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Classiques Garnier

An American in Paris

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2016 – 1, n° 31
    . varia
  • Auteur : Brown (Elizabeth A. R.)
  • Résumé : Elizabeth Brown témoigne dans ce texte du souvenir inoubliable de la journée du 15 juin 2013 organisée à l'université Paris-Sorbonne dans le cadre des activités du groupe de travail « Les Capétiens et leur royaume (987-1328) ». Elle remercie les chercheurs, les professeurs, les historiens qui ont soutenu et accompagné ses recherches tout au long de son parcours et en profite pour brièvement revenir sur ses cinquante-sept années de carrière.
  • Pages : 111 à 117
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060673
  • ISBN : 978-2-406-06067-3
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0111
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/07/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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An American in Paris

Le samedi 15 juin 2013 fut pour moi une journée inoubliable. Je me réjouis davoir loccasion dadresser ici mes remerciements les plus chaleureux aux collègues et aux amis qui ont organisé la rencontre à la Sorbonne ce jour-là – et surtout à Françoise Hildesheimer et à Philippe Contamine –, ainsi quà ceux qui ont présenté des communications et à ceux qui ont été présents.

Ma gratitude pour cette journée vient encore accroître limmense dette de reconnaissance que jai contractée, depuis 1958, envers les maîtres historiens et historiennes français qui mont aidé, ont soutenu mes recherches, mont accueillie comme collègue et comme collaboratrice et qui mont fait lhonneur de prendre au sérieux les idées et les interprétations – souvent audacieuses – que jai avancées au fil des années. Dès les débuts de mes recherches, la générosité des Français ma touchée.

Je men rends compte en y réfléchissant : cest par un heureux hasard que jai décidé de me dédier à létude de la France médiévale. Née à Louisville, Kentucky – une ville qui porte le nom de Louis XVI –, initiée à létude du français à lâge de six ans à The Louisville Collegiate School for Girls, élevée par une mère qui adorait Proust, Picasso et Paris, je pourrais passer pour avoir été destinée à une carrière liée à la France. Mais à Swarthmore College, où jétudiais de 1950 à 1954, la professeur Mary Albertson, qui était chef du département dhistoire et détenait un pouvoir considérable, enseignait lhistoire de lAngleterre médiévale, et considérait que ses étudiants et ses étudiantes devaient suivre ses traces. George Cuttino, qui avait été son élève, était devenu le mentor des autres disciples de Miss Albertson. Donald Wayne Sutherland, qui avait un an de plus que moi, était mon camarade de classe non seulement pour les cours dirigés par Miss Albertson, mais aussi pour ceux de latin, dispensés par Helen North.

Quand je quittai Swarthmore pour entamer des études de second cycle supérieur à Harvard, en septembre 1954, javais la ferme intention

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de poursuivre létude de lAngleterre médiévale avec Helen Maud Cam, la grande historienne spécialiste de cette période, qui fut aussi lune des premières femmes à être nommée professeur à Harvard. Hélas, Miss Cam prit sa retraite lannée même de mon arrivée à Cambridge. Le seul séminaire pour les médiévistes débutants était intitulé « The Crusades » et assuré par le professeur Robert Lee Wolff, spécialiste dhistoire byzantine. Bobby, comme tout le monde lappelait, devint un grand ami, tout comme mon seul co-séminariste, Carl Schmitt. Cependant, les croisades ne mattiraient pas, même si le mémoire que je préparai à cette occasion, consacré aux Cisterciens dans lempire latin de Constantinople, est devenu ma première publication.

Vers Noël, on annonçait les sujets des séminaires du second semestre. Revenant dun semestre sabbatique, le professeur Charles Holt Taylor proposait un séminaire sur « laide pour fille marier » levée par Philippe le Bel, ainsi quun cours consacré à « la France médiévale ». Après les premières séances du séminaire et du cours, les jeux étaient faits. Jadorais Charles Taylor et je fus captivée par la France médiévale – et surtout, presque immédiatement, par lénigme de Philippe le Bel.

