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Classiques Garnier

Le cycle d’Orphée (livres X-XI) dans l’Ovide moralisé de Rouen (B. M. ms. O.4)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 2, n° 30
    . varia
  • Auteur : Drobinsky (Julia)
  • Résumé : JD étudie structure, ­contenus, fonctionnement sémantique du cycle ­d’Orphée dans le ms Rouen, Bm. O. 4. Les miniatures épousent ­l’articulation textuelle : succession ­d’images narratives puis interprétatives au livre X ; alternance fable/exégèse au livre XI. ­L’iconographie mythologique prévaut sur celle de la glose, qui se limite à des réflexes de peintre sans ­construire de système allégorique cohérent. Par son ampleur et sa variété thématique, elle ­contribue à ­l’émergence ­d’une imagerie neuve.
  • Pages : 117 à 147
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460982
  • ISBN : 978-2-8124-6098-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6098-2.p.0117
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le cycle dOrphée (livres X-XI)
dans lOvide moralisé de Rouen
(B. M. ms. O.4)

À Iris et Sabine, nées le même jour que le présent opus.

« Ancêtre de tous les manuscrits enluminés survivants de lOvide moralisé » selon la formule de Carla Lord1, le manuscrit O. 4. de la Bibliothèque Municipale de Rouen2 a été réalisé au cours du premier tiers du xive siècle : entre 1315 et 1320 selon François Avril3 ; entre 1315 et 1328 selon Carla Lord, qui met ces dates en relation avec lidentité probable de la commanditaire, Clémence de Hongrie, deuxième épouse du roi de France Louis X le Hutin. Le terminus post quem serait fourni par son mariage, le terminus ante quem par son décès, après lequel Philippe VI acquiert le manuscrit4.

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Son iconographie semble se partager entre deux artistes parisiens : un précurseur du style de Jean Pucelle, responsable dune trentaine de miniatures5, et le Maître du Roman de Fauvel à qui lon doit toutes les autres. La main de cet enlumineur prolifique, resté fidèle au style de Maître Honoré déjà retardataire en ce début du xive siècle, se retrouve également dans lexemplaire de lOvide moralisé conservé à la Bibliothèque de lArsenal, manuscrit 5069, ainsi que dans le Roman de Fauvel (Paris, BnF, manuscrit français 146), lImage du monde (Paris, BnF, manuscrit français 574) et les Grandes Chroniques de France (Paris, BnF, manuscrit français 2615)6.

Lensemble, monumental, des illustrations qui ornent lOvide de Rouen ne compte pas moins de quatre cent cinquante-trois miniatures7, toutes surmontées dans la marge supérieure par un chiffre romain. Celui-ci renvoie à la table des légendes, copiées alternativement à lencre rouge et

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noire, qui occupe les fol. 3r à 15r de louvrage et fournit la signification des images8. Mais en réalité, le jeu des renvois est faussé dès le premier livre, soit quune légende nait pas donné lieu à son équivalent figuré, soit à linverse quune image supplémentaire apparaisse dans le corps du manuscrit, sans légende préalable9. Il sensuit donc quen dehors des no 1 à 21 du livre I et des no 272 à 296 du livre IX, où lon observe une concordance parfaite entre la numérotation des entrées de la table et celle des images insérées dans le texte, tous les autres numéros sont décalés dune unité.

On pourrait sattendre à ce que le texte de lOvide moralisé, dont le modèle latin se subdivise en quinze livres, décalque cette organisation en mobilisant des miniatures comme éléments de démarcation. Or dans le manuscrit de Rouen, aucun signe visuel tel quun intitulé rubriqué, un espace blanc ou une lettrine surdimensionnée ne vient interrompre le flux textuel, qui nest scandé que par des images et des initiales ornées,

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hautes de deux unités de réglure10. Parmi les quatre cent cinquante-trois miniatures du manuscrit, treize dentre elles, qui coïncident effectivement avec le début dun nouveau livre selon le découpage effectué dans lédition de Cornelius De Boer11, peuvent être considérées comme des facteurs de démarcation ; mais rien ne les distingue de celles qui les précèdent et de celles qui les suivent. Qui plus est, dans les premiers livres, un certain flottement se fait sentir en ce qui concerne le rapport entre leur point dinsertion dans le texte et le sujet quelles représentent. Ce nest quà partir du livre VI que leur contenu renvoie systématiquement à la première fable traitée dans le livre quelles introduisent ; jusque-là, ces images sinspirent tantôt de la matière sur laquelle sachève le livre précédent (livres II, IV et V), tantôt de celle qui informe le début dun livre nouveau (livres I et III).

Les miniatures, de format carré, nexcèdent pas la largeur dune colonne, à lexception de deux dentre elles qui se déploient sur toute la largeur de la justification. Lune est le frontispice liminaire (fol. 16r, fig. 1), frise de créatures hybrides qui annoncent le programme des métamorphoses passées sous silence dans le titre du manuscrit, Fables Ovide le grant (fol. 3r) ; lautre est une grande miniature consacrée à la transformation de Myrrha en myrrhe, en plein milieu du livre X (no 322, fol. 258r).

Dans cet ensemble labyrinthique, nous nous focaliserons sur les livres X et XI (fol. 246v-296r), afin dexaminer dans quelle mesure liconographie qui y est attachée reflète une construction et des contenus textuels complexes, associant récit légendaire et glose allégorique selon des principes en apparence incompatibles, celui de la cohésion et celui de la disparité. La cohésion est assurée par le cycle dOrphée, véritable récit-cadre qui embrasse et soude les deux livres. Le destin du poète sy partage en deux volets : le premier, qui va du mariage à la descente aux Enfers, occupe la première section du livre X ; le second, qui va des amours masculines à la mise à mort du poète, est

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quant à lui repoussé au début du livre XI. La fable dOrphée est ainsi fragmentée, morcelée, à limage du corps même du poète promis au démembrement. Mais cette bipartition du cycle-cadre est aussi le moyen de faire du chant dOrphée le vecteur du chapelet de récits encadrés qui occupent lessentiel du livre X. Le cycle dOrphée a donc clairement une vocation structurante, celle-ci étant déjà présente chez Ovide. Cest dans la contribution spécifique de lOvide moralisé aux Métamorphoses du poète latin, soit dans les moralisations chrétiennes, que réside la disparité qui oppose les deux livres. Cette disparité résulte des logiques différentes selon lesquelles sarticulent la fable ovidienne et sa glose. Le livre XI obéit à lhabituelle alternance entre récit et explication, le sens venant sajouter pas à pas à la fable12. Par contraste, le livre X est le seul, avec le livre XV, à opérer un regroupement massif des moralisations, en loccurrence au début et à la fin du livre13. Ainsi, le premier volet du destin dOrphée est-il suivi dune série de trois interprétations. Après cette coupure, le fil narratif reprend pour enfiler pas moins de huit légendes successives relatées par Orphée en personne14. Ce nest quau terme de cette nouvelle série narrative que des explications en cascade viennent éclairer des référents distants de plus de deux mille vers.

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Marylène Possamaï-Pérez dégage deux raisons à cette accumulation dallégories à la fin du livre X. Dune part, ayant pris soin de former le lecteur à une appréhension en deux temps, par paliers, des paires formées par une fable païenne et sa senefiance chrétienne, le moraliste peut se permettre daccélérer lallure sans sastreindre à appliquer systématiquement le principe dalternance quil avait observé jusquau livre IX. Confiant en la patience dun lecteur désormais familier de sa démarche, il lui délivre le message allégorique tout dun bloc, sans transitions superflues. Mais surtout, lécart introduit entre les deux séries de fables et de gloses, qui a pour effet de préserver la cohérence propre à chacune des séries, se justifie par le statut particulier dOrphée. Identifié au Christ cependant que sa harpe lest à la foi chrétienne et son chant au Nouveau Testament, Orphée par sa voix transmet la vérité révélée, qui ne souffre aucune interruption15.

De ce fait, la tension entre la cohésion thématique et la disparité structurelle des livres X-XI offre un terrain privilégié à lanalyse de lillustration des deux livres. Interroger les valeurs structurantes, narratives et herméneutiques de ce micro-corpus ouvre la voie à un ensemble dhypothèses et dexpérimentations qui demanderaient à être vérifiées à léchelle de liconographie du manuscrit entier.

Répartition des illustrations
entre fables et gloses

En termes quantitatifs, les illustrations se répartissent à parts presquégales entre les deux livres examinés : on compte trente-deux images au dixième livre et vingt-huit au onzième, ce qui les place exactement dans la moyenne du nombre dimages par livre16.

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Les proportions entre le nombre dimages qui accompagnent les fables et celui des images associées aux gloses sont plus délicates à établir, car elles dépendent des critères retenus pour classer certaines miniatures. La question se pose pour des images qui, bien quelles représentent des scènes relatives à une fable, sinscrivent au début des gloses, et plus précisément au seuil du premier palier herméneutique, celui des « relais sensibles » bien dégagés par Marylène Possamaï-Pérez17. On peut en effet considérer ces images comme associées soit aux fables, soit aux gloses, selon que lon fait prévaloir leur contenu ou leur emplacement. De ce cas de figure relève par exemple une illustration placée au début du bloc de moralisations regroupées à la fin du livre X (fig. 47, no 327, fol. 261v, v. 2494). Par son sujet – elle offre la classique effigie dOrphée jouant de la harpe devant un groupe danimaux – limage est narrative ; par son emplacement au v. 2494 du livre X, elle relève du contexte explicatif, puisquil sagit ici de poser léquivalence entre les arbres, charmés par la musique orphique, et les jeunes gens qui, attirés par la « male douctrine » du poète (livre X, v. 2521), en viennent à « pechier / Contre nature et contre loi » (livre X, v. 2523-2524)18. Si lon privilégie le contexte dinsertion, on dénombre trente-six miniatures rehaussant les récits, contre vingt-quatre seulement placées dans les allégorèses, soit un tiers de moins que dans les séquences narratives.

À léchelle du manuscrit entier, Carla Lord a montré que près de quatre-vingt-dix miniatures sur les quatre cent cinquante-trois, soit un cinquième, relèvent dune imagerie « allégorique », mais sans fournir dindications sur ses critères de classement19. Il existe donc un net déséquilibre en faveur de liconographie de la fable dans lOvide moralisé de Rouen, déséquilibre qui ira sintensifiant dans les manuscrits ultérieurs appartenant au même groupe : tandis que dans lexemplaire de lArsenal

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la part des sujets religieux et moraux samenuise jusquà se réduire de moitié20, dans celui de Lyon liconographie religieuse disparaît quasi totalement avec les moralisations textuelles21.

