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Classiques Garnier

Une lecture profane de l’Ovide moralisé Le manuscrit BnF français 137 : une mythologie illustrée

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 2, n° 30
    . varia
  • Auteurs : Harf-Lancner (Laurence), Pérez-Simon (Maud)
  • Résumé : Le manuscrit BnF fr. 137, ­composé pour Louis de Bruges peu avant 1480, offre une lecture profane de ­l’Ovide moralisé en prose, fidèle à son modèle en vers pour la partie narrative mais éliminant les ­commentaires allégoriques. ­L’image, ­comme le texte, transforme ­l’Ovide moralisé en un recueil de fables. La métamorphose y occupe une place importante ainsi que les dieux païens, ­l’érotisme et la violence. Peu ­d’éléments subsistent, dans cette mythologie illustrée, ­d’une lecture chrétienne ­d’Ovide.
  • Pages : 167 à 196
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460982
  • ISBN : 978-2-8124-6098-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6098-2.p.0167
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Une lecture profane
de lOvide moralisé

Le manuscrit BnF français 137 :
une mythologie illustrée

On connaît bien les manuscrits enluminés de lOvide moralisé en vers mais on connaît moins ceux de lOvide moralisé en prose. Marc-René Jung sest penché sur ces mises en prose, qui sont au nombre de deux. « La première, Le Livre dOvide appellé Methamorphose, a été écrite par un Normand à Angers entre le mois davril 1466 et le mois de septembre 1467, pour le roi René. Conservée dans un seul manuscrit (Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, manuscrit Reg. Lat. 1686), elle contient les moralisations et les allégories du modèle, mais sur lordre exprès du prince, elle ne comporte pas dillustrations1 ». Elle a été éditée par Cornelis de Boer en 19542. « La deuxième mise en prose, Ovide Methamorphose, a vu le jour à Bruges, un peu avant 1480. [] Si elle maintient les explications historiques et parfois morales du poème, elle élimine par contre toutes les allégories3 ». Ce texte est conservé dans quatre manuscrits ainsi que dans lédition de Colart Mansion de 1484, qui sappuie à la fois sur un manuscrit de la mise en prose brugeoise, un manuscrit du poème en vers et lOvidius moralizatus de Pierre Bersuire. Colart Mansion réintroduit les allégories que la prose brugeoise avait supprimées.

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Les quatre manuscrits de la prose brugeoise sont les suivants :

Le manuscrit français 137 de la Bibliothèque nationale de France est celui qui nous occupera ici. Il a été composé pour Louis de Bruges et comporte cent dix-neuf miniatures et lettrines historiées. Lun des peintres est peut-être le Maître de Marguerite dYork, qui exerçait à Bruges entre 1470 et 1480. Le codex a ensuite appartenu à Louis XI et a été conservé depuis dans les collections royales. Au folio 1, un blason portant les armes de France ouvre le volume. Il sagit très probablement dun repeint sur les armes de Louis de Bruges4. Il porte le titre dOvide Methamorphose, qui revient au début de la table des rubriques puis à lincipit et à lexplicit de chaque livre.

Saint-Petersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, manuscrit F.v.XIV.I : une seule miniature au début du texte a été exécutée sur les cent-vingt prévues. Ce manuscrit, inachevé, fut produit pour Wolfert de Borselen, le beau-frère de Louis de Bruges5.

London, British Library, manuscrit Royal 17.E.IV, manuscrit flamand écrit pour Édouard IV vers 1480, illustré dune miniature au début de chacun des quinze livres.

Les manuscrits Old Library F.4.34 (vol. 1) et Pepys Collection, 2124 (vol. 2) du Magdalene College à Cambridge offrent en deux parties la traduction anglaise de William Caxton, terminée en 1480.

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Le manuscrit BnF français 137

Avec son chatoyant mélange dimages frontispices, de miniatures et de lettrines en grisaille, le manuscrit BnF fr. 137 est le plus séduisant de tous les manuscrits de lOvide moralisé en prose. Il est aussi de loin le plus intéressant pour lanalyse des relations texte-image. Le programme iconographique est rétif à lanalyse car les cent dix-neuf miniatures et lettrines historiées du manuscrit accompagnent le texte avec une certaine irrégularité quil faut chercher à déchiffrer. Une telle étude nous permet davoir accès à la réception dont ce texte a fait lobjet auprès du lecteur quétait Louis de Bruges. Une comparaison avec les manuscrits de lOvide moralisé en vers de Rouen et avec les manuscrits en prose de Cambridge et de la British Library nous offre une fenêtre sur la conception dun programme iconographique pour un texte dont le statut reste à définir, entre didactisme et goût pour le merveilleux, christianisme et paganisme.

Le texte a été modifié lors du passage à la prose, mais aussi lors de la copie de ce manuscrit en particulier. Ces choix décriture peuvent être liés directement au programme iconographique, dune grande fidélité au texte et dune réelle inventivité dans les solutions iconographiques choisies. Le BnF fr. 137 nous offre la version profane dun texte originellement conçu pour la moralisation chrétienne dOvide.

Les cent dix-neuf miniatures6 se répartissent, comme la montré M.-R. Jung7, en trois types :

Un grand frontispice en demi-page (hauteur de 26 lignes) et à encadrement végétal au début de chacun des quinze livres (exemple fig. 13) ;

Trente-et-une petites miniatures, colorées à la gouache, de la largeur dune colonne et dune hauteur de 14 lignes environ (exemple fig. 66) ;

Soixante-treize lettres historiées en grisaille, dune hauteur de 6-8 lignes (exemple fig. 67).

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Les miniatures sont ainsi deux fois plus petites que les images frontispices et deux fois plus nombreuses. Les lettrines historiées sont à leur tour deux fois plus petites que les miniatures et plus de deux fois plus nombreuses. On note donc une certaine proportion entre la taille des images et leur nombre. Cette régularité ne se retrouve pas dans la répartition des images, comme le montre le tableau ci-dessous.

Livre

nb folios

nb images frontispices

nb miniatures

nb lettrines historiées

1

1-12v = 24

1

3

3

2

13-28v = 32

1

2

9

3

29-42 = 27

1

3

7

4

42v-57v = 31

1

9

10

5

58-73 = 32

1

1

3

6

73v-86 = 27

1

2

3

7

86v-100 = 29

1

2

3

8

100v-116 = 32

1

2

2

9

116v-132v = 31

1

1

4

10

133-146v = 28

1

2

3

11

147-164v = 36

1

3

5

12

165-184v = 40

1

1

13

13

185-205v = 42

1

0

1

14

206v-223v = 35

1

0

5

15

224-237r = 25

1

0

2

Total

15

31

73

Le nombre de folios par livre varie entre vingt-quatre et quarante-et-un8 ; les lettres historiées et les miniatures sont inégalement réparties dans les livres. La proportion entre le nombre dimages et le nombre de folios par livre a tendance à décroître. On peut suggérer que cela vient, comme souvent, dune baisse de financement en fin de travail.

Certains livres sont beaucoup plus illustrés que les autres. On peut citer le grand nombre de lettres historiées (treize) dans le livre XII, qui sexplique par lillustration systématique des portraits des dieux sur le bouclier dAchille. Le livre IV aussi est particulièrement illustré, tant

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par des miniatures (neuf) que par des lettres historiées (dix), sans doute parce quil contient des histoires très populaires (Pyrame et Thisbé, les amours de Mars et de Vénus, Héro et Léandre, Danaé, Persée, etc.)

Quelle répartition pour les miniatures
et les lettrines historiées ?

Lalternance entre miniatures colorées et lettrines historiées en grisaille est assez rare dans les manuscrits médiévaux profanes. Elle correspond sans doute à un vœu du mécène, mais comment la répartition a-t-elle été décidée ? Elle nest pas gouvernée par la répartition du manuscrit en bi-feuillets.

On pourrait croire que les miniatures, plus grandes et plus colorées, sont destinées à la représentation des métamorphoses. Or, les métamorphoses sont réparties à égalité entre les trois types dimages9. Cest peut-être précisément ce qui donne limpression dune multiplication des métamorphoses dans liconographie de ce manuscrit.

Le choix entre lettre historiée et miniature ne semble pas guidé non plus par des questions de hiérarchie. Un cycle de plusieurs enluminures ne commence pas forcément par une miniature programmatique. On trouve parfois deux ou trois miniatures successives illustrant des sujets différents (fol. 52-53v). On pourrait également penser quun long passage appellerait une miniature tandis quune métamorphose plus brève serait illustrée par une lettrine historiée. Ce nest pas le cas.

Les miniatures, plus grandes, reflètent-elles un intérêt particulier pour certains passages ? Si cette explication peut convenir à une grande majorité de cas, elle ne rend pas compte de toutes les occurrences. La mort de Pirithoüs et dHippodamie (fol. 176r) et la mort de Céÿx (fol. 159r) sont par exemple représentées dans des miniatures tandis que des épisodes plus connus comme la chute dIcare (fol. 106r) et lenlèvement dEurope (fol. 27v, fig. 71) sont représentés dans des lettrines historiées. De plus, un tel jugement de valeur sur lintérêt et la séduction suscités par certains sujets est difficile et subjectif.

