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Classiques Garnier

Les Minéides au fil de leurs contes Une iconographie entre lumière et ombres (Ovide moralisé, livre IV, manuscrit Rouen, Bm O. 4)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 2, n° 30
    . varia
  • Auteur : Wolf-Bonvin (Romaine)
  • Résumé : Des vingt-cinq miniatures ­consacrées aux Minéides, six ornent le récit-cadre qui les met en scène, tandis que les autres ponctuent les fables ­qu’elles se racontent. Interroger ­l’insertion des images dans le texte ainsi que la fidélité fluctuante avec laquelle elles illustrent ces histoires, ­c’est ­constater ­qu’elles tracent une ligne de partage entre le récit de Pyrame et Thisbé et les autres ­contes. Il ­s’agit, à des fins ­d’édification, ­d’illustrer le pouvoir de la double Vénus.
  • Pages : 75 à 116
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460982
  • ISBN : 978-2-8124-6098-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6098-2.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Les Minéides au fil de leurs contes

Une iconographie entre lumière et ombres
(Ovide moralisé, livre IV, manuscrit Rouen, Bm O. 4)

La question du programme iconographique de lOvide Moralisé concernera ici une section du manuscrit O. 4 de la Bibliothèque municipale de Rouen (entre 1315 et 1325), un beau monstre particulièrement luxueux, puisquil sorne de quatre cent cinquante-trois miniatures1. Il sagira dappréhender la façon dont une partie de son illustration se calque ou non sur le texte. Fidèle aux récits et aux moralisations, elle lest, mais dune fidélité à interroger, dans la mesure où elle sinscrit dans un rapport de soumission et de liberté à la fois. Liberté quant à lemplacement, parce que les images ne sont pas forcément insérées à lendroit attendu ; liberté quant à leur choix, parce quelles opèrent un tri dans les informations fournies par fables et allégories, voire sen affranchissent peu ou prou. Il sagira donc dinterroger cet arbitraire apparent, et ce quil semble recéler daléatoire.

Prenons la fable des Minéides. Elle couvre une section située au début du livre IV, du v. 1 au v. 2793, soit presque 2800 octosyllabes.

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Son étendue sexplique : lensemble forme un récit-cadre dans lequel va sinscrire une série de fables secondaires.

Résumons. Alors que Thèbes tout entière honore Bacchus en son temple, les trois filles de Minyas méprisent la fête : elles refusent de sacrifier à ce dieu nouveau venu. Seules, elles sobstinent à poursuivre leurs travaux de femmes, écharpent et filent la laine, ourdissent et tissent leur toile. Lune delles propose aux deux autres des récits pour alléger leur tâche et réjouir le temps qui passe (v. 1-118)2. Aussitôt dit, aussitôt fait, toutes trois vont se muer à tour de rôle en conteuses, dont les histoires seront suivies de commentaires moralisants dus au narrateur médiéval :

La première, après avoir envisagé quelques sujets possibles, dont la fable de Naïs, sarrête sur les amours de Pyrame et Thisbé, quelle développe longuement (v. 119-1267).

La seconde en narre deux : les amours de Vénus et Mars, puis la passion du Soleil pour Leuchoté (v. 1268-1945).

La troisième, après avoir quelque peu hésité, sarrête sur lhistoire de Salmacis et dHermaphrodite (v. 1946-2389).

Mais les accents dun orchestre interrompent les conteuses. Voici que surgit, vengeur, le cortège de Bacchus. Punition. Toiles, tissus, fils de chaîne et de trame tendus sur les métiers verdissent, entrent en effervescence, se couvrent de lierre et de vigne, tandis que les pelotons de pourpre se muent en grappes de raisin. Cest lheure du crépuscule, entre chien et loup. Les trois fileuses fuient à la lueur des torches, parmi les hurlements des fauves. Dans leur course, elles se métamorphosent en chauves-souris (v. 2390-2785).

De petite taille, de la largeur dune colonne et couvrant une surface de huit vers, les miniatures sont distribuées irrégulièrement au long des folios 89v à 106r. Certains comportent une seule image ou nen présentent aucune, tandis que dautres en admettent plusieurs ; ainsi le fol. 91r en comporte quatre, le fol. 96v trois. Sauf exceptions, elles précèdent le texte quelles illustrent. Sur un total de vingt-cinq miniatures, six ornent la fable encadrante des Minéides et dix-neuf ornent les fables quelles se

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racontent ; parmi ces dernières, trois sont des images « moralisantes », à sujet chrétien3.

Le déséquilibre entre ce trio et les vingt-deux miniatures « ovidiennes » qui tirent leur substance du terreau des Métamorphoses ne surprend pas. Les merveilles païennes, on le sait, se taillent la part du lion dans liconographie des manuscrits de lOvide moralisé ; le manuscrit Rouen O. 4 ne consacre que 25 % environ de ses images à lallégorèse4, et nombreux sont ceux qui, fascinés par leur source latine, nillustrent guère les commentaires médiévaux, voire pas du tout5. Interroger les six miniatures du récit-cadre puis les trois miniatures « moralisantes » permettra de détailler ensuite lensemble de celles consacrées aux fables que se racontent les trois sœurs.

Le récit-cadre des Minéides
(six miniatures)

Tout débute avec énergie au folio 89v (fig. 34), dont la marge porte une note en latin précisant quici commence le IVe livre. Tout débute par une tension quavive un contraste entre deux images étagées lune en dessous de lautre dans la même colonne.

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Fig. 1 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains (fol. 89v, v. 1),
Bibliothèque municipale de Rouen.6

Un groupe de personnages masculins et féminins encense une idole dor portant couronne. Le texte qui suit précise que les gens de la ville – surtout les femmes – sacrifient au nouveau dieu, font fumer lencens sur ses autels et chantent « Oé, oé ! » (v. 1-13).

Fig. 2 – Les trois Minéides au travail (fol. 89v, v. 14),
Bibliothèque municipale de Rouen.

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De gauche à droite, la première, navette en main, est assise à son métier à tisser, la deuxième debout au centre, file avec fuseau et quenouille, la troisième, assise, écharpe la laine quelle tire dun panier7. Lillustration est placée bien avant le texte qui en définit la teneur, puisquil apparaît presque 100 vers plus tard : « Lune file, lautre eschavele, / lautre tist ou ordist sa tele » (v. 105-106).

Découpler limage du texte de façon à ce que celle-ci surgisse au début de la fable permet dappréhender sur la même page, en un seul coup dœil, le rapport entre ces deux miniatures superposées que ne séparent que quelques vers (fig. 34 : fol. 89v). Resserrer ainsi lantagonisme entre les sectateurs de Bacchus et les trois sœurs souligne combien les Minéides bravent le nouveau culte en se démarquant par rapport à lui : elles sont « ailleurs », comme elles sont « ailleurs » sur la page. À cette contradiction sajoute un effet de mise en abyme : leur métier à tisser se réduit à une forme simple, géométrique, un carré strict en somme8, de sorte quapparaît un cadre dans le cadre ; de quoi évoquer le principe du récit dans le récit qui va gouverner toute la section, car cette miniature ouvre laccès aux fables enchâssées que vont narrer les trois sœurs.

Une fois celles-là racontées, éclatera la colère de Bacchus quincarnera lirruption du cortège de musiciens à lui consacrés. Le temps sera venu du bouleversement et de la confusion, ce que traduiront deux autres miniatures, séparées cette fois lune de lautre.

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Fig. 3 – Effroi des Minéides devant lorchestre de Bacchus
(fol. 103v, v. 2390, fig. 32), Bibliothèque municipale de Rouen.

Gestes de frayeur pour les trois sœurs qui se retrouvent sur leur séant, à terre, surplombées par des joueurs de trompettes et de tambours, tandis que le cadre du métier à tisser a viré au vert et que la végétation dionysiaque prolifère sur le sol : Bacchus « saïra griement, / si lor tramist soudainement / tabours et buisines sonans / et bacins darain resonans, / qui par la meson taboroient / [] / En fueilles dierre verdoians / et de vignes furent muees / les teles qui furent noees » (v. 2398-2407).

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Fig. 4 – Muance des Minéides en chauves-souris (fol. 106r, v. 2786), Bibliothèque municipale de Rouen.

En tant que telle, la métamorphose est évacuée : sont superposés sur deux registres l« avant » et l« après » de la transformation. Trois chauves-souris au vol divergent surplombent les trois sœurs tombées à terre, rampant sur un sol herbu. Tout est dit dans linstant : la déchéance des présomptueuses et léchappée aérienne, désordonnée, vespérale – comme leur nom lindique – des « vespartilles9 ». Cette image surgit avec retard cette fois par rapport au récit, puisque la métamorphose a eu lieu plus de 300 vers auparavant, après lirruption du cortège dionysiaque (v. 2425-2447). Un écart de plus de deux folios sest ouvert entre les illustrations, le temps que sy déploient les commentaires moralisants quappelle la fable des Minéides.