Fonction structurante des illustrations

Dans les livres X-XI, lexamen des points dinsertion des miniatures conduit à leur reconnaître une fonction structurante. En effet, toutes les démarcations entre sections narratives et herméneutiques sont soulignées par la présence dune image, dont le contenu, clairement connoté comme mythologique ou chrétien, fournit ainsi au lecteur un système

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de repérage efficace22. Pour autant, le degré de structuration visuelle nest pas équivalent pour les deux modalités décriture en présence.

Chacune des séquences mythologiques du texte est dotée dun accompagnement figuré comptant une à six miniatures. Les passages dédiés à lallégorèse sont quant à eux bien plus pauvres en matière de ponctuation visuelle. On en vient donc à se demander si cette disparité dans la présence des images ne résulterait pas du mode darticulation textuel entre fables et gloses. Ainsi au livre XI, fondé sur lalternance, chacune des moralisations est-elle introduite par une miniature, et une seule, quel que soit le nombre des subdivisions internes de lexégèse23. Un balisage visuel systématique soutient donc lattention du lecteur. Au livre X cependant, la répartition globalement bipartite installe de longs tunnels de développements, dabord narratifs puis interprétatifs. Les illustrations des gloses elles aussi sagglutinent : trois miniatures accompagnent les trois significations prêtées au mythe dOrphée et Eurydice proprement dit ; dix autres ségrènent au fil des moralisations regroupées à la fin. Mais lapparat iconographique va en samenuisant : trois nouvelles images rehaussent les explications indexées sur la dernière partie de la vie du poète, puis seulement deux sont consacrées à chacune des légendes quil chante24 ; aucune naccompagne la glose des fables de Myrrha et dAtalante.

De ces observations, il découle que, quelle quen soit la structure textuelle, toutes les séquences narratives sont soigneusement balisées par des illustrations. En revanche, là où les moralisations se succèdent, le choix dun montage enchaîné plutôt qualterné des récits et des explications entraîne la diminution des insertions visuelles. La construction textuelle en blocs rend donc la structuration iconographique moins soutenue. Comment justifier cette diminution ? Sans doute la séparation nette entre fables et gloses a-t-elle été perçue comme plus nécessaire à la lisibilité du texte que les distinctions qui se glissent entre les feuilletés de sens successifs dans le continuum des passages explicatifs.

La fonction structurante de liconographie établie, on peut sintéresser de plus près à ses contenus thématiques et à ses modes de fonctionnement.

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Liconographie « herméneutique »

Contenus thématiques

Liconographie que nous appellerons, faute de mieux, « herméneutique » – non quelle offre toujours une interprétation du texte par elle-même, mais simplement parce quelle accompagne les développements explicatifs de lOvide moralisé – peut se ramener à une gamme thématique restreinte. Les contenus représentés puisent en effet dans trois répertoires religieux : celui de lAncien Testament, et plus particulièrement de la Genèse (on ne compte pas moins de trois images montrant Adam et Ève, les no 336, fol. 268r : création dÈve, 351, fol. 285r : péché originel et 354, fol. 287r : Adam bêchant et Ève filant, ainsi quune scène du déluge, le no 345, fol. 277r) ; celui des Évangiles (six miniatures, les no 310, 329, 331, 339, 341, 356, où prévalent des scènes de la vie du Christ, et tout spécialement la Crucifixion comme dans les no 329, fol. 261v et 341, fol. 274r) ; celui des diverses manifestations de la foi (cinq images, les no 333, 334-335, 352, 361, respectivement aux fol. 267r, 267v, 285r et 293r).

Cette gamme thématique reflète les choix opérés à léchelle du manuscrit entier, parcouru dune série de sujets récurrents traités selon des formules visuelles quasiment identiques. Les sujets les plus représentés dans le manuscrit, qui comptent chacun trois à six occurrences, sont sans conteste la Crucifixion, lAnnonciation, la descente du Christ aux Enfers, le Jugement dernier, la chute des anges rebelles, le péché originel et la paire Ecclesia et Synagoga25.

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Modes de fonctionnement

Dans les livres X-XI, ces images herméneutiques soulèvent un ensemble de questions portant sur la nature des relations quelles tissent avec leurs référents tant textuels que visuels. Quelles sont leurs liens avec le texte correspondant ? Les unes avec les autres ? Avec les images basées sur les fables ? Par quels moyens traduisent-elles les deux niveaux de sens propres au discours allégorique ? À voir la relative pauvreté de limagerie religieuse des deux livres, on en vient à soupçonner quelle fait bien peu honneur à linfinie richesse de lexégèse. Il est, de fait, extrêmement rare quune image isolée associe des éléments visuels relevant, les uns, des données de la fable, les autres, des orientations exégétiques, et seule la miniature no 352 (fig. 50, fol. 285r, livre XI, v. 2421) se prête à une surimpression de cet ordre. Insérée dans un développement tropologique du livre XI26, cette image illustre lallégorie du jugement de Pâris reprise des Mythologies de Fulgence27. Les trois déesses en lice pour le prix de beauté, Junon, Vénus et Minerve, sont interprétées dans le texte comme les trois modes de vie qui soffrent au choix du chrétien : la vie active, la vie voluptueuse et la vie contemplative, cette dernière emportant évidemment les faveurs de lauteur. Pour donner corps à ces trois personnifications, le peintre les a dotées chacune dattributs symboliques, respectivement le dévidoir à laine et le fuseau, le peigne et le miroir – symboles attitrés de la luxure –, le livre28. Lincarnation de

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la vie contemplative se démarque en outre par un vêtement spécifique, vraisemblablement celui dune sœur dominicaine. Cest donc clairement la dimension morale que privilégie lartiste ici, montrant la senefiance allégorique à travers les trois voies offertes au chrétien. Pour autant, les signifiants de la fable (les trois déesses païennes) ne seffacent pas complètement, puisque les personnifications conservent une apparence féminine. Ainsi la miniature 352 offre-t-elle un exemple rare de fusion entre les données du mythe et la signification ajoutée par la glose, tout en respectant le projet didactique poursuivi par lauteur.

Mais les images herméneutiques au sens plein, qui restituent visuellement un message textuel complexe, restent lexception. Plus fréquemment, les illustrations insérées dans un contexte explicatif procèdent de choix simplificateurs, ne retenant, de la paire signifiant-signifié réunis dans le montage allégorique du texte, que lune des deux composantes.

Cest ainsi que la miniature no 309 (fig. 43, fol. 248r, livre X, v. 220) donne forme au versant signifiant de la paire. Placée, au livre X, après lévocation de la descente dOrphée aux Enfers, elle offre un équivalent visuel à la description29, empruntée à Macrobe de laveu même de lauteur30, de lEnfer et des fleuves qui sen échappent : le séjour des morts prend laspect dune tête de diable démesurée vue de face, dont la bouche entrouverte laisse deviner un amas de têtes humaines. Tandis que de ses yeux mi-clos, de ses narines épatées et de ses lèvres séchappent des rais de feu, des flots deau jaillissent de ses oreilles, des commissures et du milieu de sa bouche. À lexposé géographico-moral mené par Macrobe et par son disciple tardif, progressant par énumération et association (chaque fleuve est assimilé à une passion de lâme moralement condamnable, car éloignant le chrétien des voies du salut), limage préfère une visualisation plus descriptive que morale : si chaque fleuve y est localisé, sécoulant dun point précis de la face démoniaque,

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aucun ne véhicule de valeur psychologique précise. La tête de diable donne certes une version christianisée de lHadès païen, mais la vision du caractère peccamineux des fleuves reste globale, synthétique, et se fait au prix de lescamotage des signifiés particuliers (les vices attachés à chacun).

En bonne logique, cest le versant signifié qui ressort de la plupart des images distribuées dans les gloses. Celles-ci, pourtant, loin de remplir lambitieux programme allégorique annoncé dans les légendes de la table du manuscrit, se contentent dun lien ténu avec leur source, comme le montre un large éventail de scènes tirées de la passion du Christ, censées affirmer la dimension christique de la figure orphique.

Lassimilation dOrphée au Christ est au cœur même de la démarche herméneutique suivie par lanonyme de lOvide moralisé dans les livres X-XI, héritage dune tradition millénaire largement documentée par la critique31, et dont on peut brièvement rappeler les étapes. Prenant appui sur une légende, datant du milieu du iiie siècle av. J.-C., dun Orphée sinitiant au monothéisme auprès de Moïse, Clément dAlexandrie, dans sa Protreptique (début du iiie siècle ap. J.-C.), énonce lidée dune analogie entre Orphée et le Christ par le biais de la musique : alors que tous deux partagent le pouvoir dagir sur les êtres grâce aux sons et/ou aux mots, le premier nest quun imposteur qui fait entendre une musique trompeuse, dévoyée au service des fausses idoles, tandis que le second par son verbe exhale un « chant nouveau », une musique véridique qui libère

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lhomme de lemprise des démons et révèle le vrai Dieu32. Cest ensuite le Concile de Constantinople, tenu en 381, qui marque un nouveau pas dans le processus dassimilation dOrphée au Christ, en reconnaissant lépisode, déjà bien diffusé dans les sources apocryphes, de la descente du Christ aux Enfers. Au vie siècle, Boèce et Fulgence, en interrogeant la signification du couple formé par Orphée et Eurydice, posent les fondements de deux traditions promises à une féconde carrière33. Lune, morale – celle de la Consolatio Philosophicae de Boèce –, voit dans Eurydice la vérité ou la raison que son époux cherche à atteindre en descendant aux Enfers. Cest là linterprétation reprise par les commentateurs de Boèce, Notker Labeo, Rémi dAuxerre, Guillaume de Conches et Nicolas Trivet, et adoptée à son tour par lauteur de lOvide. Lautre, historico-musicale – celle de Fulgence et de ses continuateurs, parmi lesquels figurent également Rémi dAuxerre et Guillaume de Conches, mais aussi Reginone de Prüm, Jean Scot, Bernard Sylvestre, Arnoul dOrléans et Boccace – fait dEurydice la théorie secrète de la musique quOrphée, incarnation de la pratique musicale, doit reconquérir aux Enfers.

Les traditions textuelles sont en outre largement alimentées par les témoignages iconographiques des premiers siècles du christianisme34. Pour représenter le Christ, les artistes de lAntiquité tardive auraient puisé dans des modèles orphiques, contribuant au processus didentification dOrphée

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au Christ par le biais de la symbolique musicale et messianique : dans les catacombes, les fresques, les sarcophages sculptés et les pavements en mosaïque montrent un Orphée-Christ musicien entouré danimaux, exaltant à la fois les vertus apaisantes de la musique et lharmonie de lau-delà chrétien, figuré par le cadre naturel. Dans cette figure mixte, comment sopère la collusion du Christ et dOrphée ? Tandis quon reconnaît le musicien thrace grâce à sa lyre et à son bonnet phrygien, linfléchissement chrétien se fait sentir à travers le passage du narratif au symbolique35. Ce symbolisme réside dans lattitude plus frontale, plus hiératique du personnage, sa façon ostentatoire dexhiber sa lyre plutôt que den jouer, ses vêtements plus somptueux, le choix des animaux qui lentourent (les brebis notamment, attributs du Bon Pasteur, mais aussi les colombes, symboles du Saint Esprit et signes délection de ceux qui vivent dans lÉglise, ou laigle psychopompe) et les sept étoiles qui flottent parfois au-dessus de sa tête, emblèmes du nouveau séjour de lâme vers lequel Orphée-Christ sert de guide36.