Une autre explication – dordre matériel – vient compléter la précédente et expliquer certains choix. Tandis que les lettrines historiées sont en grisaille, les enlumineurs peuvent tirer parti des couleurs dans les

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miniatures pour représenter des paysages plus travaillés, plus nuancés, plus aptes à lillustration de la merveille. Au folio 53v, Junon se rend en Enfer pour chercher Tisiphone : le contraste entre couleurs chaudes et froides rend bien lopposition entre le monde des vivants et celui des morts et dramatise le face à face. Au folio 8, les couleurs confèrent au combat de Phébus et de Python son caractère éclatant tandis que la barre sombre des nuages, qui contraste avec lor du soleil et des costumes, encadre la scène de ténèbres.

Les peintres exploitent également le surplus despace autorisé par les miniatures pour y peindre plusieurs plans, larrière-plan représentant souvent les prémices ou les conséquences de laction du premier plan10. Ce procédé, à lœuvre dans les enluminures frontispices (Jason, fol. 86v, fig. 70), nen est pas moins complexe dans les miniatures qui parsèment le corps du texte. Certaines images se divisent en deux plans : on voit au folio 3v (fig. 79) la naissance de Jupiter. Au second plan, Saturne est en prière devant une idole : il sagit du moment précédant la naissance, quand loracle apprend à Saturne le danger que représente son fils pour lui. Limage de larrière-plan est à la fois antérieure dans le temps et prédiction de lavenir11. On ne comprend limage du folio 24v que lorsquon en voit les deux étapes : au premier plan, Mercure tombe amoureux de lune des trois sœurs, Hersé ; au second plan, il est face à une autre sœur, Aglauros qui, après avoir vendu les faveurs de sa sœur, poussée par la jalousie, ferme la porte à Mercure. Celui-ci la transforme en statue de pierre. Dautres miniatures représentent trois plans, comme pour mieux détailler laction : au folio 45r, on voit Pyrame se suicider au premier plan, au centre ; au deuxième plan, à gauche, Thisbé est cachée dans les buissons tandis quà larrière-plan, à droite, le félin séloigne. Létagement des plans permet de montrer un protagoniste par moment de laction et de dramatiser ainsi le malentendu. Une miniature représente avec tant de précision et de détails la légende de Héro et Léandre

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que lon peut même y voir six moments dune même histoire (fol. 52r, fig. 66). Les cinq premiers plans fonctionnent en chiasme. Les plans 1 et 5 doivent être lus ensemble : Léandre, sur la rive asiatique, sapprête à plonger pour rejoindre Héro et Héro, en haut dune tour, sur la rive européenne de lHellespont, tient une torche pour le guider dans le noir. Les plans 2 et 4 montrent Léandre dans leau en train de se noyer et Héro, au pied de la tour, attendant son amant. Au plan 3, les deux amants sont réunis dans la douleur quand Héro trouve le corps sans vie de son amant, rejeté sur la rive. Lhistoire aboutit au plan 6 avec la mort de Héro ; lhéroïne est présentée sur son lit de mort12. Cest elle que semble regarder Léandre au premier plan quand, bien vivant, il se prépare à plonger. Les miniatures, par la profondeur spatiale quelles offrent, sont donc un espace privilégié de narration.

Il est difficile, pour autant, de trouver un critère définitif de répartition entre miniatures et lettrines historiées. Les raisons cumulées que nous venons dévoquer (sujet des enluminures, hiérarchie de la décoration, longueur ou « intérêt » de lépisode, importance ou non de la couleur, stratification possible des plans) semblent toutes avoir été valides à certains moments de lillustration du manuscrit et permettent de rendre compte dune grande partie des cas particuliers.

Les rubriques, un principe de liaison

Les frontispices, les petites miniatures et les lettres historiées sont accompagnés dune rubrique. Dautres rubriques sont suivies dune simple lettre ornée et séparent les développements. Lensemble des rubriques figure en tête du volume dans une table des rubriques (« les tables des rubrices »). La disposition du texte et des rubriques est toujours la même : une première rubrique résume la fable (« Comment Jupiter ama Yo la fille Ynacus et comment il la mua en vache pour paour de Juno sa femme qui la bailla a garder a Argus »), une autre introduit lexplication historique, parfois morale (« Lexposition de ceste fable ; Sens allegoricque a la ditte fable ; Sens historial a la fable »). Parfois plusieurs récits sont regroupés avant que nintervienne la glose (« Sens allegoricque sur les fables dessus dittes »).

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Les rubriques liées aux frontispices établissent un lien dun livre à lautre. Il y a en effet dans les Métamorphoses dOvide une continuité entre les quinze livres, qui traduit la continuité de la création dans lespace et dans le temps. Ovide entame en fin de livre un sujet quil poursuit au début du livre suivant. Ainsi lhistoire de Phaéton commence à la fin du livre I et sachève au début du livre II ; celle dEurope et de Cadmus sétend du livre II au livre III ; létablissement du culte de Bacchus du livre III au livre IV ; lhistoire de Persée du livre IV au livre V ; lhistoire dAcheloüs et dHercule, se poursuit du livre VIII au livre IX ; lhistoire dOrphée du livre X au livre XI ; laffrontement dUlysse et dAjax pour les armes dAchille du livre XII au livre XIII ; lamour de Glaucus pour Scylla sur les livres XIII et XIV.

En outre, dans le manuscrit BnF fr. 137, la rubrique introduisant un livre et un frontispice est placée sous lexplicit du livre précédent, au folio précédant le frontispice pour les livres II, III, IV, V, VII, VIII, IX, XI, XII, XIII, XV. Dans les livres I, VI, X, XIV, elle est placée sous le frontispice. Ainsi, dans onze livres sur quinze, la place de la rubrique établit un lien entre deux livres en introduisant à la fin dun livre le sujet du livre suivant.

Le livre XII, le livre troyen, présente une particularité. Dans la description du bouclier dAchille le prosateur insère, après une peinture de lunivers reprise au texte en vers, une série de portraits de neuf dieux, chacun introduit par une rubrique et une lettre historiée : Hercule et Bacchus (fol. 182v, fig. 73), Saturne (fol. 182v, fig. 74), Jupiter (fol. 183r, fig. 75), Mars, Apollon (fol. 183r, fig. 76), Vénus (et Cupidon), Mercure, Diane.

Cette série a peut-être été faite à part. On remarque par exemple que les quatre feuillets qui comportent ces lettrines portent un titre courant fautif : « Neuf », au lieu de « Douze ». Ce sont aussi les seules miniatures (avec la dernière, des rois mages), à côté desquelles une numérotation est toujours visible, numérotation qui servait sans doute de repère à lenlumineur.

Le manuscrit BnF fr. 137 représente un vaste projet bibliophilique. Quand on considère lorganisation de la matière (mise en page, répartition des images et des rubriques), il est pourtant délicat de dégager des constantes. Les irrégularités nous donnent à voir au plus près les difficultés matérielles dune telle entreprise. Mais dans sa variance, le volume dégage une double impression duniformité et de hiérarchie, qui fait écho aux métamorphoses dOvide auxquelles il sadapte dans ses inflexions. Limage et les rubriques organisent le texte sans le rigidifier.

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Du vers à la prose : leffacement du didactisme

Le prosateur sest montré remarquablement fidèle à son modèle en vers, quil suit scrupuleusement, tout au moins dans sa partie narrative. Car pour ce qui est des commentaires allégoriques, ils disparaissent presque entièrement.

Les fables : la fidélité du prosateur

Dans les parties de son modèle quil conserve, cest-à-dire les parties narratives, le prosateur est si fidèle quon trouve régulièrement des traces de dérimage. Ainsi dans linvocation finale du poète aux dieux de Rome pour le salut dAuguste :13

O. m., XV, v. 2252-22821

« O vous dieu, compagnon Enee,

qui par glaives et par feu passastes

tant qua Romme vous arrestates

et vous li dieu de Rome né,

Et tu li peres du regné,

Quirine qui fonda sans faille

La vile, et tu diex de bataille,

Et tu Vesta sainte deesse,

Sainte nonain, sainte prestresse,

Sacree entre les cesarains,

Et tu diex, peres souverains,

Jupiter, maistres et maintiens,

Qui la tour Tarpeane tiens,

Et tuit li dieu dont len fet feste,

A cui je puis faire requeste,

Sans mesprendre, loisablement,

A touz vous pri devotement,

De bon cuer et de volenté,

QuAugustus en bone santé

Puisse vivre em pais longuement,

Sans grief et sans encombrement,

Et tout le monde em pais tenir,

BnF fr. 137, fol. 237r

« O vous dieu compaignon de Enee qui par glaives et par feu passastes tant que a Romme arrivastes et vous les dieux de Rommenie nez et le pere Quirin qui fonda la cité et tu Mars le dieu de bataille et tu Vesta sainte pretresse et deesse [sa]cree entre les cessariens, Jupiter souverain maistre qui tiens la tour Tarpeye et tous les dieux dont on fait compte a qui sans mesprendre puis faire requeste, a vous tous prie de cuer devottement que en bonne santé puist Auguste longuement vivre en paix et sans encombrier et paisiblement tenir tout le monde et que ja ne voie avenir quil laisse cest empire terrien ja soit ce quil soit moindre du celeste ou il sen yra quant du terrestre sera partans, si sera gloriffiez et deiffiez avec son pere, et si soi favourable aux siens et secourable tant en soit il loing ».

