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Classiques Garnier

Guillaume de Palerne en prose Quelques notes de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 2, n° 30
    . varia
  • Auteur : Colombo Timelli (Maria)
  • Résumé : Rédigée peu avant 1530 par Pierre Durand, la version en prose de Guillaume de Palerne présente plusieurs caractéristiques dignes ­d’intérêt ; cet article analyse en particulier les prises de parole de ­l’auteur pour désigner la source en vers et pour ­commenter le nouveau récit ­qu’il est en train de ­construire. Il en ressort ­l’image ­d’un prosateur bien présent dans son texte et prêt à en offrir une interprétation morale à partager avec ses lecteurs.
  • Pages : 391 à 405
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460982
  • ISBN : 978-2-8124-6098-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6098-2.p.0391
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Guillaume de Palerne en prose

Quelques notes de lecture

Due à la plume de Pierre Durand, bailli du prieuré Saint-Denis de Nogent, puis de Nogent-le-Rotrou1, et publiée la première fois à Paris pour Jean II Trepperel vers 1527-15282, ladaptation en prose de Guillaume de Palerne se révèle intéressante à plus dun titre : cest non seulement grâce à elle que cette histoire de loup-garou a joui dun succès qui sest prolongé jusquau xviiie siècle3, mais ce texte présente un certain nombre de caractères originaux par rapport au corpus des mises en prose des xve-xvie siècles qui méritent dêtre étudiés de près. Les sujets dignes dintérêt, nombreux, tiennent tant à la présence affichée de lauteur / du narrateur quà la langue, décidément renouvelée par rapport au modèle ; je moccuperai ici de deux aspects en particulier : le rapport que le nouvel auteur instaure avec sa source en vers et qui sexprime par des allusions explicites et tout à fait originales, et ses interventions à la première personne, par lesquelles il formule ses commentaires sur le récit4.

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Guillaume de Palerne et sa source

Les « prosateurs » des xve-xvie siècles tendent à sexprimer sur la tâche quils ont assumée et sur les difficultés quils ont éventuellement rencontrées surtout – sinon exclusivement – dans les prologues ; souvent liquidés par les critiques modernes comme des assemblages, plus ou moins variés, de topoi sans intérêt, ces textes liminaires peuvent en revanche savérer riches en enseignements pour le lecteur qui sen approche sans idées préconçues. Certes, les lieux communs, les répétitions, parfois les formules, reviennent dun texte à lautre, mais, lorsquon prend la peine den lire un certain nombre et de les comparer selon des critères objectifs, les découvertes ne sont pas inintéressantes. Cest donc dans le cadre offert par le Nouveau répertoire de mises en prose5, où nous avons décidé de publier in extenso tous les prologues, que notre Guillaume de Palerne sera replacé, et cest bien ce cadre qui fera ressortir son originalité.

Après Georges Doutrepont, bien dautres critiques et éditeurs de textes ont souligné la volonté déclarée par les « prosateurs » de remplacer les vers par la prose, certes, mais aussi lexigence de passer dune langue perçue comme vieillie et par là difficile à comprendre à une langue « moderne », au « bon » et « clair » français de leur propre temps. Georges Doutrepont écrivait à ce propos :

Aussi convient-il de bien nous mettre dans lesprit que les proses du xve siècle sont des traductions pour des gens qui ne comprennent plus leur parler indigène et qui sont des « étrangers » à son égard. [] En effet, cette littérature devient une littérature difficile pour les gens du xve siècle, une littérature obscure, pénible à lire. Beaucoup de poèmes du xiie, du xiiie et même du xive avec leurs inversions, leurs constructions syntaxiques plus ou moins tourmentées, leurs sacrifices à la rime, ne devaient plus être pour eux dun abord aisé6.

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À lévolution linguistique, qui rendait certainement les anciens textes difficiles à lire, il faut probablement ajouter – si lon prête foi à Pierre Sala, écrivant dans les années 20 du xvie siècle – les problèmes (paléo)graphiques :

[] jay brefvement

dessus mon nes assises mes lunetes,

pour deschiffrer lectres que nay leu nectes

du bel Tristan []

qui ma souvent de nuyt bien faict bailler,

car les lectres estoient effacees

et les marges du parchemyn cassees7.

Notre Nouveau Répertoire nous permet aujourdhui dapprofondir le discours de Georges Doutrepont qui, on le verra, pourra être revu et précisé en prenant en compte la chronologie relative des textes. En effet, si de nombreux auteurs – anonymes ou non – déclarent avoir récupéré danciens livres « rimés » et les avoir réécrits en prose sous une forme modernisée, les allusions à une véritable « traduction intralinguistique » sont bien plus rares et pour la plupart datables daprès 15008.