La critique a montré à quel point le texte de lOvide moralisé était tributaire de la longue tradition de lectures morales du mythe dOrphée, la plus fertile tout au long de la période médiévale. Elle na pas manqué non plus de souligner un curieux paradoxe. Son auteur est à la fois celui qui restitue le plus fidèlement la légende dOrphée et dEurydice, en réintégrant des éléments oubliés depuis lépoque classique, comme lépisode où Phébus défend contre un serpent la tête du poète démembré ou la métamorphose infligée par Bacchus à ses meurtrières37. Mais il est aussi celui qui, en appliquant de manière systématique lallégorèse chrétienne – lexemple le plus frappant étant la décomposition des parties de la lyre, devenue harpe, en trois séries de dogmes, de sacrements et de vertus chrétiens38 –, séloigne le plus de lesprit primitif du mythe39.

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On sest moins interrogé sur la persistance, ou la disparition, des schémas anciens de liconographie dOrphée-Christ dans les illustrations des manuscrits de lOvide. Or dans les livres X-XI du manuscrit de Rouen, il nexiste pas de représentations dOrphée qui résulte de la combinaison dun double jeu de signes, païen et christique. LOrphée figuré dans lOvide de Rouen, comme ce sera le cas dans les manuscrits qui le suivront, est résolument un Orphée païen et narratif, et ce même dans les images insérées en contexte herméneutique (il sagit des fig. 47-48, miniatures no 327 et 328, fol. 261v, livre X, v. 2494 et 2512). Orphée narratif, dans la mesure où il est toujours représenté en action, impliqué dans les situations successives de son histoire ; même lorsque cette action se réduit à jouer de la lyre, sa gestuelle est bien celle de linterprétation musicale, non de lostentation symbolique. Orphée païen, parce quil nest entouré daucun des symboles chrétiens, tels que colombes ou brebis, identifiés par les historiens de lart et les archéologues comme inhérents au type de lOrphée-Christ depuis ses origines. Le seul indice de « médiévalisation » du musicien thrace, bien distinct cependant dune démarche de christianisation, se révèle dans lapparence qui lui est prêtée : il revêt tantôt la robe longue dotée dun chaperon, tantôt un manteau jeté par-dessus une tunique, un chapeau rond couvrant sa tête. Dans les deux cas, son vêtement fait de lui un clerc et un sage, une figure du savoir et de lautorité – non un Messie.

Mais en dehors de ces deux effigies dOrphée païen insérées en contexte herméneutique, ce sont des scènes strictement chrétiennes qui émaillent les passages de moralisation. Encore les liens de ces scènes avec la figure orphique dune part, avec leur source textuelle dautre part, ne sautent-ils pas aux yeux, comme en témoigne une série de représentations de la vie du Christ qui servent de signifiés à lhistoire dOrphée. Ainsi, au début du livre XI, la lecture typologique de la mort dOrphée, assimilé au Christ, est-elle accompagnée de la scène du baiser de Judas (fig. 53, no 339, fol. 272r, livre XI, v. 179). Pourtant lallusion textuelle à « Judas Scarioth » (livre XI, v. 255) reste des plus furtives, lauteur ne sattardant guère sur larrestation du Christ. De manière plus radicale encore, une scène de Crucifixion, où figure Longin recouvrant la vue, orne le passage qui dresse lanalogie entre les femmes de Cyconie, responsables de la mort dOrphée, et les Juifs, assassins du Christ (no 341, fol. 274r, livre XI, v. 490). Or sil est bien question

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de la Crucifixion au v. 498, aucune allusion nest faite à Longin. De même, au livre X, en regard dune autre glose consacrée à Orphée, une image de la Crucifixion fait cette fois apparaître Marie et Jean au pied de la croix, mais toujours en labsence de la moindre mention textuelle (fig. 49, no 329, fol. 261v, livre X, v. 2542). Dans les deux cas, lajout pur et simple de personnages sans référents dans lécrit doit moins se comprendre comme démarche signifiante que comme réflexe, automatisme de peintre. Le Christ en croix avec Jean et Marie étant lun des sujets les plus traités de liconographie religieuse de lOvide moralisé40, on peut en conclure quune simple allusion à la Crucifixion suffit à mobiliser ce poncif, sans égards pour les particularités textuelles. Cette démarche de liconographe rejoint dune certaine façon celle de lauteur qui, selon M.-R. Jung, place dans « les moralisations du livre X [] un sermon, dont le thème est [] la prédication de la bonne doctrine », thème qui « sarticule dans des mots-clés et dans des images » récurrents41. Autrement dit, lanonyme rebondit sur le texte ovidien pour en faire la matière dun sermon construit sur le martellement des mêmes notions et des mêmes métaphores. Lillustrateur sempare à son tour des mots-clés fournis par lOvide, produisant des images qui sen font parfois lécho (la croix, le diable, la pomme, la mer…). Mais il ne livre pour sa part quun discours émietté, sans fil conducteur cohérent.

À propos de ces images stéréotypées, Carla Lord invoquait le recours possible à des carnets de croquis ou à une galerie mentale, qui auraient fourni aux artistes un stock dimages passe-partout, quelles soient religieuses ou profanes. Selon Carla Lord, « some of the formulae found in the manuscripts – Adventus scenes, dialogues, chivalric combats, ships at sea, love scenes, Nativitie – could be exploited for any purpose42 ». Nous ajouterions que ce répertoire prêt à lemploi peut admettre, autour dun motif central tel que le Christ en croix, des variables – en loccurrence Marie et Jean ou Longin. La croix en quelque sorte attire lun ou lautre de ces motifs secondaires, indépendamment du texte correspondant. En outre, la représentation du motif central lui-même (la croix ou le baiser de Judas) ne se fonde pas forcément sur lidée force de la démonstration écrite. Il semble plutôt que, prenant prétexte dune mention faite en

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passant par lauteur, lartiste vise avant tout à exhiber une scène clairement connotée comme chrétienne, en contraste avec limage mythologique qui précède, afin de mieux faire ressortir larticulation entre les séquences narratives et herméneutiques43. Limagerie religieuse est en ce sens un puissant marqueur de moralisation, au même titre que lemploi du mot « allégorie » par lauteur.

Si la plupart des moralisations ne saccompagnent que dune illustration isolée, il arrive aussi, du moins dans le livre X, quelles fonctionnent en série. Déroulent-elles alors un discours séquentiel véritablement structuré ? Cette séquence visuelle est-elle indexée sur la séquence textuelle correspondante ? Tisse-t-elle des liens signifiants avec la séquence mythologique quelle est censée commenter ? Et dans le cas contraire, quels effets de sens se dégagent de ces images formant cycle ?

À la différence des miniatures narratives dont il sera question plus loin, les miniatures en contexte herméneutique semblent moins susceptibles de fournir un discours enchaîné. Le cas échéant, le sens qui sen dégage ne coïncide pas nécessairement avec la démonstration textuelle. Cest ce que lon observe pour les illustrations de la première séquence explicative du mythe dOrphée, qui présentent successivement une scène centrée sur deux hommes enlacés (fig. 42, no 308, fol. 247v, livre X, v. 196), la Gueule dEnfer selon Macrobe déjà évoquée (fig. 43, no 309, fol. 248r, livre X, v. 220), la Résurrection du Christ (fig. 44, no 310, fol. 249r, livre X, v. 446)44. Lenchaînement de ces trois images peut faire sens. La première donne à voir le péché dhomosexualité45, stigmatisé parallèlement par lauteur46. LEnfer représenté dans limage

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suivante annonce sans ambages le sort qui attend lâme pécheresse. Mais la scène de Résurrection qui clôt la série promet le rachat du pécheur. La séquence iconographique semble ainsi déployer un discours bien différent de celui, homophobe, de lauteur, et lon pourrait y voir des échos de la revalorisation des amours masculines dOrphée entreprise par un Arnoul dOrléans. Dans ses Allegoriae super Ovidii Metamorphosin, ce dernier voit en effet dans les nouveaux penchants du veuf une conversion à la virtus dans son sens premier, qui reste lapanage des hommes47. Des conceptions semblables, mais plus bienveillantes encore à légard de lhomosexualité dOrphée, se retrouveront plus tard dans lOvidius moralizatus de Pierre Bersuire48.

Cette série de trois images se détourne donc complètement de la démonstration suivie par le moraliste : elle évacue lhistoire damour dOrphée et dEurydice, que lauteur interprète, dans la tradition chartraine, comme lunion du « regnable entendement » (livre X, v. 221) avec la « sensualité de lame » (livre X, v. 223) ; elle évince du même

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coup la condamnation des pécheurs récidivistes49, ceux dont « pire est lerrour desreniere / Que la premeraine ne fu » (livre X, v. 435-436). En se concentrant plutôt sur la seconde période de la vie dOrphée, celle des amours masculines, elle délivre au contraire un message optimiste, qui offre en raccourci lhistoire de la chute et de la rédemption50.

Ce faisant, au gré de ce discours parallèle, le microcycle des images herméneutiques sécarte non seulement de lexégèse verbale, mais également du cycle formé au préalable par les images mythologiques. Car mises à part les deux représentations de lEnfer (fig. 40, no 306, fol. 246v, livre X, v. 50 et fig. 43, no 309, fol. 248r, livre X, v. 220), qui occupent chacune une position médiane dans leurs cycles respectifs, on nobserve guère déchos de lun à lautre.

En règle générale, peu dimages forment des paires associées selon un principe typologique comme celles que Renate Blumenfeld-Kosinski a dégagées dans lexemplaire de lArsenal51. En dépit dun contexte dinsertion surtout typologique, rares sont les miniatures consécutives liées par des correspondances visuelles terme à terme, qui mettraient en évidence lanalogie entre le signifiant et le signifié, soit entre la donnée ovidienne et son message allégorique. À la rigueur, on peut considérer que les deux miniatures, placées au début du livre XI, qui illustrent la fin du mythe dOrphée, suggèrent un parallèle entre le martyre du poète, impassible au milieu des coups (fig. 51, no 337, fol. 271r, livre XI, v. 11), et celui du Christ trahi par Judas (fig. 53, no 339, fol. 272r, livre XI, v. 179). Leur lien reste pourtant bien mince. Dune part, les deux miniatures ne sont pas consécutives, ni même réunies sur le même folio ou la même double page, ce qui empêche une confrontation visuelle directe. Dautre

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part, malgré leur tonalité commune, celle dun sacrifice sereinement consenti, aucun élément du langage pictural, comme la composition ou les attitudes corporelles, ne suggère un effet de rappel. La paire dimages échoue donc à signifier visuellement lassimilation dOrphée au Christ.

