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Classiques Garnier

De l’accident poétique à l’essence allégorique Le détail gothique dans les portraits de Pasiphaé, de l’Ovide moralisé à la Bouquechardière de Jean de Courcy

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Burghgraeve (Delphine)
  • Résumé : Cet article étudie la valeur accordée à la description physique et morale de Pasiphaé dans deux textes de la fin du Moyen Âge, l’Ovide moralisé et la Bouquechardière de Courcy. L’utilisation du détail paraît aller à l’encontre de la rhétorique de la brièveté et de l’utilitas. Si le détail gothique est au centre d’une défense esthétique de la fable, la reprise des détails du portrait de Pasiphaé par Jean de Courcy permet d’observer le phénomène de microlecture et le changement axiologique opéré par cet herméneute.
  • Pages : 223 à 241
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0223
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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De laccident poétique
à lessence allégorique

Le détail gothique dans les portraits de Pasiphaé,
de lOvide moralisé à la Bouquechardière
de Jean de Courcy

Dieu est dans les détails.

A. Warburg

En 1968, dans un article qui a fait date, Roland Barthes montre que leffet de réel est obtenu à partir déléments non notables, autrement dit non significatifs et non incongrus1. De fait, il propose une approche moderne et désacralisée de la littérature, dans laquelle le véritable détail, le « détail concret2 », apparaît comme dénué de sens, si ce nest celui de dénoter la réalité. Une telle définition du détail en adéquation avec la littérature moderne réaliste3 nous invite à nous demander à notre tour sil nexiste pas dautres catégories de détails que celle-ci. Par exemple, peut-on parler de détails dans une esthétique visant à lidéal de Beauté, comme cest en partie le cas dans le corpus

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que nous allons étudier, et qui implique selon Hegel la « négation de toute particularité4 » ?

Selon Michel Charles, le concept de « détail » mène par essence à une aporie. En effet, est détail, ce que le lecteur relève en tant que tel, en fonction de sa sensibilité, ses souvenirs ou encore son expérience littéraires5. Le critère dinterprétation rend la tâche du lecteur-critique, qui sapprête à repérer les détails dans un texte et à les analyser, particulièrement ardue. Ce qui est détail pour lun ne lest pas forcément pour lautre. De même, à partir du moment où un critique note un détail, ce dernier prend une place centrale dans son analyse et nest plus un « détail », au sens délément insignifiant. Ce constat dun concept impossible à cerner amène Michel Charles à revendiquer qu« il vaut mieux se passer de la notion, qui est purement impraticable6 ».

Heureusement, il existe une acception plus pragmatique de la notion de détail fournie par Philippe Hamon, qui peut nous servir de point de départ pour déterminer ce qui fait détail dans un texte :

Le « détail » – cest peut-être la seule définition que lon puisse avancer dun concept aussi flou – cest ce qui surdétermine sens et insignifiance. Il est ce qui arrête, bloque, et suspend le mouvement de lecture : mais il réclame aussi, alors, une « traduction » quant à son sens, à sa fonction dans lœuvre, il interpelle et interroge le lecteur quil transforme en herméneute []7.

Ces propriétés permettent à Philippe Hamon de rapprocher le détail de la description en cela que « [] ou bien la description, en elle-même, est considérée comme un “détail” menaçant lintégrité de lœuvre ; ou bien elle est elle-même menacée, comme unité fonctionnelle, par les “détails” qui prolifèrent en son sein8 ». Ainsi le détail peut être appréhendé sous langle du rapport de la partie au tout et inversement, et

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dans le fait quil est une marque intime dinvestissement par lauteur, quil sagit pour le lecteur dinterpréter9.

Cest à travers un type de description particulier, le portrait, qui consiste en une « description à la fois physique et morale dun personnage10 », que nous aborderons la notion de détail à travers deux réécritures médiévales de la fable de Pasiphaé : lune qui se trouve dans lOvide moralisé, œuvre dun clerc anonyme qui traduit et glose les Métamorphoses dOvide au début du xive siècle11, lautre due à la plume de Jean de Courcy, chevalier normand et lecteur de lOvide moralisé, qui au début du xve siècle, réécrit ce mythe dans son histoire universelle, connue sous le nom de la Bouquechardière12. Le portrait de la reine de Crète, femme du sage Minos, qui a mis toute sa mètis en œuvre dans le but de séduire un taureau et de commettre le crime sexuel de bestialité, nous permet de définir une catégorie de détail médiéval que lon pourrait qualifier de « détail gothique13 ». Ce dernier nous intéresse à la fois dans sa dimension allégorique, car il fait passer la description du domaine de laccidentel à celui de lessentiel, et aussi dans sa dimension poétique, car il consiste en une défense de la fable et de la démarche exégétique. Il offre enfin le témoignage dune micro-lecture du texte de lOvide moralisé par Jean de Courcy, révélatrice de ce qui « fait écart ».

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Linterdiction du détail

Si le détail est « ce qui arrête, bloque, et suspend le mouvement de lecture14 », il est aussi au Moyen Âge ce qui arrête lécriture. En effet, après un portrait de Pasiphaé bref et conforme à la rhétorique médiévale, et en particulier à la rhétorique courtoise, lécriture de lauteur anonyme de lOvide moralisé semble buter avant de passer à la narration de la fable. De son propre aveu, le clerc apparaît comme conscient des longueurs que pourraient provoquer une description trop détaillée de Pasiphaé :

Se voloie de chief en chief

Sa biauté raconter et dire,

Trop alongeroit ma matire.