Certes, des précurseurs existent. Ainsi, nous lisons dans le prologue à lHistoire de Charles Martel (Bruxelles, KBR ms. 6, copié par David Aubert en 1463) que l« acteur » a voulu « declairer en cler françois » une « matiere » quil a « prinse et translattee danchiennes histoires rymees jadiz » ; la conscience dune modernisation linguistique se fait encore plus claire sous la plume de Berthault de Villebresme, réécrivant dans la Geste du Chevalier au Cygne (1465-1473) un « livre [] en ancienne rime et asséz obscur lengaige difficille a compregnoir et entendre » ; cest la duchesse Marie de Clèves, répète-t-il, qui lui a commandé de « mectre et translater

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icellui livre et memoriable histoire de ladicte ancienne rime et obscur lengaige en prose et lengaige françois cler et entendible ».

Cest cependant à Jean Molinet – écrivant entre 1499 et 1500 – que nous devons la première affirmation de lécart entre une langue devenue désuète et un français « fort agensy, fort mignon et renouvelé », ce qui lui impose de « entrelach[er] aleffois aucunes dictions modernes, leissant les aultres en leur entier se trop rudes ne sont ou hors dusage9 ». Ce genre dobservations se multiplient dès le seuil du xvie siècle, comme le montrent ces quelques déclarations :

Et semblable matiere ay veu en ung viel livre en françoys rymé, lequel a nagueres esté mis en prose, lequel extraict a lonneur de vostre seigneurie ay translaté sur la langue françoyse (Théséus de Cologne, ms Angers, 1500-1503 ; source de la seconde moitié du xive siècle) ;

Je, Philippe de Vignuelle [] ay heu deliberé de meistre ladicte histoire de ancyenne rime et chansson de geste en prose, par chapitre et au plus brief que jé peu ne sceu ; [histoire qui] se lessoit du tout a lire et nestoit quasy plus memoire dicelle par ce que moult de gens nentendoient pas bien le langaige de quoy lon soulloit huser, ne ne prenoient plaisir a le lire pour lanciennetey dicelluy (Lorrains, 1514-1527/28 ; sources : fin xiie-xiiie siècles) ;

[lhistoire] a esté extraicte de ung viel livre moult ancien qui estoit en ryme et viel picart (Jourdain de Blaves, Paris, Michel Le Noir, 1520 ; source du xve siècle) ;

Et parce que le langaige dudict Mennessier ne de son predecesseur nest en usaige en nostre vulgaire françoys, mais fort non acoustumé et estrange, je, pour satiffaire aux desirs, plaisirs et voulontez des princes, seigneurs et aultres, suyvans la maternelle langue de France, ay bien voulu memployer à traduire et mectre de rithme en prose familiere les faictz et vie dudict vertueux chevallier Perceval (Perceval, Paris, Bernard Aubry, 1530 ; sources : xiie-xiiie siècles) ;

Je, Gilles Corrozet, simple translateur de ceste hystoire, prie a tous lecteurs quilz vueillent suporter les faultes qui y seront trouvees, car il eut esté impossible de le translater nettement pour le langaige corrumpu dont il estoit plain (Richard sans Peur, Paris, Alain Lotrian et Denis Janot, 1530/32, explicit ; source : fin du xve siècle ?) ;

[] me mis, trente ans y a et plus, à traduire en nostre vulgaire un Poëte Vuallon, traitant des guerres dun grand Seigneur, apellé Gerard dEuphrate []. Des ce temps là eu-je envie le mettre en lumiere, non tant pour faire aparoir de la

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diferance des langages : sçavoir est : de laboly, et usité, que prouver la vieille hayne, desobeïssance, et rebellion de la maison orgueilleuse de Bourgongne, aux divines et royales fleurs de Lys (Gérard dEuphrate, Paris, Etienne Groulleau pour Jean Longis et Vincent Sertenas, 1549 ; source partielle : Gérard du Frattre, 1525).

Voici le fond sur lequel il faudra replacer le prologue de Guillaume de Palerne et les nombreuses allusions quil contient et qui renvoient à lancienne source en vers. Celles-ci se multiplient dès le prologue ; après avoir loué le profit et la « saveur » des « histoires » et des « choses anticques », Pierre Durand, qui se désigne comme « humble translateur et traducteur », raconte avoir reçu dun ami « lancien livre » quil a décidé de réécrire pour ses lecteurs, et ajoute :

Et je, considerant le langaige qui estoit rommant antique, rymoié en sorte non intelligible ne lisible a plusieurs, favorisant a leur requeste comme de chose tresconvenable, ay traduit et transferé le langage de ceste dicte histoire en langage moderne françoys, pour a chascun qui lire le vouldra estre plus intelligible (fol. a2r-v).

