut-être de lironie dans cette situation : cest à lautel fondé par labbé Renaud Giffard pour faire pièce au projet de Philippe le Bel de transférer les reliques de saint Louis à Paris que ce roi se trouve finalement spécialement commémoré. En tout cas, cest au moment même où Philippe le Long accomplit la volonté de son père et investit lautel Saint-Louis du chevet dune charge mémorielle royale que labbé Gilles et ses moines décident dédifier les chapelles latérales, et den consacrer une à saint Louis. Elizabeth Brown nest pas allée jusquà voir dans cette nouvelle extension de léglise abbatiale un effet de la politique commémorative de Philippe le Long, mais elle observe que ce roi légitime son propre pouvoir en exécutant scrupuleusement les volontés de son père. Elle illustre ce souci de continuité en évoquant le don à labbaye dune fleur de lis orfévrée destinée à orner la châsse de saint Louis. Philippe le Bel avait auparavant fait un cadeau semblable pour lembellissement de la châsse, cette fois, de saint Denis.

Ces liens privilégiés réapparaissent dans un article récent consacré au manuscrit composé par Yves de Saint-Denis, Vita et miracula sancti Dyonisii, offert par labbé Gilles de Pontoise à Philippe V le Long24. La voix de labbaye sy fait entendre à ladresse du roi, invité à imiter laction salvatrice des saints martyrs et à voir dans le lieu de leur tombeau, plus quà Paris, limage du Paradis, cest-à-dire une source de félicité et de biens spirituels pour la France. Mais Elizabeth Brown a su montrer que la voix de labbaye pouvait sélever pour défendre des intérêts bien plus concrets, quitte à rejeter des demandes émanées de membres du lignage royal. Lexemple du rejet partiel de la fondation de Clémence de Hongrie est significatif : alors que son testament de 1328 prévoit la fondation dune messe quotidienne pour le salut de son défunt époux Louis X, ses exécuteurs testamentaires nobtiennent que trois messes

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hebdomadaires ; plus sensible, cest la chapelle Saint-Louis de la nef qui accueille la fondation en 1331, tandis quune peinture murale représentant Louis X, Clémence et Jean le Posthume est réalisée dans la chapelle Saint-Louis du chevet. Sans doute les moines ont-ils contraint la reine douairière à se rabattre sur cet autel périphérique en lui concédant une représentation peinte dans le sanctuaire. Voilà un paradoxe comme Elizabeth Brown les affectionne25.

Cet exemple, qui laisse entendre que les religieux en usent à leur guise et que les exécuteurs testamentaires de la reine Clémence ont été obligés de composer avec leurs exigences, quitte à revoir leurs prétentions à la baisse, a inspiré dernièrement la réflexion dElizabeth Brown sur les stratégies commémoratives complexes dune autre reine douairière, Jeanne dÉvreux. Ce personnage est le sujet de deux articles récents qui illustrent également lattention spéciale que porte désormais lhistorienne aux motivations de la communauté monastique26. Elle est partie du constat quaprès sa mort en 1328, « Charles IV, bien quenterré à labbaye, [est] privé du niveau de commémoration auquel il [est] en droit de prétendre27 ». Cette situation résulte de la résistance de labbé Guy de Châtres qui refuse la collation royale des bénéfices voulus par le défunt roi. Afin de combler ce vide commémoratif, Jeanne instaure un patient dialogue avec labbé afin dinfléchir sa position, dont Elizabeth Brown suit chaque développement en livrant une analyse psychologique des motivations des deux parties en présence. Sous sa plume, labbé retrouve des couleurs d« homme pieux, rigoureux, et intransigeant », de « réformateur-liturgiste conservateur », et même d« idéaliste né » qui « résigne son office en 1343 pour dévouer le reste de sa vie à la

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réforme de la liturgie et à lachèvement de son Sanctilogium28 ». Les dons consentis par Jeanne restent vains, et cest le retrait de Guy de Châtres en 1342 et son remplacement par Gilles Rigaud, abbé pragmatique et diplomate, qui permettent aux négociations daboutir avec la fondation spectaculaire du 1er août 1343.

Il importe dévoquer une dernière spécificité des travaux dionysiens dElizabeth Brown : le recours fréquent aux éclairages que peut apporter à la compréhension des faits la production de ce quelle appelle « latelier historiographique » de Saint-Denis, dont elle scrute la moindre inflexion en fonction du contexte politique. À cet égard, la conception de la monographie de 2001 est exemplaire29. Évidemment, les travaux dagrandissement et dembellissement de labbatiale sous la conduite de labbé Suger sont envisagés à la lumière de ses écrits, de la Vita Ludovici regis au De administratione. Plus tard, la reconstruction de la nef commencée sous labbatiat dEudes Clément autour de 1230 est envisagée à travers le prisme du récit légendaire de la consécration par le Christ, dont elle minore le rôle dans les motivations des reconstructeurs ; le réaménagement de la nécropole dans les années 1260 et la mise en œuvre dun programme de tombeaux rétrospectifs (ce quElizabeth Brown appelle « larbre généalogique sépulcral ») sont quant à eux ramenés à laffirmation par saint Louis, puis au rejet par Philippe le Bel de la théorie du reditus. Il en résulte une vision synthétique dans laquelle la description des dispositifs nest jamais gratuite, mais prend sens à la relecture des textes. Et inversement, lanalyse des textes trouve des illustrations matérielles dans les dispositions non seulement architecturales et ornementales, mais aussi spatiales et symboliques de labbatiale.