Nepourquant un poi en dirai

Et a briez mos la descrirai. (v. 638-642)

Le portrait détaillé « de chief en chief » semble contraire à lesthétique médiévale qui prône généralement la brièveté, surtout au sein dune œuvre qui se veut avant tout édificatrice. Rappelons que, dans la pensée néoplatonicienne chrétienne du Moyen Âge et depuis saint Augustin, lhomme médiéval voit dans lunivers lexpression allégorique et métaphorique du Verbe divin15. Sinterroger sur la Création et sur les créations naturelles ou humaines permet de saisir la « trace » du divin16. Idéalement, lécriture doit être utilisée dans le but daccéder à la connaissance de Dieu et de sa volonté. Dans ce contexte, lépanchement rhétorique que représente la description détaillée focalise lattention du lecteur sur laspect extérieur de lobjet, léloigne de la recherche dun sens plus profond et le détourne de la pensée de Dieu. De même, la description est souvent définie comme une forme dornementation du discours.

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Intrinsèquement liée à la rhétorique17, elle est une démonstration du savoir-faire de lauteur, incompatible avec la posture dhumilité adoptée par la plupart des auteurs médiévaux, à linstar de lauteur anonyme de lOvide moralisé qui se dit dans son prologue « de foible engin, de foible sens » et dans son épilogue « le maindre des menors18 ». Lutilité chrétienne de la création littéraire doit prévaloir sur le prestige de son auteur.

Dès lors, il nest pas étonnant que lauteur de lOvide moralisé hésite à entreprendre une description détaillée, dautant plus malvenue quil sagit du portrait physique dune femme et de surcroît hautement condamnable. En effet, à ces recommandations esthétiques sajoute une prescription dordre moral. Lattitude criminelle de Pasiphaé, caractérisée par la transgression sexuelle, oblige lauteur à doubler le portrait physique dun portrait moral. À la laudatio physique, sattachant à décrire la beauté idéale quincarne Pasiphaé, soppose la vituperatio morale. Autrement dit la descriptio intrinseca corrige et éclaire la descriptio superficialis19. Cependant, la description de son « cuer » ne rachète pas entièrement la présence du portrait physique, car il risque de mettre lauteur dans une posture désagréable : celle du médisant. Ainsi la tension intérieure à laquelle est soumis le clerc sexprime dans un soliloque intensément dramatique :

Quel blasme ert il donc se tu dis

Dou mal, mal, dou fel, felonie ?

Trop seroit plus grant vilonie

Et plus grant blasme qui vaudroit

Le mauves loer contre droit !

Donc le puis je sans blasme dire !

Sans blasme ne puis je mesdire !

Mesdis ne blasme nest ce mie

De vilain dire vilonie !

Donc le dirai je sans aloigne,

Mes honte mest et grant vergoigne

Dire de fame tel blasme a. (v. 706-717)

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À cause de ces deux portraits détaillés, lauteur risque dêtre la cible de nombreuses attaques de la part de ses lecteurs. Il cumule plusieurs accusations – celles de se complaire dans linutilité, de succomber au plaisir de la chair à travers la description féminine imprégnée dérotisme et de commettre le péché de mauvaise langue. Une question simpose : pourquoi lanonyme a-t-il malgré tout ajouté à sa traduction des métamorphoses ovidiennes cette fable extraite de lArs amatoria en lamplifiant par ce double portrait physique et moral20 ? Il nous semble que cest parce quil voit dans ces portraits une utilité profonde et supérieure, justifiant à elle seule le dépassement des interdits moraux et esthétiques. Cest bien un portrait détaillé que le clerc va livrer à son lecteur mais les détails y sont soigneusement sélectionnés et les éléments futiles laissés de côté, ce qui lui permet daffirmer que sa description est faite « a briez mos ».

La démarche entière de lOvide moralisé est fondée sur le principe de l« allégorisme universel ». Comme lont bien montré Jean Pépin, puis Armand Strubel, il sagit pour lécrivain, à la fois clerc et savant, de révéler le sens spirituel qui se cache derrière les mots – lallegoria in verbis –, ou derrière les faits – lallegoria in factis21. Lallégorie, étymologiquement le fait de « dire autrement », engendre un double processus de production et de réception. Cest la lecture allégorique qui justifie en fin de compte le portrait détaillé de Pasiphaé. Celui-ci devient le signe dune transcendance divine, dautant plus manifeste que le premier sens (littéral) de cette fable nest pas acceptable, de sorte que, pour un esprit médiéval rompu à lallégorisme, elle fonctionne comme lindice sémantique dun sens plus profond22. Dans la mesure où la description est une « structure lexicale » et rhétorique – contrairement à la narration

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qui est une « structure logico-sémantique » – elle fixe bien lattention du lecteur sur la prolifération lexicale et sur son agencement, mobilisant ainsi une « mémoire de stocks lexicaux in absentia à reconnaître [] plutôt quà comprendre23 ». Le processus herméneutique senclenche à partir du vocabulaire et non de la narration, révélant le côté obscur et scandaleux de la fable. Le lecteur va être amené à reconnaître dans lallégorie les termes de la description. Lauteur de lOvide moralisé privilégie ici le modus operandi de lallegoria in verbis plutôt que lallegoria in factis et cest peut-être ce qui explique labsence surprenante de linterprétation historique connue de la fable de Pasiphaé, selon laquelle celle-ci était en réalité une femme adultère qui sest donnée à un notaire du nom de Taurus24.

Le détail gothique
dans la version de lOvide moralisé

De laccident à lessence

Il semble que lexpression de « détail gothique » pour ce type de description allégorique est parfaitement appropriée. À limage de larchitecture gothique composée de détails individuels qui sérigent pour former un tout dirigé vers Dieu, la décomposition du personnage de Pasiphaé assigne à chaque détail un ordre, une place fixe et immuable dans un ensemble dont la signification apparaît comme transcendantale. Autrement dit et pour reprendre de manière détournée et anachronique lexpression attribuée à Warburg, « Dieu est dans les détails25 ».