Ce fut sous la direction de Charles Taylor que, deux ans plus tard, je choisis un sujet de thèse de doctorat intitulé Charters and Leagues in Early Fourteenth-Century France : The Movement of 1314 and 1315. Quoiquil pût apparaître bien défini et assez limité au premier abord, ce sujet était en fait excessivement large et vague. Il posait beaucoup de problèmes stratégiques et méthodologiques et nétait guère approprié pour un débutant. Comme champ de recherche à long terme, en revanche, il était bien plus prometteur. En fait, jai passé une grande partie de ma carrière à explorer ses divers aspects : les caractères de Philippe le Bel et de ses ministres, responsables des politiques qui provoquèrent la formation des ligues de protestation ; les relations entre le roi et son royaume ; les points de vue différents des chroniqueurs qui ont raconté les événements de ces années ; les motivations politiques des sujets du roi et les stratégies quils mirent en œuvre pour lui résister ; la nature des subsides exigés ; la dimension morale de limpôt… La liste est inépuisable. En tout état de cause, quand jarrivai en France au printemps 1958, mon plan de travail était complexe et ambitieux – il létait trop.

Lesprit de collaboration et de partage des savoirs que je rencontrai en France était précisément ce dont javais besoin. Je ne my attendais

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pas du tout – bien que jeusse commencé à apprécier ses vertus dans les séminaires dHarvard. Là, comme presque partout dans le monde universitaire de cette époque – et de tout temps ? –, le principe directeur était la compétition. Il réglait lorganisation et la structure des séminaires. Heureusement, Carl Schmitt et moi nétions que deux au séminaire sur les croisades et notre amitié se développa très vite. Bobby Wolff nous avait averti que la note que chacun dentre nous recevrait à lissue du semestre refléterait la qualité non seulement de létude que chacun dentre nous présenterait, mais aussi de la critique quil proposerait du projet de lautre. Presque instantanément, Carl et moi nous sommes résolus à travailler ensemble et à nous fournir mutuellement les questions et la critique à formuler à propos du projet de lautre. Bobby Wolff nous donna à tous deux un « A », la note maximale, et je ne pense pas que nous lui ayons jamais révélé ce qui sétait passé dans son séminaire pour venir à bout du poison de la compétition.

Au séminaire de Charles Taylor, Marilyn (Lyn) Mavrinac se joignit à Carl et à moi. Nous étions donc trois participants. Bien que catholique fervente, Lyn avait beaucoup plus de difficulté que nous en latin ; sa spécialité, après tout, était la France moderne. La compétition était donc futile sinon impossible. La coopération était de rigueur – dautant plus que nous travaillions ensemble sur les différentes facettes dun même sujet – « laide pour fille marier » de Philippe le Bel1. Une fois lancée, cette coopération produisit des résultats si gratifiants que le mari de Lyn, Albert Mavrinac, jeune professeur de sciences politiques, et mon mari Ralph – encore plus jeune et étudiant à The Harvard Law School – devinrent des membres honoraires du séminaire, auquel ils faisaient une visite de temps en temps pour proposer leurs commentaires sur les problèmes auxquels nous nous confrontions – tels que lhistoire de la représentation et du droit de la représentation, les modes de résistance au gouvernement et les théories de limpôt. Le séminaire fut pour nous tous – y compris pour Charles Taylor – un modèle de collaboration scientifique dont le souvenir minspire toujours.

Quatre ans après ces expériences, en mars 1958, jarrivai en France pour travailler avec les « vrais » documents et les « vraies » sources ;

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jusque-là, javais connu seulement les microfilms et les photocopies. Jeune chercheuse, javais peur. Bien sûr, jétais munie des lettres dintroduction adressées par Charles Taylor aux professeurs Robert Fawtier, Édouard Perroy et Jean Richard. Je portais une autre lettre, écrite par mon ami Giles Constable, que je connaissais à cause de Pierre le Vénérable, sur lequel avait porté ma thèse à Swarthmore. Par sa lettre, Giles me recommandait à Marie-Thérèse dAlverny, qui travaillait au cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque nationale – pas encore « de France » – et lui avait donné des conseils précieux pour son édition des lettres de Pierre le Vénérable.

Une fois arrivée en France, jhésitais à utiliser ces lettres. Non seulement jétais une jeune chercheuse débutante, mais jétais aussi une femme et, pire encore, une femme mariée – Ralph et moi nous étions mariés en 1953, à Swarthmore, ce qui compliquait considérablement ma situation. Comment me présenter ? Et est-ce que les destinataires des lettres accepteraient de me recevoir ?