Lopposition entre le « langaige [] rommant antique » et le « langage moderne françois » correspond on ne peut plus clairement à lopposition entre une forme versifiée « non intelligible ne lisible » et une adaptation visant à être « plus intelligible ». Au-delà des nombreux renvois à l« histoire » parsemés dans le texte10, lauteur anonyme du poème en vers est explicitement cité vers la fin du roman, lors du couronnement de Guillaume et Mélior :

Et là [] furent couronnés par pape Clement selon lancien livre qui en telles parolles le racompte : « Sacreis les a et beneis Papes Climens uns appostoilles, qui fut entre les deux Gringoires » (fol. t2r),

passage qui correspond en effet aux v. 9354-935611. Un peu plus loin, la conclusion de lhistoire fait encore allusion à la source :

Et a tant ferons fin a lhistoire rendans louenge et honneur et gloyre <a> qui nous a donné temps et espace de parachever ceste translation jusques cy. Et

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finablement dit la<n>cien facteur du livre original que la contesse Yolant le fist faire, dicter et escripre… (fol. t4r),

ce qui correspond aux derniers vers du modèle : « la contesse Yolent [] cest livre fist diter et faire / Et de latin en roumans traire » (v. 9656, 9659-9660).

Les « mises en prose » offrent un terrain privilégié denquête pour vérifier le sentiment des auteurs de la fin du Moyen Âge à légard de lévolution linguistique : cest là où réside, me semble-t-il, lintérêt de lensemble de ces passages qui affirment indiscutablement la perception dune discontinuité, sinon dune fracture, entre une langue perçue comme « ancienne » et la langue en usage entre le milieu du xve et le milieu du siècle suivant.

Interventions du narrateur12

Sous cet angle aussi, Pierre Durand constitue un cas décole : sil nest pas le seul à introduire des commentaires sur le récit quil met en forme – dautres prosateurs le font13 – il est certain que ses interventions sont fréquentes, souvent indépendantes du poème en vers, et quelles se situent pour la plupart à des endroits rhétoriquement importants, introduisant ou clôturant un épisode ou un fragment narratif (paragraphe ou chapitre).

Cest surtout la portée morale de lhistoire qui sollicite une prise de parole à la première personne ; ainsi à propos des motivations qui déterminent, au tout début du récit, le frère du roi de Palerne à projeter le meurtre de Guillaume14 :

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… Mais ne demoura gueres de temps que grande fortune advint a lenfant Guillaume, comme cy aprés orrez racompter, qui est chose moult piteuse a ouir ; et tout ce vint a cause du mauvais vice davarice, qui souvent aveugle non seullement les moyens ou mineurs, mais aussi les princes et grans seigneurs, qui tant plus ont plus veullent avoir, et ne leur chault par quel moien, soit bien ou mal.

Se le noble roy Ebron estoit bon et vertueux, de riens ne luy ressembloit en ce ung sien frere, que lhistoire ne daigne nommer, pour le vice davarice dont il fut plain. Si pourpensa ce frere que davoir ung nepveu ce luy tournoit a grant dommage, et par ce moyen seroyt exclus de la succession de son frere le roy Ebron. Lors ambicion, qui de son cueur fut la maistresse, luy fist conspirer la mort de sont nepveu. Il neut consideration a Dieu ne au grant mal quil faisoit, fors seullement den estre despesché. Si sen va aux deux damoiselles qui lenfant avoient en garde, et tant les persuada par belles parolles a force de promesses quil les fist consentir de faire mourir lenfant, dont sera grand dhommaige si le cas advient. Mais il na garde de dangier qui de Dieu est preservé et gardé. Si dit lhistoyre que les deux damoyselles feurent tant envenimees de vice par la persuasion de ce mauldit homme, que le venin leur fist encores davantage penser de faire mourir non seullement le filz, mais aussi le pere. Helas ! Cestoyt vrayement venin qui tant monte quil attaint jusques au cueur. Si pouez considerer comme les bonnes personnes et innocentes sont bien souvent persecutés [sic] des mauvais, mais tout gist soubz la bonne disposition divine. (fol. a3v-a4r)

La comparaison avec les vers fait immédiatement ressortir le poids des interventions assumées par Pierre Durand :

Li rois Embrons .I. frere avoit / A cui li regnes escaoit, / Et tant porchaça et tant fist / As gardes qui lenfant gardoient / Que dit li ont quil locirroient / Et le roi meïsme ensement. / Ja ont porquis lenherbement / Dont il andoi mort recevront, / Se Diex nel fait, li rois del mont. (v. 51-60)

