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Classiques Garnier

Création du monde et poétique de l’œuvre L’imagerie hexamérale dans les manuscrits de l’Ovide moralisé

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 2, n° 30
    . varia
  • Auteur : Douchet (Sébastien)
  • Résumé : La tradition iconographique des six jours de la Création est exploitée dans les quatre manuscrits étudiés ici : elle fournit un ­commentaire sur le fonctionnement textuel de ­l’Ovide moralisé. De manuscrit en manuscrit, on observe ­l’évolution de la réception de ­l’œuvre, ­d’une lecture religieuse à une lecture poétique, Prométhée et Orphée supplantant la figure du Logos créateur. ­C’est un ­complet renversement épistémologique des modèles permettant de penser la création dans ­l’Ovide moralisé.
  • Pages : 49 à 74
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460982
  • ISBN : 978-2-8124-6098-2
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6098-2.p.0049
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Création du monde
et poétique de lœuvre

Limagerie hexamérale
dans les manuscrits de lOvide moralisé

Dans les années 1220, les coupoles du narthex de la basilique Saint-Marc de Venise sont ornées dun vaste programme iconographique. Ce narthex comporte en effet, aujourdhui encore, un vaste cycle de mosaïques inspiré dune bible byzantine du ve siècle, la Bible Cotton1. Ce cycle relate les événements majeurs du livre de la Genèse. Il débute donc par la création et la fondation du monde en six jours, récit que lon appelle également hexaméron. À lépoque de la décoration de ce narthex – soit peu de temps après la prise de Constantinople, en 1204 – les Vénitiens ont fait main basse sur une grande partie du territoire byzantin, et choisir dutiliser une bible grecque comme modèle pour décorer la basilique de la République de Venise constitue une façon de sapproprier symboliquement le patrimoine culturel byzantin et son prestige. On ne sétonnera donc pas que la coupole hexamérale soit dotée

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dun message politique. Ainsi, sil nest pas étonnant de trouver, aux pieds du Démiurge, un couple de lions – le roi des animaux – dans la scène de création des bêtes terrestres, il faut y voir aussi une allusion à lanimal qui emblématise Venise, le lion de saint Marc, et à travers lui lallégeance de Venise à Dieu2. On lit dans cette image la volonté de démontrer que, dès la création du monde, dès lOrigine, Venise a été lélue de Dieu, destinée par Lui à régner en maître sur la Méditerranée.

Cet exemple démontre quau Moyen Âge les images de lhexaméron nont pas simplement été utilisées pour illustrer le texte de lAncien Testament : elles lont également été pour produire un discours non théologique. Présenter un événement comme contemporain de lIn principio lui confère une extraordinaire puissance symbolique puisquil lenracine au moment même de la fondation du monde par le Logos créateur, et en fait une émanation directe de la volonté divine.

Or lhexaméron biblique est très largement exploité par quatre manuscrits de lOvide moralisé en vers. Les manuscrits de Paris (BnF, manuscrits français 871 et français 872), de Rouen (Bibliothèque Municipale, manuscrit O.4) et de Lyon (Bibliothèque Municipale, manuscrit 742) souvrent sur des illustrations qui exploitent limagerie hexamérale de leur époque et dont le sens sacré aussi bien que la valeur symbolique sont mis à contribution. On pourra trouver que ce choix iconographique en position liminaire des manuscrits de lOvide moralisé est peu audacieux, voire banal, dans la mesure où le premier livre de cette œuvre commence, dans la plupart de ses versions, par une création ovidienne du monde qui est ensuite expliquée à la lumière dun hexaméron biblique3. Toutefois, à linstar des mosaïques vénitiennes, ces images nont pas pour fonction dillustrer le récit biblique. Au seuil du livre, cest-à-dire au moment où sinitie et se fonde le discours poétique, liconographie hexamérale sert à élaborer un discours sur les usages littéraires de lOvide moralisé et les modes de la création poétique.

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Limage hexamérale comme indice discursif
et générique décalé (Paris, BnF, manuscrit français 872)

Si un manuscrit de lOvide moralisé exploite limagerie hexamérale de la façon la plus discrète qui soit, cest bien le BnF français 872. On trouve en tête de ce manuscrit, occupant les treize premières lignes de la première colonne, deux scènes inscrites dans linitiale historiée, le « S » de lincipit : « Se lescripture ne me ment ». La partie horizontale de la lettrine sépare lespace de limage en deux registres4 (fig. 12). Dans le registre supérieur, Dieu crée les luminaires. Dans le registre inférieur, Dieu crée Ève : celle-ci, à droite, sort du flanc dAdam allongé et endormi, sous le regard des animaux placés à gauche et derrière Dieu. Ces deux épisodes synthétisent lhexaméron et illustrent le récit de la genèse biblique que fait lauteur de lOvide moralisé pour expliquer (« espondre ») le sens caché du récit ovidien de la création. Mais on ne trouve ici aucune référence visuelle à ce dernier récit : linitiale, dont les illustrations se conforment au stéréotype hexaméral de son époque, aurait finalement très bien pu illustrer une bible, un ouvrage de théologie, dhistoire ou une encyclopédie5. Limagerie hexamérale employée est stéréotypée et na aucune fonction typologique de nature à corréler le récit biblique et le récit ovidien comme sy emploie le texte de lOvide moralisé.

Cependant, malgré son caractère apparemment anodin, notre enluminure diffère subtilement des illustrations habituelles de la création du monde. En effet, dans les textes sacrés, la typologie des images hexamérales fait apparaître une morphologie iconographique différente de ce que lon trouve dans le manuscrit français 872. Par exemple, dans

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de nombreuses bibles illustrées, on observe des cycles sous forme de séries de médaillons verticaux lovés dans le corps de linitiale « I » de lIn principio (fig. 14 et 15)6, des tableaux à compartiments (fig. 16, 17 et 18)7, des cadres autonomes (fig. 19, 20 et 21)8 ou des séries dinitiales historiées ne comportant quun seul tableau et réparties au fil du texte9. Dans le cas des initiales historiées, le corps de la lettre peut servir à séparer, et non à inclure, deux scènes qui sont alors réparties à droite et à gauche du « I10 », et parfois au dessus et au dessous11. Les exemples dinitiale « I » dont le corps enserre les images alors juxtaposées, comme dans notre manuscrit, sont relativement rares et imposent à lensemble une verticalité qui est absente de ce que lon observe dans notre « S ». Laspect de celui-ci impose, par sa forme torse et la taille des registres formés par ses panses, un écart par rapport aux habitudes et à la culture visuelles du lecteur12. Le « S » initial de notre texte présente donc une

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structuration différente et inattendue des scènes hexamérales telles quon les trouve habituellement dans les bibles, que celles-ci soient françaises ou latines. Lhorizon dattente du lecteur médiéval nous semble ici subtilement déjoué, et cette organisation de limage crée intentionnellement un effet de discordance entre le sujet et son traitement traditionnel13.

