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Classiques Garnier

Introduction [de la deuxième partie]

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Introduction

Cest infime mais cest quelque chose.

Louis-Ferdinand Céline, Entretien, octobre 1954.

Le détail défie le sens commun : on passe sur les détails, on entre dans le détail, on peut aussi se perdre dans les détails ; il est tantôt superflu, tantôt essentiel. Ce qui est un détail pour lun est tout sauf un détail pour lautre : « car un détail “vu” peut ne pas avoir été “fait” ; un détail peut être “inventé”, au sens archéologique du terme par le désir de celui qui regarde », nous rappelle Daniel Arasse1. Mais la difficulté est encore de sentendre sur le sens à donner au mot “détail”. Comme le souligne encore Gérard Dessons, « il y a (…) confusion entre deux acceptions de la notion de détail, celle, traditionnelle, non spécialisée, de la composante secondaire, et celle, on dira “moderne”, dun concept heuristique, faisant partie dune réflexion sur lœuvre dart et son économie sémantique2 ».

Le détail est labile et se laisse difficilement appréhender et étudier ; il se transforme comme au gré du regard et se tient tapi, en retrait dans lensemble dont il fait partie ou au contraire vient à surgir, éclipsant dans le même temps lensemble3. Ce faisant, il devient alors “monde à lui seul”. On finit par ne voir que lui. Ce peut être un détail qui tue, celui qui vient faire exploser lharmonie densemble ou à tout le moins la déstabilise. Bien malin qui peut dire qui de Dieu ou du diable se

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niche dans les détails. À travers ce bref itinéraire dans les expressions qui convoquent le détail, se dessine déjà une construction du détail à partir des trois opérations analysées par Georges Didi-Huberman4 : la proximité ou léloignement (voir “entrer dans le détail”), le partage ou la découpe (la dé-taille) et ce quil nomme “la sommation” (faire le détail, faire la somme de). Quel regard le critique doit-il adopter pour dénicher le détail, le construire comme tel ou le faire exister ? Doit-il se munir dune loupe, à la manière du détective, dun microscope dans une démarche scientifique, bref faire “vœu de myopie”5, selon lexpression de Jean-Pierre Richard ? À quel moment le détail accède-t-il à une existence textuelle ? Quand perd-il son statut de détail pour devenir lessentiel ? Ne peut-il retourner à la case détail ?

Le détail, notion récente empruntée à lanalyse picturale, na pas tardé à devenir un concept clé de lanalyse littéraire. On ne sétonnera pas de constater que de nombreuses études sur la littérature des xixe et xxe siècles lui sont consacrées6, toutefois les médiévistes ne lui ont guère accordé la place singulière quil mérite en dehors de quelques articles épars7. Au carrefour entre la poétique et la théorie de la lecture, réception et microlecture, le détail met en jeu larticulation entre la partie et le tout, laccessoire et lessentiel. Il noue un lien particulier avec une autre notion : laccessoire – ce qui est discordant ou fâcheux, ce qui est secondaire, qui vient sajouter au principal et doit être rapproché aussi de laccident, de lincident. À cet égard, E. J. Richards, avec la collaboration de L. Dulac, nous invite à une étude savante des deux occurrences du mot « accessoire » dans lœuvre de Christine de Pizan, au carrefour entre lemploi juridique, rhétorique et iconographique.

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Appréhendé tour à tour comme un résidu, en trop, ou comme ce qui attire le regard et ce que conserve la mémoire, le détail oscille entre le reste, la quantité négligeable et lessentiel, un presque rien qui contient tout. Pris dans une tension entre accessoire et essentiel, le détail possède deux valeurs : le particolare : « cest un moment auquel le peintre ne doit pas trop “samuser” aux dépens de léconomie équilibrée du “tout ensemble” », souligne Daniel Arasse et le dettaglio : « moment qui fait événement dans le tableau, qui tend irrésistiblement à arrêter le regard, à troubler léconomie de son regard ». À partir précisément du travail fondateur de Daniel Arasse sur le détail en peinture, nous avons voulu nous pencher sur la question du détail mais aussi de laccessoire dans la fiction narrative médiévale, non sans mettre laccent sur la question du système de valeurs à lintérieur duquel vient se loger et sinterpréter le détail. Avec ces contributions qui abordent différents genres de la littérature médiévale – la chanson de geste, le récit de pèlerinage, le roman… – nous avons voulu examiner le détail à la fois comme fondement dune lecture critique et comme élément dépendant dun système de valeurs et de codes propres à une période donnée de lhistoire de la lecture et de la réception.

Il sest agi de voir comment fonctionne le détail, lequel étymologiquement désigne lélagage de la talea, le rejeton, la bouture, mais aussi la plus petite partie dun ensemble, et comment il sarticule avec dautres notions comme celles de laccessoire, de lincident voire de lanecdote. Si le détail renvoie dabord à laction de détailler, cest-à-dire, diviser, mettre en pièces, vendre par petites quantités (« vendre en gros ou en détail »), et cest la seule acception qui existe à la période médiévale, il suppose demblée une tension entre la partie et le tout. Il apparaît donc comme une quantité négligeable, fragment dun tout. Or, tout le paradoxe du détail réside dans le fait quil oscille ente linaperçu et le plus visible, « ce qui crève les yeux », entre lincision et ce qui émerge. À la fois « écart et signe à celui qui le lit », il nécessite de prendre en compte la question de lhistoricité. Ce sont ces différents points que Denis Hüe explore lorsquil retrace pour nous lhistoire du nez de Guillaume dans le Couronnement de Louis, nez courbe qui devient court, distinction que lon nentend pas oralement, sorte danomalie qui devient un détail autrement signifiant. Cest ce cheminement dun cognomen de tradition latine à lépithète homérique, dun attribut historique à un attribut