La présence de Dieu dans lhistoire de Guillaume ne fait pas de doute pour le prosateur du xvie siècle, qui accentue encore le « climat religieux » de la source15 en soulignant par exemple :

le devoir de le remercier, à propos de laccueil du protagoniste dans la maison du vacher : « [Guillaume,] par fortune logé et hebergé en la caze du vaschier, comme cy devant avez ouy, fut traicté humainement, non comme luy apartenoit, qui estoit filz de roy, mais bien sen devoit contenter, voire Dieu louer et remercier qui de peril de mort lavoyt osté et preservé par sa grace. Jen dis mon

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opinion, car lenfant nen eust sceu donner ses chandelles ne faire ses oraisons, comme celluy qui encores navoit que quattre ans daage ou environ » (fol. b4r, début du chapitre 6 ; le passage développe les v. 357-358 : « Hé, Dix ! Comme ot cangié son estre, / Com fix a roi quil devoit estre ! ») ;

la nécessité de se recommander à lui en cas de danger ; réfugié avec Melior dans une caverne et menacé dêtre capturé par les gens du prévôt de Bénévent, Guillaume adresse à Dieu une prière du grand péril16, et Pierre Durand dajouter : « Icy pouez entendre comme bon fait a Dieu se recommander au besoing, car telle vertu porta celle oraison que bien tost furent delivrez de ce danger : or escoutez comment » (fol. k1r) ;

la confiance quil faut toujours garder en sa providence : « Cest grant merveille comme les choses se rencontrent don<t> len ne se doubteroit jamais ; ainsi sont de Dieu les faitz merveilleux, que cest ung abisme dy penser, car doresnavant pourrez veoir et si lire voulez plus avant comment Guillaume et Alphonce le loup garoux congneurent leur pays et leurs parens, mais encores leur conviendra moult de peine avoir et souffrir ains quilz parviennent au dessus de leurs besongnes. Or devez sçavoir… » (fol. l3r, début du chapitre 32 ; ce passage peut avoir été inspiré par les v. 4530-4535 : « Mais sor [Guillaume et Melior] savoient le confort / Que Diex lor tramet et envoie, / Onques ne fust faite tex joie… / Mais nel saront mie si tost »).

Sur un plan plus général, armes et amours sollicitent lattention de lauteur. Lorsque le roi dEspagne succombe si rapidement à la volonté de sa deuxième épouse, il ne peut éviter de commenter : « Or voyez vous comment amourettes font souvent oublier lamour et charité que doit avoir le pere a son enfant » (fol. b1r) ; cette affirmation se situe par ailleurs au sein dun ajout, long commentaire qui inaugure le chapitre 2 et souvre par ces mots :

Bien grandes sont les astuces des mauvaises femmes, comme pourrez congnoistre de celle royne, qui commença a dire au roy son mary [les mots de la reine suivent,

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entièrement inventés par le prosateur] Adonc le roy, de courage effeminé, aveuglé de nouvelles amours, soubdain luy accorda sa requeste (fol. a4v-b1r).

La guerre stimule elle aussi lexpression des sentiments de lauteur, qui en appelle à lexpérience même des lecteurs, par exemple à propos de la bataille qui a opposé les Espagnols aux Siciliens :

Moult fut grande la pitié de veoir ces deux gros personnages mors [le Sénéchal dEspagne et son neveu], navrez et gisans a la renverse en ung champ de desordre et desolation, come trop mieulx pouez entendre si en telz actes vous estes trouvez de veoir tant de jeunes gens fors et puissans mors et detranchez et par pieces ou champ (fol. o4v).

Mais cest surtout linterprétation de lhistoire, fondée comme on a pu lapercevoir sur une division manichéenne entre « bons » et « méchants », que Pierre Durand se réserve et quil formule en multipliant les sentences et « proverbes » qui transforment ses propres opinions en affirmations de valeur générale17. Par conséquent, ses jugements sur les ennemis de Guillaume sont tous aussi négatifs que tranchants :

le duc de Saxonne, emprisonné par les Romains et mort enfin, dont les motivations ne font pas de doute : « A telle fin parvint le duc de Saxonne par orgueil et outrecuidance, et faulte de obeissance ; mais il nest pas seul qui ainsi ait finy ses jours, car de telz es anciennes et nouvelles hystoires en pourroit on trouver ung nombre innumerable » (fol. f2v)18 ;

lempereur de Constantinople et son fils, se préparant pour le mariage avec Melior alors que celle-ci sest enfuie de Rome avec Guillaume : « Voyez vous come loing sont de ce quilz pensent » (fol. g2r, fin du chapitre 21 ; aucun rapport avec la source)19 ;

le fils du roi dEspagne, qui a provoqué la guerre contre les Siciliens et la mise sous siège de Palerme : « Voyla comment les grans venteurs sont souventeffoys grans menteurs, car le filz au roy dEspaigne sestoit vanté de prendre celluy qui le print. Vous