La beauté idéale qui se dégage du portrait de Pasiphaé (v. 625-665) est effectivement la manifestation de lintervention divine dans la

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composition de sa « creature » (v. 629). Elle est à la fois harmonieuse et lumineuse. La beauté originelle de Pasiphaé échappe à la contingence humaine puisquil sagit dune beauté naturelle qui « navoit pas fardé ni guignié » (v. 632)26. Dailleurs, cest Nature, la servante de Dieu qui est le maître dœuvre de cette beauté. Le texte précise encore que Pasiphaé « fille au soleil fu » (v. 636). Si ce « détail mythologique » représente selon Renate Blumenfeld-Kosinsky une forme de divinisation de lhéroïne courtoise, modèle quincarne selon elle Pasiphaé27, il est aussi un indice herméneutique puisquon sait que « métaphysiquement, Dieu est la Lumière à létat pur, et dans la mesure où les choses sont lumineuses, elles ne sont pas seulement nobles, elles sont divines28 ». Pasiphaé apparaît donc comme la fille de Dieu, ce que confirme lexplication allégorique donnée par lauteur : « A sa forme et a sa figure / Crea Diex humaine nature, / Cil dont toute bontez habonde, / Solaus et lumiere dou monde » (v. 987-990).

Le portrait détaillé développe largement le paradigme de la luminosité dégagée par cette femme, ce qui renforce lanalogie avec le style architectural gothique caractérisé par la recherche de la captation de la lumière29. À limage du portrait de Marie dans le Jeu de la Feuillée dAdam de la Halle, le noir de ses sourcils contraste avec son teint vermeil « qui le blanc dou vis enlumine » (v. 656). Et tout comme Beauté dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, qui est « clere comme la lune » et « les chevous ot blondes et lons30 », Pasiphaé a « les crins [] plus blondes quor fins » (v. 657), « le front [] large et plain et blanc sans rues » (v. 646-648), « les dens blans » (v. 650) et « le col [] blanc et gras et plain » (v. 659). De même, lharmonie de son visage est rendue textuellement par l« ordonnancement » de la description et lusage

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rhétorique de figures de style faisant appel au principe de symétrie, comme lanaphore, le parallélisme, le rythme binaire ou ternaire. Ainsi, le regard de lécrivain se déplace du corps au visage, scrutant tout dabord la partie supérieure (les « ieus », « sorcis » et le « front »), puis le bas du visage (le « nez », les « dens », le « menton »), et revenant ensuite à une vue plus globale de son « vis », ses « crins » et son « col ». Le mouvement est centripète, le regard va du tout au détail et du détail au tout31. Plus quune simple expression de la noblesse sociale ou dune idéalisation courtoise de la Dame, autrement dit de son statut ou de sa féminité, la beauté de Pasiphaé pour lauteur chrétien de lOvide moralisé est le signe dune empreinte divine. Le détail a donc bien pour fonction de mettre le lecteur sur la piste de la signification profonde du personnage.

Il est cependant inacceptable de faire la louange dune femme qui a commis un acte de bestialité. Cest la raison pour laquelle lauteur chrétien de lOvide moralisé rajoute de son propre chef un portrait détaillé du « cuer » de Pasiphaé, achevant de mettre le lecteur sur la voie du sens profond de la fable : Pasiphaé est lallégorie de lâme pécheresse. En effet, le lecteur remarque tout dabord le soin rhétorique supérieur avec lequel lauteur a construit ce second portrait. Les figures de style relèvent moins de leffet de symétrie que de leffet dinsistance. Ainsi, il décline le polyptote du lexème « vil32 », qui annonce en quelque sorte le terme scandaleux « vit » du vers 766. Il use des figures de lallitération pour insister sur la perversion de Pasiphaé dont le cœur est « faus, / Plain de forsen et de folie » (v. 670-671), et de lanadiplose et la paronomase pour marquer son dégoût dune telle attitude33. La condamnation morale de Pasiphaé est sans appel, lorsque lauteur précise la véritable nature de cet « amour » pour un taureau, malgré la réserve chrétienne à laquelle il doit se tenir :

[] De mal hore vit

Sa biauté, certes, mes le vit !

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Ja certes amé ne leüst

Pour biauté, se grant vit neüst. (v. 765-768)

Là encore, cest le détail pittoresque qui indique au lecteur la soumission de lâme au corps, ce que confirme le changement dapparence de Pasiphaé après que celle-ci est tombée amoureuse du taureau :

A son mirooir se conseille.

Souvent se pare et apareille

Pour plus plaire, ce li est vis. (v. 825-829)

Lusage dartifices pour embellir est, au moins depuis les personnages dOiseuse et de la Vieille dans le Roman de la Rose, considéré comme un signe de vanité et de manipulation féminine34. En transformant ce que Nature lui a donné, Pasiphaé rejette sa filiation divine pour se laisser envahir par la « dyablie ». Cette trahison rapproche le destin de Pasiphaé de ceux dIsraël et de Juda, dont il est question dans lallégorie. La relation avec la « prophécie escripte », celle de lavènement de la Nouvelle Jérusalem, est amplement justifiée à travers le paradigme de la beauté céleste et de son éclat, puisque le verset 21.18 de lApocalypse décrit une ville sertie de pierres précieuses et faite dor. Grâce à ces détails, « the writer thus writes the sin of bestiality out of the text and replaces it with that of luxure35 ». Le détail de la parure achève dassocier Pasiphaé au péché de luxure et peut-être de loin à la Grande Prostituée de Babylone36. Cest sûrement la raison pour laquelle une auteure comme Christine de Pizan, prend le contrepied de cette allégorie en refusant de relayer le portrait physique de Pasiphaé, marqueur de la vanité féminine et fondateur du discours misogyne37.

Les détails relevant de la rhétorique courtoise sont ici clairement au centre dun réseau de correspondances allégoriques, sétablissant par la

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reprise et résonnance lexicales des deux portraits dans lallégorèse38. Le détail gothique peut donc être défini comme transcendantal, essentiel mais il ne peut être saisi comme tel quà partir dun processus herméneutique de la part du lecteur.