À défaut dun langage typologique construit, on remarque des associations dimages allant deux par deux grâce à la reprise dun motif visuel minimal. Ce motif peut être un attribut concret, comme la pomme au centre du jugement de Pâris (no 350, fol. 283v, livre XI, v. 2110) et celle du péché originel (no 351, fol. 285r, livre XI, v. 2403) ; un élément naturel, comme la mer au-dessus de laquelle plane Phébus (no 344, fol. 276v, livre XI, v. 969) et où se noient les victimes du Déluge (no 345, fol. 277r, livre XI, v. 1046) ; ou encore un principe dynamique, notamment le mouvement de chute, commun à Ésaque transformé en plongeon (fig. 57, no 363, fol. 295v, livre XI, v. 4218) et aux diables tombés du ciel (fig. 58, no 364, fol. 295v, livre XI, v. 4235). Ce mécanisme dassociation, bien modeste, ne suffit cependant pas à construire une interprétation globale.

Il semblerait même que ce mécanisme opère parfois non dans le sens fable-glose, la première informant la seconde, mais dans le sens glose-fable, comme si lillustration herméneutique infléchissait par anticipation celle dun mythe afin de créer un lien de lune à lautre, au risque de vider le mythe de son contenu. Cest le cas, au livre XI, de la paire des miniatures no 346 et no 347. La première sinsère dans lévocation des métamorphoses de Thétis devant Pélée, qui finissent par conduire à leurs noces52. En lieu de quoi elle représente Éaque, le père de Pélée, assis sur son trône (no 346, fol. 277v, livre XI, v. 1099), personnage dont le début de la séquence vante la « grant nobilité » (livre XI, v. 1099). Quelque deux cents vers plus loin, au début du passage explicatif invoquant Dieu comme « rois de pardurable vie » (livre XI, v. 1316) et créateur de toutes choses, cest Dieu en majesté que nous présente limage (no 347, fol. 278r, livre XI, v. 1316). Leffigie canonique de Dieu trônant semble donc avoir exercé un phénomène dattraction sur limage précédente. À toutes les mises en scène dramatiques de métamorphoses ou de noces possibles, lartiste a préféré une représentation « en état53 ». Avec Éaque, il propose

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un comparant païen à Dieu le père dont il est question dans la glose. Dans le texte pourtant, cest entre la Néréide Thétis et le limon originel avec lequel Dieu a créé lhomme que lauteur opère une analogie54. Ainsi, même lorsque la typologie visuelle joue à plein, léquivalence quelle instaure ne porte pas sur les termes adéquats.

Dans les livres X-XI, la mise en images du discours herméneutique fournit en somme des balises visuelles fiables aux points darticulation entre fables et gloses, et dans une moindre mesure, entre les strates exégétiques internes. Mais liconographie de la glose est sans commune mesure avec lampleur, la complexité structurale et la pluralité sémantique des écrits correspondants. Sans doute parce que limagerie religieuse est riche dune longue tradition, le maître du Roman de Fauvel se laisse-t-il aller à ses habitudes. Il se contente daccrocher à tel mot-clé du texte une scène dont là-propos reste parfois limité.

Pour la matière mythologique, au contraire, dont bien des composantes sont encore inédites, lartiste fait preuve à la fois dune attention plus soutenue à légard de lécrit et dune inventivité plus grande dans lart dillustrer.

Liconographie mythologique

Les fables compilées dans lOvide moralisé ont fourni aux imagiers une matière à illustrer riche et neuve, pratiquement sans modèles directs ni précédents médiévaux55. Cette absence de tradition iconographique pour les sujets mythologiques admet pourtant des exceptions, en tête

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desquelles on peut justement placer ceux qui se rapportent à la légende dOrphée et dEurydice. Celle-ci a, en effet, bénéficié dun relatif succès dans les représentations médiévales56, même si la floraison la plus abondante est postérieure au manuscrit de Rouen. Les études consacrées à liconographie médiévale dOrphée sont quant à elles assez pauvres57, en comparaison avec celles qui sintéressent à son traitement dune part dans lAntiquité tardive, période dintense créativité bénéficiant à la fois de la tradition classique et des nouvelles orientations données par le christianisme en expansion58, et dautre part pendant la Renaissance italienne, ère du retour aux sources antiques59.

Mais si, dans les livres X-XI de lOvide moralisé de Rouen, le cycle dOrphée est le plus développé, il est loin dêtre le seul à dérouler un récit mythologique sous les yeux du lecteur, et ce sont les principes de la narration visuelle que nous voudrions à présent interroger.

Principes de la narration visuelle

Deux principes narratifs sont mobilisés pour donner à voir les Fables Ovide le grant : celui de la miniature autonome et celui du microcycle.

Le principe le plus rudimentaire consiste à ne retenir quun moment unique de la fable, donné à voir dans une miniature isolée. Notre corpus compte sept de ces images qui se suffisent à elles-mêmes, dont quatre au livre X et trois au livre XI. Un exemple de scène autonome particulièrement intense est celle de lenlèvement de Ganymède (fig. 46, no 313, fol. 250v, livre X, v. 708). Dun point de vue purement artistique, sa réussite tient au fait que limagier sest pour une fois départi du fond géométrique

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traditionnel. Il sessaie ici à un rendu quasiment atmosphérique du paysage, quil saisit en plongée. Laigle divin, même sil a encore quelque chose dhéraldique, plane entre le ciel et une forêt qui sétend à perte de vue. Mais lenfant, déjà mort, a le visage en sang. Lartiste confère ainsi à lenlèvement une violence et une dimension tragique complètement absentes du texte, qui insiste au contraire sur le côté doux et plaisant des histoires qui vont suivre60, variations sur le thème des amours inspirées aux dieux par de jeunes garçons. À linverse, quand il ne surinterprète pas le texte, lillustrateur reste curieusement en-deçà. On a vu quen montrant Eaque trônant (no 346, fol. 277v, livre XI, v. 1099) dans la seule illustration de lhistoire de Thétis, il est bien loin de dramatiser son sujet.

En comparaison, le principe du cycle iconographique apparaît comme une stratégie bien plus propice à restituer fidèlement une séquence narrative. Il sagit alors dune série dimages, continues ou discontinues, dont chacune met en scène une seule action, deux tout au plus sous une forme synthétique. Le procédé de représentation simultanée, consistant à étager des actions successives sur des plans distincts comme dans le manuscrit BnF, fr. 137, nest pas attesté ici. Il reste, semble-t-il, encore rare en ce début de xive siècle.

Les livres X-XI déroulent cinq cycles de deux à six images consécutives. Il faut y ajouter le cas particulier du cycle-cadre dOrphée, qui totalise sept images, mais distillées en cinq fois, de manière discontinue, comme en pointillés. En tête du livre X, le premier volet du cycle montre successivement Eurydice piquée par un dragon en cherchant à échapper à Aristée, Orphée harpant devant la gueule dEnfer, puis cherchant en vain à saisir Eurydice (fig. 39-41, no 305 à 307, fol. 246v-247r, livre X, respectivement v. 1, 50 et 102). Une première interruption vient des moralisations illustrées par les trois images qui suggèrent le rachat des homosexuels déjà évoquées (fig. 42-44, no 308 à 310, fol. 247v, 248r et 249r, livre X, v. 196, 220 et 446). Une nouvelle image (fig. 45, no 311, fol. 250r, livre X, v. 496) présente alors Orphée harpant au milieu des arbres. Elle fait office de raccord entre le premier pan du cycle, celui du récit-cadre, et la série des récits enchâssés à partir du v. 708, dont Orphée est le narrateur second. La posture typique dOrphée à la lyre sert donc à la fois à rappeler visuellement une image antérieure, la no 306 (fig. 40),

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et à désigner le chantre de Thrace comme linstance émettrice des fables ultérieures. Cest cette même posture emblématique du poète à la lyre qui sert encore de rappel au début de la seconde séquence de moralisations du livre X (v. 2494-3361), qui commence par les « relais sensibles ». Cette fois Orphée est représenté harpant devant des animaux puis devant deux hommes (fig. 47-48, no 327-328, fol. 261v, livre X, v. 2494 et 2512), signifiant ainsi, selon une lecture de type historique, un rapport déquivalence entre les bêtes et les hommes épris de leurs semblables : « Sa male douctrine plesoit / Aus folz qui o lui samusoient / Et de valetons abusoient. / Cil qui furent de dure orine / Plus que arbre ne sauvecine » (livre X, v. 2535-2538). Le dernier volet du cycle est reporté au début du livre XI. On y voit le poète jouant toujours de la lyre sous les coups des femmes de Cyconie. Puis Phébus sauve sa tête de la gueule dun dragon, avant que Bacchus ne tire vengeance de sa mort en métamorphosant en arbres les coupables (fig. 51-52, no 337-338, fol. 271r et 272r, livre XI, v. 11 et 156 et fig. 54, no 340, fol. 272v, livre XI, v. 287).

Le cycle iconographique dOrphée réunit les étapes clés de sa légende, avant et après sa mort, et fait intervenir tous les actants qui y ont un rôle à jouer. Ne manque que la situation initiale, celle du mariage à loccasion duquel la triste mine dHymen présage un funeste destin. En labsence détude exhaustive sur les sources possibles de limagerie orphique de lOvide, il est difficile dévaluer la part de la tradition et celle de linvention qui revient au Maître de Fauvel dans la décoration des livres X-XI du manuscrit de Rouen. Il nen est que plus troublant de constater que la plupart de ces scènes clés rejoignent les attestations les plus répandues dans lAntiquité, soit, par ordre décroissant de popularité61 : Orphée à la cithare entouré danimaux, la mise à mort du poète par les femmes de Thrace, Orphée jouant devant les divinités infernales – le couple quil forme à la sortie de lHadès avec Eurydice fournissant quant à lui des représentations nettement plus rares62. Les scènes de la vie dOrphée, telles quon les voit traitées dans lOvide de Rouen, semblent fournir à leur tour thèmes et formes canoniques pour toute la fin de la période médiévale, voire au-delà. Dans les copies postérieures de lOvide moralisé, comme dans

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les manuscrits renfermant les réécritures du mythe qui fleurissent aux xive-xve siècles sous les plumes de Guillaume de Machaut63 ou de Christine de Pizan64, on retrouve, par-delà les variantes de détail, les mêmes schémas : celui, christianisé, du musicien harpant devant lentrée des Enfers, béante et parfois flamboyante, doù un / des diable(s) pousse(nt) Eurydice vers lextérieur65, qui a été mis en place dans la miniature no 305 (fig. 39, fol. 246v, livre X, v. 1) ; celui du harpeur entouré danimaux (fig. 47, no 327, fol. 261v, livre X, v. 2494)66 ou celui du poète assailli par les femmes thraces (fig. 51, no 337, fol. 271r, livre XI, v. 11)67.