Jaurais dû être sans crainte. Même sil publiait peu, Charles Taylor était universellement aimé et admiré en France. Dans les années 1930, il avait traversé le Midi, Leica en main, pour photographier les documents des archives départementales et municipales du Languedoc qui mettaient en lumière lhistoire médiévale de la représentation. Tous ceux qui lavaient rencontré lappréciaient. En outre, le livre-rapport exemplaire sur le débarquement dOmaha Beach le 6 juin 1944, quil avait écrit en tant que membre dune division historique de larmée américaine, forçait ladmiration de tous ceux qui le connaissaient.

Par bonheur, au moment de mon arrivée, mon camarade et collègue Charles (Charlie) Wood approchait de la fin de lannée quil venait de passer à Paris en compagnie de sa famille afin de mener des recherches pour la thèse de doctorat sur les apanages français quil préparait sous la direction de Charles Taylor2. Mais il navait pas présenté ses lettres dintroduction. De façon tout à fait compréhensible, il avait honte de ne pas lavoir fait. Il ne pouvait guère retourner à Cambridge avec ses lettres. Pour lui, mon arrivée était providentielle, dautant plus que javais étudié le français depuis lenfance – nous ne savions ni lun ni lautre que presque tous les érudits qui nous recevraient parlaient anglais et

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quils en étaient très fiers. En tout cas, nous sommes allés ensemble nous présenter – avec nos lettres – à ces éminentes personnes. Pauvre Charlie. Comme la fin de son séjour était proche, personne ne sintéressait trop à son projet, tandis que moi, je me trouvais au seuil de mes deux mois de recherche et javais manifestement besoin de laide de nos interlocuteurs.

La chronologie précise de mes rencontres méchappe – mais non pas leurs conséquences. Après notre premier rendez-vous, M. Fawtier vint lui-même à la salle de lecture des Archives nationales au palais de Soubise pour me présenter un exemplaire de son inventaire des registres de Philippe le Bel – dont, comme mes professeurs à Harvard, jignorais lexistence. Il minvita en outre à travailler dans son bureau aux Archives, où il me présenta à son collègue et assistant François Maillard, lequel devint pour moi un ami proche au fil des années. Cest dans le bureau de MM. Fawtier et Maillard que jai fait la connaissance des registres originaux de Philippe le Bel – et non pas des microfilms, qui, même en ce temps-là, étaient pratiquement illisibles. Là, jai commencé à me familiariser avec le Corpus philippicum, cette gigantesque collection de notices et de transcriptions concernant Philippe le Bel et son époque que MM. Fawtier et Maillard préparaient pour les chercheurs du futur. Le jour où François Maillard minvita à faire des corrections sur les épreuves dun volume des inventaires et à modifier une notice quil avait écrite sur un vieux ticket de métro fut pour moi un jour de triomphe, même si les corrections que japportai furent tout à fait modestes. Laccueil chaleureux que M. Fawtier mavait réservé reflétait limportance que revêtaient à ses yeux le travail collaboratif et lespoir quil plaçait dans les jeunes chercheurs et chercheuses3.

En ce qui concerne M. Perroy, je le rencontrai plusieurs fois dans son bureau à la Sorbonne. Après mavoir entendu exposer mon projet, il moffrit immédiatement ses notes sur les familles du Forez qui avaient adhéré aux ligues. Par la suite, il suivit la progression de mes recherches

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avec attention. Il me téléphona un jour pour minviter à prendre un verre à la Brasserie Lipp. Fort étonnée, jy arrivai à lheure. Après quelques minutes à bavarder, il se fit sérieux et me demanda si je lui permettrais de publier un document sur la ligue forézienne que javais transcrit daprès des copies tardives conservées à la Bibliothèque nationale et à la bibliothèque de Grenoble – lIRHT mavait procuré un microfilm dans ce dernier cas. « Of course, répondis-je, but wouldnt you like me to verify my transcription ? » (« Bien sûr, répondis-je, mais ne souhaiteriez-vous pas que je vérifie ma transcription ? »). « There is no need whatsoever for that », me dit-il, et son article révélateur sur « La noblesse forézienne et les ligues nobiliaires de 1314-1315 » parut deux ans plus tard4. Même si jaurais trouvé préférable duser dun autre adjectif que « nobiliaires » pour qualifier les ligues, je fus très impressionnée par la fine analyse quil proposait des liens entre leurs membres. Je fus aussi profondément touchée par les remerciements quil madressait dans le texte même de son article. Tout comme M. Perroy, Jean Richard mouvrit ses archives lorsque je fis sa connaissance à Dijon. Il me prêta ses notes sur les familles bourguignonnes qui participèrent aux ligues ; il maida aussi à mettre à profit les ressources des riches bibliothèques et des archives de Dijon.