Lécriture du détail
ou la défense de la fable

Mais il semble que lajout des deux portraits détaillés dépasse la simple démonstration du processus allégorique. En effet, la possibilité dune lecture métapoétique de ces descriptions souvre à nous. Ne pourrait-on pas voir dans la défense du détail une défense de la fable tout entière, au statut si controversé au Moyen Âge ? Les portraits physique et moral de Pasiphaé ne permettent-ils pas dillustrer de manière métaphorique le rapport entre la fable et sa glose ? Selon Naomi Schor :

à travers linterprétant [ici le responsable de lallégorèse], lauteur tente de dire à linterprète [le lecteur] quelque chose qui se rapporte à linterprétation, un quelque chose auquel celui-ci doit être attentif et dont il doit prendre note39.

Par ce tissage finement réalisé entre description détaillée et allégorèse, lauteur semble vouloir démontrer lutilité des récits fabuleux.

Plusieurs indices textuels nous mettent sur la piste dun enjeu rhétorique lié à linsertion de ces deux portraits détaillés, lun fonctionnant comme un laudatio, lautre comme une vituperatio. Pasiphaé est en effet décrite à la manière dune œuvre dart. Sa conception est évoquée par des verbes renvoyant à la sculpture et à la peinture : ce chef-dœuvre de beauté a été « form[é] » (v. 629) ou encore « portrai[t] » (v. 664) par

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lartiste Nature, qui « le vis ot bien portrait et point / Dune colour vermeille et fine » (v. 654-655). De même, ce nest pas un hasard si lauteur de lOvide moralisé choisit de faire la description physique dune femme puisque, depuis Quintilien et Cicéron, la femme ou les éléments appartenant à lunivers féminin sont utilisés pour parler métaphoriquement du style orné40. La description physique détaillée, le thème de la lumière, lallusion à la parure et aux moyens utilisés par Pasiphaé pour sembellir renvoient métapoétiquement à lidée de beau style et à lornementation.

Or, cest bien cette ornementation de la vérité qui est généralement reprochée à la fable antique. Celle-ci est mensongère et déguise la vérité sous des fictions souvent scandaleuses. Pourtant, lauteur de lOvide moralisé, à la suite de figures dautorité telles que Macrobe, Servius, Jérôme, Augustin, Lactance, Arnoulph dOrléans ou Fulgence, se fait partisan pro-fabula. Pour les allégoristes, la fable est considérée comme un

signe déchiffrable de réalités conçues par la pensée discursive et concernant lordre du monde ou lâme et sa vie invisible, alors que les personnages divins, linvraisemblance et les contradictions du mythe sont pour eux autant de garanties de richesses secrètes, autant de repères sur la voie de son sens caché qui est le seul véritables41.

La fable devient donc acceptable et même recommandée parce quelle est déchiffrable au moyen dune glose du commentateur et permet daccéder à une vérité supérieure ou morale. Et cest bien ce que semble vouloir montrer lauteur de lOvide moralisé, lorsquil rajoute au portrait physique, ornementé, un portrait moral conçu selon des valeurs chrétiennes. Ce second portrait qui, rappelons-le, est le fruit de sa propre initiative, rétablit la vérité quant à la nature de Pasiphaé. Ainsi les deux portraits placés en regard témoignent de manière allégorique de la complémentarité entre le récit et sa glose, sources dun plaisir à la fois esthétique et moral. Cest donc le processus de lallegoria in verbis qui est défendu ici.

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De plus, le fait que le portrait physique de Pasiphaé apparaisse comme une parodie du portrait courtois42, dont la complaisance est rectifiée grâce aux valeurs chrétiennes du portrait moral, achève de légitimer une lecture en clé métapoétique. Le discours de lauteur de lOvide moralisé qui sinsurge contre le mot « vit », qui lui a échappé, est similaire à celui que tient Raison face à lAmoureux dans le Roman de la Rose. Le péché de langue est étroitement rapproché du péché de chair puisque le plaisir procuré par le récit de la fable a conduit lauteur à prononcer une obscénité43. Mais tout comme pour Raison, la terminologie sexuelle est utilisée de manière allégorique pour désigner la valeur (pro)créatrice du plaisir :

Both text and body are an object of desire and locus of pleasure ; in both cases this pleasure must lead to a higher end, to a “fruit” or “profit” that includes an intellectual or spiritual dimension44.

Pour lauteur de lOvide moralisé, à la manière de Jean de Meun, la fable procure un plaisir esthétique indéniable et elle est productrice dune vérité chrétienne allégorique, qui peut être également perçue comme jouissive pour un auteur chrétien. Et lorsque lauteur défend lensemble du genre féminin, en affirmant que la mauvaise action dune femme ne doit pas entraîner le blâme de toutes les femmes, le lecteur, aguerri par les indices métapoétiques (la fonction des deux portraits et le lien avec le Roman de la Rose), est en droit de voir dans cet aparté une véritable défense de la fable. Ainsi ce nest pas parce quun récit fabuleux est scandaleux quil faut condamner toutes les fables, dautant plus que le caractère obscène de la fable de Pasiphaé est racheté par sa glose qui rétablit à la manière du portrait moral la vérité. Alors que Jean de Meun se moquait de linterprétation moraliste et des commentateurs, le point de vue de lOvide moralisé abolit la tension entre lécrivain et le moraliste. Est-il dès lors envisageable de penser que grâce au jeu intertextuel, lauteur de lOvide moralisé entre en débat littéraire avec Jean de Meun45 ?

