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Classiques Garnier

Introduction [de la troisième partie]

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Introduction

Adélard de Bath (v. 1080 – ap. 1150) a beau être « un personnage clé du xiie siècle [latin]1 », aucun de ses écrits na été jusquici traduit en français, alors que plusieurs lont été dans les langues européennes les plus pratiquées. Pis encore : alors que tous ses écrits ont été édités, ou sont en passe de lêtre, dans leur langue originale dans divers pays du continent, lédition hexagonale na toujours pas exploité cette veine savante2. Une telle lacune éditoriale a paru déplorable à Bernard Ribémont, qui a pris linitiative dinscrire lédition et la traduction de deux des œuvres dAdélard, le De eodem et diverso (DEED) et les Questiones naturales : de causis rerum (QN), dans le projet ANR Scientia, au sein du laboratoire POLEN de lUniversité dOrléans. Il nous en a confié la réalisation. Lentreprise sest conclue par une parution aux éditions des Belles Lettres, dans la collection « Auteurs Latins du Moyen Âge » (ALMA), à la fin de lannée 2015. Au cours de notre travail de traduction et de commentaire nous avons jugé opportun de joindre au diptyque adélardien une classification des sciences anonyme, Ut testatur Ergaphau (UTE), également ignorée de lédition francophone : très certainement antérieure à lœuvre dAdélard, elle en éclaire certains aspects.

Dans les années qui suivent laccession au trône dHenri Ier dAngleterre, troisième fils de Guillaume le Conquérant (1100), Adélard parachève ses études à Tours, sans doute sous limpulsion de Jean de Tours, évêque de Bath ; puis il part pour lItalie du Sud, jusquà Syracuse. De retour à Bath en 1110, il exerce les fonctions denseignant dans un cadre mal défini ; il rédige la même année3 le DEED et peut-être aussi à cette époque ses Regule abaci. Il part quelques années après pour Antioche

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(devenue principauté en 1098), en suivant la via Frangicena qui passe par Laon puis litinéraire de la deuxième vague de la première croisade : lui-même évoque son passage à Tarse et à Mamistra, qui a eu lieu au cours du tremblement de terre de novembre 1114. Il est possible quil ait commencé à Antioche sa traduction arabo-latine du Centiloquium attribué à Ptolémée (laissée inachevée) et du Liber prestigiorum Thebidis. Rentré sept ans plus tard en Angleterre, il rédige les QN et le De avibus tractatus, qui participe, dans lEurope latine, au développement de la fauconnerie, divertissement propre à la noblesse. En 1126, avec laide probable de Pierre Alphonse, un juif converti dorigine aragonaise et médecin du roi Henri Ier, il révise une première version arabo-latine des Tables astronomiques dal-Khāwarizmī due à ce même Pierre Alphonse. Il est très difficile de dater ses deux autres traductions arabo-latines, les Éléments dEuclide et lIsagoge minor dAbū Maʿšar. Après la mort dHenri Ier, en décembre 1135, Étienne de Blois, son neveu, sempare de la couronne dAngleterre et déclenche une guerre civile qui durera jusquen 1153. Il semble que, dans un premier temps, Adélard ait été partisan dÉtienne car il pourrait être lauteur dune série dhoroscopes allant dans ce sens. Dans les années qui suivent, Adélard rédige son De opere astrolapsus, quil dédicace à Henri, le fils de Mathilde, elle-même fille dHenri Ier, dont il est lun des précepteurs. Il meurt après 1150.

Adélard appartient donc au cercle étroit des premiers traducteurs arabo-latins, à une époque où la science arabe était à son apogée et où les savoirs latins nétaient guère très brillants. On lui doit notamment les trois traductions mentionnées ci-dessus, la plus célèbre étant celle des Éléments dEuclide, alors que les Latins avaient pour lessentiel limité jusqualors leurs connaissances astronomiques aux techniques computistes4, leurs pratiques astrologiques aux lunaria et aux zodiologia5, et Euclide à un ersatz des Eléments, Geometria II6. Rien de tel quune

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traduction pour pénétrer dans lintimité dune pensée, au nom même des « difficultés liées à la traduction en tant que pari difficile, quelque fois impossible à tenir7 », puisque, « dune langue à lautre, tant les mots que les réseaux conceptuels ne sont pas superposables8 ». Ceux qui acceptent de remplir ce rôle de passeurs aventureux se projettent sans fin dune rive linguistique à lautre en senracinant dans les deux, mais avec le sentiment trouble de nêtre inféodé à aucune et de devenir, le temps de la traduction, un étranger intermittent et un autochtone en sursis9. Ces imbrications ininterrompues de deux altérités et de deux identités méritent dêtre signalées même si, lorsquil rédige le DEED et les QN, Adélard na pas encore commencé ses travaux de traducteur.