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légendaire quil interroge à partir du détail du nez de Guillaume, lequel loin dêtre une « anecdote étiologique chargée de justifier une prononciation défaillante de la courbure » devient le centre même du processus de construction du personnage qui perd son nez pour payer sa démesure. Le détail se charge alors dune fonction révélatrice dès lors que la partie infime permet de reconstituer le tout, comme le suggère Liliane Louvel. Cest une réflexion autour des traces et vestiges que nous propose Jean-Marie Fritz qui examine et compare « lempreinte monumentaire des récits de pèlerinage (qui) relève dune pensée religieuse, voire magique, (et) la trace indiciaire des fictions (laquelle) ouvre sur la modernité, celle du paléontologue, du détective et du psychanalyste ». Isabelle Fabre analyse, pour sa part, le lien qui sétablit entre la ruine et le détail chez René dAnjou. Le détail « se caractérise par sa singularité, se camoufle aussi dans la trame du texte, si bien quon perd de vue sa valeur signifiante au profit du tableau dans lequel il sinsère. Doù son ambivalence et sa “duplicité”, car sil se donne volontiers comme support de glose, il est aussi du côté de lelocutio, de lornemental et de la touche ekphrastique ». Elle montre quon « peut y voir le principe qui donne son unité à lœuvre rinaldienne, en même temps que le lieu où se déploie un art de la variatio dune grande finesse ».

Se croisent dans ce recueil des approches complémentaires sur la sémiotique du détail (entre autonomie et inscription dans un ensemble), sur la poétique du détail dans son rapport aux codes génériques, sur sa réception et son historicité, et enfin ce que lon pourrait appeler la politique du détail (le détail négligeable ou essentiel, sa dimension axiologique). Nous avons souhaité prendre le parti du détail et explorer la manière dont le détail peut être pensé dans la littérature médiévale, au-delà du luxe de détails des descriptions dans les romans antiques, par exemple, ou dune approche qui réduirait le détail à létude de realia. Ainsi dans sa contribution sur « les inflexions dun détail dans le récit médiéval : les muances du noir », Madeleine Jeay revient sur le topos du noir traditionnellement associé à la laideur ou la sauvagerie dans les textes médiévaux et montre que la polysémie du détail de la noirceur, lequel sintègre dans un ensemble signifiant plus complexe que lopposition binaire avec le blanc, dépend en grande partie de lopération de “détaille” à laquelle se livre le lecteur. Enfin, la dernière partie du recueil se concentre sur la translatio du détail à travers des approches

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complémentaires. Delphine Burghgraeve nous livre une microlecture de la description physique et morale de Pasiphaé dans deux textes différents de la fin du Moyen Âge, lOvide moralisé (xive siècle) et La Bouquechardière de Jean de Courcy (xve siècle) afin de dégager le changement axiologique opéré par la réécriture. Jane Taylor envisage les enjeux et la portée du détail dans le processus de refonte en prose et nous propose une étude du détail, à partir de deux mises en prose bourguignonnes, celle de lErec de Chrétien de Troyes, et celle du Chastellain de Coucy et de la Dame de Fayel de Jakemés. À lévidence, le détail apparaît comme un élément clef tant pour lécrivain que pour lherméneute. Cest ce que corrobore la contribution de Pascale Mounier qui sinterroge sur lhistoricité du détail et de laccessoire dans les lectures-réécritures de lUrbano, faussement attribué à Boccace, du xvie siècle au xviiie siècle, en envisageant les enjeux de la réception du détail au cours des siècles.

Chacun des articles ici assemblés semploie à apporter un regard singulier sur ce concept encore nouveau pour la médiévistique ; nous concevons ce recueil comme un préambule ou un prétexte à des analyses théoriques à venir mais dont le mérite réside dans lintérêt porté à un objet qui ne se dit pas dans la langue médiévale, en dehors des mots « accessoire », « incident » et qui nen existe pas moins.

Patricia Victorin

Université Bretagne-Sud

HCTI

1 D. Arasse, Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Champs Flammarion, 1999.

2 G. Dessons, « La stratégie du détail dans la critique dart et la critique littéraire », Pouvoir de Linfime. Variations sur le détail, éd. L. Rasson et F. Schuerewegen, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, p. 53-67, ici p. 56.

3 Voir D. Boisseau, « De l“inexistance” du détail », Le détail, éd. L. Louvel, Poitiers, Publications de La Licorne, HS 7, 1999, p. 16-33.

4 G. Didi-Huberman, Devant limage, Paris, Minuit, 1990.

5 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979, p. 7.

6 On citera aussi Le parti pris du détail. Enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, Paris-Caen, 2002 et M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, p. 387-424.

7 Relevons notamment au carrefour entre analyse du détail, de la métonymie et des realia, les contributions suivantes sur le matériau froissardien : Cl. Dauphant, « Lart du détail autobiographique dans la poésie de Jean Froissart : le voyage en Béarn dans Le Dit dou florin », Froissart à la cour de Béarn. Lécrivain, les arts et le pouvoir, éd. V. Fasseur, Turnhout, Brepols, 2009, p. 159-177 ; P. F. Ainsworth, « Knife, key, bear and book : poisoned metonymies and the problem of translatio in Froissarts later Chroniques », Medium ævum, 59, 1990, p. 91-113 ; B. Ribémont, « Les realia : un concept à définir. Lexemple de lEspinette amoureuse de Jean Froissart (Les jeux de lenfance) », Les realia dans la littérature de fiction au Moyen Âge, Wodan, 3, 25, 1993, p. 153-168.