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La micro-lecture de Jean de Courcy :
le choix des détails

Le texte de Jean de Courcy, la Bouquechardière, est une histoire universelle moralisée, rédigée en 1416 par ce chevalier normand. Elle est composée de six livres retraçant lhistoire du monde depuis sa création jusquà la naissance du Christ. À linstar de ses prédécesseurs, lauteur insère dans son récit des éléments de lhistoire antique, comme celle de la cité de Troie qui fait lobjet du livre II, la geste dEnéas (livre III) ou encore celle dAlexandre (livre V). Quant au livre I, sil commence bien par le récit de la Genèse chrétienne et les migrations des fils de Noé, il quitte bien vite la matière biblique pour entrer dans la matière mythologique. Lauteur y relate en effet en grande partie lhistoire des Grecs et celle des Thébains. Pour mener à bien ce récit, il sinspire entièrement de la trame et des récits mythologiques fournis par Ovide dans ses Métamorphoses, dont lauteur de lOvide moralisé propose la traduction en français. Il emprunte au traducteur non seulement ses mots mais aussi sa méthode dinterprétation systématique de la fable, puisque chaque récit est suivi dun exemplum et dune moralisation46.

Le récit de la légende de Pasiphaé sinscrit donc dans cette période de lhumanité qui précède la révélation divine. Mais sous la plume de Jean de Courcy, le portrait détaillé de Pasiphaé a disparu, ce qui nest pas étonnant du fait de son intérêt davantage pragmatique et moral que littéraire. La Bouquechardière est de fait un texte bien moins théologique et intellectuel que ne lest lOvide moralisé. Il ressort de cette histoire universelle comme une obsession de morale, de sorte que lécriture de Jean de Courcy relève davantage de lexemplum : il ne lui appartient pas de se frotter à des conceptions philosophico-théologiques complexes. Cest pourquoi des deux portraits détaillées de Pasiphaé issus de lOvide moralisé, ce chevalier-écrivain moraliste ne retient, un siècle plus tard, que « la grant beaulté », « son gent corps, ses blons crins, son cler viaire et ses belles faictures » (fol. 58v). Labsence de détails témoigne dun processus de lecture individuel et subjectif car

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en supprimant ce qui reliait Pasiphaé à Dieu, Jean de Courcy propose une vision beaucoup plus tranchée de cette femme.

Demblée, Pasiphaé est qualifiée de « desloyale et mauvaise » (fol. 58r) et lauteur lui attribue même un passé adultère, absent de la version de lOvide moralisé : « a plusieurs son corps par putage livroit et advoultrise a chascun volt commettre » (fol. 58r)47. Il ny a pas, sous la plume de Jean de Courcy, de basculement qui, par le biais du portrait moral, ferait passer la nature de Pasiphaé du côté de la « dyablie », la transformant en une parfaite allégorie de lâme pécheresse. Le remanieur ne semble pas concevoir un tel revirement de nature ; cest pourquoi il insiste à plusieurs reprises sur la nature univoque de Pasiphaé – elle apparaît demblée comme une disciple du diable qui non seulement habite son cœur mais lui enseigne également lart du vice48. Le récit exemplaire que lauteur rapproche de lhistoire de Pasiphaé, confirme cette généalogie car il y fait mention du cas dun jeune homme nécrophile de la cité de « Sathalie », animé par « lart du deable », qui « tant oultrageusement ama une femme que, comme elle fut du siecle trespassee et le corps de elle en sepulture mis, ala il de nuit son tombel ouvrir et en celui estat charnelement la congnust » (fol. 59r). Ce phénomène est particulièrement intéressant : il témoigne dun processus de « microlecture49 » de la part de Jean de Courcy, justifiant sa connaissance du texte de lOvide moralisé. En effet, celui-ci aura noté le détail de la « dyablie » de Pasiphaé – détail au sens délément périphérique, secondaire dans la version de lOvide moralisé – et aura développé cet aspect dans son propre texte. Le détail apparaît ici comme une « création du lecteur », le germe dune interprétation différente :

il serait découpé par son regard, exprimerait son point de vue, sa subjectivité venue se mêler à celle de lauteur. Le lecteur surprendrait alors, comme par effraction, le « paysage » de lœuvre, « le fantasme, la mise en scène, le travail, le produit dun certain désir inconscient », ce que lon pourrait appeler aussi limaginaire de lauteur50.

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Jean de Courcy a intégré à sa version narrative de la fable les éléments dinterprétation de lOvide moralisé. Le fait de « détailler » tel ou tel aspect dun texte source fonctionne comme un véritable indice dinterprétation pour le chercheur, car il sagit du témoignage de la sensibilité particulière à un lecteur. Noter les phénomènes de microlecture dans le cadre dune intertextualité permet au chercheur de rendre compte de ce qui « fait écart », autrement dit de faire la différence entre une version et sa réécriture et finalement entre deux ethè. Ainsi, Jean de Courcy apparaît davantage comme un moralisateur. Sa vision du péché de Pasiphaé est plus manichéenne. Il condamne la démesure de lamour et lavilissement de la noblesse. Il fait preuve de pudeur chrétienne, quand il évoque lacte sexuel de Pasiphaé, quil désigne par leuphémisme « habit[er] charnelement » (fol. 59r), mais a contrario il ne manque pas de modaliser son discours dadverbes et adjectifs dépréciateurs, lorsquil sagit de juger cette « hideuse chose [] bien abhominable » (fol. 59r). Ainsi, cest « detestablement » que Pasiphaé réalise son « fol penser » et finit par sunir au taureau (fol. 59r et 58v).