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Ne je ja ne voie avenir

Quil laist cest terrien empire.

Ja soit ce quil soit maindre et pire

Dou celestre ou il sen ira,

Quant dou terrestre partira,

Si sera la glorefïez

O son pere et deïfiez,

Si sera aux siens favorables,

Tout soit il loing, et secourables ».

La prose brugeoise ne se permet aucun jugement sur son modèle, contrairement à la prose angevine, dont lauteur nhésite pas à condamner certains passages et à les supprimer. Lhistoire de Pasiphaé en fournit un exemple caractéristique. Les amours de Pasiphaé et du taureau font lobjet dune description très étoffée dans lOvide moralisé en vers, et dune censure indignée dans la prose angevine éditée par C. De Boer14. Le prosateur flamand na pas les mêmes scrupules et reprend tous les détails scabreux que multiplie le texte en vers, se bornant à indiquer, comme son modèle, quil na garde de viser les honnêtes femmes : « Je ne mesdis pas des bonnes [femmes] ne atouche de leur honneur. Je des desloyales et mauvaises diz la vilonnie » (fol. 103r).

Cette attention portée au texte ne soustrait pas le prosateur à des erreurs de lecture. Le chien de Céphale et la bête quil pourchasse se métamorphosent en « dui marbre » dans les Métamorphoses et lOvide moralisé en vers (VII, 3721). Pour la prose, le chien et la bête « devindrent arbres » (fol. 99r) – comme dans la rubrique : le chien « fut muez en arbre » (fol. 98v).

La disparition des allégories

Comme la relevé M.-R. Jung, « nous possédons, dès le xive siècle, deux types de textes : des Ovides moralisés proprement dits, avec des allégories, et des Fables dOvide, avec des commentaires de type historique et moral, mais sans allégories chrétiennes15 ». Cest le cas du manuscrit B de Lyon

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(Bibliothèque municipale, manuscrit 742) et des manuscrits Z3 et Z4 (BnF fr. 870 et BnF fr. 19121), qui offrent des versions versifiées16. Le manuscrit de Lyon porte dans la rubrique de la première miniature le titre Ovide le grant de Methamorphoseos ainsi que dans lexplicit (Explicit Ovide de Methamorphose, fol. 274r). Les allégories y sont systématiquement réduites. Ainsi pour la fable de Lycaon la longue série dallégories de 400 vers (I, 1389-1788) est réduite à 150 vers (v. 1389-1518 et 1761-1788). Pour Daphné, elle passe de 343 vers (I, 3065-3408) à 149 (v. 3065-3214). On conserve les explications historiques et morales pour supprimer les allégories proprement religieuses.

Deux autres manuscrits, Z3 (BnF fr. 870, xive siècle17) et Z4 (BnF fr. 19121, xve siècle), se contentent également des seules explications historiques et morales. M.-R. Jung souligne que la version quils proposent a été réalisée « dans un esprit parfaitement laïque18 ».

La prose brugeoise va dans le même sens. On remarque immédiatement la suppression quasi-totale des moralisations dans le texte et dans limage. On trouve très souvent, après une fable ou une séquence de fables, une interprétation très sommaire réduite au sens historique et/ou moral du mythe.

Prenons lexemple du « sens allegoricque » (selon la rubrique) du mythe de Lycaon. La longue glose de lOvide moralisé offre dabord un sens historique : le roi Jupiter vient solliciter laide de Lycaon, roi dArcadie, mais celui-ci cherche à le tuer. Jupiter le chasse de son royaume et le condamne à la vie de rapines et de meurtres dun loup. Vient ensuite le sens typologique : Dieu venu sur terre sous forme humaine fut menacé de mort par Hérode, qui ordonna le massacre des Innocents et en fut puni par les flammes de lEnfer. Selon le sens moral, dans un passage inspiré du Roman de la Rose de Jean de Meun, les officiers cupides qui pressurent les pauvres gens sont assimilés à des loups cruels. Cette longue interprétation est réduite dans la prose à deux courtes phrases, qui proposent une analogie sociale :

Loups ravissans et dommaigables sont robeurs usuriers baillifz prevostz marchans vendans a terme et briefment toutes gens despouillans et deffoulans le menu peuple. Et sont comparez a Lichaon qui fut muez en loup car depuis

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que Jupiter leust exillié pour ce qui vesqui de rapines et de roberies faint la fable quil fut muez en loup. (fol. 6r)

En outre, la part des gloses diminue comme peau de chagrin quand on avance dans le texte, jusquà disparaître complètement.

Dans le premier livre toutes les fables sont suivies de leur explication.

Les deux dernières fables du livre II, celles des Danaïdes et de lenlèvement dEurope par Jupiter sous la forme dun taureau, ne sont suivies daucune glose.

Dans le livre III, les récits sont tous suivis de leur explication.

Mais le livre IV supprime linterprétation de lhistoire de Pyrame et Thisbé, puis de celle de Héro et Léandre, comme si les récits se suffisaient à eux-mêmes. Visiblement le prosateur ne juge pas nécessaire pour ces deux légendes damants tragiques de sencombrer dallégories.

Le livre V ne glose pas la lutte de Persée contre les Céphéiens.

Le livre VI supprime les gloses des fables de Latone et Niobé, Marsyas, Pélops, Philoména, cest-à-dire la seconde partie du livre.

À la fin du livre VII disparaissent les explications sur les fourmis changées en hommes et sur Céphale et Procris.

Le livre VIII supprime presque toutes les allégories sauf pour Nisus et Scylla au début du livre, et Erysichton à la fin. Ainsi le prosateur reprend à son modèle en vers la scabreuse histoire de Pasiphaé (contrairement à la prose angevine, qui la récuse), mais supprime toute interprétation allégorique, ne cherchant nullement à « dédouaner » lunion bestiale de Pasiphaé et du taureau sous couvert dune interprétation édifiante.

Le livre IX ne contient aucune glose, sauf à propos dIphis transformée en homme.

Dans le livre X, lhistoire dOrphée et dEurydice est suivie dune courte explication historique (par chagrin pour la mort de sa femme Orphée se réfugia dans lhomosexualité, se vouant ainsi à la damnation), puis toutes les autres explications sont regroupées à la fin du livre, y compris celle concernant Orphée, qui est reprise et développée. Le prosateur suit sur ce point le texte en vers, qui regroupe à la fin du livre X toutes les allégories.

Une bonne partie des fables du livre XI ne fait lobjet daucune explication allégorique : ainsi de la mort dOrphée, du jugement de Pâris, de lhistoire de Céÿx et dAlcyone.

Dans le livre XII ne figure aucune glose, pas plus que dans le livre XIII.

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Dans le livre XIV seule intervient une courte explication historique sur la double fable de Vertumnus et de Pomone et dIphis et dAnaxarète (fol. 220v).

Enfin le livre XV a une structure particulière, dans le texte comme dans lillustration. Le livre XV des Métamorphoses dOvide contient le long discours de Pythagore puis une série de légendes du Latium qui débouchent sur la mort et lapothéose de César, dont lâme est changée en astre. Viennent alors linvocation aux dieux pour le salut dAuguste et lépilogue dans lequel Ovide se promet limmortalité19.

Dans lOvide moralisé (en vers), la structure du livre XV diffère de celle des autres : le récit nalterne pas avec la moralisation, comme dans les autres livres. On trouve dun bloc la traduction de lensemble du livre XV (v. 1-2308), qui se clôt sur linvocation aux dieux de Rome et lépilogue dOvide, puis les moralisations, dans lordre des fables (v. 2309-7428), suivies dune prière finale (v. 7429-7548)20. En outre la part du commentaire exégétique est de 70 % par rapport à 30 % pour le récit, contre 60 % par rapport à 40 % dans le reste de louvrage21. Le poids du commentaire est écrasant.

La mort et lapothéose de César figurent vers la fin de la partie narrative (v. 2075-2212). Et la moralisation, qui assimile lastre apparu à la mort de César à létoile qui guida les rois mages jusquà Bethléem, est placée vers la fin du commentaire allégorique, quelque cinq mille vers plus loin (v. 7124-7146) :

O. m. XV, v. 7110-7176

BnF fr. 137, fol. 236v

En son temps nasqui li sauverres

Et li sires de tout le monde,

Jhesus, en cui tous bien habonde,

Li filz a la Vierge Marie,

Cele en cui sole se marie

Plenteive virginitez

Et vierge plenteïvetez. []

Ou temps Auguste nasqui Jhesucrist le sauveur et redempteur de tout le monde filz a la vierge Marie. []

180

Lors fu en orient veüz

Li signes et la resplendour

Dune estoile de tel grandour

Que toute autre avoit sormontee,

Mais nestoit pas ou ciel plantee,

Ains coroit par lair bassement :

Ce fu lestoile droitement

Qui les rois de Tarse assena

Et em Bethleem les mena,

Ou le roi des rois i troverent,

Le fil Dieu cui il presenterent

Or et encens et mirre ensamble,

En signe de ce, ce me samble

Quil estoit rois et diex et hom.