Du point de vue des images, le récit-cadre offre donc une structure symétrique puisquil est borné à chaque fois par deux dentre elles. Au début, celles-ci portent sur la cause du conflit : les filles de Minyas poursuivent leur ouvrage à lécart du culte de Bacchus. À la fin, elles portent sur ses conséquences : lirruption orchestrale de Bacchus mue

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les trois sœurs en chauves-souris. Et si cette dernière illustration se fait attendre, cest parce quelle boucle lensemble de la section : juste après elle, une transition résume la fable des Minéides puis ouvre sur lhistoire de Phryxus et Hellé. Non seulement les miniatures déplacées en toute liberté soulignent les conflits qui éclatent dans la fiction, mais elles lencadrent aussi, en valorisent les points dentrée comme de sortie, que la dernière dentre elles conclut tragiquement, comme un point dorgue.

Le trio a droit encore à deux images. De ce qui précède, lon pourrait inférer que si elles peuvent éclairer la structure du texte, elles pourraient surgir au moment où une conteuse relève lautre, de façon à valoriser pour lœil ces moments charnières.

Fig. 5 – Les Minéides au travail (fol. 101r, v. 1924),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Voici deux des sœurs assises, tandis que la fileuse se dresse, toujours debout, au centre. Cette image se situe en toute logique entre la fin des récits dus à la deuxième conteuse et le moment où la troisième va prendre la parole. Par contre, ce nest pas le cas pour la miniature suivante.

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Fig. 6 – Les Minéides filant et racontant (fol. 91r, v. 219, fig. 35),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Cette fois – et cest là rompre avec les autres représentations du trio – toutes se retrouvent assises sur un banc, en groupe serré. À gauche, lune file avec fuseau et quenouille, une autre au centre reçoit le récit quentame la troisième tournée vers elles, de sorte que le fil dévidé par la fileuse semble répondre à celui de la fable prêt à se dérouler. Or la scène se situe non quand la deuxième conteuse relaie sa sœur, mais à lintérieur des récits de la première, à linstant où elle sapprête à entamer lhistoire de Pyrame et Thisbé : « Autre fable savoit plus bele, / plus agreable et plus novele, / comment la more, qui fu blanche / devint puis noire sor la branche » (v. 219-222).

Cet écart par rapport à la place qui aurait pu lui revenir indique que surgit là un événement marquant : sans doute cette image inaugure-t-elle un récit majeur. De plus, elle se trouve sur le fameux folio 91r au milieu de trois autres miniatures, dont deux à sujets chrétiens (fig. 35). Cette page récupère donc la majorité de la petite moisson dimages moralisantes. Cest dire si son abondante illustration mérite attention.

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Au seuil des fables enchâssées :
Naïs (trois miniatures)

En fait, tout commence à la page précédente, au folio 90v. Lorsque la première Minéide entame ses récits, elle hésite entre plusieurs histoires avant dy renoncer : Dyrté muée en poisson et dont la fille est devenue colombe, Naïs et ses tribulations. Cest à ces fables à peine ébauchées que les deux premières miniatures chrétiennes sont reliées. Pourquoi illustrer des histoires esquissées en quelques vers et aussitôt rejetées – et surtout de telles raretés ?

Leur sont attachés, il est vrai, des commentaires assez longs puisque le tout finit par couvrir près de 100 vers. Leur contenu ? Désastreux ; les moralisations attaquent tout azimut Dyrté, sa fille, Naïs et ses amants. Résumons-en la teneur : Naïs est une putain, une traîtresse qui trompe les hommes. Dépouillés par elle de tous leurs biens, elle les laisse plus froids et plus nus que poissons (v. 142, 153) ; par luxure, elle les transforme en débauchés, larrons, voleurs, pendus à la hart comme des proies à lhameçon, et cela jusquà ce quelle finisse comme eux : en poisson frit (v. 144, 184) ! Comme Dyrté – autre froide folle destinée à finir en poisson (v. 127) – Naïs nest autre que la putain de lApocalypse, autrement dit Ydolâtrie, qui dans la mer du monde, conduit les hommes à leur perte (v. 189-204). Tout cela, lillustre une image construite en diptyque.

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Fig. 7 – Couple damants / métamorphose en poisson (fol. 90v, v. 145), Bibliothèque municipale de Rouen.

Dans le compartiment de gauche : un couple debout. Un jeune homme en tunique à chaperon gris-blanc enlace goulûment une jeune fille en rouge sur la défensive ; main levée entre leurs corps, elle ne lenlace pas : amours non symétriques où la putain accueille lamant dans un semblant dembrassade, sans que le cœur y soit. Dans le compartiment de droite, un personnage en rose est en train de se transformer en poisson, mains ouvertes dans un geste deffroi : de qui sagit-il ?

Limage est glissée à la charnière entre les quelques vers consacrés à Naïs et sa moralisation sinistre, au beau milieu dallusions à la mue ichtyomorphe qui laffecte elle, ainsi que ses amants, elle qui « par son charme et par ses poisons / muoit les homes en poissons / puis fu, se la fable ne ment, / muee en poisson ensement » (v. 141-144). Sagit-il de lun dentre eux, comme lindique indubitablement sa courte chevelure bouclée10 ? Ou de Naïs, tête tournée vers la droite comme la jeune fille en rouge dà côté, et qui, comme elle, porte ceinture11 ? Voire de Dyrté

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dont la muance est évoquée à peine plus haut, comme le suggèrerait la couleur de son vêtement, différente des deux autres ? Préserver quelque ambiguïté sur lidentité de cet être catastrophé permettrait de fusionner en une seule image les trois protagonistes cités par la conteuse, puisque tous se sont mués en la même bestiole. Et pour une fois – la seule de la section des Minéides – limage saisit sur le vif linstant de la transformation, le buste habillé et encore humain, le bas du corps dores et déjà mué depuis les hanches en queue pisciforme, verte, écailleuse. Que la métamorphose sarrête à cette césure dramatique fait surgir, pour qui la regarde, une sirène, dont les Bestiaires soulignent la nature malveillante et luxurieuse12.

Quoi quil en soit, Naïs est Ydolâtrie, nous dit-on, ce que justifie la miniature au recto du folio suivant – le fameux folio 91r (fig. 35) – à la charnière entre le commentaire qui la fustige et son extension à Dyrté.

Fig. 8 – Culte des idolâtres (sommet du fol. 91r, v. 189, fig. 35),
Bibliothèque municipale de Rouen.

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À gauche, un groupe serré de quatre orants barbus, à genoux, mains jointes haut levées, couvre-chefs pointus de païens (de juifs ?) pour deux dentre eux ; ils prient avec une belle unanimité une idole à droite, nue, dorée, barbue peut-être, les seins marqués, dressée debout sur un socle-colonne et appuyée sur un bouclier. Les amples étoffes rose, gris et rouge au premier plan sont aux couleurs des amants luxurieux de naguère ; cest là doter en écho les idolâtres des coloris de la débauche.

Fig. 9 – Culte du Crucifié (fol. 91r, v. 205, fig. 35),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Au bas de la même page, cette seconde miniature ouvre sur lultime moralisation, fort courte et la seule positive : elle louange la colombe en quoi fut muée la fille de Dyrté. À gauche, un groupe à genoux : cinq orants des deux sexes ; il lemporte en nombre sur celui des idolâtres. Il est aussi plus animé : corps et têtes sinclinent et forment une courbe en demi-cercle qui sincurve jusquà ladoration rampante à laquelle se livre une femme voilée au premier plan. Face à eux, à droite, la statue du Christ en croix sur un autel rectangulaire à double arcature, recouvert dune nappe blanche à bande inférieure brodée13.

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Cest lunique représentation, parmi toutes celles de la section, à se démarquer à ce point du texte quelle est censée illustrer. Certes, à cet instant, le commentaire sapprête à couvrir déloges la fille de Dyrté, quun premier commentaire vient pourtant de traiter de putain. La voilà très chrétiennement muée en colombe volans par contemplation : elle est « la sainte ame, la sainte amie, / la sainte espouse au Creatour, / qui habite en la haute tour / des cieulz » (v. 210-214). Mais aucune colombe de haut vol ici ; lépouse du Créateur semble plutôt sincarner en cette nonne (?) rampant sur coudes et genoux au premier plan, mains jointes, prostrée dans une attitude de grande pénitente. Pourquoi ce démarquage, sinon pour mettre en balance les deux cultes, lidolâtre et le christique, grâce à deux images semblables, étagées dans la même colonne, sur le même folio 91 ? Dresser ce conflit visuel explique pourquoi cest léloge de la fille de Dyrté qui inspire lillustration, alors quelle incarnait il y a peu la pire des luxures (v. 133 et suivants). Et la riposte chrétienne à lidolâtrie a dores et déjà le dernier mot ; car elle lemporte bien sûr, comme le suggèrent certains détails (fig. 35). Léclat accru du fond dabord, où le quadrillage païen en bleu et rose a laissé place à un damier qui brille en bleu et or, le plus grand nombre des fidèles ensuite, dont la posture est ramenée à une humilité superlative, prostrée à ras de terre devant la toute-puissante Passion du Christ.