Avec le premier texte, il est à la croisée des chemins : est-ce quil doit satisfaire avant tout ses ambitions sociales ? Nest-il pas préférable quil se consacre à létude (on dirait aujourdhui « à la recherche »), avec pour conséquence lobligation de souvrir à des traditions intellectuelles étrangères aux Latins ? Ce court traité est loccasion pour lui de rappeler, face aux tentations du monde, les vertus attachées à la philosophie et aux savoirs acquis par létude des sept arts libéraux : ceux-ci sont évoqués chacun successivement par lintermédiaire de deux allégories. Mais lauteur souligne les limites de cette formation quil a, pour sa part, complétée par dautres savoirs : peu satisfait de lenseignement dispensé dans les écoles gauloises, Adélard a rejoint Salerne, puis la Sicile pour apprendre « la médecine et la physique », artem medicine naturasque rerum, mot-à-mot « lart de la médecine et la nature des choses ».

Avec le second texte, il a définitivement fixé ses choix, même si la tradition historiographique en masque la netteté, comme Charles Burnett le rappelle :

De causis rerum is a more authentic title than Questiones naturales. [] However, since the work has become widely known as the Questiones naturales, and this title has some manuscript authority, it is retained here10.

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Ce dialogue entre loncle, de retour de son voyage à Antioche, et son neveu prolonge la réflexion qui a été entamée à la fin du DEED : il est entièrement consacré au monde concret des choses et des êtres, dont il relève diverses particularités pour en rechercher les causes. La grille de lecture du savoir qui est maintenant mise en œuvre nest plus le septénaire libéral mais les qualités élémentaires (le chaud, le froid, lhumide et le sec). Adélard y revendique la démarche de « maîtres arabes » en proposant, « sous la conduite de la raison » (ratione duce), des réponses aux questions qui partent de la terre et des plantes pour embrasser lunivers céleste en passant par les animaux et lhomme. Au nom de la problématique adélardienne, il est ainsi apparu opportun dopter pour un titre plus explicite, Questions sur la nature. Les causes des choses, qui inclue ce qui se trouve en forme de sous-titre dans certains manuscrits11, Questiones naturales. De causis rerum. Tant le pluriel « les causes » que ladjectif qui qualifie les « questions » sont dépourvus dambiguïté : Adélard ne vise pas une quelconque cause première ; il cherche à « découvrir les lois internes des choses12 ». Il tient des propos de naturaliste, non de théologien. Il refuse aussi de considérer les choses comme des symboles : ce qui requiert son attention, cest la chose prise dans sa réalité concrète et considérée dans ses rapports avec les autres choses tout aussi concrètement perçues13.

Dans lédition bilingue de la collection ALMA, les trois textes retenus et leur traduction occupent environ 320 pages, pour un peu plus de 180 consacrées à lintroduction et aux notes. Ce dernier bloc est loin dépuiser les réflexions qui ont surgi au cours de notre travail. Comme il nétait pas souhaitable daccroître exagérément la part déjà grande du commentaire, nous avons proposé aux CRMH ce dossier contenant certaines des observations nées de la fréquentation du texte original ; ces trois études, par leur variété, mettent en lumière diverses facettes dAdélard. Nous remercions Silvère Menegaldo de laccueil quil a réservé à notre proposition.

Les trois études portent successivement sur :

La manière dAdélard de livrer des éléments de sa biographie ; elle en dit long sur le statut du moi au début du xiie siècle et

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laisse entrevoir ce jeu de bascule entre lidentité et laltérité qui anime le traducteur en exercice : « Un neveu entre deux évêques ».

Le talent poétique dAdélard, qui fait regretter quil nait pas continué à lexercer : « Les poèmes de Philocosmie et de Philosophie dans le De eodem et diverso dAdélard de Bath (II, 14 et 21). Étude comparée ».