Si, pour illustrer lOvide moralisé, le choix liminaire dune scène de creatio mundi indique au lecteur que le texte du manuscrit quil a entre les mains se place, en son seuil, sous les auspices de la création divine et de la parole biblique, son organisation visuelle décalée suggère que son discours de nature chrétienne ne sera pas organisé selon les procédures narratives auxquelles le lecteur est habitué. Ni récit biblique ou historique, ni commentaire théologique ou encyclopédique, ce manuscrit de lOvide moralisé possède une singularité discursive et générique que signale cette modeste vignette. Cependant, il ne sagit tout au plus que dun signal qui renvoie à la spécificité textuelle de lOvide moralisé et non dun mode demploi métatextuel (il faudrait dire « métavisuel ») de son fonctionnement typologique. Les procédures herméneutiques de lOvide moralisé, qui se fonde sur un commentaire analogique, ne sont en effet pas relayées par cette image, contrairement à ce que nous trouvons dans les autres manuscrits de lOvide moralisé.

Détournement des cycles hexaméraux
(Rouen, Bibliothèque municipale, manuscrit O.4)

Le manuscrit O.4 de Rouen, le plus ancien et le plus célèbre des manuscrits illustrés de lOvide moralisé, ne propose pas douverture iconographique hexamérale. Limage frontispice, bien connue, représente des créatures hybrides, se métamorphosant ou métamorphosées, dont le lecteur va découvrir les péripéties14 (fig. 1). Ce sont les fables ovidiennes qui sont introduites, et dans ce frontispice il ny a visiblement pas

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dallusion aux commentaires chrétiens présents dans lœuvre. Toutefois, je voudrais montrer que, contre toute attente, il y a bien une allusion visible à lhexaméron. Car si dans un premier temps, comme laurait dit Daniel Arasse, on ny voit rien15, rien qui soit en rapport avec une création du monde, en réalité la topique iconographique hexamérale se trouve bien là, en creux.

Commençons par noter que le thème et limagerie de la creatio mundi ne sont pas absents de ce manuscrit. Les pages qui suivent le frontispice proposent une Création sous la forme dun petit cycle de 6 images : création du monde par un Dieu architecte, compas en main, au fol. 16v (fig. 2) ; création des quatre éléments aux fol. 17r (fig. 3) et fol. 17v ; création de la végétation au fol. 17v (fig. 22) ; création des luminaires, des animaux des airs et des animaux terrestres au fol. 18r (fig. 23) ; création dAdam au fol. 18r (fig. 24). Toutefois on sera surpris de constater que ce petit cycle hexaméral sinsère dans la partie du livre I de lOvide moralisé qui fait le récit de la création ovidienne du monde et non dans le texte où lauteur expose la vérité chrétienne de la fable par le récit de la genèse biblique en six jours.

Ce décalage entre image et propos est inattendu et saccompagne dun autre décalage puisque dans ce cycle sont insérées deux images qui nont rien à voir avec lhexaméron : une image qui figure Ovide écrivant (fol. 16v, fig. 2) et une autre où lon voit Ovide expliquer à une assistance la structure du monde à partir de la métaphore de lœuf (dont le nom latin, ovum, est associé à son nom, Ovide, fol. 17r, fig. 4)16. La première de ces deux images se trouve immédiatement après le frontispice des métamorphoses, à son verso, et établit un parallèle très net entre le Dieu créateur et Ovide au travail. Divisée en deux registres de même taille, limage est construite en chiasme et met en miroir Dieu et Ovide, assis face à face dans la même position et penchés sur leur travail respectif de création, compas à la main traçant le monde pour lun, calame et grattoir à la main copiant un manuscrit pour lautre. La présence, dans une même image, de Dieu et dun personnage écrivant est attestée dans liconographie médiévale. Cependant il sagit dun type dimages

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où Dieu, depuis la sphère céleste, inspire un prophète ou un saint17. Or lOvide moralisé nest pas un texte inspiré et je ne connais pas dautres exemples de parallèle si net entre le Dieu créateur et un auteur écrivant. Marc-René Jung analyse cette image comme une illustration de la théorie de la création divine et de la création humaine18. À gauche, Dieu façonne lunivers « sans ayde de nulle rien / sans point de prejacent mairien » comme nous le lisons dans les deux vers du manuscrit de Rouen qui se trouvent immédiatement au-dessus de limage (fol. 16v). À droite, dans un codex à la page encore blanche, Ovide copie un livre ouvert devant lui dont les deux pages sont couvertes de texte : Dieu crée à partir de rien tandis que lhomme ne crée quà partir de ce qui existe déjà.

Il est possible de pousser un peu plus loin lanalyse de Marc-René Jung : cette vignette ne fait pas quillustrer la théorie dune création humaine en tant que création par la copie et la reprise. Elle la met également en pratique dans la mesure où elle est elle-même une reprise de deux types iconographiques très courants qui existent séparément dans les manuscrits et quelle conjoint ici de façon créatrice : le créateur au compas et le scribe à son pupitre19 (fig. 18 pour le Logos au compas et fig. 25 pour le scribe). Si lon peut dire de cette vignette quelle est créative et innovante, cest parce quelle recycle un matériau iconographique préexistant, un prejacent mairien, et quelle linsère dans un contexte livresque inhabituel en vue de lui donner une fonction nouvelle,

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à savoir tenir un discours de type métapoétique. Cette image nillustre ni la création du monde, ni lécriture des Métamorphoses mais bien un principe de création littéraire en général. Et ce principe est parfaitement en accord avec la dialectique qui régit la méthode herméneutique de lOvide moralisé : créer un texte nouveau en associant deux matériaux textuels préexistants, les fables dOvide et la littérature chrétienne, selon un rapport dialectique fondé sur lallégorie et lanalogie.

Les deux images suivantes fonctionnent selon le même principe : au recto du fol. 17, on trouve dans la colonne de gauche une image qui, dans un hexaméron, représenterait lorganisation du chaos en quatre strates élémentaires (fig. 3)20. On y voit Dieu devant une sphère figurée par quatre anneaux concentriques : la terre au centre (disque marron-gris avec des traits figurant des monticules), puis, en allant vers la périphérie, leau (anneau bleu avec des traits ondulés blancs), lair (cercle blanc) et le feu (cercle rouge). Dans la colonne de droite lenlumineur a représenté le passage de lOvide moralisé dans lequel le personnage dOvide compare les quatre strates du cosmos (terre, mer, air et ciel) à un œuf :

Pour manifester clerement

Et pour donner entendement

Comment vait li ordenemens

Et laissise des elemens,

A ce veoir nous avisa

Ovides qui loeuf devisa.

Si vault similitude faire

Tel qui le nous moustre et desclaire

Apertement, si come je cuit :

Cest par loeuf en quoque cuit.

En loeuf, ce me samble, a .iii. choses

Qui sont dedens la quoque encloses :

Le moieuf, laubun, la pelete

Qi plus est pres de la quoquete.

Li moieus nous note la terre,

Queinsi com li aubuns lenserre

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Par cui nous devons la mer prendre.

Tout ensement doit len entendre

Que la terre est avironnee

De mer. Aprez est ordenee

La pelete tenvre et deugie

Qui sor ces .ii. est assegie.