Ouvrons une échappée. Le Sauveur est donc dressé sur un autel à double arcature recouvert dune nappe blanche à bordure brodée, à la différence de lidole païenne, dressée nue sur une colonnette à piédestal. Divinités opposées, mais qui en rappellent une troisième à laquelle on rend un culte, culte initial puisque limage qui la représente ouvre, on la vu, le IVe livre de lOvide moralisé. Revenons pour plus de précisions à Bacchus.

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Fig. 10 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains (fol. 89v, v. 1, fig. 34), Bibliothèque municipale de Rouen.

À droite, le dieu a tout dune petite statue couronnée, dressée debout sur son autel. À gauche, cinq personnages – pourvus pour certains des couvre-chefs pointus des païens – se regroupent sur deux rangs. Trois prient agenouillés, deux autres debout agitent des encensoirs devant le dieu. Cultes païen et chrétien permettent de percevoir rétrospectivement cette figuration de Bacchus comme ambivalente : païenne, certes ; dorée, certes, comme une idole couronnée dor. Mais elle se dresse en son vêtement doré sur le même autel à double arcature voilé de blanc que celui du Christ en croix, dont le dieu païen possède la chair blanche et le même nombre de fidèles des deux sexes14.

De fait, Bacchus, enfant mâle à la forme femeline, paré et orné comme une femme, a eu droit, dans la fable de Penthée qui clôt le livre III, à des commentaires opposés. Soit – lecture typologique – il figure le Christ en sa fonction de délivrance, ce que résume son nom, Liber, le « libérateur » ; soit – lecture anagogique – il figure lAntéchrist, livresse

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quil dispense devenant le symbole de lerreur, de la folie et de toutes les débauches15.

Dès lors, tout pourrait séclairer. On le sait, lallégorèse médiévale pratique une lecture tout azimut qui remodèle en profondeur le terreau de la source latine. En quête de sens pluriels, elle en vivifie la lettre : afin de susciter des oppositions demeurées en latence chez Ovide, elle part en herméneute à la recherche de significations cachées, souvent contradictoires. Ainsi alimente-t-elle son propre discours fondé sur une dualité ontologique. De ces développements changeants comme le poulpe, les images confortent le caractère devenu bipolaire sous limpulsion chrétienne. Elles en précisent le contraste, le mettent en tension, en tracent pour lœil les directions de lecture.

La double virtualité de Bacchus placé au seuil du livre IV se trouverait ainsi régir lensemble de la section des Minéides. Reste alors à vérifier dans quelle mesure les images qui vont suivre peuvent déployer les potentialités opposées – noires et blanches – de ce dieu qui se dresse, androgyne tout-puissant, à lorée du texte. Une certitude déjà : au moment où le récit-cadre des trois sœurs souvre sur les contes quelles vont narrer, ceux-ci bénéficient dune sorte de prologue médiéval que fabrique en toute indépendance lOvide moralisé, à savoir lembryon de ces fables « poissonneuses » rejeté par la narratrice – (Naïs/Dyrté) – que valorise une rareté : une miniature en forme de diptyque (fol. 90v)16 ; celle-ci prévient alors son lecteur sous la forme de la putain et du semi-poisson. La débauche est là. Là se résument sous la forme dun drame à deux compartiments lenjeu et le risque contenus dans les histoires à venir. Voilà peut-être pourquoi surgissent, aussitôt après ce « panneau indicateur », deux miniatures antagonistes. Culte païen et culte chrétien isoleraient pour les figurer chacun pour soi, les virtualités qui travaillent

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le Bacchus initial. Deux voies souvrent alors au lecteur dûment prévenu par les images, lorsquil sengage dans le déchiffrement des fables enchâssées : lune, négative, la voie empoissonnée que suivent les sectateurs didolâtrie ; lautre, positive, qui conduit au Christ.

Le temps est donc venu de détailler le reste des miniatures illustrant les amours de Pyrame et Thisbé, puis de Vénus et Mars, du Soleil pour Leuchoté, de Salmacis et Hermaphrodite, enfin. Premier constat : de Naïs et des Minéides, les images retracent les altérations animales en poisson et en chauves-souris. Les quatre récits enchâssés quant à eux nillustreront guère les muances sur lesquelles ils se concluent. Doù la question du choix opéré par lillustrateur : il a spéculé sur dautres particularités ; qua-t-il bien pu retenir et pourquoi ? Reprenons les fables dans leur ordre dapparition.

Pyrame et Thisbé (onze miniatures)

La première fileuse met donc fin à ses hésitations en entamant Pyrame et Thisbé. Ce conte saffranchit en toute liberté des Métamorphoses, dont le texte est plus succinct. De fait, lOvide moralisé en développe le sujet « si comme uns autres la dité », précise le narrateur (v. 227), et donc emprunte sa matière à une source, sur laquelle on sinterroge encore17. Lhistoire fait la part belle aux dialogues amoureux : ils se démarquent avec souplesse du récit par lemploi dune métrique diversifiée qui allège les octosyllabes et leur imprime un rythme dansant18. De leur côté, les

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images valorisent lharmonie sentimentale entre Pyrame et Thisbé par une série de parallélismes quasi lyriques. Une belle suite de dix miniatures scande les péripéties de cet hymne à lamour ; distribuées avec régularité, elles vont offrir à elles toutes une riposte critique à la fable de Naïs – la grande putain – en racontant la vie de chastes amants, des amants figurés demblée unis et aimants dans leur séparation même. Passons-les rapidement en revue.

Tout commence dès lenfance. À sept ans, Pyrame et Thisbé saiment déjà. À dix ans, ils gardent toute licence de se voir et de saimer, jusquà ce quun serf remarque leur passion, et « a la mere a la damoisele / porta [] ceste nouvele » (v. 321-322). La première miniature dépeint cette dénonciation.

Fig. 11 – Fol. 91r, v. 229 (fig. 35),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Voici le petit couple, tendrement enlacé, montré du doigt. Les deux enfants se contemplent en amoureux, visages rapprochés, dans une embrassade qui les conjoint dans le même geste denlacement. « Le jour passent deulx esgarder / quil ne sen pueent saoler » (v. 285-286). Tout indique un amour partagé, gémellaire, loin de la dissymétrie qui péjorait la figuration du couple de Naïs et de son amant.

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Interdiction est donc faite aux jeunes gens de se revoir, et la mère de Thisbé enferme sa fille. Deux miniatures inaugurent les lamentations des amants qui atteignent leurs quinze ans, séparés, esseulés, coincés. La douleur de Pyrame tout dabord, dont le geste évoque la tristesse : il est debout, tête inclinée, main posée sur la joue, lautre main soutenant le bras.

Fig. 12 – Fol. 92r, v. 375,
Bibliothèque municipale de Rouen.

La douleur de Thisbé ensuite, dont le désespoir renchérit sur le sien : assise, elle se penche en avant, fléchissante, instable, bras écartés vers le bas en signe daccablement.

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Fig. 13 – Fol. 92v, v. 446,
Bibliothèque municipale de Rouen.

Peut-être est-ce là suggérer la triple pâmoison qui va suivre, cette dégringolade qui succèdera à la plainte de celle qui déjà ne peut se tenir debout, et enfermée, chute, même assise. Victimes dun éloignement que traduisent ces images étanches à distance lune de lautre, les amants se font écho dans la même désolation : ils se détachent sur un fond aux mêmes couleurs, encadrés par des éléments darchitecture similaires. Tourelles, voûtes et toits gothicisants soulignent le parallélisme dune situation bloquée. Seul écart, mais dimportance : si les portes de lhabitation de Thisbé sont closes, la porte ouverte dans la tourelle de droite chez Pyrame marque la liberté daction quil conserve. Il ne tardera pas à se rendre au temple de Vénus pour offrir un sacrifice à la déesse, afin quelle lui accorde de parler à son amie (v. 440-445).

Vénus se montre bonne fille, puisque vont suivre deux images montrant les amants en pleine conversation secrète, séparés par le mur qui sélève entre leurs demeures, mur fendu par la bienheureuse « crevace » qui laisse filtrer leurs paroles. Première rencontre, première miniature.

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Fig. 14 – Fol. 93r, v. 535,
Bibliothèque municipale de Rouen.

À lintérieur Thisbé debout, en rose, est toujours enfermée dans une architecture à porte close ; à lextérieur Pyrame, debout, en gris, esquisse un geste de parole. Les postures sont symétriques, têtes penchées lune vers lautre, bras tendus lun vers lautre, de part et dautre du mur épais où souvre, verticale, la fissure. Seconde rencontre, seconde miniature.