Mainte gent, mainte nacion

Ont parole et fable tenue

De lestoile qui fu veüe.

Pluiseur qui parler en oïrent

Ou par aventure la virent

Sen esbahirent, si cuidoient,

quar li poëte le faignoient,

Que Cesars fu deïfiez

Et quensi fu stellifiez,

Et Ovides meïsmement,

Qui voloit prouver faintement,

Par fables et par fictions,

De diverses mutacions

Qui sont touchies en cest livre,

Quar par ce cuidoit a delivre

La grace dAugustus aquerre,

Qui bani lavoit de sa terre. (…)

Alors vit on en Orient une estoille qui de grandeur avoit toutes autres surmonteez courans en lair bassement. Ce fut lestoille qui les roys de Tharse mena en Bethleem ou le roy des roys trouverent et lui presenterent or encens et mirre en signe quil estoit roy dieu et homme.

Mainctes nations parlerent et tindrent fables de lestoille qui lors fut veue. Pluiseurs qui parlerent en ouyrent ou par aventure le veirent sen esmerveillerent et cuiderent que Cesar fust deiffiez et stelliffiez. Et meismement Ovide faintement le vouloit prouver fabuleusement et par fixion qui sont en ce livre touchies. Et par ce cuidoit la grace Augustus racquerre qui de sa terre lavoit banni [].

Cesar soz une piramide

Qui vint piez avoit de hautesce,

Fu enterrez par grant noblesce,

Si fu puis a Rome aorez,

Por dieu serviz et honorez,

Et faisoit la gent fole et nice

En son non feste et sacrefice.

Cesar fut enterré noblement sous une pierre de XX pieds de hault et fut depuis a Rome servis et honnoureez et aorez comme dieu et faisoient les gens en son nom feste et sacrifice.

Or notre prose résume fidèlement le contenu des 2308 premiers vers du livre XV de lOvide moralisé : voyage de Numa à Crotone (fol. 224-225), discours de Pythagore (fol. 225-230), légendes du Latium (fol. 230-233v),

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mort et apothéose de César (fol. 233v-235v), invocation aux dieux et épilogue dOvide (fol. 237).

Le texte se clôt sur cet épilogue et supprime donc tout le commentaire allégorique qui correspond aux v. 2309-7548 du poème.

Mais dans notre manuscrit, entre la fin de la partie narrative (lapothéose de César) et lépilogue surgit une seule glose, reprise à la série des allégories du texte en vers : lidentification de lastre de César à létoile des rois mages. Cest la seule glose du livre XV et cest la seule à être illustrée de tout le manuscrit. Elle est introduite par la rubrique suivante (fol. 235v) : « Sens historial de la fable devant ditte ou il est parlé de la nativité de Nostre Benoit Redempteur Jhesucrist et de lestoille qui amena les rois offrir ».

Suit un résumé de lhistoire romaine de la royauté à Auguste qui débouche sur la Nativité. Cest un dérimage des vers 6957-7176 du livre XV de lOvide moralisé, qui sont ainsi avancés pour prendre place entre la translation des vers 1899-2282 (apothéose de César) et celle des vers 2283-2308 (lépilogue dOvide).

Le prosateur conserve cet unique élément des quelque quatre mille cinq cents vers dallégories du texte en vers. Or cette glose unique est aussi la seule glose illustrée dans lensemble des quinze livres : cest une lettre historiée qui montre ladoration des Mages et qui met ainsi en valeur le texte correspondant (fol. 235v, fig. 68).

Le texte se clôt ensuite sur une note peu chrétienne : lépilogue dOvide, linvocation aux dieux pour le salut dAuguste et la revendication de limmortalité de lœuvre :

Or ay ma matere achevee et parfaitte une tele euvre qui riens ne doubte la yre ne le desdaing Jupiter et qui ja ne sera par fer despechié par feu exillié ne effachié par viellesse qui tout efface. Quant a la mort de mon corps plaira sans plus face son plaisir. Mon nom ne mon los ne puet estaindre malgré soy me demourront ces deux choses qui est la meilleure partie tant que le povoir de Romme est grant qui sur tous hommes se estend et tant comme cestui siecle soit durant verra on lire cestui mon livre sil est portez la ou on face verité retraire. Amen. (fol. 237r)

On a dans la prose une double volonté : celle de relier, à la fin de louvrage, lhistoire païenne et lhistoire chrétienne, mais aussi celle dachever le texte sur la conclusion dOvide, cest-à-dire une fin toute profane.

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Cest déjà le choix exprimé dans les versions versifiées par le manuscrit de Lyon, qui se termine au v. 2308 du livre XV, après lépilogue dOvide, alors que dans le manuscrit de Rouen commence la série des allégories. Mais on ny trouve pas la glose sur lastre de César et létoile des rois Mages. En revanche la fin des manuscrits de Paris Z3 et Z4 est proche de celle de notre manuscrit. Dans ces deux manuscrits, le dernier vers de lépilogue dOvide (v. 2308) est immédiatement suivi des vers 6957-6958 (introduits par la rubrique « Vraye istoire ») : « Or vous dirai selon listoire / Comment la fable fait a croire ». Viennent alors les vers 6957-7176, puis une conclusion du translateur.

On a la même volonté que dans le BnF fr. 137 de rapprocher lastre de César de létoile des rois Mages, donc de terminer le texte sur une note chrétienne. Le prosateur a vraisemblablement utilisé un texte en vers proche de cette version quant au dénouement. Mais il est le seul à déplacer à la fin du livre linvocation aux dieux et lépilogue dOvide. On a donc à la fois une préoccupation religieuse, celle de donner un éclairage chrétien à la fin du livre, souligné par une illustration religieuse, et une préoccupation littéraire, celle de terminer sur la conclusion dOvide, qui revendique limmortalité de son œuvre. Notre auteur rappelle-t-il par ce finale la pérennité de sa propre œuvre ?

Limage fidèle au texte

On la vu, la traduction dans lOvide Methamorphose est très fidèle à son original versifié, au point souvent de nêtre quun dérimage. On remarque tout de même la présence du traducteur par la sélection quil opère dans les allégories et par ses interventions dans le texte.

Les images, autre forme de traduction du texte, fonctionnent de la même façon : la fidélité est nuancée par des choix. Prenons pour commencer lexemple des portraits des dieux sur les armes dAchille (fol. 182v-183v). Les attributs des dieux sont dans lensemble bien respectés : Hercule porte une massue et une pomme conformément au texte, Bacchus est sur un autel, entouré dun pommier et dune vigne, il a un chapeau sur sa tête cornue et la poitrine découverte (fig. 73).

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Les différences résultent le plus souvent dun tri : ne sont pas figurés les détails qui risquent denvahir limage et den compromettre la lisibilité, comme le laurier, la corneille, les neuf Muses et le serpent Python qui sont censés entourer Apollon, ou les animaux et les nymphes qui environnent Diane selon la description qui en est donnée. Sont aussi omis les détails difficiles à représenter en petit format : le visage de « jeune enfant » de Bacchus par exemple, laspect « changeant » du visage dApollon, le fait que le serpent tenu par Saturne ronge sa propre queue. On remarque une erreur qui peut résulter dune méconnaissance de lenlumineur. Il a peint Bacchus sur un cheval, peut-être à défaut de savoir représenter le tigre quil est censé chevaucher.

Les exemples choisis ici doivent être interrogés. Dans la mesure où le texte lui-même est lekphrasis dimages représentées sur un bouclier, ne peut-on pas penser que les images qui illustrent ce texte induisent une fidélité qui ne se retrouve pas ailleurs dans lœuvre ?

Prenons un autre exemple, dans lenluminure frontispice représentant Phaéton devant Phébus (fol. 13r, fig. 69). Limage est fidèle au texte dans la mesure où les chevaux sont représentés tels quils sont décrits dans le texte (« Et chevaulx du soleil furent tantost attelez et estoient de telz couleurs : Pirous estoit tous rouges, Eous estoit tous blans, Ethous resplendissant et Philogeus qui estoit plain de chaleur », fol. 14vb), leurs noms respectifs sont même inscrits sur leurs flancs, détail que lenlumineur, ou le maître datelier, a dû aller chercher dans le texte au folio suivant. Néanmoins, limage nest pas complètement fidèle au texte. La première raison semble être pratique, la seconde conditionne la réception de limage. Lenlumineur a rencontré un problème pour illustrer le cheval « plain de chaleur » et, comme il avait déjà peint un cheval rouge, il a peint celui-ci gris. De plus, la rencontre entre Phébus et Phaéton a lieu dans le ciel, au milieu des nuages, et non dans un palais. Lenlumineur a représenté dans le ciel un trône dor dont se dégage une lumière éblouissante mise en valeur par contraste par la couronne de nuages sombres qui entourent la scène. Ce choix amplifie le merveilleux de la rencontre entre Phaéton et son père céleste. La fidélité est donc tempérée par le choix dinsister sur la dimension merveilleuse du passage.