Une recherche sur la date du DEED, qui oblige à dresser un tableau des mœurs conjugales au tournant des xie et xiie siècles : « Adélard citharède et la Reine musicophile ».

Le logo de la collection ALMA où louvrage paraît reproduit une des enluminures peu connue du fameux codex Vigilanus, Escurial d.I.2, f. 160v. Elle illustre les actes du ive concile de Tolède, présidé par Isidore de Séville14. Celui-ci, à gauche de lenluminure, tient un calame dans sa main droite et un manuscrit dans sa main gauche, tandis que sa mitre déborde largement du cadre. Trois évêques lui font face, avec également en main les instruments usuels de lécrit. La plasticité du langage iconographique autorise de voir dans le personnage de gauche le public auquel les trois traducteurs-commentateurs offrent leurs travaux, en souhaitant quils suscitent son intérêt et lui ouvrent de nouvelles perspectives.

Au moment où nous remettions les articles de ce dossier, Max Lejbowicz est décédé, emporté par la maladie. Il avait eu le temps de mettre la dernière main à ses contributions, ainsi quaux épreuves de notre traduction commentée des deux textes dAdélard de Bath, le De eodem et diverso et les Questiones naturales, avec le pseudépigraphe Ut testatur Ergaphalau, qui vient de paraître aux Éditions des Belles Lettres (collection « ALMA »). Notre collaboration a été aussi riche quagréable : cest donc avec une grande tristesse que nous en présentons ici les fruits.

Max Lejbowicz et Émilia Ndiaye,
avec la participation
de Christiane Dussourt

1 Th. Ricklin, « Adélard de Bath (v. 1080 – v. 1152) », Dictionnaire du Moyen Âge, éd. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, PUF, 2002, p. 8-9.

2 Pour le détail de ces diverses traductions et/ou éditions, voir Adélard de Bath, LUn et le Divers, Questions sur la nature (Les causes des choses), complété par Comme latteste Ergaphalau, éd. C. Burnett, trad. et com. M. Lejbowicz, E. Ndiaye, C. Dussourt, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. xci-xciii.

3 Sur cette date, voir ici même M. Lejbowicz, « Adélard citharède et la Reine musicophile ».

4 Voir C. Ph. E. Nothaft, Dating the Passion. The Life of Jesus and the Emergence of Scientific Chronology (200-1600), Leiden, Brill, 2011, les quatre premiers chapitres.

5 Voir E. Svenberg, Lunaria et zodiologia latina, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1963, p. 3 : « [Les lunaria] consistent en prescriptions et pronostics, appliqués aux 30 jours dun mois lunaire imaginaire et constant. (…) [Les zodiologia sont des] traités divisés en 12 parties, contenant chacune des prescriptions et des pronostics se rapportant à la situation de la lune ou du soleil dans chacun des 12 signes du zodiaque. »

6 Voir M. Folkerts, « Boethius » Geometrie II. Ein mathematisches Lehrbuch des Mittelalters, Wiesbaden, Franz Steiner, 1970.

7 P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2006, p. 4.

8 B. Cassin, « Présentation », Vocabulaire européen des philosophes, éd. B. Cassin, Paris, Seuil / Le Robert, 2004, p. xvii-xviii, ici p. xviii.

9 Voir A. Berman, Lépreuve de létranger. Culture et traduction dans lAllemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

10 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural Science, and On Birds, éd. Ch. Burnett et alii, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. xxxi.

11 Voir LUn et le Divers, « La signification des titres », p. xxxvii-xliv et p. lxiii-lxiv.

12 Voir M.-D. Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 27 (reprend une étude parue en 1952).

13 Voir A. Speer, Die entdeckte Natur. Untersuchungen zu Begründungversuchen eine “scientia naturalis” im 12. Jahrhundert, Leiden / New York, Brill, 1995, chap. ii.

14 Voir S. de Silva y Verástegui et B. Mora, « Lillustration des manuscrits de la Collection Canonique Hispana », Cahiers de civilisation médiévale, 32, 1989, p. 247-262, ici p. 259 et fig. 15 (accessible sur le site Persée) ; J. Fontaine, Isidore de Séville. Genèse et originalité de la culture hispanique au temps de Wisigoths, Turnhout, Brepols, 2000, p. 147.