Limage la plus surprenante du cycle est celle où Eurydice échappe définitivement à Orphée (fig. 41, no 307, fol. 247r, livre X, v. 102). En porte-à-faux avec la scène attendue, qui montrerait les époux lun derrière lautre, les visages tournés dans la même direction, ou bien Orphée se retournant vers celle quil guide vers la lumière, elle attribue aux deux membres du couple le même geste des bras tendus en avant. Mais Eurydice tourne résolument

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le dos à Orphée, comme si son désir de replonger en Enfer égalait celui de son époux à la retenir. Sans doute ce geste trahit-il, comme le suppose Claudia Rabel68, linfluence de la moralisation. Celle-ci, rappelons-le, rend Eurydice, incarnation de la sensualité récidiviste, seule responsable de sa damnation éternelle. Ainsi le peintre aurait-il, par anticipation, intégré dans cette image narrative une donnée qui nest présente que dans lexégèse correspondante, près de trois cents vers plus loin69.

À lexception de cette immixtion de linterprétatif dans le narratif, les sept cycles visuels des livres X-XI se caractérisent dans lensemble par leur univocité sémantique, leur exhaustivité et leur cohérence. Ils couvrent de manière à peu près complète la matière ovidienne, même sil manque lépisode matrimonial des fables dOrphée et de Pélée ou la métamorphose de la statue de Pygmalion. Formés de moments clés propices à la mémorisation, ils offrent un condensé des récits mythologiques, un compendium de ce quil faut retenir de chacun.

Choix de représentation des données mythologiques

Or la spécificité de ce fonds mythologique tient essentiellement à deux thématiques essentielles : la métamorphose et la présence des dieux païens. Il convient donc pour finir de dégager les choix opérés par lartiste dans la représentation de ces deux composantes.

Lillustration des livres X-XI ne présente quune proportion réduite de scènes de métamorphose70, comptant cinq images en tout71. Elle nen

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offre pas moins un échantillonnage varié des divers modes de visualisation du changement corporel.

Trois miniatures figent létat final, la forme acquise lorsque le procès de transformation est achevé. Les Cérastes ont pris lapparence de bœufs (no 315, fol. 252r, livre X, v. 883), les femmes de Ciconie sont devenues des arbres (fig. 54, no 340, fol. 272v, livre XI, v. 287), Céyx et Alcione ont été mués en oiseaux (no 360, fol. 293r, livre XI, v. 293).

Par contraste, les représentations des mutations respectives de Myrrha et dÉsaque captent un processus en cours. À chaque fois, le personnage en devenir apparaît dédoublé par le biais de la juxtaposition de ses états successifs. De manière classique, Ésaque apparaît à la fois sous sa forme humaine et dans son état final de plongeon (fig. 57, no 363, fol. 295v, livre XI, v. 4218). Plus intéressante, la grande miniature72 consacrée à Myrrha (no 322, fol. 258r, livre X, v. 1900) montre à gauche lhéroïne incestueuse, encore sous laspect dune jeune fille, cherchant à échapper à son père qui la poursuit en brandissant une épée. À droite elle est déjà aux trois quarts gagnée par sa nature végétale ; seule sa tête témoigne encore de son humanité. Ainsi est-elle saisie à la fois en pleine course dans son état premier, et figée dans un état intermédiaire entre la femme et la plante. Le jeu des drapés, les gestes véhéments du père, la torsion donnée à la tête de Myrrha concourent à produire un puissant effet de dramatisation.

Le nombre restreint des scènes de métamorphose dans les livres X-XI est largement contrebalancé par labondance des dieux olympiens. Leur figuration est toutefois loin dobéir à des principes homogènes, et lon peut dénombrer jusquà quatre stratégies distinctes dans le traitement des personnes divines.

Lessence supérieure des divinités païennes est préservée quand on les voit exercer leurs pouvoirs surnaturels. Par un geste autoritaire, Vénus accomplit la métamorphose des Cérastes en bœufs (no 315, fol. 252r,

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livre X, v. 883) ; Bacchus celle des femmes de Cyconie en arbres (fig. 54, no 340, fol. 272v, livre XI, v. 287). Ailleurs, Phébus apparaît victorieux du dragon qui voulait engloutir la tête dOrphée (fig. 52, no 338, fol. 272r, livre XI, v. 156), ou volant au-dessus des flots qui doivent dévorer, sur ses ordres, la ville de Laomédon (no 344, fol. 276v, livre XI, v. 969)73. Ces deux dernières images contribuent à lhéroïsation du dieu de la lumière, à la fois vainqueur de monstres et maître des éléments. Mais même lorsque lautorité des dieux est mise en avant, leur pouvoir de métamorphose est diminué du fait que seul létat final du changement est donné à voir. De fait, dans toutes les circonstances textuelles où les hommes entrent en interaction avec des divinités qui se sont métamorphosées elles-mêmes ou qui ont métamorphosé des humains, toutes sortes de procédures dévitement contribuent à éluder la rencontre dans les images correspondantes. Tantôt, le mortel étant parvenu au terme de sa transformation, il ne subsiste plus rien de son humanité : il a entièrement revêtu sa forme nouvelle, animale pour les Cérastes (no 315), végétale pour les femmes de Cyconie (fig. 54, no 340, fol. 272v, livre X, v. 287). Tantôt lhumain est déjà mort, son corps ensanglanté gisant entre les bras du dieu qui la aimé : ainsi dHyacinthe (no 314, fol. 251r, livre X, v. 753) et dAdonis (no 325, fol. 259r, livre X, v. 2082), ou de Ganymède emporté dans le bec de Jupiter aquilin (fig. 46, no 313, fol. 250v, livre X, v. 708). Dieux et hommes sont bien présents côte à côte, mais lâme des seconds les a déjà quittés. Par suite, leur union est comme annihilée.

En règle générale, cest la représentation des dieux sous une forme humaine qui prévaut. Le seul signe distinctif de lorigine transcendante est alors la couronne, parfois le trône, qui ramène alors la supériorité des Olympiens à une hiérarchie purement humaine. Dans la scène du jugement de Midas (no 342, fol. 275r, livre XI, v. 651), la hiérarchie entre les dieux et le mortel ordinaire, mais aussi des dieux entre eux, saffirme grâce aux jeux de la symétrie, des postures et des attributs. Midas, tête nue, occupe le centre, flanqué de part et dautre par les deux musiciens divins. La supériorité de Phébus se lit dans la conjonction de la couronne et du trône, signes forts de royauté humaine et divine. Pan, en revanche, divinité subalterne, reste debout et sans aucun ornement de tête. Ainsi

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lhumanisation des dieux porteurs de couronne affiche sans ambiguïté un parti-pris de type évhémériste. Les moralisations historiques, sur le modèle de « Jupiter fu uns rois de Crete » (livre X, v. 3368), ont informé lensemble de liconographie ovidienne.

Un degré supplémentaire dans la dégradation des dieux se traduit par leur forme didoles. Statues inanimées, en buste ou en pieds, nues ou revêtues dune draperie, couronnées ou non, la distribution des morphèmes iconiques est pour elles aléatoire. Interchangeables, elles ne reçoivent en outre aucun attribut distinctif. Même leur genre sexuel ne spécifie en rien leur identité. Cest ainsi quon peut voir Alcyone prosternée devant une Junon torse nu au visage… barbu74 ! (fig. 55, no 358, fol. 291r, livre XI, v. 3394). La forme idole réservée aux dieux du paganisme contribue à leur désacralisation75.

Enfin, la solution la plus radicale dans le traitement des dieux païens consiste à leur dénier toute efficace dans le destin des hommes, en prenant le parti de la non-représentation pure et simple. Les dieux brillent par leur absence dans la séquence de Céyx et Alcyone. Pourtant le récit progresse grâce à une succession de relais divins : Junon, Iris, Hypnos et Morphée interviennent tour à tour pour rendre possible la révélation, faite en songe à Alcyone, du naufrage mortel de Céyx. Ainsi toute lintrigue céleste et onirique, tout ce qui relève du surnaturel est escamoté, ramenant une fable qui illustre le pouvoir de la prière et la vérité du songe à un drame purement humain76. Ce cycle iconographique est porteur comme rarement dune idéologie claire : la prière élevée vers une idole est forcément déceptive. La preuve en est que la prière dAlcyone est directement suivie de la découverte du corps sans vie de celui quelle devait sauver (fig. 55-56, no 358-359, fol. 291r-292v, livre XI, v. 3394 et 3710). Le spectateur des images qui naurait pas lu la fable ne saura jamais que, grâce à lintercession en chaîne des dieux, Alcyone aura eu

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la consolation dentendre, de la bouche de Morphée sous lapparence de Céyx, le récit de ses derniers moments.

Parmi ces diverses procédures de représentation du paganisme saffirme une tendance forte à leffacement du surnaturel, de laltérité et de la transcendance. La communication entre les dieux en tant que tels et les hommes est entravée autant que faire se peut : face à un immortel, lhumain est déjà mort ou réduit à un inanimé. De son vivant, il ninvoque quune idole inopérante, quand il ne côtoie pas ses propres semblables. Dans le cas extrême, les dieux sont absents. Il paraît évident que liconographie contribue, du moins dans les livres X-XI, à maintenir à distance les objets dune fausse foi, à en annihiler toute trace de séduction. Limage, en cela, est un puissant moteur de démythification.

Conclusion

Le mythe dOrphée, mythe structurant des livres X-XI, est le point dancrage dun cycle iconographique qui court comme un fil rouge, ou faudrait-il dire comme une corde de lyre, tout au long des deux livres. Il tisse une vaste toile de fables adjacentes, toutes balisées par des illustrations tantôt autonomes, tantôt formant cycle. Lartiste pose ainsi les premiers jalons dun répertoire mythologique promis à une fortune féconde. En comparaison, les illustrations des strates herméneutiques restent curieusement en retrait. Moins nombreuses, moins régulières, moins à lécoute de la pensée de lexégète, rarement séquentielles, enfin, elles ont quelque chose de mécanique ou de décalé. On en vient même à se demander si la véritable glorification de la déité chrétienne ne passe pas tant par sa monstration que par la non-figuration des dieux païens. Limage qui fait sens est limage absente.

Julia Drobinsky

Université Paris Ouest – Nanterre – La Défense

1 C. Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », Art Bulletin, 57, 1975, p. 161-175, ici p. 162 : « ancestor of all surviving illustrated Ovide moralisé manuscripts ».