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Fig. 15 – Fol. 94r, v. 733,
Bibliothèque municipale de Rouen.

Elle est analogue à la précédente, mais la couleur du fond sest modifiée – façon de traduire le temps qui passe ? – et la couleur des vêtements a permuté, gris pour Thisbé, rose pour Pyrame, comme pour marquer linterchangeabilité de leur amour19. Et progresse lintimité de la rencontre : il reçoit sa main à elle, glissée à travers la crevasse. Cest que la plainte de lamante va débuter alors que celle de lamant vient de sachever : « Tisbé comence son complaint : / “Amis, mout vos desconfortez ; / nest merveille, que trop mamez”. » (v. 732-734). Au bas du folio, limage dresse une frontière visuelle entre les deux discours amoureux, comme le mur et sa fissure.

On connaît la suite : Thisbé finit par lui proposer de senfuir avec elle. Tous deux prennent rendez-vous la nuit suivante, à la fontaine, « sous le morier » (v. 818). Cette fois, la symétrie en images aura vécu. Quatre dentre elles vont désassortir les allées et venues des amants,

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tandis que lunité de lieu sera signifiée par la récurrence des arbres et de la fontaine deau vive qui, à gauche, coule sans désemparer. Résumons : Thisbé, arrivée en avance, rejoint le lieu de rendez-vous. Un lion encore souillé du sang de ses proies savance pour boire, et la jeune fille senfuit, abandonnant sa guimpe au fauve qui approche. La première miniature la dépeint réfugiée dans la fourche dun arbre, tête penchée vers le lion qui en bas, mâche son voile.

Fig. 16 – Fol. 94v, v. 820,
Bibliothèque municipale de Rouen.

Pyrame arrivé tard sur les lieux trouve létoffe ensanglantée, se méprend et croit à la mort de laimée. Collant au texte avec précision, la deuxième retrace son suicide, corps ployé en avant : « par grant ire a lespee traite, / [] / tresperce soi parmi le flanc ; / tresque de lautre part del cors, / fet aparoir lespee fors » (v. 1008-1014).

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Fig. 17 – Fol. 95r, v. 930, Bibliothèque municipale de Rouen.

Arrivée peu après, Thisbé ne tarde pas à comprendre le drame en voyant les fruits ensanglantés du mûrier, et trouve Pyrame à lagonie. La troisième image la montre en train de se jeter sur son amant redressé sur les coudes, blessure au flanc : elle lenlace, visage contre visage.

Fig. 18 – Fol. 95v, v. 1023, Bibliothèque municipale de Rouen.

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La quatrième enfin, dépeint son suicide : en pleine chute déjà vers le mort allongé à ses pieds, elle se transperce le flanc de son épée, corps ployé en avant comme lui. Au-dessus de la fontaine, les frondaisons de larbre portent, peu visibles, de rondes mûres tachées de sombre.

Fig. 19 – Fol. 96v, v. 1158 (fig. 36),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Tel est lacmé du récit, dont les péripéties saccélèrent au fur et à mesure20. De cette élasticité temporelle témoignent les miniatures toutes centrées sur les amants, et qui se calquent sur la chronologie narrative. Après avoir marqué la fin de leurs années denfance, puis rythmé leur solitude et leur reprise de contact au jour le jour, elles se multiplient en cette nuit dissonante jusquà linstant où il faut mourir.

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Fig. 20 – Funérailles de Pyrame et Thisbé (fol. 96v, v. 1170, fig. 36), Bibliothèque municipale de Rouen.

Miniature de conclusion, elle se fonde sur les vers qui la précèdent : « Et quant il furent andui mort, / li parens qui mort les trouverent / en un seul tomblel les poserent » (v. 1163-1165). Le pan dun grand cercueil coupe limage presque à lhorizontale ; il occupe presque tout le registre inférieur. Les amants y sont allongés, habillés, orientés vers la droite, recouverts par les plis dun grand drap. En souvenir de leurs amours enfantines, leurs têtes se font face dans une ébauche denlacement quévoque, malgré la distance entre les corps, létoffe drapée autour de leurs épaules. Réciprocité de lamour toujours, de lamour dans la mort, une mort consacrée – détail absent du récit – par le livre saint quun clerc ouvre au-dessus du couple. Et la foule qui les surplombe se lamente, composée de spectateurs des deux sexes. Pour la première fois, les personnages se détachent sur un fond dor.

Autrement dit, de bons amants sont des amants morts. Revisitée par les images, cette chaste histoire apparie des enfants dans le même sentiment amoureux, puis dans le malheur de leur séparation une fois quapproche lâge daimer pour de bon ; puis elle découple leurs allées et venues dès quils sont près de se rencontrer afin de mieux préparer leur ultime réunion. Alors, le récit médiéval biffe la fin que leur réserve

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Ovide – les Métamorphoses mêlent leurs cendres dans une urne21 – et limage conforte ce choix du tombeau, qui les fige dans un face-à-face où se rejoue lamoureuse contemplation des débuts. Mais à lhorizontale cette fois, et pour un repos éternel. Rien, ou si peu naura transpiré de la sensualité qui traverse certaines scènes22 : ni les miniatures, ni lallégorèse nen auront tenu compte. À ce drame est attachée une miniature moralisante – la dernière – à la charnière entre récit et moralisation.

Fig. 21 – Martyre de deux chrétiens (fol. 96v, v. 1178, fig. 36),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Décapitation. Lapidation. Quatre tortionnaires debout – certains coiffés de casques païens à pointe – règlent leur compte à deux chrétiens auréolés, priant à genoux. À gauche, un grand barbu saisit le premier aux cheveux et élève une épée à lhorizontale au-dessus de sa tête ; trois autres dominent le second ; ils brandissent les grosses pierres quils se passent. Mêmes gestes de menace, mêmes corps arqués relient, pour

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lœil, les bourreaux : cest la même ignominie qui est dénoncée, la même agressivité du bras levé, comme rédupliquée dune torture à lautre.

Sinistre image, qui ouvre à lallégorèse positive de bout en bout de Pyrame et Thisbé. Cest que la fable signifie lIncarnation et la Passion du Christ. Pyrame est la « deïté » apprend-on, tandis que Thisbé est « lumanité » en laquelle il sabrita par amour pour nous sauver et nous arracher au diable, ce dévoreur dâmes. Et si les mûres blanches du mûrier ont viré au noir une fois éclaboussées de mort, cela rappelle le moment où Il fut pendu avec toute son humanité sur la croix quIl arrosa et teinta de son sang. À nous de mener une vie vertueuse et de souffrir pour Lui, à linstar des saints martyrs qui souffrirent la mort pour leur Dieu : « les uns fesoit len enmurer / [], / li autre estoient lapidiez, / les uns batus et laidengiez, / [] li autre mort » (v. 1211-1216). Mais notons-le, si la miniature illustre la lapidation citée par le texte, elle ramène les martyrs au nombre de deux et montre un meurtre par lépée qui lui ne fait lobjet daucune mention.

Aux bornes de la fable : les folios 91r et 96v

À considérer dès lors lemplacement des images consacrées à ce long récit qui prend son envol par rapport à Ovide, il saute aux yeux que le trio de miniatures chrétiennes valorise les feuillets les plus riches en illustrations – les folios 91r et 96v –, soit ceux sur lesquels il souvre et sachève. Plus encore, le pouvoir dattraction de ce conte apparaît tel quil draine celles qui gravitent dans son voisinage, afin quelles se regroupent avec éclat et solennité sur ces folios-clés. Reprenons la question en détail.

Au fol. 91r (fig. 35), une porte dentrée à quatre miniatures. Dans la colonne a, rappelons-le, deux miniatures sont étagées lune en-dessous de lautre, le Culte des idolâtres puis le Culte du Christ en croix, de sorte quéclate lantagonisme entre les deux rites. Dans la colonne b, deux miniatures étagées elles aussi : les Trois Minéides filant et racontant, puis la Dénonciation des amours de Pyrame et Thisbé, illustration en avance sur le récit, puisque la mère de Thisbé apprend la nouvelle plus de quatre-vingts vers plus loin (v. 313).

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Ces images sont certes issues de contextes différents ; mais en lecture horizontale cette fois, leur contiguïté sur le même folio entraîne, pour lœil, un phénomène dassociation. Il apparie les Minéides aux idolâtres, et le couple innocent et trahi de Pyrame et Thisbé au culte du Crucifié, dont le sujet déviant par rapport au texte se justifie alors pleinement. Cela présage lallégorèse exaltant les amants : faire surgir au seuil de la fable la Passion du Christ, cest offrir bien avant lheure limage de lélucidation chrétienne de cette histoire. Sont ainsi annoncées pour le lecteur préparé en quelque sorte par suggestion, les moralisations qui magnifieront les jeunes amoureux et vilipenderont les trois sœurs – nous y reviendrons.