Tout ensement vault Dieux former

Lair moiste sor terre et sor mer.

Aprez vient par ordement

La quoque qui lestendement

Dou ciel nous represente et note.

Ovide moralisé, Bibliothèque municipale de Rouen, manuscrit O.4,

fol. 17r col. b – 17v col. a (nous soulignons).

La première image est insérée juste avant lextrait ci-dessous afin dillustrer le passage qui décrit la séparation des éléments selon le récit ovidien. La seconde est insérée à la fin de cet extrait :

Ceste discordable jointure

Desjoint Dieux naturans nature

Qui tout ordene a son voloir.

De la terre dessevra lair,

Et mer de terre et lair de feu.

Si mist chascun en certain leu

Et lia par pais accordable.

Or est lor ordenance estable.

Le celestaux feus sailli

Ou plus haut siege, et enpres li

Li airs, qui de leu le resamble

Et de legiereté ensamble,

Plus que la terre et mer ne font.

La terre est assise en parfont

Qui plus est espesse et pesenz

Pour les choses qui sont enz.

La mer laçaint a la reonde

Qui les bras estent par le monde.

Ovide moralisé, Bibliothèque municipale de Rouen, manuscrit O.4,

fol. 17 col. b (nous soulignons).

Dun point de vue strictement visuel, la première image illustre la création des éléments de la cosmogonie ovidienne mais sert également de support à la comparaison, à la « similitude », entre lœuf et le cosmos élémentaire. Autrement dit, limage de gauche est le pivot dun

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réseau sémantique qui se déploie aussi bien en direction du texte quen direction de limage dOvide tenant lœuf, ce qui lui confère une force polysémique qui brouille sa signification hexamérale première. Ainsi lenlumineur détourne limage biblique de création du monde en jouant sur ses potentialités et sa plasticité sémantiques. Ce détournement se double dune rupture de la continuité narrative du cycle hexaméral que créent les images dOvide qui sy intercalent. Si bien que lenlumineur surimpose à la fonction narrative des images de la création du monde une fonction discursive (elles commentent le texte et limage) et métapoétique (elles expliquent le fonctionnement littéraire de lOvide moralisé).

En guise dhypothèse et de conclusion sur le manuscrit rouennais, on peut suggérer que ce recyclage dun stéréotype iconographique se lit dès la première page à travers lexploitation qui est faite dun cadre à huit médaillons. En effet, ce type de structure visuelle est commun et sert fréquemment de frontispice aux bibles pour illustrer lhexaméron (comparer les fig. 16 et 17 à la fig. 1)21. Tout se passe donc comme si lenlumineur avait évidé le cadre dun frontispice hexaméral pour lorner de sujets ovidiens, détournant ainsi un code iconographique biblique. Si tel est le cas, alors on peut avancer que louverture de ce manuscrit fonctionne comme un pastiche sérieux dans lequel le style iconographique biblique de lhexaméron est imité en vue dillustrer le procédé de paraphrase des fables par le commentateur chrétien qui se fonde sur le concept de similitude.

Finalement, même si le manuscrit de Rouen possède une iconographie bien plus élaborée que celle du manuscrit BnF français 872, un principe commun gouverne lusage quils font de limagerie hexamérale : dans les deux cas la reprise des codes visuels de liconographie biblique hexamérale instaure un horizon dattente qui est rompu par des effets de discordance qui resémantisent les images dans la perspective typologique de lOvide moralisé.

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Lhexaméron au sens littéral
(Lyon, Bibliothèque municipale, manuscrit 742)

Si lon tient pour acquise lidée selon laquelle limagerie hexamérale dans les manuscrits de lOvide moralisé nest pas investie dune fonction dillustration de la création du monde par le Dieu chrétien, mais sert de support à un discours sur les modes de création du sens dans le texte qui les contient, alors il est possible de réévaluer la célèbre image frontispice du manuscrit 742 de Lyon22 (fig. 10). Celle-ci a été étudiée et commentée à de multiples reprises, et fort bien, notamment par Reinhard Steiner et Julia Drobinsky23. Mais il me semble que deux points importants nont pas été vus à propos des figures de Prométhée et du dieu créateur.

Il nest pas surprenant de trouver un Prométhée dans limage frontispice puisque celui-ci est le premier personnage mythologique qui se rencontre dans lOvide moralisé. Pourtant, représenter Prométhée nallait pas de soi car, sauf erreur de ma part, il sagit de la première représentation de Prométhée dans liconographie médiévale24. Lintérêt de cette observation, cest que lenlumineur, qui ne sappuie pas sur des représentations tardo-antiques pour inventer sa figure, a dû inventer de toutes pièces son Prométhée en image25. Pour cela il puise dans une double tradition iconographique et littéraire.

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Sur le versant littéraire, il exploite les données de lOvide moralisé lui-même, dont dérivent dune part le flambeau que Prométhée tient dans sa main droite et dautre part la statue allongée sur le sol quil tient de son autre main (fig. 10). Selon la traduction dOvide, Prométhée forme lhomme à limage des dieux, créant une statue à partir de terre et deau, et selon la glose citée par lauteur de lOvide moralisé, Prométhée a volé au char du soleil un flambeau ardent grâce auquel il donne « esperit de vie » à sa statue26 :

Li fils Japeti, sans doubtance,

Promotheus, qui moult savoit,

De terre et deve faicte avoit

Une ymage a la semblance

Des dieux qui tout ont la puissance

De toutes choses ordenner.

La flabe dit que pour donner

A lymage esperit de vie

Ot du char du soleil ravie

Une luisant faille enflammee

Dont il ot lymage enimee.

Et tout aient les autres bestes

Vers terre enclinees les testes.

Haut visaige a homme donna :

Tel le fist et lordena

Que le ciel voie a son vouloir,

Saille a deux piez dreciez vers lair.

Ovide moralisé, Bibliothèque municipale de Lyon, manuscrit 742,

fol. 5v, col b (nous soulignons).

Cependant deux éléments remarquables sont inventés et ajoutés par lenlumineur : le turban et les trois astres au-dessus de Prométhée.

Le choix dun turban, attribut traditionnel du païen27, pose clairement Prométhée en personnage de la fable païenne, lintention étant de fixer le personnage dans une époque antérieure à lavènement du Christ. Quant aux trois astres, ils posent un problème didentification. Françoise

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Clier-Colombani propose de voir dans le choix du chiffre trois lillustration de la nature trinitaire du Dieu de gloire préexistant à sa création. Cette remarque permet dinsérer la fable païenne de Prométhée dans le projet divin de la création, mais sans que lon comprenne très bien quels rapports entretiennent lallusion trinitaire au Dieu chrétien et la figure de Prométhée. Par ailleurs, je ne connais pas, iconographiquement, de représentation de la Trinité sous forme de trois astres et accorder à ces derniers une signification chrétienne me semble douteux28.