Nous sommes loin des jeux lexicaux, des détails de lOvide moralisé, dont le premier sens scandaleux invite à la découverte dun second sens. Chez Jean de Courcy, lallusion à la soumission de lâme au corps « si fraile et de legier vouloir » (fol. 59r) est bien présente dans lexposition allégorique de la fable, mais les correspondances sappuient plus sur un rapprochement thématique et analogique que lexical. Par exemple, le traitement de la « métamorphose » de Pasiphaé par Jean de Courcy est le même que dans lOvide moralisé : alors que la mutation est à prendre au sens littéral chez Ovide, elle est figurée dans les deux textes médiévaux. Le fait que Pasiphaé se glisse dans le tonneau de bois entouré du cuir dune véritable vache renvoie de manière subtile à lunion du corps et de lâme avilie. LOvide moralisé signale cette allégorie dans son exposition par une reprise lexicale : « Au cors plain dorde porreture / Vaissel vilz dun poi de cuir clos » (v. 1056-1057). Jean de Courcy, lui, ne reprend jamais mot pour mot la métamorphose dans son exposition. Si lon tient compte des catégories dallégorie établies par Pierre Chiron à la suite dHenri Morier, linterprétation reste avant tout morale chez notre chevalier ; il sagirait donc dune « allégorie naïve », tandis que dans lOvide moralisé, le clerc rend dune part intelligible le concept théorique de lallégorie et, de lautre, les concepts théologiques dâme

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pécheresse et de conception contre-nature51. Le personnage de Pasiphaé dans la Bouquechardière incarne avant tout le péché de luxure, ce que confirme le rapprochement final entre la conception du Minotaure et celle de la Bête de lApocalypse, lequel place le récit ovidien sous un éclairage eschatologique. Là encore, nous pouvons nous demander sil ne sagit pas dun phénomène de microlecture car lauteur de lOvide moralisé évoque lui aussi le texte de saint Jean lorsquil fait allusion à la « prophecie escripte » (v. 1030). Le crime odieux de bestialité a tellement choqué le lecteur chrétien quest Jean de Courcy, que celui-ci la associé, lors de sa lecture, à la fin des Temps.

Ce changement axiologique, qui implique la suppression de détails, peut être finalement envisagé sous langle de la réception. Lauteur de lOvide moralisé semble avoir été au courant des doctrines théologiques de son temps ; il est un véritable clerc qui, par lallégorèse, instruit son public alors que Jean de Courcy est un auteur laïc, écrivant semble-t-il plus pour lui-même, même sil a atteint un lectorat de nobles, ainsi quen témoigne la diffusion de son œuvre. Ce chevalier normand recherche dans la fable des leçons de vie concrètes, ce qui explique la véhémence du ton moralisateur. Le caractère effrayant du discours de Jean de Courcy qui, malgré une tendance au résumé, associe dans la même fable le thème de la nécrophilie et limaginaire de la Bête à « sept testes » qui « occist et devoure humaine creature par les sept flambes qui des sept testes issent qui sont sept voyes de la mort dEnfer » (fol. 59r), témoigne dune volonté dagir sur son lectorat et de provoquer en lui un bouleversement dordre affectif et moral.

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Conclusion

La notion de « détail » peut donc être envisagée bien avant lavènement dune littérature dite réaliste ; dans le contexte du Moyen Âge « gothique », le détail se trouve au centre de préoccupations poétiques et sémantiques.

Lorsque lauteur de lOvide moralisé insère la fable de Pasiphaé, pourtant extraite de lArs amatoria, dans sa traduction des Métamorphoses dOvide, le portrait détaillé de la reine de Crète y apparaît comme un accident décriture que met en évidence le rappel des topoï de la brièveté et de lutilité. Pourtant, le lecteur comprend rapidement, grâce aux commentaires et réactions atypiques de lauteur, que linsertion dun double portrait, physique dabord, moral ensuite, constitue un enjeu métapoétique. En effet, cest grâce à laccumulation de détails que lauteur de lOvide moralisé illustre le principe de lallegoria in verbis, selon lequel le Verbe divin se cache derrière les apparences, dautant plus si le sens premier des mots savère scandaleux ou trompeur. Le détail peut être qualifié de « gothique », que ce soit dun point de vue esthétique – dans son rapport avec le tout et par le paradigme de la luminosité et la construction symétrique –, ou du point de vue de la signification puisquil possède une valeur transcendantale. Il est donc essentiel à la fable et à son interprétation. Cest ainsi que lécriture du détail se retrouve au cœur dun débat autour de la fable. En fixant lattention du lecteur sur le vocabulaire de la description et en réinterprétant ces mêmes mots dans une optique chrétienne, lauteur rachète lécriture de la fable et réconcilie le plaisir de lécriture et le plaisir dy découvrir une utilitas chrétienne.

Le détail est ici révélateur dun mécanisme de lecture et dinterprétation. Dès lors, son absence dans la version de cette même fable par Jean de Courcy, chevalier qui prend la plume sur le tard, est significative dun changement axiologique de la part dun lecteur actif. La suppression des portraits de Pasiphaé semble répondre à une volonté defficacité morale. Plus que les mots par lesquels la fable de Pasiphaé est narrée, cest le cas, lhistoire, qui intéresse Jean de Courcy. Lallegoria in verbis de lOvide moralisé se métamorphose en exemplum dans la Bouquechardière. Cette approche plus moralisatrice de la fable fixe lattention du lecteur-interprète

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(Jean de Courcy) sur certains « détails » qui diffèrent de ceux que le clerc avait choisi de mettre en valeur dans lOvide moralisé. On repère chez le chevalier normand un phénomène de « microlecture », qui se manifeste par une sensibilité particulière et subjective au détail. Jean de Courcy, dans sa lecture de la fable de Pasiphaé, « détaille » son modèle, autrement dit il met en lumière des éléments qui pouvaient paraître secondaires dans lhypotexte.