Au fol. 96v (fig. 36), une porte de sortie à trois miniatures. Cette sombre page réunit au bas de la colonne a le Suicide de Thisbé, puis au sommet de la colonne b les Funérailles des amants, suivies par le Martyre de deux chrétiens, qui surgit une trentaine de vers en avance sur le texte quil illustre.

Un changement de climat se joue à travers la circulation des détails dune image à lautre : à travers elles samorce la moralisation religieuse qui va suivre, dans limmédiat cette fois. Suicide païen que celui de Thisbé, figuré par le glaive quelle se plonge dans le flanc pour rejoindre son amant, puis reposer à ses côtés dans le lit de leurs funérailles. Mais à mi-parcours, celles-ci sont déjà embuées dune tonalité chrétienne : elle est à discerner dans le clerc tonsuré lisant sur leurs dépouilles. Christianisation qui triomphe dans limage suivante où surgit un autre glaive : celui que les bourreaux lèvent en apothéose assassine sur leurs victimes. Ainsi limmolation des deux chrétiens fait-elle écho à celle des deux amants, dans un envahissement du registre profane par le religieux23. Et comme le tour complet des images incite le spectateur à poursuivre sur sa lancée et à retourner à la case départ, cela induit une interrogation a posteriori sur les virtualités cachées de la mort de Thisbé, susceptibles de la ramener dans le giron de lÉglise. Ainsi la boucle est-elle bouclée et le lecteur préparé à recevoir lallégorèse, grâce à ces éléments quignorent la fable et le commentaire à venir, mais quajoutent les images : livre, clerc, épée du martyre, paire de victimes. Quitte à saffranchir du texte, le détail de la miniature relie, suggère et présage à côté et autrement que cela ne sécrit.

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Vénus et Mars, le Soleil et Leuchoté
(trois miniatures)

« Puis quentré somes en matire / Damours, dune amour mestuet dire » (v. 1274-1275). La deuxième Minéide se lancera dans deux récits sur de nouvelles amours interdites, que nouera lun à lautre le rôle de Vénus. Mais méfions-nous de lanadiplose et de son écho lénifiant : répondre en miroir à la « matire damours » de Pyrame et Thisbé par un autre « amour », cest dire quon ne quitte pas le domaine de la passion, mais pas forcément quon cultivera le même climat.

Des trois miniatures qui vont apparaître, la première inaugure les paroles de la fileuse lorsquelle sapprête à narrer lhistoire du Soleil à qui rien néchappe. Cest à lui quil revint en effet de découvrir ladultère le plus fameux de lOlympe ; et il le dénonça à lépoux de la belle : Vulcain.

Fig. 22 – Révélation aux dieux des amours de Vénus et Mars
(fol. 97r, v. 1268, fig. 33), Bibliothèque municipale de Rouen.

Limage est arrimée au début de lépisode, avant toute péripétie. Elle en élit la scène-clé narrée quelque soixante vers plus loin, lorsque les

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amants divins – Vénus et Mars – se retrouvent emprisonnés dans le filet aux mailles subtiles que le mari a forgé pour les piéger, et quil a jeté sur le lit de leurs plaisirs : « Tantost sont pris et enlacié / si que deffaire ne se poënt. / [] / Lors fest Vulcans les huis ouvrir / pour lavoultire descouvrir, / qui lonc temps ot esté celez. / Les damediex a apelez, / si lor a moustré lavoultire. / Li damedieu prennent a rire. / Quant cil se virent nuz et pris, / si sont honteux et entrepris » (v. 1321-1333). Se produit là un phénomène de déjà-vu : le pan dun grand lit blanc aux coussins rouges coupe limage presque à lhorizontale. Il occupe tout le registre inférieur, Mars et Vénus y sont allongés, éveillés, nus tous deux, corps orientés vers la droite et recouverts par les plis dun grand drap. Leurs visages sont tournés lun vers lautre, et ce face-à-face clame leur connivence amoureuse. À droite au-dessus du lit, un Vulcain barbu en manteau bleu vif désigne les corps allongés à une foule de dieux couronnés (tous masculins), qui parmi des mouvements divers esquissent des gestes détonnement. Pour la seconde fois, les personnages se détachent sur un fond dor.

Ce nest pas tout. Sans se perdre en commentaires, lOvide moralisé laisse la Minéide entamer un deuxième conte. La miniature suivante laura prise de vitesse. Elle surgit avec trente vers davance, juste après le guet-apens, à linstant où la focale du récit se déplace sur Vénus humiliée et où celle-ci va reprendre les rênes de cette histoire. À elle la vengeance, raconte ensuite la Minéide : la déesse ne tarde pas à tendre à son brillant dénonciateur le piège de la passion ; et le Soleil de se passionner aussitôt pour une « pucele simple, sage et de grant renon » (v. 1374), mais la belle lui résiste. Longtemps. Voilà ce que retrace la miniature susdite.

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Fig. 23 –Le Soleil courtise Leuchoté (fol. 97v, v. 1342),
Bibliothèque municipale de Rouen.

Le couple est assis sur un banc à arcature. Le dieu couronné avance les bras pour enlacer une Leuchoté sur la réserve, dont la posture contradictoire trahit la tension et le refus : son visage a beau être tourné vers le dieu, elle détourne le haut du corps.

Il faut donc ruser. De nuit, le Soleil vient à la jeune fille sous la semblance de sa mère, tandis quelle file à la chandelle avec ses suivantes. Il fait sortir tout le monde et se dévoile dans toute sa gloire à celle quil convoite. Toute « espaourie », elle en laisse tomber quenouille et fuseau, et se rend à lui. Il la prend de force (v. 1411-1419). Mais Clytie, que le Soleil a aimée auparavant, est jalouse de cette passion qui détourne delle son céleste amant. Doù une nouvelle miniature.

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Fig. 24 – Dénonciation des amours de Leuchoté avec le Soleil
(fol. 98v, v. 1454, fig. 37), Bibliothèque municipale de Rouen.

Une fois encore, le pan dun grand lit blanc aux coussins rouges coupe limage. Il occupe tout le registre inférieur. Endormis cette fois, les amants y sont allongés, corps orientés à gauche et recouverts par les plis dun grand drap. Au-dessus du lit, quatre personnages masculins dont un barbu (le père ?) et un jeune homme, index pointés sur le scandale. Ici, limage sémancipe du texte qui se borne à ceci : Clytie « li trop en fu destroite et jalouse ; / au roi le dist comme enviouse, / le pere a la bele, et li conte / que sa fille sest mise a honte / et solaus la acointie » (v. 1426-1430). Selon le conte, elle na donc fait que médire, sans faire de cette coucherie un spectacle. Lillustration, elle, propose de lire cette scène comme une troisième variation sur le même thème : celui des amants au lit, quobservent des spectateurs, ici ô combien malveillants, puisque le père de Leuchoté en fureur enterrera sa fille toute vive. Le Soleil en sera quitte pour transformer la morte en « vergete dencens », un pis-aller qui aura pour seul atout de lélever vers le ciel (v. 1432-1453), tandis que Clytie au désespoir se muera en « flor damour », à la face sans cesse tournée vers lastre qui la repoussa (v. 1454-1487).

Une couche aux amants. Que lillustration se démarque du texte afin de présenter par trois fois, à quelques folios dintervalle la même scène

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ou presque, soulève lintérêt à cause de sa rareté : il ny en a pas dautre dans tout le manuscrit de Rouen24.

Scène rare, scène bouleversante aussi, puisquelle secoue ceux qui en sont les témoins, et provoque larmes, rires ou colère. À ne considérer que les deux dernières versions, celles qui encadrent le début et la fin des contes narrés par la deuxième Minéide25, il est clair quelles se répondent. Il sagit de souligner le principe vengeur qui les lie lun à lautre : après la honte, telles sont les représailles de Vénus, œil pour œil, dent pour dent. Mais il y a plus. Ce que les images dégagent de ces deux fables – quitte à sen écarter afin de renforcer le parallèle – cest ce qui fait souvenance de Pyrame et Thisbé et de ce qui en noue le drame. Par trois fois, des amours interdites, des dénonciations, des scènes de lit consternantes. Mais ce qui se joue là vise à offrir un contrepoint dévoyé au lit funèbre des amants juvéniles.