La fidélité de lenlumineur au texte se voit aussi dans la recherche du détail. Dans limage frontispice qui représente la bataille entre Phinée

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et Persée, est représentée – discrètement mais au milieu de la scène de bataille – la petite déesse Pallas qui vient au secours de son frère.

Ce souci du rendu du texte se retrouve dans la dimension narrative des images. Nous avons vu que certaines miniatures présentaient un « feuilletage » de plans susceptible de rendre compte dune action dans toutes ses étapes. Ce procédé est à lœuvre dans les images frontispices. Citons lexemple le plus spectaculaire, celui de Jason (fol. 86v, fig. 70), dont on voit les exploits en cinq scènes. Lordre chronologique est légèrement bouleversé par rapport à lordre de la narration, ce qui permet davoir aux trois premiers plans les trois scènes de combat. À larrière-plan, on voit Jason semer les dents du dragon et semparer de la toison dor. De manière générale, dans les autres frontispices, lenlumineur se contente de représenter lépisode sur deux plans, en jouant sur la division architecturale de la miniature.

Un autre moyen qua lenlumineur de rendre les contes ovidiens dans toute la complexité de leurs développements narratifs est dutiliser des cycles iconographiques faisant se succéder limage frontispice et quelques lettrines historiées, ou à lintérieur des livres une série denluminures (miniatures et/ou lettrines historiées). Lhistoire de Phaéton comme celle de Jason (représentées en frontispice) sont prolongées chacune par une ou deux lettrines historiées montrant les conséquences dramatiques de lépisode : fol. 13r, Phaeton va voir Phébus (fig. 69) ; fol. 14v, il monte dans le char ; fol. 15r, il chute ; fol. 16r, dans leur chagrin, ses sœurs, les Héliades, se transforment en arbres (fig. 67) ; de même, fol. 86v, Jason se saisit de la toison dor (fig. 70) ; fol. 89v, Médée tue son jeune frère pour retarder les poursuivants ; fol. 91r, Médée rajeunit Aeson.

Le cycle relatif à Persée est peut-être le plus long. On le voit tuer les Gorgones (fol. 58v) ; suit une image de lhistoire de Bellérophon (fol. 59v), liée à celle de Persée, puis, successivement : la métamorphose dAtlas (fol. 60v), Persée délivrant Andromède (fol. 61r, fig. 72) et la bataille de Persée contre Phinée le jour de son mariage avec Andromède (fol. 63r). La première et lavant-dernière images sont des miniatures, la dernière est une image frontispice. La succession des images rend bien compte de lenchaînement des péripéties. Visuellement toutefois la façon dont Persée est représenté ne favorise pas ce lien. Dans la quatrième image par exemple, et dans la quatrième seulement, le héros est ailé. Le changement de format dune image à lautre ne joue pas non plus

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dans le sens dune continuité, la hiérarchie visuelle ne souligne pas la chronologie. Les rubriques fortifient toutefois le lien qui peut se tisser dune image à lautre et guident le lecteur dans le sens dune lecture globale par la répétition du nom propre. Nombreux sont les exemples de séries dimages22. Elles assurent la continuité narrative au même titre que les interventions narratoriales et maintiennent la correspondance entre le texte et les images.

Dans un cas où la fidélité de limage au texte semble mise en échec, on peut expliquer ce changement par une fidélité de lenlumineur non plus à la lettre du texte mais à lesprit, cest à dire au sens « historique » de la fable. Dans limage de lenlèvement dEurope (fol. 27v, fig. 71), Jupiter nest pas peint sous la forme dun taureau. Sous sa forme divine (cest-à-dire humaine avec des ailes), il pousse Europe vers un bateau. De fait, on lit au folio suivant : « Lystoire dit que Jupiter vint de Crete dont il estoit roy a Tyr pour lamour Europa et dillec la ravist et emporta par mer en sa nef ou il y avoit paint ung thorel et pour ce faint la fable que samblance de thorel avoit » (fol. 28r). Cest le seul cas où lenlumineur semble illustrer non pas lépisode narratif, mais sa glose23. On remarque pourtant que Jupiter a toujours ses ailes, il semble donc toujours considéré comme un dieu. Limage est une image de compromis.

La fidélité de limage au texte prend un tour ludique dans les marges des images frontispices. Lenlumineur semble si bien connaître le texte quil nhésite pas à utiliser lanimal décoratif placé dans la marge inférieure à des fins de « glose » de limage.

Sous les enluminures frontispices – qui occupent deux tiers du folio – les marges inférieures contiennent un animal du bestiaire médiéval (cerf, lion, chat…) ou un être hybride. Cette pratique est courante au Moyen Âge. Les travaux de M. R. James sur le Roman dAlexandre illustrent bien lancienne attitude de la critique envers ces images, attitude qui

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niait tout rapport entre les actions qui se déroulent dans les marges et liconographie principale24. Depuis, les chercheurs ont bien montré la finesse des liens logiques quelles pouvaient entretenir : de lillustration à la parodie en passant par lexégèse25. Ces rapports ne sont pas toujours faciles à saisir ni à expliquer, les liens analogiques tissés au Moyen Âge nous restant encore trop souvent étrangers, si bien que lon sen tient souvent à un constat au premier degré. Dans notre corpus non plus, ce rapport nest pas toujours aisé à établir, mais nous souhaitons proposer ici lhypothèse quil est signifiant, dans la mesure où certains exemples sont très cohérents et explicites26.

Commençons par les images proposant un mimétisme clair : par exemple, le combat entre Hercule et Acheloüs (fol. 116v). Limage principale représente les trois étapes du duel, correspondant aux trois transformations dAcheloüs : dhumain en dragon et en taureau. Dans la marge, deux animaux combattent aussi. La domination très nette dun animal par lautre laisse présager la victoire finale dHercule qui nest pas suggérée dans lenluminure pleine page. Au folio 206v, limage principale représente, au premier plan, Circé la sorcière, entourée danimaux, serpents et autres créatures à sang froid, caractérisant ses pratiques maléfiques, et par des fioles contenant sans doute des philtres et des poisons27, posées sur des herbes ou des algues. Au second plan, on voit Circé transformer, par jalousie, Scylla en monstre marin aboyant. Le crapaud qui se trouve dans la marge du bas montre la vraie nature des pratiques de Circé et fonctionne comme un doublet animal de lenchanteresse qui apparaît si séduisante dans lenluminure principale28. Dans la scène, déjà commentée, de Jason (fol. 86v, fig. 70), on comprend pourquoi cest le lion, symbole de force, de courage et de noblesse, qui complète la scène dans la marge inférieure. On peut aussi faire le parallèle, au folio 147r,

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entre les femmes qui lapident Orphée et le décapitent, et le chat qui, dans la marge, achève une souris.

La fidélité des images dans les marges ne prend pas toujours la forme dun parallélisme. Au folio 73v, le face à face entre Arachné et Pallas de part et dautre du métier à tisser trouve son issue fatale à larrière-plan quand on ne voit plus Pallas que face à une araignée. Rien dans limage ne vient dénoncer la rouerie de Pallas, déguisée. Dans la marge, un singe déguisé en vieille femme – on voit distinctement le fichu qui recouvre sa tête et sa poitrine découverte – est là pour nous la rappeler indirectement (fol. 73v).

Limage marginale peut renvoyer plus directement à certains passages moralisants du texte. Sous limage du songe de Myscelos (fol. 224r), on voit un lion dévorer une licorne, ce qui na en apparence aucun rapport ni avec Myscelos, ni avec la construction de Crotone aussi représentée dans limage frontispice. Limage renvoie en réalité à la « doctrine » de Pythagore, exposée aussitôt après le récit de la fondation de Crotone sur le prétexte que cest là que vivait le philosophe. Pythagore condamne lusage de manger les animaux : en mangeant des animaux, lhomme devient comparable aux bêtes sauvages qui « dommaigent autrui corps pour assouagier leur faim. Tigres, lyons, ours, loups et samblables bestes qui sont plaines de raige se nourrissent par leur felonnie dautrui corps comme affiert a leur cruaulté ». Il compare ces animaux à ceux qui ne tuent pas pour manger, comme les chevaux et les brebis (fol. 225v). Limage marginale nest donc pas forcément liée à limage frontispice, elle peut renvoyer au texte environnant.

Sous limage, enfin, du meurtre du roi par sa fille Scylla, on voit un pélican se percer le cœur pour nourrir ses petits (fol. 100v). Il ne sagit plus dun parallélisme ou du renvoi à un autre épisode, mais dun jeu sur le renversement, jeu à fonction moralisante. Au sein de la page sopposent très clairement le pélican qui se perce le cœur pour ressusciter ses petits et la fille qui tue son père pour un amour vain29.