2 Pour une présentation des manuscrits de lOvide moralisé, voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide Moralisé », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 20, 1996, p. 251-274. Le manuscrit de Rouen a récemment fait lobjet dune synthèse dO. Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, Rouen O.4., mémoire de baccalauréat universitaire, Université de Genève, 2012 (consultable en ligne sur le site Academia).

3 F. Avril, Les Fastes du Gothique. Le siècle de Charles V, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1981, p. 284.

4 C. Lord, « Marks of ownership in medieval manuscripts : The case of the Rouen Ovide moralisé », Source. Notes on the History of Art, 18, 1998, p. 7-11 et « A survey of imagery in medieval manuscripts of Ovids Metamorphoses and related commentaries », Ovid in the Middle Ages, éd. J. Clark, F. Coulson et K. McKinley, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 257-283, ici p. 261 et 265. Pour la datation du manuscrit et lidentification de sa commanditaire avec Clémence de Hongrie, lauteur se fonde sur linventaire après décès de Clémence, établi en 1328 et mentionnant la vente du manuscrit à Philippe VI, ainsi que sur le jeu et le style des initiales C et L par lesquelles commencent toutes les rubriques de la table liminaire. Rappelons que lhypothèse qui prévaut concernant lattribution de la commande du texte (et non du manuscrit de Rouen) à une « reine Jeanne », probablement Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe V décédée en 1329, est celle avancée par C. de Boer, Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié daprès tous les manuscrits connus, éd. C. de Boer, Amsterdam, Müller, 1915, vol. I, p. 9-11, hypothèse reprise et développée par Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide Moralisé », p. 254-255. Il semble donc que le manuscrit de Rouen ne soit pas lédition originale de lOvide moralisé. – Pour lhistoire du manuscrit, notamment après son acquisition par Philippe VI, voir J. Dupic, « Ovide moralisé, ms. du xive siècle (Bibl. de Rouen, ms. O4) », Précis des travaux de lAcadémie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, 1945 à 1950, Rouen, 1952, p. 67-77, ici p. 70-72, ainsi que la synthèse proposée par Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 8.

5 Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 163, attribue à cet artiste, quelle désigne sous lappellation de « Temporary Master », vingt-neuf miniatures placées aux fol. 48-55 et 64-79.

6 On pourra compléter la liste des manuscrits attribués au Maître du Roman de Fauvel avec Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 163 ; F. Avril, « Manuscrits », LArt au temps des rois maudits : Philippe le Bel et ses fils, 1285-1328, éd. J. Favier, E. Lalou et J.-R. Gaborit, Paris, Grand Palais, 1998, p. 289 ; et surtout R. et M. Rouse, Manuscripts and their Makers. Commercial Book Producers in Medieval Paris, 1200-1500, Turnhout, Harvey Miller, 2000, vol. I, p. 212-213. Lattribution des illustrations à deux artistes distincts fait cependant débat : R. et M. Rouse penchent en faveur du seul Maître de Fauvel, en expliquant les différences stylistiques par la hâte ou la fatigue.

7 Le décompte est celui de Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 162, que nous confirmons. Il est à noter que si la dernière image du manuscrit, au fol. 400v, porte bien le no 453, la dernière entrée de la table des légendes, au fol. 15r, a reçu le no 454. Ce décalage sexplique par un doublon, le no 448 figurant deux fois de suite dans la numérotation des légendes.

8 Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 29-31, expose une série darguments qui vont dans le sens dun ajout postérieur et des chiffres marginaux, et de la table des légendes initiale. Celle-ci aurait eu pour fonction dexpliquer les images et, à travers elles, de clarifier, « de subdiviser et de catégoriser le texte ». Les conclusions de lauteur rejoignent les propos de F. Avril recueillis par C. Rabel, Lillustration de lOvide moralisé dans les manuscrits français du xive siècle. Essai pour une étude iconographique, mémoire de maîtrise, Université Paris IV-Sorbonne, 1981, p. 39 : « Mr. Avril pense que cette dernière [la table des rubriques] a été rajoutée peut-être 10 à 15 ans après, comme une sorte de description des images. En effet, les rubriques énoncent plus concrètement leurs sujets que le passage du texte qui leur est tout proche. Elles montrent aussi que déjà peu de temps après lexécution des images, soit leur compréhension nétait plus claire, soit était-ce de la négligence, une confusion de leurs sujets pouvait arriver : par exemple, la rubrique confond les deux histoires successives, mais tout à fait distinctes, dIphis et dOrphée. »

9 Ce décalage a déjà été signalé par J.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et glose dans les manuscrits de lOvide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98, ici p. 76-77 et n. 7. Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 30-31, se livre à un relevé extrêmement fin et précis du détail des décalages, qui sélèvent parfois à deux unités. Nous observons pour notre part que les miniatures correspondant aux légendes no 22 (livre I), 338 (livre X) et 411 (livre XIII) de la table liminaire nont pas été réalisées, tandis que celles qui, dans le corps du texte, portent les no 267 (livre VIII, fol. 216r), 338 (livre XI, fol. 272r) et 443 (livre XIV, fol. 384r) sont surnuméraires par rapport aux données de la table. Les images manquantes et supplémentaires alternent et séquilibrent, ce qui laisse supposer, de la part du concepteur du programme iconographique ou des artistes impliqués, un projet délibéré dajuster au bout du compte le total des deux séries.

10 Il faut y ajouter des mentions marginales latines de type incipit liber tertius, apposées par une main plus maladroite que celle du scribe, qui signalent le commencement dun nouveau livre, mais qui ne sont vraisemblablement pas contemporaines de la copie du volume.

11 Les deux autres se glissent soit quelques vers après (livre XI, fol. 271r), soit quelques vers avant (livre XIV, fol. 351r) le début dun livre.

12 Rappelons que, selon M. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, Paris, Champion, 2006, p. 336, « la technique allégorique la plus fréquente dans lOvide moralisé est en effet la juxtaposition de deux récits ayant chacun sa cohérence propre : après la traduction de la fable, avec sa cohérence narrative, lauteur introduit un autre récit, le récit explicatif, en ménageant des équivalences épisode par épisode ». Lanalyse la plus poussée de larticulation entre fables et moralisations dans le livre XI est celle de M.-R. Jung, « Aspects de lOvide moralisé », Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante, éd. M. Picone et B. Zimmermann, Stuttgart, M. und P. Verlag für Wissenschaft und Forschung, 1994, p. 149-172, ici p. 155-162.

13 Pour lanalyse des constructions par alternance ou par dissociation entre les récits mythologiques et leur allégorèse dans lOvide moralisé, voir R. Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth. Classical Mythology and its Interpretations in Medieval French Literature, Stanford, Stanford University Press, 1997, p. 110-112, ainsi que la remise en question quen propose Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 648-653. À la différence de R. Blumenfeld-Kosinski, M. Possamaï-Pérez observe que la tendance à séparer une série de légendes de la série des interprétations correspondantes, loin de se limiter aux livres X et XV, saffirme également dans les livres VIII, et surtout XII et XIII.

14 Cette série narre successivement les amours de Jupiter et de Ganymède, puis de Phébus et dHyacinthe, la métamorphose des Cérastes en bœufs, lhistoire de Pygmalion et de sa descendance, celle de Cynaras aimé de sa fille Myrrha, celle dAdonis, le fils né de leurs amours incestueuses, à son tour aimé de Vénus, la chaîne se concluant avec la course dAtalante et dHyppomène.

15 Nous reprenons les conclusions de Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 651-652 et n. 2.

16 Les quinze livres de lOvide comportent entre dix-neuf (livre XIII) et cinquante-cinq images (livre IV) chacun, la moyenne se situant à trente images par livre. Le livre XV et dernier, doté de six miniatures seulement, fait exception, témoignant sans doute dun certain essoufflement dans la production iconographique.

17 Voir Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 365-366.

18 Les références aux vers et les citations renvoient toutes à Ovide moralisé, éd. De Boer.

19 Il est probable que par le terme dimages « allégoriques », lauteur désigne les images consacrées à des sujets religieux, laissant de côté les images inspirées des fables mais insérées dans un contexte explicatif. Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 17, en dénombre pour sa part cent vingt, au sein desquelles elle distingue les images « bibliques » (inspirées de lAncien ou du Nouveau Testament), les images « religieuses » (en rapport avec les pratiques chrétiennes) et les images « morales » (proprement allégoriques).

20 Selon Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 169, « in the earliest manuscript at Rouen approximately ninety images, or almost one fifth of the manuscript, was devoted to allegorical imagery. The surviving miniatures from the Arsenal Ovide moralisé show a proportional lessening of enthusiasm for religious themes : about thirty or one tenth of the images are of a devout nature ». Reprenant ces analyses, R. Blumenfeld-Kosinski, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de lOvide moralisé (Arsenal ms. 5069) », Cahiers de recherches médiévales, 9, 2002, p. 71-82 (version en ligne, non paginée, sur le site des CRMH), souligne à son tour la baisse dune copie à lautre de la proportion des miniatures qui relèvent du niveau allégorique : tandis que le manuscrit de Rouen en compte encore 20 %, il nen reste que 10 % dans celui de lArsenal (§ 3). Lauteur y ajoute que, parmi les trente images allégoriques ou morales de ce dernier exemplaire, une dizaine seulement reprend un sujet déjà traité dans le codex de Rouen (§ 17).

21 La critique saccorde en effet à ne voir que deux miniatures à caractère religieux dans le manuscrit 742 de la Bibliothèque municipale de Lyon : celle de la Création (fol. 4r) et celle de la Tour de Babel (fol. 10r) ; voir les travaux de Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 169 ; Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », p. 256-259, et « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de lOvide moralisé », p. 93, n. 49 ; Blumenfeld-Kosinski, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de lOvide moralisé », § 3. Dans larticle que nous consacrons à lanalyse des illustrations du manuscrit de Lyon, J. Drobinsky, « La narration iconographique dans lOvide moralisé de Lyon (B. M. ms. 742) », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux dOvide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 1er tirage janvier 2009, p. 223-244 [article incomplet : manquent les notes et le tableau de lannexe], 2e tirage juillet 2009, fascicule à part, p. 223-262 [version complète], p. 241-243, nous signalons la superposition déléments chrétiens et païens dans la représentation des dieux antiques, en loccurrence dans la miniature au fol. 10v, qui montre Jupiter, entouré de sa cour, inscrit dans une mandorle et portant une tiare papale à triple couronne, symboles issus de liconographie chrétienne.

22 Exception faite, comme on la vu, des images liées aux « relais sensibles ».

23 La seule exception notable est celle de la séquence, formée de deux miniatures (les no 351 et 352, fol. 285r), introduisant les deux niveaux dinterprétation qui éclairent lhistoire de la pomme de Discorde et du jugement de Pâris.

24 Deux miniatures sont consacrées à lhistoire de Ganymède, deux autres à celle de Hyacinthe, une aux Cérastes et encore deux à Pygmalion.