Précisons, et voyons les moralisations qui suivent. Après quelques éclaircissements dordre physique et historique, le commentaire développe un point de vue moral sur les excès du dévergondage. Dénonçant un climat saturé de vices, il finit par lire en Vénus une incarnation de la luxure, en Mars son complice dans le péché de fornication, et en Vulcain lardeur qui les piège tous deux dans la débauche. On appréciera le retournement de situation. Contrairement à la couche funèbre qui met un terme sur fond dor à la série positive des chastes images consacrées à Pyrame et Thisbé, la couche de Vénus et Mars offre un prélude sur fond dor lui aussi, à la série négative des images consacrées aux amours licencieuses. La courtoisie laisse place au fabliau. Les récits sarticulent autour dune soif de vengeance, celle dune arrogante ribaude qui poursuivra ses coucheries au nez et à la barbe de son divin cocu. Voilà pourquoi sans doute, le détail du troisième lit aux amants dans la fable de Leuchoté, contrevient en toute indépendance au commentaire qui magnifie leur union. Selon celui-ci, Leuchoté incarne la femme forte des Proverbes qui file et tisse avec sagesse et dignité la laine et le lin26, la sainte Église, la « Dieu amie » que le Seigneur, soleil de justice, emportera toute fleurie aux cieux (v. 1784-1821) ; autrement dit, lallégorèse oublie sans vergogne la violence exercée par le Soleil sur sa proie. Limage, elle, noublie pas. À comparer avec le piégeage

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de Vénus et Mars au lit de leurs amours, la dégradation est flagrante : du simple adultère des amants divins, lon aboutit à une coucherie résultat dune agression. La miniature suggère en tout cas la persistance dune séparation intérieure : désormais, les visages des amants ne se font plus face, le Soleil se détourne de celle qui partage son lit, et du vaste drap qui recouvre les corps, les plis, cette fois, les séparent.

Mais les fables nont pas pris fin, reste la troisième Minéide. Qui pousse le bouchon encore plus loin.

Hermaphrodite et Salmacis
(deux miniatures)

Quelle valeur accorder aux indices qui, dans les images, indiquent un retournement de situation ? Inversée, lorientation du lit de Leuchoté, tête à gauche, dans cette dernière scène. Inversé, lordre des trois Minéides au travail, peu avant le moment où la dernière prend la parole (v. 1924).

Fig. 25 – Les trois Minéides au travail (fol. 101r, v. 1924),
Bibliothèque municipale de Rouen.

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Elles ont échangé leur place, de sorte que le cadre du métier à tisser, dores et déjà en train de verdir (anticipation sur la catastrophe ?) a passé à droite. « Or orrois, dit-elle, la fable / de la fontaine perilleuse / qui tant est fiere et merveilleuse » (v. 2001-2003) ; et dentamer le récit attaché à la fontaine Salmacis. Serait-ce là suggérer que cette fois, lattentat va voir permuter les rôles de lagressé et de lagresseur ?

La conteuse développe en effet les amours de la naïade et du jeune fils de Mercure et de Vénus – Vénus toujours. À quinze ans (lâge de Pyrame et Thisbé), ladolescent jouit de la « semblance » de ses deux parents, doù son nom, qui conjoint les leurs en une fusion qui fait signe, en toutes lettres, de son destin : « Herm-Aphrodite ». Un jour, il découvre, claire, tentante, une fontaine où vit la nymphe. Tête tournée par la beauté de lenfant, la coquette entreprend de le séduire en termes on ne peut plus clairs. Timide, il se détourne et fuit. Mais voilà linsouciant pris du désir de se baigner. Il ignore quelle le guette tandis quil se dénude et plonge à leau. Voici ce quillustrent deux instantanés qui prennent lassaut de la naïade sur le vif.

Fig. 26 – Salmacis rejoint Hermaphrodite (fol. 101v, v. 1997),
Bibliothèque municipale de Rouen.

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Limage est à nouveau placée au début de lépisode afin den illustrer la scène majeure, narrée quelque cent-cinquante vers plus loin. Aux branches des arbres, des vêtements sont suspendus. Dans leau de la fontaine – une belle onde aux vaguelettes bleues et blanches – le garçon est assis, nu, tout à ses ablutions. Nue aussi, vêtement sur lavant-bras, Salmacis aux longs cheveux vient de se déshabiller. « Cele escria : “Se Diex me voie, / ore ai je ce que je desir. / Or feras tu tout mon plesir.” / Lors se despoulla toute nue ; / par liaue est a lenfant venue (v. 2153-2157) ». Les pieds déjà dans leau, elle sapproche ; le baigneur a le dos tourné, tout à ses activités de baignade. Effet de surprise.

Fig. 27 – Fusion de Salmacis et Hermaphrodite
(fol. 102v, v. 2172, fig. 38), Bibliothèque municipale de Rouen.

« Par liaue est a lenfant venue. / Malgré sien le baise et embrace. / De toutes pars lençaint et lace, / si le taste et vait palpoiant, / dessus et dessous manoiant, / malgré lenfant et sor son pois, / qui son deduit ne prise un pois, / et moult sesforce deschaper » (v. 2157-2164). Elle et lui se retrouvent assis nus dans le flot, collés face contre face, bustes joints, jambes de part et dautre. Leurs corps peu sexualisés sont pratiquement interchangeables ; elle lenlace pour prendre possession de lui, tandis

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quil dresse un bras à la verticale entre leurs visages, quil sépare. Geste vers le ciel, de défense, dimploration. En vain.

Un viol ? Presque. Une fusion des corps. Ils vont se confondre en un seul, mâle et femelle à la fois. Voilà limage la plus charnelle de tout le manuscrit de Rouen dont les nus peu définis, au genre peu différencié, ne se retrouvent nulle part dans une situation aussi précise27. Plus tard, les dieux accorderont à lenfant métamorphosé ceci : la fontaine rendra demi-mâle tout homme qui sy baignera (v. 2202-2223). Et lallégorèse conclura sur un commentaire moral : gare à la séductrice qui rend lhomme mou ! Salmacis est la putain qui perd les musards, qui comme le lierre, comme le serpent, les enlace dans ses pièges, elle dont leau corrompt et effémine ceux qui veulent vivre en état de religion, les rendant de cœur duplices, et mauvais, et monstrueux. Salmacis, cest la putain de lApocalypse qui détourne les hommes de leur salut (v. 2250-2389 et v. 2293).

Alors la boucle est bouclée, lorsque la naïade rejoint Naïs – lapocalyptique putain des débuts dont le nom trahissait lorigine aquatique28 – et quelle la rejoint dans le même opprobre, dont résultait à lorée des fables, quelque peu mâle, quelque peu femelle, le monstre à queue de sirène29.

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Conclusion :
les eaux malfaisantes du livre IV

Les miniatures font leur marché parmi le foisonnement des récits et des moralisations pour opérer leur choix dans cet énorme fichier. Elles trient, tranchent, élaguent, structurent, afin den synthétiser le propos et de le pourvoir dun fil conducteur. Élire, voire recréer en partie les scènes aptes à fournir pour lœil des points de repère, cest donner au lecteur qui circule dans ce kaléidoscope de quoi sorienter. Alors, liées et organisées entre elles de façon à ce que chacune dialogue avec les autres, elles se lestent dune puissante charge emblématique : à la fois lieux de mémoire et panneaux indicateurs, les images sorganisent en un système souple qui se superpose à lécrit ; en proposant une sorte de grille de lecture implantée dans la jungle du texte, elles en flèchent les voies labyrinthiques.

Reprenons donc, pour conclure, ce sur quoi les miniatures mettent laccent dans les récits enchâssés, en laissant de côté la fable encadrante des Minéides. De leurs histoires, la « matire » est d« amour » ; précisons : damour interdit. Et Vénus les régit, qui dans toutes joue un rôle moteur ; les miniatures démontrent son pouvoir, occulte ou déclaré. Évoquée, implorée, adulée sans cesse, cest encore de loin quelle ouvre à Pyrame et Thisbé la « crevace » volubile de leurs amours ; mais elle surgit ensuite à lavant-scène, dotée de leffronterie des femelles de fabliaux pour coucher avec Mars ; puis elle insuffle au Soleil la violence aveugle de la passion, jusquà ce que son pouvoir absolu en matière dunion amoureuse brille dans le nom dHermaphrodite, où il se signale dans la fusion des lettres avant celle des corps. De cette double Vénus, les images soulignent le pouvoir biface.

Amours vénusiennes, dirons-nous, pour Pyrame et Thisbé, qui jamais ne franchissent les limites de la légalité, sinon en paroles. À cette longue, à cette imposante fable qui sattarde sur les mésaventures dune union non consommée est réservé tout lapparat des nombreuses miniatures qui la scandent, et surtout en célèbrent le début et la fin. Gageons que si ce conte amplifie tant le matériau ovidien et laccompagne de tant de faste, cest pour opposer aux récits qui vont suivre de quoi

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en contrebalancer la charge honteuse30, lui qui culmine dans la chaste vision de mort conjoignant les amants dans le même tombeau. Amours vénériennes par contre, que celles que retracent les miniatures impliquant les deux autres fileuses. Retourner cette belle histoire comme un gant revient à en exhiber lenvers de débauche sous les auspices du dévergondage auquel se livrent Vénus et Mars, avant que ne soit éraflé en images jusquà laccord entre les amants. Abus de la puissance mâle – le Soleil violente Leuchoté –, abus de la puissance femelle – Salmacis bondit sur Hermaphrodite31.