Pour réduire la difficulté, on peut formuler au sujet de ces trois astres deux hypothèses complémentaires. Tout dabord, dans liconographie de lépoque, un cercle jaune, orange ou doré pourvu de courbes émanant de son centre est en général un code pour signifier le soleil29 (fig. 12, 15, 16, 17, 18 et 23). Ce choix de la part du manuscrit de Lyon me paraît pouvoir faire référence dune part à lOvide moralisé lui-même qui mentionne le « char du soleil » auquel Prométhée a volé le flambeau qui insuffle la vie à la statue de Prométhée, et dautre part à lépisode du vol du feu dans le ciel divin tel quon le trouve chez les mythographes :

Et dum videret caelestia animata et vigore vegetata phoebaicis rotis applicans faculam, ignem consequitur, quem hominis applicans pectori, animatum reddidit.

Deuxième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. G.-H. Bode, Schulze, 1834, § 63 (nous soulignons).

Dans lexpression rota phoebica, le mot rota semble avoir été compris non dans le sens de « roue » ou de « char » mais dans celui de « cercle », de « disque » du soleil, sens admis en latin. Ce qui explique la forme circulaire quont ces astres dans limage du manuscrit lyonnais. Mais pourquoi trois soleils et non un seul ? Il pourrait sagir dune traduction visuelle du pluriel rotis que lon trouve chez le deuxième mythographe. Cette triplication visuelle crée une emphase dont leffet est de souligner

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le rôle central que joue le soleil dans la fable de Prométhée. Plus quun simple élément de décor, il devient ici une pièce signifiante du dispositif iconographique. Par cette référence appuyée au vol du feu solaire, lenlumineur aurait eu le souci détoffer le contenu mythologique de lhistoire de Prométhée et dinscrire ainsi le personnage dans une tradition littéraire plus vaste, celle des mythographes.

Par ailleurs, lhypothèse de Julia Drobinsky selon laquelle ces astres sont ceux créés par Dieu au 4e jour (soleil, étoile et lune) me paraît à la fois erronée et pertinente30. Erronée parce que dans liconographie de la création des luminaires il est rare que soleil, lune et étoiles ne soient pas distingués formellement ou stylistiquement31. Mais cette remarque de Julia Drobinsky est pertinente car elle souligne le fait que lillustrateur, pour représenter ce Prométhée conforme aux connaissances mythographiques de son temps, exploite les codes iconographiques de lhexaméron et a représenté les soleils selon une technique que nous retrouvons dans de nombreuses images de la création de luminaires. En plus de ces trois astres qui rappellent visuellement ceux créés par Dieu lors du 4e jour, lenlumineur a placé Prométhée dans un environnement où se retrouvent la végétation, créée le 3e jour, et les animaux, créés le 5e jour, complétant ainsi lhybridation de limage32.

Venons-en au second personnage de la scène, celui situé à gauche (fig. 10). Ce dernier est toujours décrit par la critique comme le Dieu chrétien qui créa le monde en six jours. Cette identification sappuie sur deux séries dindices. Dune part des motifs iconiques : en effet, le nimbe crucifère, le chaos en masse en train dêtre organisé ainsi que la posture du personnage font bien signe en direction du créateur biblique33. Dautre part la composition symétrique de limage met en

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parallèle le créateur et Prométhée : elle suggère ainsi dautant plus une lecture allégorique que Prométhée est dans une position qui ressemble à celle de Dieu créant Adam34.

Cependant de nombreux éléments contredisent les grandes tendances que lon observe dans limagerie hexamérale, et nous proposons de nuancer et préciser lidentification de ce créateur. Dans la topique hexamérale, les animaux de la création, et plus précisément les mammifères, regardent presque toujours le créateur (fig. 17, 18, 27), et lorsque ce nest pas le cas, le lion, le premier des animaux, lui, le regarde35 (fig. 21). Or, ici le lion regarde Prométhée et rappelle que ce dernier, dans la tradition médiévale36, a attribué leurs qualités aux animaux, et en premier lieu au lion :

Prometheus quum hominem fingeret, jussu deorum ex omnibus animalibus particulas, prout erat eorum natura, e apponebat. Unde vim leonis stomacho dicitur aposuisse idcirco, quod iracundia magis accendamur ; timorem a lepore, astutiam a vulpe, a serpente prudentiam, a columba simplicitatem.

Deuxième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 63 (nous soulignons).

Par ailleurs, dans la très grande majorité des cas, le Dieu de la Genèse forme le monde tourné vers la droite du lecteur. Or il est ici tourné vers la gauche. De plus, limage du Dieu créateur modelant une masse informe qui figure le chaos primordial nest pas très fréquente pour représenter

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lorganisation du chaos, et les exemples de ce genre ne sont pas légion37 (fig. 14 et 27). La solution la plus fréquemment adoptée au Moyen Âge pour résoudre en image le problème de la mise en ordre du chaos consiste à figurer les quatre éléments disposés en strates ou en cercles concentriques38 (fig. 18, 19 et 26). Pour terminer, il faut rappeler que le texte de lOvide moralisé du manuscrit de Lyon ne comporte pas de commentaires allégoriques. Conséquence importante : le récit de la genèse biblique en est absent (suppression des vers 341-453 dans lédition De Boer). Comme le dit Marc-René Jung, ce manuscrit contient non pas un Ovide moralisé, mais des Fables dOvide avec des commentaires physiques, historiques ou moraux, mais pas chrétiens39. Il ny a donc aucune raison pour que lenlumineur ait eu lintention de représenter le Dieu de la genèse biblique dans son image.

Quelles conclusions tirer de ces remarques ? En réalité, nous avons ici bel et bien une illustration de la création ovidienne telle que le manuscrit la narre dans ces Fables dOvide :

Avant la mer, avant la terre,

Et le ciel qui tout cueuvre et serre

Estoit un seul vulz de nature

En tout le mond si comme y dure.

Tout yere enveloppez en tasse

Le monde en une obscure masse.

Chaos avoit non li mencieulx

Dont fu fait la terre et li cieulx.

Ce nert fors .i. moncel de forme

Ou tout estoit en descordance

Jointe des choses la semence. []

Si navoient li élément

Nul certain establissement.

Tuit iere ensemble confus,

Et mer et terre et airs et feus. []

Ceste descordable jointure

Desjoint Dieux naturans nature

Qui tout ordene a son vouloir.

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Fables dOvide, Bibliothèque municipale de Lyon, manuscrit 742, fol. 4v col. b et fol. 5r col. a (nous soulignons).

La scène dorganisation du chaos que nous avons sous les yeux dans limage frontispice du manuscrit lyonnais est celle de la fable ovidienne. Mais cette création ovidienne nayant pas de précédent iconographique médiéval pour représenter le dieu sans visage dOvide, lenlumineur a choisi pour modèle le seul créateur possible pour un médiéval, le dieu chrétien. Si aujourdhui, lorsque nous lisons le texte latin dune édition des Métamorphoses dOvide, nous comprenons quun dieu indéfini et païen, nommé simplement deus au v. 21 des Métamorphoses, a créé le monde, en revanche, ce que lit un lecteur médiéval dans un manuscrit latin dOvide, chaussé de ses lunettes culturelles, cest que Dieu (deus avec ou sans majuscule dans la scripta manuscrite) a créé le monde. Autrement dit, lintention qui préside à cette image est bien de représenter le deus de la fable ovidienne en regard de Prométhée, mais sous laspect du seul créateur ex nihilo possible, le Dieu chrétien. Nous ne sommes donc pas ici en présence dune image à caractère typologique, mais dune image illustrative qui reprend, une fois encore, limagerie hexamérale pour se construire. Elle intègre ainsi Dieu à la fiction ovidienne et lidentifie au deus de lépisode de la cosmogonie ovidienne au lieu den faire une figure typologique historique de lIn principio.