Lanalyse du détail dans les textes médiévaux, parce quil est intrinsèquement lié à un processus de lecture herméneutique, offre finalement un beau témoignage de la réception dun texte par un autre auteur, qui apparaît avant tout comme un lecteur-interprète. Dans le contexte culturel du Moyen Âge finissant, ancré dans le principe de lintertextualité, étudier les détails dun texte consiste à cibler la différence ou encore ce qui « fait écart » entre deux ethè. Dans le cas présent, il y a dun côté un translateur de fables antiques, en proie probablement au déchirement topique entre la delectatio – à laquelle il est sensible – et lutilitas qui, seule, peut légitimer lécriture du clerc ; de lautre, nous avons affaire à un auteur laïc, un chevalier soucieux doffrir à son lecteur – ses pairs ? – des modèles concrets de comportement moral.

Delphine Burghgraeve

Université de Lausanne

Université Sorbonne nouvelle – Paris 3

1 R. Barthes, « Leffet de réel », Communications, 11, 1968, p. 84-89.

2 Naomi Schor, reprenant les arguments de Roland Barthes dans son histoire de la notion de détail, montre que « “leffet de réel” est une sorte de récit mythique des origines de la modernité, qui nous raconte comment “le détail concret” est passé du domaine de lhistoire – où lavait confiné Aristote – à celui de la fiction, cest-à-dire comment une vraisemblance nouvelle, le réalisme, a commencé démerger dune vraisemblance ancienne, le classicisme » (Lectures du détail, trad. L. Camus, Paris, Nathan, 1994, p. 127).

3 La théorie de Roland Barthes sur le détail sinscrit dans la continuité de sa vision marxiste de la littérature. Il refuse une conception romantique de la littérature, qui fait la part belle au génie créateur et à la sublimation la réalité, ainsi quune vision classique de celle-ci, qui tend vers un Tout, un Idéal, concevant alors le détail comme décadent.

4 G. W. F. Hegel, Esthétique, vol. I, trad. S. Jankélévitch, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 214. Dans sa vision idéaliste de lart qui le rapproche des théories classiques, Hegel définit la Beauté « comme ladéquation parfaite entre la forme et le fond, tout élément sensible superflu doù toute spiritualité serait absente, se trouve renvoyé au domaine du non-Beau » (ibid.).

5 M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, p. 387-424.

6 Charles, « Le sens du détail », p. 423.

7 Ph. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 19.

8 Hamon, Du descriptif, p. 20.

9 Nous rejoignons ici la définition du détail proposée par Daniel Arasse dans son texte fondateur dune réflexion spécifique à cette notion : « Le détail-particolare est une petite partie dune figure, dun objet ou dun ensemble []. Tout serait plus simple – et ce livre sans objet –, si le détail nétait pas aussi, inévitablement, dettaglio, cest-à-dire le résultat ou la trace de laction de celui qui “fait détail” – quil sagisse du peintre ou du spectateur []. Le détail-dettaglio ne peut se définir et se saisir quen tant que “programme daction” laissant éventuellement sa trace dans le tableau » (D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, p. 11).

10 Hamon, Du descriptif, p. 11.

11 « Ovide moralisé », poème du commencement du quatorzième siècle, t. 3, publié daprès tous les manuscrits connus par Cornélis de Boer, Martina G. de Boer et Jeanette Th. M. vant Sant, Amsterdam, Müller, 1931, Livre VIII, v. 617-1061. Pour une étude générale de lOvide moralisé, voir M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, Paris, Champion, 2006.

12 Lœuvre de Jean de Courcy, la Bouquechardière, histoire universelle datant de 1416, na encore fait lobjet daucune édition. Les citations dans ce présent article sont faites à partir du manuscrit BnF, fr. 20124. Sur la Bouquechardière, voir B. de Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », Revue dhistoire des textes, 17, 1987, p. 219-292 et sa thèse non publiée, Études des manuscrits et de la tradition du texte de la Bouquechardière de Jean de Courcy, École Nationale des Chartes, Paris, 1985.

13 N. Schor oppose déjà le détail gothique au détail naturaliste et réaliste dans son ouvrage (Schor, Lectures du détail, p. 49-51). Cette catégorie savère particulièrement heuristique dans le cadre dun corpus de textes médiévaux.

14 Hamon, Du descriptif, p. 19.

15 Pour la notion d« allégorisme universel », voir U. Eco, Art et beauté dans lesthétique médiévale, Paris, Grasset et Fasquelle, 1997 ou encore E. Gibson, Lesprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, rééd. 1978.

16 Le concept de trace comme « signe sensible » de la transcendance divine a fait lobjet dune réflexion par D. Thouard, « Indice et herméneutique : cynégétique, caractéristique, allégories », LInterprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, éd. D. Thouard, Villeneuve dAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 84-85, ici p. 75-89.

17 Pour une histoire de la description, voir Hamon, Du descriptif, p. 9-36.

18 Ovide Moralisé, Livre I, v. 60 et Livre XV, v. 7432.

19 La démarche de lauteur de lOvide moralisé correspond aux « préceptes » rhétoriques dégagés par Matthieu de Vendôme dans son traité dart poétique, probablement daprès létude de portraits déjà existants. Ce théoricien constate la complémentarité de ces deux types de descriptions. Voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, § 74, éd. Ed. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, Champion, 1962, p. 135.

20 Cest la question que se pose également R. Blumenfeld-Kosinsky dans son article « The Scandale of Pasiphae : Narration and Interpretation the Ovide moralisé », Modern Philology, 93/3, 1996, p. 307-326. Mais, pour elle, « the story can serve as a touchtone for an understanding of the techniques of amplification, intertextuality, and interpretation used by the poet of the Ovide moralisé, and of his ways of dealing with sexual transgression » (p. 308). Une approche par le détail nous permettra de découvrir les autres enjeux de linsertion de ce récit.

21 J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Montaigne, 1958 ; A. Strubel, « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, p. 351.

22 P. Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion : le témoignage des traités de rhétorique », LAllégorie de lAntiquité à la Renaissance, éd. B. Perez-Jean et P. Eichel-Lojkine, Paris, Champion, 2004, p. 41-73.