Les lits à scandale, ces réponses dévoyées au tombeau de Pyrame et Thisbé, confortent un fait : lOvide moralisé ausculte la passion sous toutes ses formes, même les plus déviantes32. Et les images concrétisent le piège de cet amour quune allitération féroce, toute de sifflantes, fait « nasse et las et rois de fallace / et samiers qui tout enlace » (v. 1664-1665). Elles le font moins par le filet arachnéen tendu par Vulcain sur les amants – si subtil que le miniaturiste lesquisse à peine – que lorsque répond à laccolade puérile de Pyrame et Thisbé lenlacement dune Salmacis en train détreindre sa proie comme un serpent (v. 2168). Les fables se terminent alors aussi mal quelles avaient commencé : dans leau. Voilà qui invite à revenir au « prologue » en forme de sirène de mauvais augure, résultat des faux embrassements prodigués par Naïs, la séductrice. Que leau y soit liée aux dangers de la sexualité est un soupçon que lon retrouve peu après, dans la nuit pâle de Pyrame et Thisbé. Alors quOvide ne sy attarde guère, les images médiévales, elles, élisent la fontaine comme décor récurrent ; mais si elle est toujours contiguë au drame des amants, jamais ils ne sy baignent33, tandis que dans la source Salmacis

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qui sépanche à lautre bout des contes, se produit limpensable. Rien détonnant dès lors si au fil des moralisations qui suivent, cette dernière figure avec insistance, outre la matrice, le « fontenil » du sexe féminin, ou encore le flux inconstant des vains plaisirs de ce monde (v. 2308-2357).

En fait, les images préviennent le lecteur de ce qui va suivre. Si dans la section des Minéides, il nest question que dune eau de fontaine, celle-ci submergera une bonne partie du livre IV où se succèderont des fables sur fond de « mer amere », cette mer doù est issu en toutes lettres le pouvoir de Vénus ; la « deesse damer » qui « de lescume de mer fu nee », y jouera son rôle, et les miniatures à venir seront pour un tiers dentre elles plongées dans des flots pernicieux (v. 4761-4773). Ainsi celles des deux contes maritimes absents des Métamorphoses, mais que lOvide moralisé greffe à la fin de la section des Minéides34 : noyade dHellé, lorsquelle traverse la mer, en fuite avec Phryxus sur le dos du divin mouton doré ; noyade de Léandre, lorsquil tente de rejoindre Héro un soir de tempête. « De mer amere ont amours non / il ni a samertume non… » (v. 3610-3611)35. Et encore : noyade dIno, lorsque prise de folie, son nourrisson dans les bras, elle se précipite dans les vagues. Ces dangers que répertorient les miniatures sont systématiquement commentés par la négative : ce sont là flots de la vie mondaine, flots de confusion, de tribulations et dangoisses, flots de péchés, flots denfer enfin. Il faudra attendre longtemps encore – le temps de quelques fables gardant les pieds au sec36 – pour que surgisse une solution optimiste. En trois images, elle conduira Persée à vaincre le monstre marin sortant de ses sinistres flots, la « belue » qui ouvrira sa gueule de Léviathan pour engouffrer Andromède, nue et ligotée, offerte. Le livre IV pourra se conclure sur lillustration de lamour licite – enfin ! – liant la belle au héros ailé qui la délie de ses peccamineux lacs de mort, sur le modèle convenu du Christ

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sauvant lâme humaine37. Légitime, leur mariage rédimera à distance les récits des trois sœurs, et non seulement leurs passions prohibées, violentes et adultères, mais aussi les noces létales de Pyrame et Thisbé.

Aux alentours des vers 2800, nous en sommes loin encore. Rien détonnant dès lors, si ignorant sciemment le commentaire qui les valorise, le miniaturiste choisit la plus noire des moralisations attachées aux Minéides pour faire delles ces rampantes errant tristement dans lobscurité de leurs vices38, alors que senvole delles le vol sombre de ces êtres mauvais parce que grevés, à limage de leurs contes, dune double nature, mi-quadrupèdes, mi-oiseaux39 : les chauves-souris.

Romaine Wolf-Bonvin

Université Lumière – Lyon 2

Université de Genève

1 Il compte 72 000 octosyllabes, texte sur deux colonnes. Les miniatures seraient issues de latelier du « Maître de Fauvel ». Voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », Cahiers dHistoire des Littératures Romanes / Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 20, 1996, p. 251-274 ; F. Mora, M. Possamaï-Pérez, Th. Städtler, R. Trachsler, « Ab ovo. Les manuscrits de lOvide moralisé : naissance et survie dun texte », Romance Philology, 65, 2011, p. 121-142 ; M. Cavagna, M. Gaggero et Y. Greub, « La tradition manuscrite de lOvide moralisé. Prolégomènes à une nouvelle édition », Romania, 132, 2014, p. 176-213. Sur la tradition iconographique, voir C. Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », Art Bulletin, 57, 1975, p. 161-175 ; C. Rabel, LIllustration de lOvide moralisé dans les manuscrits français du xive siècle. Essai pour une étude iconographique, mémoire de maîtrise, Université Paris IV-Sorbonne, 1981. Plus spécifiquement sur lexemplaire de Rouen ainsi que sur la datation et les commanditaires du manuscrit, voir O. Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, Rouen O.4, mémoire de baccalauréat universitaire, Université de Genève, 2012, p. 6-10 (déposé sur le site Academia).

2 C. De Boer, Ovide moralisé, poème du commencement du xive siècle, t. II, livre IV, Vaduz, Sändig Reprint, 1984 (1re éd. 1920). La numérotation des vers et des extraits en ancien français sera reprise à cette édition, à laquelle renverra désormais labréviation OM.

3 La distinction entre miniatures ovidiennes et moralisantes nest pas absolue. Il est là question de leur sujet pris au sens général, mais non de leur traitement dans le détail ; ce dernier peut présenter des aspects composites.

4 Selon le dénombrement dO. Kohli, environ 120 miniatures chrétiennes sur 453, parmi lesquelles elle distingue sujets bibliques, religieux et moraux (LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 17).

5 Pour un point sur cette raréfaction, entre autres dans les manuscrits de Lyon (Bibliothèque municipale, manuscrit 742, vers 1385-1390) et de Copenhague (Bibliothèque royale, manuscrit Thott 399, vers 1380), se reporter à Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé ». Pour plus de précisions, voir J. Drobinsky, « La narration iconographique dans lOvide moralisé de Lyon (BM Ms.742) », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux dOvide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 223-244, ici p. 223-238 ; N. Koble, « Les dieux dOvide dans un manuscrit du xve siècle de lOvide moralisé en vers (Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 399) », Lectures et usages dOvide (xiiie-xve siècles), éd. E. Baumgartner, Cahiers de recherches médiévales, 9, 2002, p. 157-175. Voir aussi les manuscrits dits des « quinze dieux » et, pour une approche du sujet – surtout dans le manuscrit du Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, codex Reglat. 1480 –, lire F. Manzari, « Ovidio, Metamorphoses (versione francese attribuibile a Chrétien Legouais) », Vedere i Classici, édM. Buonocore, Roma, Palombi, 1966, p. 289-294.

6 Les parenthèses comportent lindication du numéro de vers avant lequel la miniature est insérée.

7 De gauche à droite pour le spectateur, car ce sont des images narratives ; voir F. Garnier, Le Langage de limage au Moyen Âge. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard dOr, 1982, p. 88-91.

8 Schématisme rare. Seule représentation similaire : le métier dHercule tissant aux pieds dIole, fol. 229r (OM, IX, v. 487). Se reporter pour lexemple à la figuration différente des métiers utilisés lors du conflit entre Pallas et Arachné, fol. 156r (OM, VI, v. 133).

9 Dou vespre ont trait non (OM, IV, v. 2443). Vespertiliones pour la même raison chez Ovide, Métamorphoses, éd. et trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1980, vol. 1, livre IV, v. 415. Cette réunion de lavant et de laprès sur la même image nest pas fréquente dans le manuscrit de Rouen. Sur les figurations des métamorphoses, lire Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 18-21.

10 Solution adoptée par la notice de la Bibliothèque municipale de Rouen (consultable sur le site de la bibliothèque ; manuscrit Rouen O.4, base dimages : no 1122 : « Naïs change un homme en poisson »).

11 Solution adoptée par Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 19 ; la description de la rubrique 180 en annexe reste à discuter.

12 Sur liconographie et les valeurs de la sirène, voir J. Leclercq-Marx, « La sirène et l(ono)centaure dans le Physiologus grec et latin et dans quelques Bestiaires. Le texte et limage », Bestiaires médiévaux. Nouvelles perspectives sur les manuscrits et les traditions textuelles, éd. B. Van den Abeele, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2005, p. 169-182 et fig. 51-56.

13 Imagerie récurrente jusque dans ses détails dans le manuscrit de Rouen (voir par ex. ladoration du Christ en croix par des fidèles, fol. 234rOM, IX, v. 1401). Une croix dor peut remplacer le Crucifié dans ces scènes de dévotion (voir par ex. fol. 32v, OM, I, v. 2699).