Cette image est donc innovante car elle illustre pour la première fois au Moyen Âge le deus créateur dOvide et le personnage Prométhée. Ce qui est trompeur pour le lecteur moderne, cest que lenlumineur a travaillé à partir de ce quil connaissait, à savoir les codes iconographiques bibliques. Cependant il a pris soin dintroduire des éléments discordants par rapport à la topique hexamérale pour souligner le fait quil illustre non pas le livre de la Genèse mais un Ovide fabuleux enrichi de connaissances mythographiques.

Je rejoins donc partiellement les conclusions de Julia Drobinsky à propos du manuscrit lyonnais : il y a bien dans cette image un procédé de « surimpression », mais pas de « juxtaposition » qui « mime[rait] le discours herméneutique » de lOvide moralisé, car cette image est une illustration littérale de la fable40. En revanche, ce procédé de juxtaposition à visée allégorique apparaît dans le manuscrit BnF, français 871, dont limage frontispice dérive du manuscrit lyonnais.

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Prométhée et Orphée, savants créateurs
(Paris, BnF, manuscrit français 871)

Ce qui frappe immédiatement, dans le manuscrit français 871, cest que lenlumineur recompose la scène lyonnaise et la compartimente en quatre cartouches, moyennant lajout de la scène de création dAdam et Ève par Dieu41 (fig. 11). On y retrouve en effet en haut à gauche le créateur qui de sa main droite organise le chaos (le mot est inscrit en haut à droite de cette image), en bas à gauche Prométhée (Prometheus, lit-on) animant sa statue de son flambeau, en haut à droite les trois types danimaux de la création (animaux terrestres, marins et aériens) et en bas à droite Dieu tirant Ève dAdam. Lenlumineur crée ainsi un dispositif qui juxtapose fable ovidienne et imagerie hexamérale, et met en place un mode de lecture allégorique qui transpose visuellement le fonctionnement herméneutique textuel de lOvide moralisé.

En effet, ce compartimentage permet dorganiser les images verticalement et horizontalement. Les inscriptions qui se trouvent au-dessus de chacun des deux registres verticaux sont éloquentes : la « fabularis historia », histoire selon la fable, est représentée par la scène de mise en ordre du chaos par le dieu dOvide et par la création de lhomme par Prométhée (ce qui dailleurs indique que lenlumineur parisien a compris que lenlumineur lyonnais avait représenté non pas le Dieu de la Bible mais bien le dieu de la fable dOvide42). L« allegorica historia »

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est représentée par la création des animaux et celle dAdam et Ève. Lenlumineur dévoile ainsi le sens chrétien de la fable ovidienne en pratiquant en images la technique de lintegumentum.

Pour adapter limage lyonnaise à ce dispositif typologique, lenlumineur a procédé à une innovation et à des retouches. Linnovation, cest lintégration à liconographie de lOvide moralisé dune création dAdam et Ève, tout à fait conforme aux canons de liconographie biblique43 (fig. 16, 17, 18 et surtout 20). En ce qui concerne les retouches, on relève trois points : la scène de création des animaux, inspirée du manuscrit lyonnais, montre des mammifères qui sont cette fois-ci tous tournés dans la même direction. Lenlumineur replace cette scène dans le champ iconographique biblique en reprenant le motif conventionnel des animaux regardant leur Créateur. Par ailleurs, le chaos nest plus figuré par une masse informe au bout du bras du démiurge. Il est inscrit dans le paysage et figuré par des roches nues aux formes chaotiques (comme lindique linscription chaos au-dessus). La forme qui se trouve au bout du bras est une nuée qui semble signifier la puissance formatrice du dieu. Ceci ne correspond à aucun modèle hexaméral, ce qui renforce lidentification de ce personnage avec le deus ovidien. Enfin, le turban de Prométhée a été remplacé par un bonnet. Ce changement dattribut vestimentaire nest pas indifférent car il induit une modification du sens de la figure de Prométhée.

En effet, pour comprendre la signification de cette sorte de bonnet phrygien à la calotte rabattue en avant, nous pouvons formuler une hypothèse : il sagit du bonnet du savant et du philosophe44. Si tel est

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le cas, il sagit dune mise en image dun commentaire que lon ne trouve pas chez Ovide mais sous la plume de son traducteur français : « Prometheus qui moult savoit45 ». Doù provient cette incidente dans le texte de lOvide moralisé ? Dans la tradition littéraire évhémériste tardo-antique et médiévale, Prométhée est une figure de savant qui transmet son savoir aux hommes46. Chez Augustin, dans la Cité de Dieu, Prométhée est qualifié doptimus sapientiae47 et cette conception se retrouve entre autres chez Isidore de Séville, Vincent de Beauvais ou Pierre le Mangeur, auteurs selon qui Prométhée a inventé la science de la statuaire et a instruit les hommes incultes : « de rudibus doctos fecit48 ». Dans les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande, Prométhée enseigne lart aux hommes et élève leurs esprits aux espaces célestes49. Chez les mythographes, à la suite de Servius et de ses commentaires de Virgile, Prométhée est un astronome qui connaît le cours des corps célestes et qui enseigne la science des astres aux Assyriens.

Lenlumineur met en valeur la conception médiévale dun Prométhée savant et astronome en représentant une frise parsemée détoiles qui traverse les images depuis la création ovidienne du monde jusquà Prométhée, et aboutit aux trois astres que nous trouvions déjà dans le manuscrit

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lyonnais50. Ces trois astres sont toutefois figurés différemment ici : ils ne sont stylistiquement pas topiques des représentations hexamérales et prennent un autre sens. Ils sont dessinés au moyen de deux cercles concentriques dont le cercle extérieur est plus grand que les autres astres du ciel. Autrement dit, ces trois astres évoquent le propos du Troisième mythographe, qui raconte comment Prométhée montrait aux Assyriens les plus grands astres du ciel en leur apprenant leur position :

Hic primus astrologiam Assyriis indicavit, quam residens in Caucaso altissimo nimia cura et sollicitudine perviderat. Hic autem mons est positus circa Assyrios, vicinus paene sideribus ; unde etiam majora astra demonstrat, et diligenter eorum ortus occasusque significat.

Troisième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 11 (nous soulignons).

Cette reconfiguration de limage de Prométhée en fait donc un personnage de la connaissance et de sa transmission, ce qui saccorde avec le projet didactique de lOvide moralisé.