23 Cette réflexion sur la différence entre description et narration est développée par Hamon, Du descriptif, p. 41.

24 On retrouve cette interprétation chez Palaephaetus, Servius, les mythographes du Vatican, Guillaume de Conches, Bernard Sylvestre ou encore dans lHistoire ancienne jusquà César (Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 315 et suivantes). David Hult note également labsence de cette interprétation dans son article « Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 9, 2002 (Lectures et usages dOvide), URL : http://crm.revues.org/50.

25 C. Ginzburg, « Traces. Racines dun paradigme judiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 2010, p. 218-294.

26 Relevons que les vers 630-632, « Le cors ot de bele estature, / Lonc et droit, grelle et alignié. / Navoit pas fardé ni guignié / Le vis [] », nous semblent faire fortement écho aux vers 999-1002 de Guillaume de Lorris : « Ele ot le vis cler et alis, / sestoit graile et alignee ; / ne fu fardee ne guingnee. » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Librairie Générale Française, 1992).

27 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 311.

28 E. de Bruyne, LEsthétique du Moyen Âge, Louvain, Éditions de lInstitut supérieur de Philosophie, 1947, t. 3, p. 143.

29 Voir S.-G. Heller, « Light as Glamour : the Luminescent Ideal of Beauty the Roman de la Rose », Speculum, 76/4, 2001, p. 934-959. Elle renvoie à létude de Michael Camille, Gothic Art : Glorious Visions, qui sintéresse particulièrement aux vitraux.

30 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, v. 993 et 1004.

31 Ce mouvement est aussi conforme à la rhétorique des portraits et la tradition courtoise représentée par Chrétien de Troyes. Voir A. M. Colby, The Portrait in the Twelfth-Century French Literature : An Example of the Stylistic Originality of Chretien de Troyes, Genève, Droz, 1965.

32 On trouve ainsi plusieurs fois « vils » (v. 675, 679), « vilté » (v. 677, 678), « vilaine » (v. 675), « vilain » (v. 685, 687) mais aussi le verbe « voir » au passé, « vi » (v. 674, 678).

33 Le terme à la rime « vilté » (v. 677) est repris en début de vers suivant (v. 678) pour être rapproché de lexpression « vi té » : « Vilté ? Certes, onc ne vi té » (v. 678). De même le terme à la rime « onnour » (v. 695) est repris en début de vers 696.

34 Heller, « Light as Glamour », p. 939 et suivantes.

35 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 322.

36 On peut supposer que lallusion à la « prophecie escripte » crée dans limaginaire du lecteur des associations avec les monstres fantasmagoriques de ce texte, ce que confirmera dailleurs la reprise de la fable par Jean de Courcy. La Grande Prostituée apparaît « vêtue de pourpre et décarlate, et parée dor, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe dor, remplie dabominations et des impuretés de sa prostitution », Saint Jean, Apocalypse, 17-18.

37 Christine de Pizan relate cette fable dans le but de défendre les femmes vertueuses face aux femmes dissolues comme Pasiphaé (Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, p. 263-264).

38 Je nuance par conséquent les conclusions de Renate Blumenfeld-Kosinsky qui affirme que « [] none of the other spiritual meanings – the allusions to Israel and Judaea, for example – have any basis the fable. No person, object, or event is directly interpreted. More than other stories, the interpretation has separated itself from the base text, offering only interpretive level, and relying on verbal echoes for its allegorical themes » (« The Scandale of Pasiphae », p. 317). Au contraire : plus que jamais cette interprétation nous semble illustrer le processus de lallegoria in verbis !

39 Schor, Lectures du détail, p. 176.

40 La féminité du détail est la thèse défendue par Naomi Schor. Elle établit de manière pertinente lassociation du détail, lié au style ornementaliste, avec la femme. Dans une optique de gender studies, elle justifie ainsi historiquement le refus du détail dans lart en général, celui-ci étant perçu comme ornement ou décadent dun point de vue masculin (voir Schor, Lectures du détail, p. 71, sur les métaphores féminines chez Cicéron et Quintilien).

41 P. Demats, Fabula : trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 13.

42 À limage de celui du personnage de Beauté dans le Roman de la Rose.

43 Nous ne détaillerons pas cette question qui a été traitée par David Hult dans son article sur les « Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé ».

44 S. Huot, « Bodily Peril : Sexuality and Subversion of Order Jean de Meuns Roman de la Rose », The Modern Language Review, 95/1, 2000, p. 41-61, ici p. 46.

45 Voir p. 230, n. 1 et les v. 7155-7159 et 7164-7170 du Roman de la Rose, éd. Strubel. Mais il faudrait bien évidemment se livrer à une comparaison plus poussée sur lensemble de lœuvre pour prouver cet éventuel clin dœil littéraire.

46 Nous préparons actuellement une thèse de doctorat sur ce texte, dans laquelle nous rendrons compte des sources de ce compilateur et de leur usage.

47 Peut-être Jean de Courcy avait-il connaissance de la tradition historique de la fable qui rationalisait lhistoire, en faisant de Taurus un notaire du roi Minos.

48 On trouve plusieurs occurrences de cette nature diabolique : « la deablie qui au cueur la tenoit » (fol. 58v), « Pasiphaé du deable temptee » (fol. 59r), « Ainsi que lennemi faire lui enseignoit » (fol. 59r).

49 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979.

50 M. Ricord, « Questionnement », Le Parti du détail : enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2002, p. 3-11, ici p. 6.

51 Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion », p. 50. Sur cette conception contre-nature, il est important de rappeler que le premier exemple nest autre que la conception du fils de Dieu. Cette conception à la fois incestueuse et inintelligible offre un modèle positif quun auteur chrétien ne peut ignorer. Sur cette question, voir Hult, « Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé », p. 10 et suivantes ou encore E. Archibald, Incest and the Medieval Imagination, Oxford, Clarendon Press, 2001.