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pouez penser et ymaginer si en son chief y avoit force estouppes et sil estoit camus20 » (fol. p2r ; aucun rapport avec la source) ;

le roi dEspagne lui-même, capturé par Guillaume : « Or pouez vous congnoistre la fin dune mauvaise querelle, car de ceste cy les dommages furent paiez jusques au dernier denier et davantaige » (fol. p7r, début de paragraphe ; aucun rapport avec la source).

Toutes ces prises de parole, qui comportent autant de prises de position univoques, imposent une lecture de Guillaume de Palerne en prose dont linterprétation ne fait pas de doute. Ce Pierre Durand si modestement caché dans lacrostiche des douze vers qui achèvent son « histoire » est en réalité un des auteurs les plus envahissants de nos mises en prose, ce qui prouve un des intérêts de celles-ci, lémergence dune figure dauteur – peu importe quil soit anonyme ou connu – qui se fait jour en particulier à lépoque qui nous intéresse, et qui marque ces décennies si porteuses de transformations, de 1450 à 1530 environ.

Maria Colombo Timelli

Università degli Studi di Milano

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Annexe

Prologues21

Prologue de lacteur ou translateur. Tout ainsi comme la vigne qui nest de toutes façons labouree facillement est subgecte a mauvaises herbes, et si elle nest bien et convenablement taillee le fruict en est moins savoureux, si la convient amender et ameliorer, autrement facillement demourroit en frische, ainsi est des histoires anticques et choses dignes de memoire qui sont proffitables et savoureuses comme le bon vin, et augmentent a jeunes gens le cueur et le courage. Moult valent pour le passetemps de seigneurs, dames et damoiselles, en evitant oysiveté, racine de tous maulx, et servent de tresgrande recreation et delectetion [sic] aux vieulx et plus anciens, oyans parler des choses anticques qui dignes sont de grande veneration. A ceste occasion par aucun mien amy fut a moy, humble translateur et traducteur de la presente histoire, presenté lancien livre ouquel elle estoit contenue quasi comme en friche, en grant danger destre perdue, anichillee et enroillee doubly. Et je, considerant le langaige qui estoit rommant antique, rymoié en sorte non intelligible ne lisible a plusieurs, favorisant a leur requeste comme de chose tresconvenable, ay traduit et transferé le langage de ceste dicte histoire en langage moderne françoys, pour a chascun qui lire le vouldra estre plus intelligible. Car en icelle lisant pourra lon veoir plusieurs faitz darmes, damours, de fortunes innumerables et choses admirables qui advindrent au preux et vaillant chevalier Guillaume de Palerne, duquel lhistoire porte le nom. Soit doncques leue lhistoire attentivement, et soit chascun adverty que, comme lon fait de la bonne vigne, je nay seullement taillé et resecqué les choses ou premier livre contenue<s> qui mont semblé estre absurdes et moins que raisonnables, mais aussi, en suivant tousjours lintention du premier escripvain dicelle, a mon pouoir ay, sans sortir hors de propos, adjouxté en temps et lieu aucunes sentences moralles ou joyeusetez, le tout a la decoration et illustration du livre, comme pourrez veoir et ouir en icelluy lisant ou escoutant de voz delicattes oreilles.

(Guillaume de Palerne, Paris, Jean II Trepperel, ca 1527/28, fol. a2r-v)

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Pourquoy, selon mon petit entendement, je le vous voeul declairer en cler françois au mieulx quil me sera possible, sans y oster ne adjouster rien du mien ne de lautruy, mais mefforcheray densieuvir la matiere, laquelle jay prinse et translattee danchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose, pour ce que au jourdhuy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme, pour le langaige quy est plus entier et nest mie tant constraint [] tout ainsi que oudit volume rymé lay trouvé.