Mais les implications de cette reconfiguration iconographique du manuscrit lyonnais dépassent le cadre de limage frontispice et se déploient au-delà de la première page. En effet, lenlumineur a construit un système élaboré déchos visuels et culturels entre la première image du manuscrit et les autres. On trouve dabord une peinture du mont Hélicon avec Apollon, les Muses, les Piérides transformées en pies, Pallas et Pégase (fol. 116v, fig. 29). Plus loin, trois scènes occupant un même folio racontent lhistoire dOrphée et dEurydice (fol. 196r, fig. 30), qui sachève avec la vision dOrphée séduisant les animaux, les arbres et les fleuves au son de sa harpe (fol. 196v, fig. 31). Marc-René Jung écrit que leur « message poétique [] semble évident, mais il ny a rien dans le texte de ce manuscrit qui aurait privilégié une telle “lecture”51 ». Si en effet Apollon, les Muses et Orphée renvoient de façon inattendue à la sphère du poétique, on peut toutefois préciser la spécificité et les enjeux de ce choix en analysant les liens nombreux tissés entre les miniatures du codex.

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La frise astronomique du frontispice se retrouve dans toutes ces images : elle instaure un continuum visuel entre les illustrations initiales et celles du cycle dOrphée, et entre celles du cycle elles-mêmes. Cette continuité est renforcée par le motif de la source et de la rivière. En effet, dans la scène de création des animaux, lenlumineur a ajouté une source qui nexistait pas dans le modèle lyonnais. Dans limage des Muses, nous retrouvons une source et son ruisseau : celle quouvre Pégase de son sabot, sur le mont Hélicon, séjour des neuf sœurs, et dont le cours nous invite à relier les deux images. Au livre IV, la source est décrite comme la fontaine de toutes les sciences :

Et du sanc [de la Gorgone Méduse] nasqui sans arreste

Pegasus un cheval volant.

Cilz [Persée] senfui par lair volant,

Par orgueil et par fierté.

Le cheval a du pié hurté,

Par grant ire et par grant engaigne,

Enelichone la montaigne :

Soubz son pié nasqui la fontaine

Belle et clere, serree et saine

Ou les Muses sestudierent

Qui les sciences controuverent.

Ovide moralisé, manuscrit Paris BnF français 871, fol. 89 col. a.

Au livre V, Pallas rend visite aux Muses sur le mont Hélicon pour voir de ses yeux cette « fontaine de Clergie » à laquelle elles puisent leur inspiration. Autrement dit, à linstar de Prométhée, les Muses sont représentées comme des figures de la création savante. La présence de Pallas, déesse de la sagesse, est intéressante car selon les mythographes, cest Pallas qui a élevé Prométhée au ciel pour laider à voler le feu du soleil, feu qui symbolise la connaissance des astres :

Prometheus hominem ex luto fecit, eumque inanimatum atque insensibilem finxit. Cujus opus Minerva mirata, spopondit ei quicquid vellet de donis caelestibus haberentur ; sed si fieri posset, ut se usque ad superos elevaret, petiit, ut quid suo operi congrueret, ipse cerneret et eligeret. Illa ergo eum clypeo suo impositum in caelum detulit. Illic quum videret corpora caelestia flammatis animata vegetari vaporibus, clanculum ferulam rotae Phoebi applicans, ignem furatus est.

Troisième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 11.

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La présence de Pallas établit donc un lien avec Prométhée. En élevant Prométhée au ciel, la déesse de la sagesse fait accéder ce dernier à un savoir quasi-divin, ce que les commentateurs médiévaux ont traduit par une glose étymologique sur le nom de Prométhée : « primus et theos quod est quasi primus deus52 ». Tels sont les liens qui unissent ce cycle avec limage liminaire de Prométhée, et dont la thématique commune est la connaissance savante. Mais limage frontispice tisse aussi des liens du côté dOrphée.

Toujours au livre VI, Uranie raconte à Pallas comment les neuf filles de Piéros sont venues les défier dans un concours déloquence afin daccaparer cette fontaine. Mais ayant perdu ce concours, elles ont été transformées en pies. La Muse qui a vaincu les Piérides est Calliopée, Muse de la rhétorique et mère dOrphée, ce qui crée cette fois-ci un lien entre le cycle dOrphée et limage des Muses. Par ailleurs, la présence de Pallas dans limage continue de rappeler Prométhée en sous-main. Quant à Apollon, il napparaît pas dans les récits de la fontaine de Clergie de lOvide moralisé. Mais lenlumineur ladjoint quand même à son illustration, sans doute en tant que musagète, et aussi parce quil est le père dOrphée53 à qui il a fait don de sa lyre54. Or, dans les illustrations, la lyre que tient Apollon est la même que celle que tient Orphée. Le cycle iconographique du manuscrit 871 relie ainsi Prométhée à Pallas, Pallas à Apollon et aux Muses puis Apollon et les Muses à Orphée.

Je passe sur les deux premières images du cycle narratif dOrphée pour arriver à limage finale. Nous y retrouvons, de limage frontispice, la frise astronomique, lélément aquatique, les animaux et les arbres que séduit Orphée par son chant. Cest chez les mythographes médiévaux que lauteur trouve lidée quOrphée a détourné le cours des fleuves

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et séduit les arbres55. Un glossateur des Integumenta Ovidii de Jean de Garlande explique même que les arbres émus par le chant symbolisent les hommes incultes qui se penchent sur le savoir et apprennent grâce à la lyre orphique56. Dans lOvide moralisé ce sont les saints qui peuplent la terre, et le chant dOrphée est « melodieuz et delitable » et plein de « doctrine57 ». Nous retrouvons là un trait quOrphée partage avec Prométhée : cest une figure dartiste-savant qui éduque les hommes. Jajoute pour terminer, que dans la culture médiévale, Orphée est, comme Prométhée, un astronome58. Unifié par la frise astronomique qui lorne, le cycle iconographique relie le frontispice de Prométhée et les images finales dOrphée à la lyre – tous deux figures de savants –, création du monde, création de lhomme et création poétique : la boucle est bouclée.

La réélaboration de limage du manuscrit lyonnais par le manuscrit parisien me semble donc en modifier profondément le sens. Abandonnant le principe dune imagerie à vocation littérale, lenlumineur a créé un cycle iconographique dont les pierres angulaires sont les personnages de Prométhée et dOrphée. Le centrage de la fin du programme iconographique sur un personnage de poète lyrique pourrait surprendre de prime abord dans un texte comme lOvide moralisé. Mais ce cycle iconographique représente – de façon elle-même savante – des personnages qui sont avant tout et qui ont en commun dêtre des créateurs savants. Dieu, Prométhée, Orphée créateurs de la main ou de la parole59, sont

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mis en regard par le tableau typologique du frontispice qui articule fables et moralisations chrétiennes, et par le tissage de motifs récurrents, ressemblants et analogues. Les procédés employés renvoient au mode de fonctionnement de lOvide moralisé (herméneutique typologique et analogie poétique), œuvre elle aussi savante et à vocation didactique qui pratique une poésie qui est « pour nostre enseignement60 ».

Conclusion

Limagerie hexamérale telle que les enlumineurs la réélaborent est donc investie de rôles sensiblement différents selon les manuscrits.