14 Hypothèse qui pourrait être étayée en poursuivant la réflexion sur la valeur ambivalente de ce type de dispositif. Deux remarques : jamais ni Christ ni croix ne sont dressés sur un socle-colonne. Par contre, lautel carré et nappé de blanc peut se trouver sous les pieds des idoles. Sur les dieux païens, voir Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 14 sqq.

15 Compléter avec lanalyse du livre III proposée par J.-Y. Tilliette, « Lécriture et sa métaphore. Remarques sur lOvide moralisé », « Ensi firent li ancessor ». Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, éd. L. Rossi et al., Alessandria, Edizioni dellOrso, 1996, vol. II, p. 543-558. Sur Bacchus, voir M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, Paris, Champion, 2006, p. 439-441 et 808-811.

16 Le manuscrit Rouen O.4 ne comporte quune petite dizaine de miniatures à deux compartiments, liés ici par un rapport de cause à conséquence, alors quailleurs, elles présentent plutôt des oppositions binaires (Ancienne loi / Nouvelle loi : fol. 88v, OM, III, v. 2741) ou des conflits, tel celui de Pallas et Arachné (fol. 156r, OM, VI, v. 133), dont les images moralisantes comportent ce cloisonnement : Pallas et Arachné, cest Sagesse vs Folie (fol. 157v, OM, VI, v. 353), vie contemplative vs vie mondaine (fol. 157v, OM, VI, v. 423).

17 Sur les infidélités à Ovide, voir M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de lOvide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98 (sur les marques demprunt de Pyrame et Thisbé dans les différents manuscrits, voir en particulier p. 80-84). Quant aux interrogations portant sur le texte-source perdu – cette histoire jouit dune réputation certaine dès le xiie siècle –, lire F. Mora, « Dun manuscrit à lautre : quelques réflexions sur les éditions de Piramus et Tisbé », Les Translations dOvide au Moyen Âge, éd. A. Faems, V. Minet-Mahy et C. Van Coolput-Storms, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2011, p. 141-157.

18 Sur la question, voir F. Mora, « Lamour comme révélation : le montage lyrico-narratif de Piramus et Tisbé », Écrire en vers, écrire en prose : une poétique de la révélation, éd. C. Croizy-Naquet, Littérales, 41, 2007, p. 101-117.

19 Ce ne sera pas la seule fois : les amants séchangent le rose et le gris à plusieurs reprises, avec une préférence : tunique rose avec ceinture pour elle, grise avec capuchon dans le dos pour lui, pieds noirs visibles. Ces couleurs sont celles des personnages du diptyque de Naïs auquel fait écho de loin ce nouveau couple, mais dans un tout autre registre amoureux.

20 Remarque due à C. Ferlampin-Acher, « Piramus et Tisbé au Moyen-Âge : le vert paradis des amours enfantines et la mort des amants », Lectures dOvide, publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau, éd. E. Bury, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 115-147.

21 Ovide, Métamorphoses, livre IV, v. 166 : « Quodque rogis superest, una requiescit in urna ».

22 On sait combien les lectures modernes ont déchiffré les indices dune union sexuelle qui na cessé de se jouer en toute discrétion à côté, depuis la ceinture glissée par la mince crevasse jusquau lion assoiffé, ensanglantant la virginale étoffe de la guimpe. Lire les articles complémentaires et suggestifs de C. Lucken, « Le suicide des amants et lensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de lamour », Romania, 117, 1999, p. 363-395 ; Mora, « Lamour comme révélation ».

23 Même dispositif dans le manuscrit 5069 de la Bibliothèque de lArsenal ; voir R. Blumenfeld-Kosinsky, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de lOvide moralisé (Arsenal 5069) », Lectures et usages dOvide, éd. Baumgartner, p. 71-82, ici p. 77.

24 Même pour représenter, dans le livre I, la « mixtion charnel dome et de feme », les deux amants senlacent debout, tandis que leur lit est relégué au second plan (fol. 29r, OM, I, v. 2159).

25 Tandis que le lit de Vénus et Mars précède louverture du premier récit, celui du Soleil et de Leuchoté est reporté vers la fin du second, après la métamorphose de cette dernière.

26 Voir Proverbes, 31, 10-31.

27 Audace peut-être confortée par le fait quune première explication physique fera de la fontaine une figuration de la matrice où a lieu la charnel mixion (v. 2228-2249). Se sont aussi intéressées à cette image Rabel, LIllustration de lOvide moralisé, p. 169, et Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 25-26. La nudité tentatrice est rare dans les miniatures du manuscrit Rouen O.4, à lexception des trois baigneuses de la fable dActéon (fol. 74v, OM, III, v. 337) et dAndromède offerte nue au monstre marin dans la fable de Persée (OM, IV, fol. 128v, v. 6586 et 6646, fol. 129r, v. 6724).

28 Naïs : lOvide moralisé transforme en nom propre la naïs qui, chez Ovide, est un nom commun, une « naïade » anonyme au nominatif singulier (voir Ovide, Métamorphoses, livre IV, v. 49). Mauvaise lecture ? Ou plutôt lOvide moralisé laurait-il dotée dune identité à cause du poids quil accorde à ce « prologue » ?

29 Pour un rapport au texte ovidien et un élargissement de la perspective en direction de la fée-serpente, voir F. Clier-Colombani, « La nymphe Salmacis : un prototype ovidien de Mélusine ? », Mélusines continentales et insulaires, éd. J.-M. Boivin et P. MacCana, Paris, Champion, 1999, p. 43-75.

30 1150 vers pour Pyrame et Thisbé, contre 677 + 442 vers pour les récits des deuxième et troisième conteuses, soit un équilibre presque parfait.

31 Sur la Vénus double, voir Alain de Lille, De Planctu Naturae, livres VIII à X, éd. N. Häring, Studi Medievali, série III, 19e année, fasc. II, 1978. Sur les deux Aphrodite déjà chez Platon (Banquet, 180 d-e), voir J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, Études augustiniennes, 1976, p. 194 sqq. ; le Mythographe du Vatican, II, 46, fait logiquement dHermaphrodite le fils de la Vénus libidineuse et non de la Vénus pudique qui préside aux amours licites : « Due sunt Veneres, una uoluptaria et libidinum mater que fertur Hermafroditum genuisse, altera casta que preest castis et licitis amoribus » (éd. P. Kulcsar, Turnhout, Brepols, 1987).

32 Comme le relève D. Hult, « Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé », Lectures et usages dOvide, éd. Baumgartner, p. 53-70.

33 Son eau nest troublée que par le lion assoiffé, scène à coloration érotique selon Mora, « Lamour comme révélation », p. 109-111.

34 Consulter les tableaux des emprunts et des ajouts dressés par M.-R. Jung, « Aspects de lOvide Moralisé », Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante, éd. M. Picone et B. Zimmermann, Stuttgart, M / P Verlag für Wissenschaft und Forschung, 1994, p. 149-172, ici p. 152-153. Plus particulièrement sur les additions et les remaniements du livre IV, voir P. Demats, Fabula, Genève, Droz, 1973, p. 71-81.

35 Dans lune des trois miniatures, Léandre nu, penché en avant, vêtement sur le bras, se jette à leau sur le modèle de Salmacis (fol. 108r, OM, IV, v. 3150). Sur les analogies avec Pyrame et Thisbé, voir D. Lechat, « Héro et Léandre dans lOvide moralisé », Lectures et usages dOvide, éd. Baumgartner, p. 25-38.

36 Fables de Cadmus et Hermione, Danaé, Persée et les Gorgones, Belléphoron (une exception positive : la fontaine de Pégase).

37 Ces remarques rejoignent lexamen que mène M. Possamaï-Pérez sur la composition du livre IV, dont la visée homilétique aurait pour thème lamour spirituel (Jésus, époux de lâme humaine) opposé à lamour charnel ; voir Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 816-821. Sur le cycle de miniatures consacrées à Persée, voir lanalyse détaillée de Rabel, LIllustration de lOvide moralisé, p. 63-82.

38 F. Clier-Colombani a vu avec justesse que cette miniature ovidienne est contaminée par le commentaire allégorique ; voir « La transposition du surnaturel dans lOvide moralisé de Rouen », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p. 113-138, ici p. 132. Soit ce sont des figures divrognesses (v. 2448-2529), soit ce sont trois sortes de péchés (concupiscence charnelle, concupiscence dyeux, orgueil de vie, v. 2530-2631), soit elles incarnent trois états de perfection (chasteté, mariage, prêtrise, v. 2632-2785). Voir lanalyse par fragments de Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 219-220, 474-475, 498-499, 518-519.

39 Sur la question, voir la fable 23 de Marie de France, Les Fables, éd. C. Brucker, Louvain, Peeters, 1991.