Il convient pour finir dévoquer en quelques mots lintérêt dElizabeth Brown pour les historiens de labbaye au Moyen Âge et à lépoque moderne, ses prédécesseurs. À loccasion de létude dun contentieux30 qui oppose entre 1406 et 1410 labbé et les moines de Saint-Denis, dune part, au chapitre de Notre-Dame de Paris, dautre part, au sujet de la possession du chef de saint Denis, elle passe en revue la tradition historiographique de cet épisode. Lenquête, fondée sur un épisode aux

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enjeux sensibles pour labbaye, révèle la fiabilité du témoignage des deux principaux historiens de labbaye sous lAncien Régime : Jacques Doublet, peu de temps avant lintroduction de la réforme mauriste en 1633 et Michel Félibien, qui écrit bien après31. Elle en profite au passage pour renvoyer dos à dos ces spécialistes hors pair du chartrier de labbaye et mieux en disséquer la méthode. Cet intérêt sétend au sort des corps et tombeaux des rois de la Révolution à nos jours32, ou encore à lœuvre des restaurateurs de labbatiale au xixe siècle, évoquée notamment à travers les dessins du fonds Roger de Gaignières conservés à la Bodleian Library dOxford33. Elizabeth Brown manifeste ici lattention première quelle accorde aux sources, à leur histoire matérielle et au travail de lhistorien comme objet détude en soi, et ce nest pas un hasard si elle se livre à cet exercice dans le champ des études dionysiennes.

Quil me soit permis de conclure cette évocation de lœuvre dionysien dElizabeth « Peggy » A. R. Brown34 par une anecdote révélatrice, je crois, de son approche sensible de la matière historique. Je lai rencontrée peu après avoir soutenu ma thèse dÉcole des chartes. Elle était curieuse de savoir ce que javais bien pu y écrire sur sa principale fréquentation et préoccupation du moment, Jeanne dÉvreux. Nous achoppions tous trois, Jeanne dÉvreux, Peggy et moi, sur les motifs du refus opiniâtre quopposa labbé Guy de Châtres à la fondation de Charles IV le Bel en dépit des contreparties offertes par sa veuve. Javançai des explications techniques liées à la restriction croissante de laccès aux suffrages des moines, même pour les membres du lignage royal, dans le second quart du xive siècle. Peggy accueillit ces hypothèses avec une moue dubitative caractéristique, en dodelinant de la tête : largumentaire était mal engagé. En désespoir de cause, je finis par risquer un commentaire plus subjectif : ne semblait-il pas, au fond, que labbé Guy avait mauvais caractère, ou que du moins les sources laissaient transparaître un tempérament rigide ?

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À ces mots, lexpression de Peggy changea du tout au tout. Pensif un instant, son visage séclaira et elle sexclama : « Oui, cela me parle ! Je le ressens comme cela. Cest ainsi que je vois les choses, cest comme cela que devait être Guy de Châtres. » Il mapparut évident quelle avait développé une vision vivante de Saint-Denis et que tous ces fragments assemblés au long de ses articles formaient un tout cohérent peuplé non pas de fantômes désincarnés, mais dêtres de chair et de pensée.

Damien Berné

Musée de Cluny

Musée national du Moyen Âge

1 Aldershot, Variorum, 1991.

2 Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 2001.

3 S. M. Crosby, Labbaye royale de Saint-Denis, Paris, P. Hartmann, 1953. J. Formigé, Labbaye royale de Saint-Denis. Recherches nouvelles, Paris, PUF, 1960. S. M. Crosby, The Royal Abbey of Saint-Denis from its Beginnings to the Death of Suger, 475-1151, éd. P. Z. Blum, New Haven/Londres, Yale University Press, 1987.

4 E. Brown et M. W. Cothren, « The Twelfth-Century Crusading Window of the Abbey of Saint-Denis : Praeteritorum enim Recordatio Futurorum est Exhibitio », The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 49, 1986, p. 1-40 ; E. Brown, « Saint Denis and the Turpin Legend », The Codex Calixtinus and the Shrine of St. James, éd. J. W. Williams et A. Stones, Tübingen, G. Narr, 1992, p. 51-88 ; E. Brown, « Paris and Paradise : the View from Saint-Denis », The Four Modes of Seeing : Approaches to Medieval Imagery in Honor of Madeline Harrison Caviness, éd. E. S. Lane, E. C. Pastan et E. M. Shortell, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009, p. 419-461.

5 Mediaevalia, 10, 1984, p. 279-331.

6 Brown, Politics and Institutions, introduction.

7 Brown, The Monarchy of Capetian France, introduction.

8 E. Brown, « Moral Imperatives and Conundrums of Conscience : Reflections on Philip the Fair of France », Speculum, 87, 2012, p. 1-36.