Dans le manuscrit BnF français 872, elle indique discrètement la nature dun projet littéraire qui coule un propos religieux dans le moule poétique singulier de lOvide moralisé et de son herméneutique. Dans le manuscrit de Rouen, manuscrit sans gloses chrétiennes, cette imagerie est amplifiée mais détournée de son sens premier pour être recyclée par la fable quelle encadre et quelle illustre par sa plasticité sémantique. Dans le manuscrit de Lyon, elle est encore un peu plus vidée de sa substance puisque ce nest plus que par évocations et par fragments quelle est employée. Elle illustre alors des sujets neufs – Prométhée et le dieu de la création ovidienne – avec lesquels elle nentretient plus quun rapport dordre littéral qui privilégie la fiction à lHistoire. Enfin, dans le manuscrit BnF français 871, limagerie hexamérale napparaît plus que comme une simple pièce insérée dans un dispositif plus vaste. Le cycle iconographique réévalue la portée créatrice de lOvide moralisé qui se définit moins par son rapport au discours religieux (hexaméral en son seuil et théologique en général) que par sa tonalité savante et didactique qui se déploie à travers une herméneutique de la typologie et une poétique de lanalogie, laquelle se reconnaît davantage dans le modèle antique dOrphée que dans limage chrétienne du Logos créateur.

Entre le premier et le dernier des manuscrits étudiés, nous assistons donc à un total renversement épistémologique des modèles permettant

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de penser la création dans lOvide moralisé. Dans tous les cas, létude de limagerie hexamérale de ses manuscrits permet de mieux comprendre la réception médiévale de ce texte et la façon dont a été pensée sa poétique.

Sébastien Douchet

Université dAix-Marseille

CIELAM (EA 4235) / CUERMA

1 Sur les liens entre lillustration de lhexaméron et cette bible, on consultera J.J. Tikkanen, « Die Genesis Mosaiken von San Marco in Venedig und ihr Verhältnis zu den Miniaturen der Cottonbibel nebst einer Untersuchung über den Ursprung der mittelalterlichen Genesisdarstellung besonders in der byzantinischen und italienischen Kunst », Acta Societatis Scientiarum Fennicae, 17, 1889, p. 205-357 ; H. Omont, « Fragments du manuscrit de la Genèse de Robert Cotton conservés parmi les papiers de Peiresc », Mémoires de la Société des Antiquaires de France, 53, 1895, p. 163 sqq. ; K. Weitzmann, « Observation on the Cotton Genesis fragments », Late Classical and Medieval Studies in Honor of Albert Mathias Friend Jr, Princeton, 1955, p. 122 sqq. ; M. V. Marini-Clarelli, « I giorni della creazione nel Genesi Cotton », Orientalia Christiana Periodica, 50, 1984, p. 65-93 ; K. Weitzmann, « The Genesis mosaics of San Marco in Venice and the Cotton Genesis miniatures », The Mosaics of San Marco in Venice, éd. O. Demus, Chicago, 1984, vol. II, p. 105-142 ; K. Weitzmann et H. Kessler, « The Cotton Genesis, British Library Codex Cotton Otho B. VI », The Illustrations in the Manuscrits of the Septuagint, Princeton, 1986, p. 8-29 ; J. Lowden, « Concerning the Cotton Genesis and other illustrated manuscripts of Genesis », Gesta, 31-1, 1992, p. 40-53.

2 I Mosaici di San Marco. Iconografia dellAntico e del Nuovo Testamento, éd. B. Bertoli, Milan, Electa, 1991, p. 66. Limage est consultable sur la banque de données de Banca Dati Mosaico.

3 Sur cette question, nous renvoyons à S. Douchet, « La Genèse entre création et mutacion. Remarques sur lOvide moralisé et la pensée de saint Bonaventure », Nouvelles Études sur lOvide moralisé, éd. M. Possamaï-Pérez, Paris, Champion, 2009, p. 49-68 ; B. Ribémont, « La “cosmogonie” de lOvide moralisé ou lart du commentaire », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux dOvide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 223-244, p. 163-180.

4 Voir Ovide moralisé, BnF, français 872, 3e quart du xive siècle, fol. 1r.

5 Voir la Bible historiale du BnF, français 155, fol. 2r (fig. 16), 2v et 3v (xive siècle, consultable sur le site Mandragore de la BnF), qui offre des exemples frappants de proximité visuelle avec les deux scènes du manuscrit BnF, français 872. Il ne sagit toutefois là que dun cas parmi de nombreux autres où lon voit le Logos créateur mains levées vers le haut et formant une nuée adjacente au cadre supérieur de limage (troisième médaillon supérieur). Cette nuée figure la lumière ou bien le firmament. Limage qui se trouve dans le médaillon juste en dessous représente la création dÈve selon un modèle très courant : Dieu à gauche, Ève en prière émergeant du flanc dAdam endormi et allongé sur le sol. La lettrine de lOvide moralisé du manuscrit fr. 872 propose donc des images qui la rapprochent de modèles hexaméraux topiques de bibles de la même époque.

6 Voir, par exemple, le ms. Bodleian Library, Misc. Laud. 752 (bible latine, fin xiie-début xiiie siècle, fol. 5v, consultable sur le site de la Bodleian Library), le ms. Bibliothèque Mazarine, 40 (bible latine, 1er quart du xiiie siècle, fol. 1r, consultable sur le site Liber Floridus) et le ms. Bibliothèque Mazarine, 34 (bible latine, début xive siècle, fol. 5r), le ms. Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1181 (bible latine, 3e quart du xiiie siècle, fol. 3v, consultable sur le site Liber Floridus), le ms. Bibliothèque municipale dOrléans, 7 (bible latine, 2e tiers du xiiie siècle, fol. 5r, consultable sur la base de données Enluminures), le ms. Bibliothèque municipale dAngers, 16 (bible latine, 3e quart du xiiie siècle, fol. 5v, consultable sur la base de données Enluminures), le ms. Paris, BnF, français 152 (bible historiale en français, xive siècle, fol. 11r, consultable sur le site Mandragore). Pour les notes suivantes, nous ne renvoyons plus aux sites des bibliothèques lorsquils ont déjà été mentionnés.

7 Voir les bibles historiales de la Bibliothèque nationale de France, manuscrits français 152 (xive siècle, fol. 11r), français 155 (xive siècle, fol. 2r, fig. 16), de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 20 (entre 1320 et 1337, fol. 1r, fig. 18) et de la Bibliothèque Mazarine, manuscrit 312 (vers 1440, fol. 1r, fig. 17).

8 Comme dans les bibles historiales de la Bibliothèque nationale de France, manuscrit français 6 (vers 1320-1330, fol. 3r à 6r), de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 20 (entre 1320 et 1337, fol. 4v à 8r, fig. 19 et 20) ou de la Bibliothèque Mazarine, manuscrit 313 (vers 1415, fol. 4r à 7v, fig. 21).

9 Comme dans la bible historiale de la Bibliothèque nationale de France, manuscrit français 164 (fol. 2r à 5r, 4e quart du xive siècle).