Quant à Mlle dAlverny, je lui rendis dabord visite dans son appartement de la rue de Vaugirard pour prendre du thé – et une tranche de ce gâteau très sec quelle aimait tant. Ayant commencé à travailler aux Archives nationales sous légide de M. Fawtier, je ne me rendis au cabinet des Manuscrits, rue Richelieu, que quelques semaines plus tard. Laccueil de Mlle dAlverny fut un peu froid. « Well, finally, me dit-elle, you will be doing some real research » (« Enfin, me dit-elle, vous allez faire de la vraie recherche »). En dépit de son mépris pour les documents darchive – ou peut-être à cause de ce sentiment – elle mapprit à mieux utiliser les nombreux catalogues des collections, mexpliqua les mystères des plaques en plastique et maida à déchiffrer les abréviations que je ne connaissais pas. Ancienne étudiante de Marc Bloch, elle me fit connaître limportance de ses idées sur le métier dhistorien. Grâce à elle, jai aussi fait la connaissance de Jeanne Vieillard et des merveilles de lInstitut de recherche et dhistoire des textes, au 40, avenue dIéna.

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Dautres Français et Françaises, connaissances de ma famille et de celle de mon mari, mont ouvert les portes de leurs maisons et mont révélé des aspects de Paris que, sans eux et sans elles, je naurais jamais connus aussi tôt. Le cimetière de Picpus et les Dialogues des carmélites me font penser à Mme Pascale Soubrier et à son appartement près de lÉtoile ; le Musée de lhomme, son réseau, la préhistoire et labbé Breuil me rappellent Jacqueline et Pat Kelley et le 52, avenue de la Motte-Picquet.

Pendant les cinquante-sept années qui se sont écoulées entre 1958 et 2015, mes dettes de gratitude envers mes collègues et mes amis français se sont multipliées sans cesse. Jai tant appris en travaillant aux côtés des fils et filles spirituels des patrons et des patronnes qui mont reçue en 1958. Jai profité de leur générosité. Notre dévouement commun à lesprit de collaboration scientifique et nos efforts communs pour le promouvoir mont procuré le plus grand plaisir. Grâce à internet et au cyberespace, cette collaboration est devenue beaucoup plus féconde quon naurait pu limaginer il y a un demi-siècle. Jai donc un espoir infini pour lavenir, qui mévoque le sentiment dont semplissait, le 15 juin 2013, la salle de la Sorbonne où lon parla de recherches communes si prometteuses pour une meilleure compréhension de cette période du passé qui nous fascine et nous réunit5.

Elizabeth A. R. Brown

The City University of New York

1 Sur laquelle jai publié, beaucoup plus tard, Customary Aids and Royal Finances in Capetian France : The Marriage Aid of Philip the Fair, Cambridge (Mass.), Medieval Academy of America, 1992.

2 C. T. Wood, The French Apanages and the Capetian Monarchy, 1224-1328, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1966.

3 Voir R. Fawtier, Les Capétiens et la France : leur rôle dans sa construction, Paris, Presses universitaires de France, 1942, p. 3 (« si ce livre pouvait ramener lattention de quelques historiens de la jeune génération sur une période où il reste encore tant à faire [] il aurait atteint son but ») ; trad. angl. Capetian Kings of France : Monarchy and Nation (987-1328), Londres, Macmillan, 1960, p. viii et p. 9, n. 1 ; et J. C. Fawtier Stone, « Préface », R. Fawtier, Autour de la France capétienne : personnages et institutions, Londres, Variorum, 1987, p. x-xi. Voir aussi É. Lalou, « Robert Fawtiers Philip the Fair », The Capetian Century, 1214 to 1314, éd. W. C. Jordan et J. Phillips, à paraître.

4 Bulletin de la Diana, 36, 1960, p. 188-221 ; réimpr. É. Perroy, Études dhistoire médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1979, p. 183-216.

5 Je remercie de tout cœur Julien Théry-Astruc, qui ma apporté son soutien généreux pour la rédaction de ce texte, le français nétant pas – malheureusement – ma langue maternelle. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude envers Olivier Canteaut pour ses conseils précieux.