9 E. Brown, « Philippe le Bel and the Remains of Saint Louis », Gazette des beaux-arts, 6e série, 95, 1980, p. 175-182, réimpr. Brown, The Monarchy of Capetian France, no III.

10 Brown, « Philippe le Bel and the Remains », p. 176.

11 Brown, « Philippe le Bel and the Remains », p. 177.

12 A. Vidier, « Le trésor de la Sainte-Chapelle », Mémoires de la Société de lhistoire de Paris et de lÎle-de-France, 36, 1909 ; B. de Montesquiou-Fezensac, avec la collaboration de D. Gaborit-Chopin, Le trésor de Saint-Denis, 3 vol., Paris, A. et J. Picard, 1973-1977 ; A. Erlande-Brandenburg, Le roi est mort. Étude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusquà la fin du xiiie siècle, Genève/Paris, Droz/Arts et métiers graphiques, 1975.

13 Brown, « Philippe le Bel and the Remains », p. 179.

14 « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Double Funeral of Louis X », Traditio, 34, 1978, p. 227-271, réimpr. Brown, The Monarchy of Capetian France, no VII ; « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Funeral of Philip V », Speculum, 55, 1980, p. 266-293, réimpr. Brown, The Monarchy of Capetian France, no VIII.

15 Persons in Groups : Social Behavior as Identity Formation in Medieval and Renaissance Europe. Papers of the Sixteenth Annual Conference of the Center for Medieval and Early Renaissance Studies, éd. R. C. Trexler, Binghamton, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, 1985, p. 241-266.

16 Brown, « Burying and Unburying », p. 242-243.

17 Brown, « Burying and Unburying », p. 244.

18 Brown, « Burying and Unburying », p. 245.

19 G. S. Wright, « A Royal Tomb Program in the Reign of St. Louis », The Art Bulletin, 56, 1974, p. 224-243 ; Erlande-Brandenburg, Le roi est mort.

20 Mediaeval Studies, 49, 1987, p. 282-334, réimpr. Brown, The Monarchy of Capetian France, no V, part. p. 312.

21 Brown, « The Chapels and Cult of Saint Louis », p. 279 : « Soon after the translation of 1298 [the monks] decided to construct a chapel in [Saint Louiss] honor, perhaps in an effort to stimulate devotion to the saint, perhaps to forestall Philip the Fairs revised plan to transfer Louiss head to the Sainte-Chapelle. »

22 M. T. Davis, « Splendor and Peril : The Cathedral of Paris, 1290-1350 », The Art Bulletin, 80, 1, 1998, p. 34-66.

23 Brown, « The Chapels and Cult of Saint Louis », p. 283 et n. 18.

24 Brown, « Paris and Paradise ».

25 La tension quelle a révélée en mettant en évidence labsence de coïncidence entre le lieu de la représentation (la peinture murale dans la chapelle du chevet) et celui de la commémoration effective (la chapelle de la nef) constitue dailleurs lun des points de départ de notre propre réflexion sur le découplage entre effigie funéraire et mémoire à Saint-Denis : D. Berné, Architecture et liturgie. Étude dune interaction spatiale et mémorielle à Saint-Denis à lépoque gothique, thèse pour le dipl. darchiviste paléographe, 2008.

26 E. Brown, « Jeanne dÉvreux : ses testaments et leur exécution », Le Moyen Âge, 119 : Autour des testaments des Capétiens. Actes de la journée détude internationale organisée à luniversité Paris-Sorbonne, éd. X. Hélary et A. Marchandisse, 2013, p. 57-83 ; E. Brown, « The Testamentary Strategies of Jeanne dÉvreux : The Endowment of Saint-Denis in 1343 », Magistra Doctissima : Essays in Honor of Bonnie Wheeler, éd. D. Armstrong, A. W. Astell et H. Chickering, Kalamazoo, Western Michigan University, 2013, p. 217-247.

27 Brown, « Jeanne dÉvreux », p. 68.

28 Ibid.

29 Brown, Saint-Denis.

30 E. Brown, « Jacques Doublet, Jean de Luc, and the Head of Saint Denis », Auctoritas. Mélanges offerts au professeur Olivier Guillot, éd. G. Constable et M. Rouche, Paris, Presses de luniversité Paris-Sorbonne, 2006, p. 711-719.

31 J. Doublet, Histoire de labbaye de S.-Denys en France…, Paris, 1625 ; M. Félibien, Histoire de labbaye royale de Saint-Denys en France…, Paris, 1706.

32 Brown, « Burying and Unburying ».

33 E. Brown, The Oxford Collection of the Drawings of Roger de Gaignières and the Royal Tombs of Saint-Denis, Philadelphie, American Philosophical Society, 1988.

34 Quil convient de désigner désormais, dans un souci de véracité historique, par le surnom que tous ses amis lui connaissent. Cest loccasion pour moi de lui témoigner mon admiration sincère et ma profonde gratitude pour les ferments de réflexion et les conseils quelle ma si généreusement offerts.