25 On trouvera la Crucifixion aux no 51, fol. 48r, no 233, fol. 186r, no 291, fol. 237r, no 329, fol. 261v, no 341, fol. 274r et no 378, fol. 307r ; lAnnonciation aux no 40, fol. 35r, no 145, fol. 119r, no 226, fol. 179r, no 273, fol. 227v, no 356, fol. 288r ; la descente du Christ aux Enfers, représenté tirant un couple hors de la gueule dEnfer aux no 35, fol. 32v, no 236, fol. 188v, no 239, fol. 191r, no 383, fol. 312v ; le Jugement dernier (le Christ surmonté de deux anges, entouré de deux saints et aux pieds duquel sélèvent les âmes des ressuscités) aux no 56, fol. 49v, no 174, fol. 141r, no 241, fol. 192r, no 375, fol. 305v et no 403, fol. 333r ; la chute des anges rebelles (des diables tombant du ciel dans la gueule dEnfer) aux no 46, fol. 41v, no 185, fol. 154v, no 256, fol. 209r ; no 364, fol. 295v ; le péché originel (Adam et Ève de part et dautre de larbre de la tentation) aux no 231, fol. 183v, no 257, fol. 209r, no 351, fol. 285r et no 412, fol. 340v ; et les figures dEcclesia et Synagoga aux no 71, fol. 59r, no 258, fol. 209v et no 408, fol. 336v. Nos décomptes rejoignent ceux de Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 17 et annexe, p. 50-72.

26 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre XI, v. 2421-2533.

27 On trouvera lexposé de cette allégorie dans Fabii Planciades Fulgentii V. C. Opera, éd. R. Helm, Leipsig, Teubner, 1898, p. 34-36 (Mitologiarum libri tres, Liber II, I, Fabula de judicio Paridis).

28 Cette image a été commentée par C. Lord, R. Blumenfeld-Kosinski et M. Ehrhart. Tandis que Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 166, sen sert pour mettre en évidence la parenté de contenu et les divergences de détail dans les manuscrits de Rouen et de lArsenal, Blumenfeld-Kosinski, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de lOvide moralisé », § 10, souligne loriginalité de lartiste de lOvide de Rouen donnant une apparence féminine à une figure de la vie spirituelle, habituellement masculine. M. Ehrhart, The Judgment of the Trojan Prince Paris in Medieval Literature, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1987, p. 23-27 et p. 224-226, pousse plus loin lanalyse, montrant que lhabit monacal et le livre prêtés à la figure de droite rejoignent davantage lidéal de clergie prôné par Fulgence – dans le double sens de savoir et dappartenance au monde clérical –, que la conception plus large défendue par lauteur de lOvide, pour qui la vie contemplative, nincluant pas nécessairement dactivité intellectuelle, doit être accessible à lensemble des chrétiens. Selon M. Ehrhart, cette surimpression du féminin et des symboles du savoir pour incarner la vie spirituelle peut résulter de la référence à Minerve.

29 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre X, v. 255-293. Les cinq fleuves sont ceux de loubli, de la haine (le Styx), de la tristesse, des larmes (le Cocyte) et de la colère.

30 La référence à Macrobe se trouve aux v. 255-257. Pour le texte original, on consultera Macrobius, éd. F. Eyssenhardt, Leipsig, Teubner, 1893, p. 525 (Commentariorum in Somnium Scipionis, Liber I, 10, l. 3-16). Dans sa géographie moralisée de lHadès, Macrobe énumère les fleuves infernaux avant de les assimiler aux passions humaines. Le passage est commenté par J. Chance, Medieval Mythography. From Roman North Africa to the School of Chartres, A. D. 433-177, Gainesville, University Press of Florida, 1994, p. 86-87.

31 Les étapes de la christianisation du mythe dOrphée, ainsi que les principales traditions dans lesquelles sinscrivent ses utilisations en contexte chrétien sont exposées par K. Heitmann, « Orpheus im Mittelalter », Archiv für Kulturgeschichte, 45, 1963, p. 253-294 et « Typen der Deformierung antiker Mythen im Mittelalter. Am Beispiel der Orpheussage », Romanistisches Jahrbuch, 19, 1963, p. 45-77 ; J.B. Friedman, Orpheus in the Middle Ages, Cambridge, Harvard University Press, 1970 [traduction française : Orphée au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1999], ici chap. 3-4 ; E. Irwin, « The Songs of Orpheus and the New Song of Christ », Orpheus : the Metamorphoses of a Myth, éd. J. Warden, Toronto, University of Toronto Press, 1982, p. 51-62 ; P. Vicari, « Sparagmos : Orpheus among the Christians », Orpheus : the Metamorphoses of a Myth, éd. Warden, p. 63-83 ; et plus récemment M. Tabaglio, « La cristianizzazione del mito di Orfeo », Le metamorfosi di Orfeo, éd. A.-M. Babbi, Vérone, Fiorini, 1999, p. 65-82. Pour sa part, M. Zink, « Le poète désacralisé. Orphée médiéval et lOvide moralisé », Le metamorfosi di Orfeo, éd. Babbi, p. 15-27, considère que lassimilation dOrphée au Christ a été une « voie remarquablement peu suivie au Moyen Âge » (p. 19) et voit dans le livre X de lOvide moralisé une « audace qui pousse [lauteur] à comparer Orphée au Christ, comparaison devant laquelle le Moyen Âge avait jusque-là presque complètement reculé » (p. 21).

32 Pour une comparaison des interprétations du mythe dOrphée musicien chez Clément dAlexandrie et Eusèbe de Césarée, on consultera J.-M. Roessli, « Convergence et divergence dans linterprétation du mythe dOrphée. De Clément dAlexandrie à Eusèbe de Césarée », Revue de lhistoire des religions, 219, 2002, p. 503-513.

33 Pour lexposé de la réflexion menée sur le couple Orphée et Eurydice chez les principaux mythographes médiévaux, voir J. Chance, Medieval Mythography, vol. I et II (From the School of Chartres to the Court at Avignon, 1177-1350, Gainesville, University Press of Florida, 2000), passim.

34 Pour létude des représentations dOrphée-Christ dans lart paléochrétien, voir les travaux de K. Goldammer, « Christus Orpheus. Der μουσικός ανήρ als unerkanntes Motiv in der ravennatischen Mosaikikonographie », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 74, 1963, p. 217-243 ; Friedman, Orphée au Moyen Âge, chap. 3 ; H. Stern, « Orphée dans lart paléochrétien », Cahiers archéologiques, 23, 1974, p. 1-16 ; S.C. Murray, « The Christian Orpheus », Cahiers archéologiques, 26, 1977, p. 19-27 et Rebirth and Afterlife : a Study of the Transmutation of Some Pagan Imagery in Early Christian Funerary Art, Oxford, B.A.R., 1981 ; P. Prigent, « Orphée dans liconographie chrétienne », Revue dhistoire et de philosophie religieuse, 64, 1984, p. 205-211 ; F. Bisconti, « Un Fenomeno di continuità iconografica : Orfeo citaredo, Davide salmista, Cristo Pastore, Adamo e gli animali », Augustinianum, 28, 1988, p. 429-436 ; ainsi que la synthèse proposée par M.-X. Garezou, « Orpheus », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zurich-Munich, Artemis, vol. VII, 1, p. 104.

35 Friedman, Orphée au Moyen Âge, p. 53 et p. 94, fig. 5, voit dans la fresque dOrphée du cimetière aux Deux Lauriers, à Rome (iiie siècle), le premier « portrait » dOrphée-Christ.

36 Friedman, Orphée au Moyen Âge, p. 72.

37 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre XI, respectivement v. 138-161 et v. 287-302.

38 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre X, v. 2587-3008. Cette allégorie énumérative de la harpe a été abondamment commentée, notamment par Vicari, « Sparagmos », p. 71 ; Zink, « Le poète désacralisé », p. 25 et Possamaï-Pérez, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, p. 339-341, qui propose un tableau des équivalences sur lesquelles se fonde lallégorie.

39 Nous reprenons la démonstration de Vicari, « Sparagmos », p. 70-72, qui dresse la liste de tous les éléments du mythe dOrphée qui ont été moralisés par lauteur de lOvide.

40 Voir le décompte dans la n. 1 p. 126.

41 Jung, « Aspects de lOvide moralisé », p. 161.

42 Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », p. 169.

43 Nos observations rejoignent celles de Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 17 : « la pertinence [du] choix [des sujets religieux] nest pas toujours [] claire, et donne parfois limpression quun thème a été pris un peu au hasard, juste pour signifier au lecteur le début des passages allégoriques. »

44 La séquence textuelle et iconographique consacrée aux amours dOrphée fait lobjet dun développement selon la perspective des « gender studies » dans M. Desmond et P. Sheingorn, Myth, Montage, and Visuality in Late Medieval Manuscript Culture. Christine de Pizans Epistre Othea, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2003, p. 101-108, mais sans approfondir lanalyse des choix de représentation.

45 Selon Friedman, Orphée au Moyen Âge, p. 10-11, le poète hellénistique Phanoclès, dans ses Amours (225 av. J.-C.), aurait été le premier à évoquer lhomosexualité dOrphée et à en faire la cause de sa mise à mort.

46 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre X, v. 205-219. En réalité, lauteur revient à trois reprises sur les tendances homosexuelles dOrphée : dabord à la fin de la première séquence narrative qui lui est consacrée au début du livre X (v. 179-195), puis au début de la première moralisation, de type historique, dont il sagit ici, et enfin dans le passage de « relais sensibles » au début du second bloc de moralisations du même livre (v. 2519-2539). À chaque fois, le moraliste ne manque pas de se livrer à une attaque en bonne et due forme des amours masculines, jugées « contre nature » (livre X, v. 215 et v. 2524) et facteurs de la perdition des hommes qui sy abandonnent (livre X, v. 211 et 2521-2523). Dans le dernier passage, il mobilise le répertoire des formules déjà mises à contribution pour condamner lattachement dOrphée à son épouse, usant avec une densité particulière de ladjectif « fol ». Une lecture plus subtile de lusage que fait le moraliste des amours masculines dOrphée, et plus généralement des unions scandaleuses évoquées dans son œuvre, a été proposée par D. Hult, « Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé », Lectures et usages dOvide, éd. Baumgartner, p. 53-70, ici § 30-34 dans la version en ligne. Sous le discours critique de surface, la sexualité « contre nature » du chantre se voit investie dune valeur hautement positive, car analogique des mystères chrétiens les plus hauts : est également qualifiée de « contre nature » lIncarnation du Christ, né dune vierge sans géniteur humain. Selon D. Hult, « le dégoût que ressent notre auteur pour tout ce qui a trait au féminin, y compris la féminité de certains hommes, suggère que la jointure hétérosexuelle ne peut pas être une image adéquate pour lIncarnation. Étant donné que le féminin est toujours suspect, quil est toujours associé au corps et non à lesprit, à la chair et non à lâme [], cest un élément déjà imprégné de corruption. Par contre, lOvide moralisé semble vouloir étayer la thèse que tout ce qui est purement masculin, y compris ces relations sodomites qui sont par ailleurs indiscutablement condamnées, sapproche du divin » (« Allégories de la sexualité dans lOvide moralisé », § 34).