(Histoire de Charles Martel, 1463 ; notice dA. Schoysman et J.-C. Herbin)

[Marie de Clèves] desirant icelle dame de tout son cueur savoir et entendre la merveilleuse naissance, lestrange adventure et les triumphans victoires dudict chevallier et de sa tres noble et historieuse posterité et lignee, contenue en ung livre a elle, nagueres envoyay en ancienne rime et asséz obscur lengaige difficille a compregnoir et entendre, ait commandé a moy, Berthault de Villebresme, son tres humble subgect et indigne serviteur, mectre et translater icellui livre et memoriable histoire de ladicte ancienne rime et obscur lengaige en prose et lengaige françois cler et entendible, ad ce quelle et les liseurs et escouteurs dicellui puissent plus facillement avoir congnoissance de la merveilleuse et plaisent histoire dudict chevallier et de son tres noble et glorieulx lignaige. En obtemperant et obeïssant auquel commendement [] ay voullentiers et joyeusement accepté et empris faire ladicte translacion, luy priant tres humblement qui lui plaise me donner grace et puissance de commencier, moyenner et finir icelle translacion et descripcion historieuse a la louenge, gloire et exaltacion de son tres saint et bieneüré nom et de sa tres glorieuse mere [] ; laquelle commencera, comme cy aprés sensuivra, selon le texte et vraye narracion du livre dont jay, au plus vray que je pourray, en grox et materiel langaige, lextrairay et tranlateray sans y adjouster ne mectre sinom aucuns petiz notables et moriaulx advertissemens ou il me semblera estre expedient, duisant et convenable.

(Geste du Chevalier au Cygne, 1465-1473, notice dI. Weill et F. Suard)

[] jemploiray touttes mes forces a lavanchement de la queste amoureuse et au reboutement des maudis envieulx, suppliant que, de vostre grace, il me soit pardonné se generalement je ne metz en oeuvre

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tous les propres termes que je trouveray en la masse, car, puis le tempz que le Romant fu premier compilé, nostre langaige est fort agensy, fort mignon et renouvelé. Je ne voeul amenrir les sentences ne les commuer, mais entrelacheray aleffois aucunes dictions modernes, leissant les aultres en leur entier se trop rudes ne sont ou hors dusage.

(Jean Molinet, Roman de la Rose moralisé, 1499-1500 ; notice de J. Devaux)

[Je] ay extraict ce petit livre de plusieurs cronicques tant de Romme que de Allemaine, lesquelles de nagueres ont esté trouvees ou tresor de aucun des princes de ce royaume et me ont esté communiquees segrectement par aucun de mes amys. Et semblable matiere ay veu en ung viel livre en françoys rymé, lequel a nagueres esté mis en prose, lequel extraict a lonneur de vostre seigneurie ay translaté sur la langue françoyse, par quoy, mon seigneur, combien quil ne soit pas de langage elegant et aourné comme celluy que parlez ordinairement, il vous plaise le recevoir benignement ; et vous me rendrés plus actif a vous faire autres services selon ma petite faculté. Et afin que plus facilement envoye la matiere dicelluy, je le ay devisé en douze chapitres.

(Theseus de Cologne, ms Angers, B.M., 2320, 1500-1503 ; notice de M. Bacquin)

[] Et pour ce, je, Philippe de Vignuelle le marchamps, a lhonneur de Dieu et de la cité, ay heu deliberé de meistre ladicte histoire de ancyenne rime et chansson de geste en prose, par chapitre et au plus brief que jé peu ne sceu. Et la cause pour quoy que listoire est de grant excellance et merveilleux fait darmes, laquelle se lessoit du tout a lire et nestoit quasy plus memoire dicelle par ce que moult de gens nentendoient pas bien le langaige de quoy lon soulloit huser, ne ne prenoient plaisir a le lire pour lanciennetey dicelluy. Et weullent les gens de maintenant avoir chose abregee et plaisante, car les esperit deviegne tout les jours plus agus et soubtille. Pour ce advertis a tous les liseurs et auditeurs dicelle histoire que moy, lacripvains, lais abregees, et que partout la ou vous trovaireis ainsy escript “pour abregiés”, quant ainsy trovereis lisant, cest a dire quil y ait en lancienne histoire quelque grant procés de parolles inutille lesquelles jay lessié pour eviter prolixitey.

(Philippe de Vigneulles, Lorrains, 1514-1527/28, notice de J.-C. Herbin)

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[] pour ce que la matiere me semble bonne et notable, je me suis mis, au mieulx que jay peu et au plus vray que jay sceu, racompté [sic] et mettre par escript lhistoire du noble conte, mais pource que mon entendement ne souffist pas de faire une si grant et haulte matiere et que je ne suis pas clerc en rethoricque de bien parler au gré et appetit de ung chascun, je prie à tous ceulx qui ce livre lyront que se le langaige nest bien acoustré quil leur plaire [sic] à le corriger et ayder à la lettre, car elle a esté extraicte de ung viel livre moult ancien qui estoit en ryme et viel picart.