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Nous ne multiplierons pas les exemples, quoiquils soient nombreux. Toutes les marges ne se laissent pourtant pas lire aussi facilement, notamment lorsquelles sont habitées par des personnages ou des animaux hybrides dont la symbolique nest pas aussi clairement déterminée. La clarté des exemples étudiés nous laisse cependant penser quil y a bien là un jeu de glose qui montre que limage est, dans ce manuscrit, au plus près du texte, que ce soit dans la lettre ou dans lesprit.

Une petite mythologie illustrée

Lillustration du manuscrit BnF fr. 137 confirme les conclusions apportées par lanalyse du texte : la prose brugeoise na rien de didactique et fait de lOvide moralisé un recueil de fables. Les enlumineurs ont cherché à conserver sa couleur païenne, à tirer tout le parti possible des récits de métamorphose, à souligner lérotisme et la violence des récits.

La métamorphose

Le traitement de la métamorphose varie énormément dun manuscrit à lautre du texte en vers. Les manuscrits de Rouen et de la Bibliothèque lArsenal la représentent couramment, alors que celui de Lyon lexclut complètement30.

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La métamorphose, bien quelle pose problème à tous les illustrateurs, occupe une place importante dans lillustration du manuscrit. Sur cent dix-neuf images, vingt-cinq montrent une métamorphose. Le lexique de la métamorphose est le même dans le texte et dans les rubriques : on trouve les verbes « muer » et « devenir ». Les Héliades « furent muees en arbres » (fol. 16r) ; Actéon « devint cerf » (fol. 31r). On peut dégager de ces images une typologie de la métamorphose, qui recoupe celle qua dégagée F. Clier-Colombani pour le manuscrit O. 4 de Rouen31.

Lartiste montre souvent lavant et laprès de la métamorphose, dédoublant le personnage en présentant ses deux formes et en laissant de côté le moment même de la mutation :

Sous le regard de Jupiter, Lycaon est à la fois le roi couronné et le loup également couronné qui franchit la frontière de leau pour senfoncer dans la forêt (fol. 6r).

Les Minéides sont représentées à la fois devant Bacchus sous leur forme humaine et sous leur forme animale de chauve-souris (fol. 50v).

Arachné pend au bout dune corde sous les yeux de Pallas aux côtés de laraignée suspendue à sa toile (fol. 73v).

Cyparissus abat son épée sur le cerf consacré aux nymphes et derrière lui se dresse le cyprès dont il va revêtir la forme (fol. 134r).

La métamorphose dAesacos en plongeon : lhomme et loiseau sont juxtaposés et identifiés par la même coiffure (fol. 164r).

Les compagnons dUlysse métamorphosés en porcs par Circé (fol. 212r) : un homme porte à sa bouche la nourriture que lui offre Circé avant de prendre la même forme que les trois porcs qui sont à ses pieds.

Pour Jupiter qui devient une pluie dor pour sintroduire auprès de Danaé, il sagit plutôt dune coexistence de deux formes pour évoquer le polymorphisme du dieu : Jupiter sous sa forme humaine et Danaé sont allongés côte à côte dans un lit et la pluie dor est localisée au milieu du lit, sur le ventre de Danaé (fol. 58r).

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Les peintres se contentent parfois de montrer la métamorphose accomplie :

Io sous la forme dune génisse (fol. 9v).

Actéon sous la forme dun cerf (fol. 31r).

Au-dessus de Pallas et des neuf Muses, les Piérides, perchées sur un arbre, sont représentées sous forme de pies (fol. 67r).

Le roi Cacus contemple les fourmis transformées en hommes minuscules (fol. 96v).

Les métamorphoses dAchéloos : Hercule affronte successivement, selon la forme prise par Acheloos, un homme, un serpent, un taureau (fol. 116v).

Daedalion sous sa forme dépervier (fol. 157v).

Scylla, victime de la vengeance de Circé, est debout dans leau, entourée de monstres agglutinés autour de sa taille (fol. 206v).

Cest aussi de ce type de métamorphose que relèvent les transformations volontaires des dieux, qui revêtent à leur gré telle ou telle forme pour abuser les mortels, telle Junon se faisant passer pour la nourrice de Sémélé (fol. 32r).

Mais la représentation la plus rare et la plus intéressante est celle de la métamorphose en devenir, car le peintre essaie de rendre par limage le glissement progressif dun règne à lautre de la nature :

Les Héliades ont conservé une tête humaine sur un corps qui devient le tronc dun arbre ; le drapé de leur robe, qui épouse la courbe du corps, devient lécorce de larbre et les bras levés au ciel ne sont plus que des branches (fol. 16r, fig. 67).

La métamorphose de Dryopé en arbre est peinte de la même manière, avec en outre une coiffure qui souligne le contraste entre la part de lhumain et la part du végétal (fol. 122v).

La métamorphose similaire de Myrrha joue de même du drapé sinueux qui dessine à la fois les courbes du corps féminin et les lignes du tronc de larbre (fol. 137r).

Hermaphrodite et Salmaxis enlacés se transforment en un être double (fol. 49r).

Atlas devient une montagne de laquelle émergent encore une tête et une poitrine humaines (fol. 60v).

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Sous la malédiction de Latone, les bergers lyciens se transforment dans leau en grenouilles (fol. 78v).

La métamorphose de Cadmus et dHarmonie en serpents donne naissance à une scène complexe (fol. 57r). Penchés au-dessus du serpent que Cadmus a tué de son épée, ils deviennent serpents à leur tour : le bas de leur corps se transforme en une queue de serpent. À larrière-plan, la métamorphose est accomplie : les deux serpents senfoncent dans les profondeurs de la forêt.

Mais parfois le peintre refuse dillustrer la métamorphose, malgré sa mention explicite dans la rubrique. Alors que dans la rubrique « Jupiter en forme de thorel » enlève Europe, on voit le dieu ailé (fol. 27v, fig. 71) entraîner Europe vers un navire, peut-être, on la vu, sous linfluence de la glose. Une rubrique évoque, à propos de lenlèvement de Proserpine par Vulcain, la métamorphose de ses compagnes en sirènes : « Comment ou ravissement de Proserpine ses compaignes devindrent seraines » (fol. 71v). Mais limage présente une autre scène. Cérès, après avoir appris le sort de sa fille par Aréthuse, écoute lhistoire de celle-ci et lon voit la nymphe nue et pourchassée par le fleuve Alphée sous forme humaine, entourée de la nuée suscitée par Diane pour la sauver, donc avant sa métamorphose en source32. Ce choix peut être lié à la prédilection du programme iconographique pour les scènes de nudité.

Une lecture érotique des Métamorphoses

Les histoires des amours des dieux antiques offrent à lenlumineur un répertoire de sujets potentiellement scabreux, quil nhésite pas, régulièrement, à représenter comme tels (11 % des images).

La métamorphose annoncée au fol. 71v par la rubrique, quand les compagnes de Proserpine se transforment en sirènes, est remplacée

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par une autre image donnant lieu à la représentation dune femme nue. Au folio 16v, la métamorphose de Callisto en étoile, bien connue des lecteurs, même si elle nest pas annoncée par la rubrique, nest pas illustrée. Lenlumineur a choisi de suivre la rubrique en représentant la scène de viol de la jeune femme par Apollon, qui a entraîné par la suite sa métamorphose. Dans cette image, la nudité des personnages est avantageusement remplacée par une position corporelle non équivoque.

Cest toutefois le plus souvent la nudité qui induit un élément dérotisme dans limage. Songeons par exemple à limage de la naissance de Jupiter (fol. 3v, fig. 79), image dans laquelle la jeune accouchée présente à nos yeux une nudité épanouie, contrairement à celle du manuscrit de Londres qui, plus relevée dans son lit, moins alanguie, a les cheveux attachés et porte une robe aux longues manches et au décolleté discret. Venus, surprise au lit avec Mars (fol. 46v) se trouve dans la même position, ainsi que Danaé (fol. 58r), Leucote (fol. 47r) et Alcyone (fol. 162r), quoique la grisaille atténue le caractère inconvenant de limage. En ce qui concerne Alcyone, la nudité du personnage est dautant plus inattendue que cest une scène de songe et non une scène amoureuse.

La nudité peut être complète : le corps de la femme soffre aux regards concupiscents des personnages comme du lecteur. On pense à la représentation dAndromède attachée au rocher (fol. 61r, fig. 72) qui a, même bien après le Moyen Âge, servi de prétexte mythologique à la représentation dun corps nu féminin, dautant plus érotisé quil est recouvert de voiles transparents et, surtout, attaché (il fait en outre ici lobjet dune miniature en couleurs). La nudité féminine peut être soulignée par redoublement (fol. 136r, la statue de Pygmalion), par la représentation de testicules (fol. 4v, fig. 78, la naissance de Vénus : les testicules sont représentés aussi deux fois), par la représentation du sexe dressé (fol. 53v, Cerbère, représenté sous forme anthropomorphe, à lentrée des Enfers) ou par une position des personnages particulièrement suggestive (fol. 49r, Hermaphrodite et Salmacis – encore une image en couleurs).