47 On trouvera la citation du passage, sa traduction anglaise et son commentaire dans Chance, Medieval Mythography, vol. II, p. 78-81.

48 Conceptions exposées par Chance, Medieval Mythography, vol. II, p. 363-365. Lauteur désigne louvrage de Bersuire comme un « handbook of masculine or virile Christianity (that is, a mirror of virile clerics) », p. 364.

49 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre X, v. 396-443.

50 Nous nadhérons donc pas à la lecture de Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 26, selon qui la condamnation de lhomosexualité serait également rendue visuellement explicite dans la première de ces images (notre fig. 42), à travers le motif dune lance pointant vers le postérieur du personnage masculin de gauche. Nous voyons dans cet élément une simple bavure de lartisan qui a réalisé le fond de limage, et qui nest pas forcément le même que celui à qui lon doit les figures principales. En effet, la prétendue lance sajuste parfaitement avec le quadrillage qui décore le fond. Ce premier réseau de lignes, de couleur bordeaux, orienté verticalement et horizontalement, est à son tour recouvert par un réseau de diagonales blanches. Sil sagissait dun motif faisant partie du sujet principal qui occupe le premier plan, le réseau de lignes blanches serait interrompu de part et dautre de la lance hypothétique, au lieu de passer par-dessus.

51 Voir Blumenfeld-Kosinski, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de lOvide moralisé », § 16 (version en ligne).

52 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre XI, v. 1099-1313.

53 Nous reprenons la catégorisation de F. Garnier, Le Langage de limage au Moyen Âge. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard dor, 1982, p. 41.

54 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre XI, v. 1330-1334.

55 Lord, « A survey of imagery in medieval manuscripts of Ovids Metamorphoses », p. 257-261, passe en revue les rares manuscrits enluminés médiévaux des Métamorphoses dOvide antérieurs à lOvide moralisé (Naples, Biblioteca Nazionale, manuscrit F IV 3, datant de la fin du xie siècle, et Vatican, Bibliothèque apostolique, manuscrit Lat. 1596, réalisé au début du xiie siècle), pour souligner que leur décoration est trop éloignée de liconographie de lOvide pour avoir pu lui servir de modèles. Létude la plus poussée des processus de mise en image des mythes antiques dans les manuscrits de lOvide reste à ce jour celle de Rabel, Lillustration de lOvide moralisé. La monographie de Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 11-29, sintéresse aux « thèmes iconographiques » du manuscrit de Rouen, en sinspirant beaucoup des travaux de C. Rabel, mais elle sen tient à quelques généralités en ce qui concerne les représentations dOrphée (p. 16).

56 Voir Rabel, Lillustration de lOvide moralisé, p. 52 et p. 190, n. 186.

57 Les contributions principales sont fournies par Friedman, Orphée au Moyen Âge, p. 185-233, où lauteur sintéresse principalement aux images dOrphée-David dans les manuscrits des xe-xiiie siècles, puis aux effigies tardives du poète, notamment dans lÉpistre Othea de Christine de Pizan et dans les Ovide moralisé de Lyon et de Paris, BnF, fr. 871 ; et par Rabel, Lillustration de lOvide moralisé, p. 85-95, qui passe en revue le traitement de quatre figures mythologiques (Narcisse, Persée, Orphée et Pygmalion) dans les manuscrits de son corpus de lOvide.

58 Une synthèse des témoignages archéologiques dOrphée et du couple formé avec Eurydice est présentée par Garezou, « Orpheus », p. 81-105 et G. Schwarz « Eurydike I », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, vol. IV, 1, p. 98-100. Pour les études de liconographie orphique aux premiers siècles du christianisme, nous renvoyons aux travaux cités en n. 3 p. 130.

59 Pour une analyse des représentations dOrphée à lépoque post-médiévale, on se reportera par exemple à G. Scavizzi, « The Myth of Orpheus in Italian Renaissance Art, 1400-1600 », Orpheus : the Metamorphoses of a Myth, éd. Warden, p. 111-162.

60 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre X, v. 736-737.

61 Pour le catalogue des témoignages archéologiques, depuis le vie siècle av. J.-C. jusquau ve siècle de lère chrétienne, avec une synthèse des principales tendances iconographiques, on se reportera à Garezou, « Orpheus », p. 83-105.

62 Voir Garezou, « Orpheus », p. 88-90 et Schwarz « Eurydike I », p. 98-100.

63 Machaut évoque lépisode dOrphée aux Enfers dans le Confort dAmi, éd. E. Hoepffner, Paris, Société des Anciens Textes Français, vol. III, 1921, v. 2277-2352 et dans le Dit de la Harpe, éd. K. Young, Essays in Honor of Albert Feuillerat, éd. H.M. Peyre, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 1-20. Nous consacrons un article à liconographie de quelques figures antiques, notamment Orphée, dans les manuscrits de Machaut dans J. Drobinsky, « Des images sans mère ? Quelques exemples dinnovation iconographique dans les manuscrits de Machaut », Sens, Rhétorique et Musique. Mélanges offerts à Jacqueline Cerquiglini-Toulet par ses anciens élèves et collègues, éd. S. Albert, M. Demaules, E. Doudet, S. Lefèvre, Ch. Lucken et A. Sultan, Paris, Champion, à paraître en 2015.

64 Christine de Pizan glose deux facettes de la légende dOrphée (Orphée musicien et Orphée aux Enfers) dans lÉpistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, p. 293-294 et p. 297-299.

65 On retrouve ce type de schéma dans lOvide moralisé, Paris, Bibliothèque de lArsenal, manuscrit 5069, fol. 132v et Lyon, Bibliothèque municipale, manuscrit 742, fol. 166v ; lÉpistre Othea, Paris, BnF, fr. 606 (1406), fol. 32v ; Londres, British Library, codex Harley 4431 (1410-1415), fol. 126 ; Bruxelles, Bibliothèque royale, manuscrits 4373-4376, fol. 108v, et Lille, Bibliothèque municipale, manuscrit 391 (1460), fol. 65r ; le Confort dAmi, Paris, BnF, fr. 1584 (vers 1370), fol. 144v, fr. 22545 (vers 1390), fol. 111r, et dans le Dit de la Harpe, Paris, BnF, fr. 1584, fol. 174r et fr. 22545, fol. 135r. Il est à noter cependant que dans tous ces cas, la gueule typiquement chrétienne du Léviathan a laissé la place à un passage plus profane, porte architecturale ou ouverture naturelle ; les diables, eux, restent présents pour en signifier la nature infernale.

66 On se reportera aux illustrations de lOvide moralisé, Lyon, Bibliothèque municipale, manuscrit 742, fol. 167r ; lÉpistre Othea, Paris, BnF, fr. 606 (1406), fol. 31v ; Bruxelles, Bibliothèque royale, manuscrits 4373-4376, fol. 106r et Lille, Bibliothèque municipale, manuscrit 391 (1460), fol. 68r.

67 Voir les miniatures de lOvide moralisé, Paris, Bibliothèque de lArsenal, manuscrit 5069, fol. 145r ; Lyon, Bibliothèque municipale, manuscrit 742, fol. 178v ; et celles du Confort dAmi, Paris, BnF, fr. 584 (vers 1370), fol. 145r.

68 Linterprétation de Rabel, Lillustration de lOvide moralisé, p. 93-94 est reprise par Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 26 : lillustrateur relaie lauteur dans sa lecture négative du personnage dEurydice, chargée, en tant que femme donc pécheresse, de la responsabilité de léchec, ce qui, par contrecoup, innocente son époux.

69 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. V, livre X, v. 396-443.

70 La représentation des métamorphoses dans les manuscrits de lOvide moralisé a fait lobjet de plusieurs études : Rabel, Lillustration de lOvide moralisé, p. 162-164 ; F. Clier-Colombani, « La transposition iconographique du surnaturel dans lOvide moralisé de Rouen », Traduction, transposition, adaptation au Moyen Âge, Bien Dire et Bien Aprandre, 14, 1996, p. 113-138, ici p. 122-129 ; Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 18-19. Dans ce dernier ouvrage, lauteur répartit celles du codex de Rouen entre quatre modes de représentation : la transformation accomplie, celle en cours (donnant lieu à des hybrides), l« enrobage » (les êtres humains transformés en éléments aquatiques sont comme enveloppés dun nuage deau) et le « simultané multiple », qui réunit dans la même image plusieurs figures à des stades différents de leur transformation.

71 Il sagit là de 12 % du corpus détude formé par les illustrations des livres X-XI. Kohli, LIconographie dun manuscrit de lOvide moralisé, p. 18, dénombre cinquante-cinq images de métamorphoses dans lensemble du manuscrit de Rouen.

72 Il est difficile de déterminer la raison dune telle ampleur. Même si elle se trouve à peu près au milieu du manuscrit (fol. 258r sur 492 folios ; le milieu exact étant le fol. 246r), limage ne marque pas le milieu du texte de lOvide moralisé (v. 1900 sur 7548 vers). Certes la moralisation fait de Myrrha, amoureuse de son père, une préfiguration de lamour de la Vierge pour Dieu. Mais cette correspondance nest-elle pas répétée à lenvi pour toute une galerie dautres païennes ? Peut-être lartiste a-t-il simplement voulu disposer dun espace plus grand pour rendre compte à la fois du mouvement de fuite et du processus de métamorphose.

73 La représentation de dieux en plein vol reste rare : on nen compte que cinq occurrences environ dans tout le manuscrit, dont deux pour Persée délivrant Andromède au livre IV, fol. 128r et 129r.

74 Rabel, Lillustration de lOvide moralisé, a été la première à noter ce détail.

75 M. Camille, The Gothic Idol : Ideology and Image-Making in Medieval Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, analyse le traitement des dieux païens dans liconographie médiévale.

76 On mesurera le changement de perspective opéré dans le cycle de Céyx et Alcyone qui illustre la Fonteinne amoureuse de Guillaume de Machaut dans les manuscrits Paris, BnF, fr. 1584 (vers 1370), fr. 22545 (vers 1390), New York, Pierpont Morgan Library, manuscrit M 396 (vers 1425-1430) et Cambridge, Corpus Christi College, Parker Library, Ferrell manuscrit 1 (ex-manuscrit Vogüé, vers 1370) : desprit courtois et donc favorables aux dieux antiques, les images constitutives de ce cycle ne manquent pas de montrer tous ceux qui interviennent dans la chaine des relais entre Alcyone et Morphée.