(Jourdain de Blaves, Paris, Michel Le Noir, 1520 ; notice dO. Delsaux)

[Philippes conte de Flandres] commanda a aucun docte orateur de rediger et mectre par escript les faictz et vie dudict noble et preux chevallier Perceval le Gallois, suyvant la chronique diceluy prince et traictié du sainct Greal ; [Jehanne contesse de Flandres] commanda à ung sien familier orateur nommé Mennessier traduire et achever icelle chronique en la forme quelle estoit encommencee, ce que diligentement feist et acheva suyvant le commandement et intention de sa dame et maitresse. Et parce que le langaige dudict Mennessier ne de son predecesseur nest en usaige en nostre vulgaire françoys, mais fort non acoustumé et estrange, je, pour satiffaire aux desirs, plaisirs et voulontez des princes, seigneurs et aultres, suyvans la maternelle langue de France, ay bien voulu memployer à traduire et mectre de rithme en prose familiere les faictz et vie dudict vertueux chevallier Perceval, en ensuyvant au plus prés selon ma possibilité et pouair le sens de mes predecesseurs translateurs, comme ay trouvé par leur escript.

(Perceval le Gallois, Paris, Bernard Aubry, 1530 ; notice de M. Colombo Timelli)

Je, Gilles Corrozet, simple translateur de ceste hystoire prie a tous lecteurs quilz vueillent suporter les faultes qui y seront trouvees, car il eut esté impossible de le translater nettement pour le langaige corrumpu dont il estoit plain.

(Richard sans Peur, Paris, Alain Lotrian et Denis Janot, 1530/32, fin du texte ; notice dÉ. Gaucher)

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[] me mis, trente ans y a et plus, à traduire en nostre vulgaire un Poëte Vuallon, traitant des guerres dun grand Seigneur, apellé Gerard dEuphrate, filz legitime de lIllustre Duc Doolin de Maience, et adoptif de Gerard de Rossillon, Duc de Bourgongne, contre le Roy de France et Empereur de Rome Charlemaigne. A quoy faire me rendy tellement assidu et amusé, que mon esprit neust cesse, ne repos, jusques à ce que la ruyne et totale defaite du Bourguignon, par le triumphe et gloire du grand Charles, donna fin à mon œuvre encommencé. Des ce temps là eu-je envie le mettre en lumiere, non tant pour faire aparoir de la diferance des langages : sçavoir est : de laboly, et usité, que prouver la vieille hayne, desobeïssance, et rebellion de la maison orgueilleuse de Bourgongne, aux divines et royales fleurs de Lys, la punition et reparation faite par, et envers icelles. Mais le peu de recueil que lon faisoit adoncq des Traductions de monsieur Seissel et Illustrations de Jan le Maire, œuvres certes dignes de louange et merite, men descouragea, fit cacher, et mettre en layette mes mynutes, jusques à lan mil cinq cens trente neuf, que le Gentil-homme des Essars fit revivre, et reflorir, par son Amadis, les vieux Chevaliers de la Grand Bretaigne (yssuz neantmoins de nostre province) avec tant daplaudissemens des Seigneurs, et allegresses du peuple, questans tous autres livres postposez à cestuy, je condannay mon Bourguignon à prison confinée, et perpetuel oubly. Ce queusse executé, sans lapeau de ses plus privez amys, et les miens : par le benefice desquels, la sentence mise au neant, je le vous rens à ceste heure delivre à pur et à plain…

(Gérard dEuphrate, Paris, Jean Longis et Vincent Sertenas, 1549 ; notice de F. Suard)

1 Sur cet officier du roi, célèbre de son temps, on verra : A.-F. Garrus, « Pierre Durand, bailli célèbre, écrivain oublié », Bulletin de lAssociation Guillaume Budé, 1, 2004, p. 251-263. On lui doit quelques poèmes latins, ainsi que – mais lattribution nest que supposée – un traité dépistolographie (Le Stile et manière de composer, dicter et escrire toute sorte depistres ou lettres missives, première édition 1553, suivie de plusieurs autres jusquen 1579).

2 Pour lattribution et la datation, voir : S. Cappello, « Le passage à limprimé des mises en prose de romans. Giglan et Guillaume de Palerne “a lenseigne de lescu de France” », Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Romans, chansons de geste, autres genres, éd. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 69-84.

3 La source en est un roman anonyme du xiiie siècle (9664 octosyllabes, manuscrit unique : BnF, Arsenal, 6565), édité par A. Micha, Genève, Droz, 1990 ; une nouvelle édition est en cours de préparation par C. Ferlampin-Acher et R. Trachsler.