Terminons avec limage la plus connue du corpus. Elle ne représente quun baiser. Peu de choses par rapport aux images que nous venons dexaminer. Mais cest le baiser entre une femme et un taureau (fol. 102v, fig. 77). La zoophilie de Pasiphaé a entraîné au Moyen Âge de

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violentes critiques33 et des tentatives dexplication rationnelle gommant lhorreur de lacte : on pense par exemple à un chapitre de lÉpître Othéa de Christine de Pizan34. Cette image est une des rares que lon connaisse (la seule ?) à en proposer une représentation. Notons encore une fois que limage est en couleurs.

Le goût du sang

Lenlumineur du manuscrit de Paris – ou son commanditaire – semble avoir aussi une prédilection pour la représentation de scènes sanglantes. À la lecture du manuscrit BnF fr. 137, les images de meurtre paraissent en forte proportion. Elles représentent 12 % du corpus iconographique35.

Pour éviter den rester à une analyse quantitative, nous avons choisi de comparer le manuscrit BnF fr. 137 avec les manuscrits de Lyon et de Rouen. Bien quils ne renferment pas la même rédaction, on ne peut comparer le manuscrit de Paris quà ces deux-là dans la mesure où les manuscrits en prose sont trop peu illustrés pour offrir des termes de comparaison. On regardera comment une même scène peut être illustrée de façon bien différente dun manuscrit à lautre. La différence de contexte de conception explique bien sûr ces divergences.

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La plupart des scènes violentes présentes dans le manuscrit de Paris sont absentes du manuscrit 742 de la Bibliothèque municipale Lyon. On les trouve sous des formes différentes dans le manuscrit O. 4 de Rouen. Dans ce manuscrit, la mort de Pentheus est représentée de la façon suivante (fol. 87r) : trois femmes assomment un sanglier car dans leur ivresse et leur aveuglement, elles tuent Pentheus en croyant tuer un cochon sauvage. Le BnF fr. 137 représente la scène bien plus crûment et montre la mère de Pentheus en train de démembrer son fils sur un billot (fol. 41r). De même, on voit Athamas et Yno tuer leurs enfants au fol. 53r, scène à laquelle le manuscrit de Rouen substitue le suicide dYno (elle se précipite dans la mer avec son enfant, fol. 112v). On voit enfin Scylla couper la tête de son père avant de la présenter à Minos (fol. 100v), alors que le manuscrit de Rouen ne montre que le moment où Scylla remet la tête de son père à Minos (fol. 202r).

Ces exemples sont assez probants pour ne pas être multipliés36. Ajoutons seulement que le manuscrit de Paris contient deux sujets sanglants qui ne sont pas représentés dans les autres manuscrits : au folio 79v, on voit Marsyas écorché et au folio 89v Médée qui sapprête à tuer son jeune frère.

Christianisme et paganisme

Le paganisme est omniprésent dans limage. Les dieux romains, en particulier Jupiter, sont constamment représentés, sur terre ou en plein vol, ailés et vêtus de costumes contemporains : cet anachronisme affiché a pour effet de souligner leur étrangeté aux yeux dun public médiéval, par exemple dans les folios 9v (Jupiter), 16v (Jupiter et Callisto), 22r (Phébus, Esculape et Chiron). Dans limage de la naissance de Jupiter, Saturne est présenté comme païen, il adore une idole au second plan (fol. 3v, fig. 79).

Les images sont souvent syncrétiques. Le motif récurrent, dans les métamorphoses, du héros tueur dun monstre, donne lieu à des images influencées par le motif iconographique de saint Georges et du dragon, en particulier quand Phébus ailé transperce le serpent

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Python dune flèche (fol. 8r)37. Dans le même esprit, Médée pratique la magie devant la statue dun roi portant couronne, surmontée dun petit diable (fol. 91r).

Les représentations de lEnfer sont également syncrétiques. Au livre IV, quand Junon descend aux Enfers, Cerbère aux trois têtes et Tisiphone se tiennent devant une gueule de Léviathan (fol. 53v). Thésée affronte Cerbère (fol. 93v) devant un Enfer tout de noirceur et de flammes. Cest un trait commun aux manuscrits illustrés de lOvide moralisé, que ce soit celui de Rouen38 ou de Lyon. On pense à la représentation dOrphée aux Enfers dans le manuscrit de Lyon (fol. 166v), où lon voit deux démons remettre Eurydice à Orphée devant la gueule de Léviathan.

En revanche les éléments chrétiens sont très limités et curieusement cantonnés au début et à la fin du livre. Le frontispice du livre I (fig. 13) juxtapose deux scènes : lœuf dOvide et Dieu créant les éléments et les êtres vivants39. Dans la scène de gauche, Ovide assis devant un pupitre montre à un public de clercs lœuf quil tient dans sa main. Dans la scène de droite, quatre tableaux figurent les quatre éléments : le ciel avec les astres, le feu dans lequel un phénix renaît à la vie, la mer peuplée de poissons et enfin la terre, avec la végétation, les montagnes, les bêtes, et Adam, agenouillé, la tête levée vers son Créateur qui, nimbé dune auréole, placé au centre des quatre tableaux, a le visage baissé vers lhomme. La création est ainsi explicitement chrétienne, alors que le texte suit la cosmogonie dOvide. Toutefois, si la référence à la Création chrétienne est explicite, on note le choix dune nouvelle iconographie qui prend ses distances par rapport à liconographie chrétienne. La christianisation est ainsi beaucoup plus nette dans limage initiale du manuscrit de Cambridge (Magdalene College, Old Library F.4.34 (vol. 1) et Pepys Library 2124 (vol. 2), fig. 81). Le frontispice40 représente Ovide agenouillé dans une église, recevant directement son inspiration de Dieu qui lui apparaît pendant sa prière.

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La christianisation nest donc pas aussi forcée dans notre manuscrit, mais la dernière image vient répondre à la première pour composer au recueil un écrin chrétien, image qui est aussi la seule illustration dotée dune glose, on la vu : cest ladoration des Mages (fol. 235v, fig. 68).

Conclusion

La prose brugeoise de lOvide moralisé, contrairement à la prose angevine, fidèle à lesprit didactique de sa source, offre une version profane des Métamorphoses, un recueil de fables destiné à un public laïc, dans lequel le commentaire allégorique a presque entièrement disparu. Elle se relie à un courant représenté par le manuscrit de Lyon et les manuscrits Z3 et Z4.

Le manuscrit BnF français 137, composé pour Louis de Bruges, renforce, par son illustration, cette lecture du texte. Rien nest fait pour gommer le paganisme. Les métamorphoses sont abondamment illustrées, la violence et lérotisme du texte sont renforcés par limage. Malgré le cadre chrétien, peu déléments subsistent, dans cette mythologie illustrée, dune lecture chrétienne dOvide.

Laurence Harf-Lancner
et Maud Pérez-Simon

Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle

1 M.-R. Jung, « Ovide Metamorphose en prose (Bruges, vers 1475) », « A lheure encore de mon escrire ». Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, éd. C. Thiry, Lettres Romanes, HS, 1997, p. 99-115, ici p. 100.

2 Voir Ovide moralisé en prose (texte du quinzième siècle), éd. C. De Boer, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1954.

3 Jung, « Ovide Metamorphose », p. 100. Sur la mise en prose, voir S. Cerrito, « LOvide moralisé mis en prose à la cour de Bourgogne », Mettre en prose aux xive-xvie siècles. Approches linguistiques, philologiques, littéraires, éd. M. Colombo Timelli, A. Schoysman et B. Ferrari, Turnhout, Brepols, 2010, p. 109-117.

4 Voir P. Schandel, Miniatures flamandes, 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delcourt, Paris-Bruxelles, Bibliothèque nationale de France, 2011, notice 73, p. 304-305. Voir aussi I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux. I. Manuscrits de Louis de Bruges, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2009, notice 27, p. 113-120, pl. 69-74. Sur ce manuscrit, voir aussi S. Cerrito, « LOvide moralisé en prose entre texte et image : un livre illustré de la bibliothèque de Louis de Bruges (Paris, BnF, manuscrit fr. 137) », Quand limage relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, éd. S. Hériché-Pradeau et M. Pérez-Simon, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 24-57.

5 Voir Miniatures flamandes, éd. Bousmanne et Delcourt.

6 Et non cent dix-huit comme lécrit M.-R. Jung, ce qui est en contradiction avec la liste détaillée quil donne ensuite et qui correspond à un total de cent dix-neuf. Toutes ces miniatures sont accessibles sur le site Gallica de la BnF.

7 Voir Jung, « Ovide Methamorphose », p. 102.

8 Avec une moyenne de 31,4 folios par livre.

9 Voir infra sur la représentation des métamorphoses.

10 Citons un autre exemple, parmi dautres, de miniature contenant deux plans : Thésée frappe avec un hanap dor le centaure qui a voulu violer Épidamie le jour de ses noces (fol. 176r) ; et un exemple de miniature contenant trois plans : Yno parle à ses messagers, tandis quau deuxième plan, on fait cuire le blé et quà larrière-plan, on sème le blé cuit (fol. 51r).

11 On peut rapprocher cette image de lenluminure initiale de lHistoire de Troyes de Raoul Lefèvre (BnF, manuscrit français 59, fol. 1), qui représente la même disposition des épisodes.