4 Jai étudié ailleurs lemploi abondant des proverbes et phrases sentencieuses (« De lusage des “proverbes” dans Guillaume de Palerne en prose », Mélanges Anna Maria Babbi, Verona, Fiorini, sous presse) et le lexique (« Guillaume de Palerne en prose (ca 1530) : lexique, locutions, images », Hommage à Mariagrazia Margarito, à paraître).

5 Éd. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman, F. Suard, Paris, Classiques Garnier, sous presse ; ce répertoire – partiellement en ligne sur le site « http://users2.unimi.it/lavieenproses/ » hébergé par lUniversità degli Studi di Milano – réunit 78 notices pour autant de « mises en prose ».

6 Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive au xvie siècle, Bruxelles, Palais des Académies, 1939 ; réimpr. Genève, Slatkine Reprints, 1969 et 2011, p. 391.

7 Tristan et Lancelot, éd. F. Benozzo, Alessandria, Edizioni DellOrso, 2001, p. 115 ; poème de dédicace à François Ier, v. 2-8. Dans son édition, C. Verchère adopte pour le v. 5 la leçon du manuscrit A : « du vieil Tristan » (Pierre Sala, Tristan, Paris, Champion, 2008, p. 135).

8 Pour le vocabulaire désignant cette opération de transcodage, je me permets de renvoyer à « Mettre en prose et synonymes. Quelques notes de lexique sur les “mises en prose” des xve-xvie siècles », Mélanges de langue et de littérature offerts au professeur Gilles Roussineau, éd. H. Biu, S. Hériché-Pradeau, S. Marcotte, G. Veysseyre, Paris, Classiques Garnier, sous presse. On trouvera ici en annexe – outre le prologue intégral de Guillaume de Palerne – les passages des prologues qui feront lobjet de mon commentaire, présentés selon un ordre chronologique approximatif.

9 La date du texte source, et par conséquent la distance chronologique et linguistique entre celle-ci et la réécriture, ne saurait être à elle seule en cause : les modèles en vers des adaptations citées ci-dessous datent dentre le xiie siècle et la fin du xve.

10 Les formules sont très proches les unes des autres et associent en général le substantif « histoire » au verbe « dire » ou synonymes : « comme nous dit lhistoire » (fol. b2r), « lhistoire nous racompte » (fol. b3r), « lhistoire ne dit en ce passaige… » (fol. e1r) etc.

11 « Sacrés les a et beneïs / Pape Clemens, uns apostoiles, / Qui fu entre les .II. Grigoires », éd. Micha, p. 318 ; le pape en question est Clément III (1187-1191), dont le pontificat se situe entre ceux de Grégoire VIII (octobre – décembre 1187) et, beaucoup plus tard, de Grégoire IX (1227-1241).

12 Je ne prendrai en compte ici que les commentaires introduits par Pierre Durand, indépendants donc des interventions du narrateur dans le modèle en vers. Sur le plan linguistique, ils contiennent soit un verbe à la P1, soit une adresse aux lecteurs à la P5, soit encore les deux.

13 Entre autres, Jean Wauquelin, tant dans la Belle Hélène de Constantinople que dans la Manequine, ou Philippe de Vigneulles dans les Lorrains, ou encore les prosateurs anonymes de Cligés, de Doolin de Mayence et de Guillaume dOrange : on verra les notices relatives à ces proses dans le Nouveau Répertoire cité (section « organisation du texte »).

14 Litalique signale les commentaires ajoutés par le prosateur.

15 Éd. Micha, p. 35.

16 Celle-ci, qui développe dans un sens religieux les mots que Guillaume adresse à Melior dans les v. 4031-4067, occupe tout entier le dernier paragraphe du chapitre 27 (fol. i4v-k1r).

17 Voir larticle cité à la n. 4 p. 391.

18 Ces mots correspondent significativement à une preteritio dans les vers : « Ne sai del duc que plus vos die », v. 2431.

19 Une expression proche se lit quelques pages plus haut, à propos des mêmes personnages et du même projet de mariage : « mais trop loing sont de leur entreprise… » (fol. f6r).

20 Au figuré, camus signifie « hébété, penaud, pantois » (DMF 2012), « penaud, déçu » (Huguet) : ladjectif confirme le sens de la locution qui précède (« se trouver en situation difficile ») ; celle-ci est certainement en rapport avec avoir des estoupes en sa quenoille, qui se lit dans les Cent nouvelles nouvelles (éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1996 : IX, ll. 139-140 ; XXXIII, ll. 276-277 ; LII, ll. 104-105).

21 Les textes sont tirés des notices du Nouveau répertoire de mises en prose cité ; les auteurs de chacune sont données en fin de citation.