12 Héro meurt en se jetant de la tour. Lespace autour de la tour étant déjà densément occupé, lenlumineur représente sa mort de façon symbolique.

13 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié daprès tous les manuscrits connus, éd. C. De Boer, Amsterdam, Müller, 1915-1938, vol. I-V.

14 « Sa dicte femme, qui fut trop aise de son corps et trop oyseuse, conceut et enfanta par sa ribaudie durant labsence de son dit mary ung monstre, qui fut demy homme et demy thoreau : Minotaurus, de lengendrement duquel plus amplement declairier je me deporte pour lorreur du cas » (R. Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphaé : Narrative and Interpretation in the Ovide moralisé », Modern Philology, 93, 1996, p. 307-326, ici p. 322).

15 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de lOvide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98, ici p. 79.

16 Sur ces deux manuscrits, voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », Cahiers dHistoire des Littératures Romanes / Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 20, 1996, p. 251-274, ici p. 270.

17 Cest la datation proposée par M.-R. Jung, revue par léquipe OEF (M. Besseyre) au milieu du xve siècle.

18 Jung, « Les éditions manuscrites », p. 274.

19 Sur le livre XV des Métamorphoses, voir J.-P. Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète, Paris, Hystrix, 1989.

20 J.-Y. Tilliette, « Ovide et son moralisateur au miroir de Pythagore : figures de lauteur dans le livre XV de lOvide moralisé », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux dOvide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 201-222, ici p. 219.

21 Ibid.

22 Il peut sagir dune combinaison frontispice + frontispice : Orphée (fol. 132v, 147r – deux images), lettrine + frontispice + miniature + lettrine : Cadmus (fol. 27v-30r et 57r – quatre images), deux lettrines + miniature + lettrine : Tirésias et Narcisse (fol. 33v-37v – quatre images), miniature + lettrine + miniature : Ino, Phrixos et Hellé (fol. 51r-52r – trois images), etc.

23 P. Schandel en propose un autre cas : au fol. 58v, Persée tue de son épée les trois filles de Phorcys. Il tient en main trois bourses représentant leur seigneurie commune dont elles partagent les revenus conformément au sens « hystorial » exposé au folio suivant ; voir Hans-Collas et Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, vol. I, notice 27, p. 116-117.

24 Voir The Romance of Alexander. Oxford, Bodleian Library, MS 264, facsimile edition with introduction, éd. M.R. James, Oxford, 1933.

25 Voir par exemple M. Camille, Images dans les marges, trad. française, Paris, Gallimard, 1997.

26 P. Schandel est daccord avec cette grille de lecture ; voir Hans-Collas et Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, vol. I, notice 27, p. 118.

27 Le fol. 212v décrit en détail les pratiques de Circé qui connaît les propriétés des herbes « seulles[s] ou mixtionnee[s] ».

28 Le crapaud est au Moyen Âge considéré comme apparenté à lespèce des serpents. Albert le Grand signale que sa morsure est venimeuse ; voir G. Duchet-Suchaux et M. Pastoureau, Le Bestiaire médiéval. Dictionnaire historique et bibliographique, Paris, Le Léopard dor, 2002.

29 Le parallélisme pourrait même être plus fin. Isidore de Séville rapporte dans le Physiologus que, quand le pélican arrive à son nid, il couve de ses ailes ses petits. Ils prennent peur et attaquent leur père. Il se met en colère et frappe si fort ses enfants quil les tue. Trois jours passent avant le retour au nid de la mère ; elle se désole en trouvant ses petits morts ; folle de douleur, elle se perce le poitrail à grands coups de bec ; le sang jaillit, tombe sur les petits et les fait revenir à la vie. On a là une histoire complexe dattaques réciproques, dautant plus quà la fin de lhistoire de Scylla et de Minos, le texte des métamorphoses (fol. 102r) précise que le père de Scylla lui-même, Nisus, est transformé en oiseau (épervier) et quil attaque sa fille, qui nage à la poursuite du bateau de Minos. Celle-ci se noie, mais les dieux montrent leur puissance en la transformant à son tour en oiseau (« alouette coupée », en souvenir de la tête quelle a coupée). Les deux oiseaux, nous dit le narrateur, se vouent depuis une haine puissante. On voit toutes les implications possibles de ces attaques réciproques entre père et enfant dans le texte dOvide et dans lallégorie qui se rapporte au pélican. Nous nentrons pas dans ces détails ici, car nous ne savons pas si cétait linterprétation la plus connue au Moyen Âge, dans la mesure où le pélican représentait surtout le sacrifice sanglant du Christ (et non un père qui tue ses oisons). On sait pourtant que Jacques de Vitry reprend cette double histoire dans son Historia Orientalis (xiiie siècle ; voir à ce sujet Duchet-Suchaux et Pastoureau, Le Bestiaire médiéval). Sur la destinée du mythe, S. Cerrito, « LOvide moralisé in prosa (versione del ms. BnF, fr. 137) dal manoscritto alle edizioni a stampa : lepisodio della Scilla di Megara », Quaderni di Lingue e Letterature Straniere, 33, 2008, p. 63-78.

30 Voir F. Clier-Colombani, « La transposition iconographique du surnaturel dans lOvide moralisé de Rouen », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p. 113-138 et « Les métamorphoses en arbre dans lOvide moralisé », Bulletin de la Société de mythologie française, 190-191, 1998, p. 2-21.

31 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 122-129.

32 Citons dautres refus : la métamorphose du chien de Céphale en marbre – lu comme arbre par le prosateur – (fol. 98v), dHippomène et Atalante en lions (fol. 143r), de Midas aux oreilles dâne (fol. 149v). La sanglante histoire de Philoména est traduite par une image qui ne retient quun élément de la rubrique qui laccompagne : « Comment Thereus le roy de Trace espousa Proné la fille du roy Pandion dAthenes et comment aprés ce quil eut efforchié Philomena la suer de sa femme il lui coppa la langue » (fol. 80v). Térée observe, dans une position de voyeur, Procné et Philoména. Procné est assise sous un dais, Philoména agenouillée à ses pieds, dans une position subalterne soulignée par sa taille minuscule. Une telle scène nexiste pas dans le récit.

33 Voir Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphaé ». On trouve aussi une dénonciation de Pasiphaé dans la bouche de Scylla, quand elle lance ses imprécations contre le roi Minos qui la dédaignée : « La pute Pasiphe qui du tor conceut et enfanta le cruel Minotaurus est bien digne de sy vil mary comme tu es » (fol. 102r).

34 Ce chapitre se trouve justement dans le manuscrit de Londres, à la suite du texte dOvide. Fol. 293r : « Pasyphe fut une royne, et dient aucunes fables quelle fut femme de grande dissolution. Et mesmement quelle ama un thoreau et que mere fut de Mynotaurus qui fut moytié homme et moitié thaurel, qui est a entendre quelle acointa ung homme de vile condition dont elle conceut ung homme de grant cruauté et de merveilleuse force. Et pour ce quil eut forme dhomme et nature de thorel en ce quil fut fort et de grant asperté et sy mauvais que tout le pays exillioit, dirent les poetes par fiction quil fut moitié homme et moitié thaurel. Et pour ce ceste dame fut de vile condition ». Cf. Christine de Pizan, Épistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, glose XLV, p. 263.

35 On en compte quatorze. Citons, en plus des scènes qui seront citées dans ce paragraphe : fol. 197v : mort de Polyxène (décapitation) ; fol. 77r : la mort des sept fils et des sept filles de Niobé (voir Rouen O.4, fol. 163r) ; fol. 26r : les filles de Danaüs tuent leurs maris le soir des noces ; fol. 37v-38r : la mort de Narcisse : limage montre (sous linfluence dimages antérieures) une mort violente (noyade) quand le texte dit que le héros tombe dans lherbe : « Tant traveilla amors Narcisus que la voix lui ala deffaillant [] adont Narcisus senclina sur lerbe et ainsy morut par la veue » ; fol. 63r : mariage de Persée ; fol. 184v : mort dHector ; fol. 188r : mort dAchille ; fol. 234r : assassinat de César.

36 Soulignons que le manuscrit de Rouen nest pas en reste quant à la représentation de scènes sanglantes, au contraire. Mais lenlumineur y était contraint par le choix dune illustration quasi-exhaustive. Ce qui nous intéresse ici est la différence de traitement des sujets entre les deux manuscrits.

37 Au fol. 58v, Persée tue les Grées de son épée ; fol. 59v, Bellérophon tue les monstres de sa masse darmes ; fol. 104r, Thésée tue le Minotaure.

38 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 137.

39 Voir Clier-Colombani, « Prologues en images dans lOvide moralisé », Prologues et épilogues dans la littérature du Moyen Âge, Bien dire et bien aprandre, 19, 2001, p. 57-76.

40 Limage nest pas dans la partie du manuscrit naguère possédée par la Pepys Library mais dans la partie de la Old Library de Magdalene College, au fol. 16r. Ce manuscrit contient la traduction de Caxton. Les deux parties sont aujourdhui réunies.