10 Comme dans la Grande bible illustrée par Herman Scheere et conservée à la British Library, manuscrit Royal 1 E IX, (1er quart du xve siècle, fol. 3v, consultable sur le site de la British Library Catalogue of Illuminated Manuscripts).

11 Comme dans la bible de Worms, British Library, manuscrit Harley 2803 (vers 1150, fol. 6v, consultable sur le site de la British Library Catalogue of Illuminated Manuscripts).

12 Comme dans un fragment de graduel italien du 1er quart du xve siècle de la British Library, Add. 37472 (fol. 2r, consultable sur le site de la British Library Catalogue of Illuminated Manuscripts).

13 Nous renvoyons, pour une étude approfondie et létablissement du corpus iconographique hexaméral, à la thèse magistrale de J. Zahlten, Creatio Mundi. Darstellungen der sechs Schöpfungstage und naturwissenschaftliches Weltbild im Mittelalter, Stuttgart, Klett-Cotta, 1979.

14 Voir Ovide moralisé, Bibliothèque municipale de Rouen, manuscrit O.4, vers 1315, fol. 16r.

15 Voir D. Arasse, On ny voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000.

16 Sur lœuf dOvide, voir C. Connochie-Bourgne, « Comment li element sont assis. Limage de lœuf cosmique dans quelques encyclopédies en langue vulgaire du xiiie siècle », Les Quatre Éléments dans la culture médiévale, Amiens, Université de Picardie, 1983, p. 37-48.

17 Passons sur les très nombreuses représentations de saint Jean à qui Dieu inspire lApocalypse, ou de saint Jérôme traduisant la Bible, pour ne donner comme exemple que celui de David à qui Dieu inspire les Psaumes dans le Bréviaire à lusage de Saint-Lô conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 1265, début xvie siècle, fol. 202v), ou bien celui de saint Catherine de Sienne dictant à un laïc son Liber divinae doctrinae que lui inspire Dieu que lon voit au ciel au-dessus deux (Liber divinae doctrinae, Oxford, Bodleian Library, manuscrit Canon. Misc. 182, fol. 6r).

18 Voir M.-R. Jung, « LOvide moralisé : de lexpérience de mes lectures à quelques propositions actuelles », Ovide métamorphosé, éd. Harf-Lancner et al., p. 107-122.

19 Parmi une foule dautres exemples, le plus célèbre Logos au compas est celui de la bible moralisée de la Bodleian Library, manuscrit Bodl. 270b (mi-xiiie siècle, fol. 1r). Nous renvoyons aussi, conservé dans la même bibliothèque, au manuscrit Douce 211 (1er quart du xive siècle, fol. 3r) ou à la Bible historiale de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 20 (entre 1320 et 1337, fol. 1r, fig. 18). Pour un exemple de prophète à son pupitre, voir Isaïe écrivant ses prophéties à son pupitre dans la Bible historiale de la BnF, manuscrit français 8 (entre 1320 et 1330, fol. 272v, fig. 25). On relèvera cependant que lassociation du Dieu créateur et de lécrivain dans la même image se rencontre dans dautres manuscrits, comme dans le frontispice de la rédaction en prose de lImage du monde de Gossuin de Metz, BnF, français 574 (vers 1320-1325, fol. 1r).

20 Voir, par exemple, le manuscrit BnF, nouvelles acquisitions françaises 15939 (Vincent de Beauvais, Speculum historiale, vers 1370-1380, fol. 10v, par le Maître du Livre du sacre de Charles V), celui de la Bibliothèque municipale de Troyes, 59 (bible historiale, 1er quart du xive siècle, fol. 3r, disponible sur la base de données Enluminures) ou celui de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, 20 (Bible historiale, vers 1320-1337, fol. 1r et 4v, fig. 18 et 19).

21 Voir Bible historiale, BnF, français 155, fol. 2r (fig. 16).

22 Voir Fables dOvide, Bibliothèque municipale de Lyon, manuscrit 742, vers 1385, fol. 4r (fig. 10).

23 Voir R. Steiner, Prometheus. Ikonologische und anthropologische Aspekte der bildenden Kunst vom 14. bis zum 17. Jahrhundert, Munich, Boer, 1991 ; J. Drobinsky, « La narration iconographique dans lOvide moralisé de Lyon (BM Ms.742) », Ovide métamorphosé, éd. Harf-Lancner et al., p. 223-244, ici p. 223-238.

24 Il faut donc rectifier le propos de L. Marino lorsquelle déclare : « Prior to Boccaccios Genealogie, the myth of Prometheus did not appear in elaborated form in any medieval Latin or vernacular work. The Middle Ages could not accomodate the classical myth of Prometheus because that myth is essentially opposed to the spirit of Christianity. [] Whenever Prometheus is mentionned in the Middle Ages, almost invariably he is belittled and reduced to an inventor of statuary. Before Boccaccio, Fulgentius alone accords Prometheus any significant space, but he neutralizes him into an allegory for the Divine Providence who imparted the spark of life to man. It is still some thousand years before Michelangelo will paint his awesome Creation of Man ; and between Fulgentius and Boccaccio, the myth of Prometheus virtually slips out of sight » (L. Marino, « Prometheus, or the mythographers self image in Boccaccios Genealogie », Studi sul Boccaccio, 12, 1980, p. 263-273, ici p. 266-267).

25 La singularité de cette première image médiévale de Prométhée a été relevée par R. Steiner : « Die ersten nachantiken Darstellungen des Prometheus in der bildenden Kunst zeichnen sich durch einen gänzlich unantiken Charakter aus. Es handelt sich dabei um die Illustrationen zweier illuminierter Ovide moralisé-Handschriften des 14. Jahrhundert » (Steiner, Prometheus, p. 111).

26 Sur le vol du feu par Prométhée, voir Steiner, Prometheus, p. 33 sqq.

27 Voir A. van Buren, Illuminating Fashion. Dress in the Art of Medieval France and the Netherlands, 1325-1515, New York, The Morgan Library and Museum, 2011.

28 On trouve toutefois, mais à la Renaissance, des représentations gravées de la création du monde où sont présentes, parmi les luminaires, trois étoiles placées au-dessus du Logos, ce qui peut leur assigner un sens trinitaire. Voir les éditions des Métamorphoses dOvide par Giorgio Rusconi (Venise, 1509) et Étienne Gueynard (Lyon, 1510) ; voir aussi F. Saby, « Lillustration des Métamorphoses dOvide à Lyon (1510-1512) : la circulation des images entre France et Italie à la Renaissance », Bibliothèque de lÉcole des Chartes, 158, 2000, p. 11-26.

29 Voir, par exemple, le manuscrit 40 de la Bibliothèque Mazarine (Bible latine, entre 1220 et 1234, fol. 1r, fig. 15) et le manuscrit 20 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Bible historiale, entre 1320 et 1337, fol. 1r, fig. 18).

30 Voir Drobinsky, « La narration iconographique ».

31 Voir, par exemple, les manuscrits BnF, français 159 (Bible historiale, xive-xve siècle, fol. 5r), BnF, français 160 (Bible historiale, 1er quart du xive siècle, fol. 5r), Bibliothèque Sainte-Geneviève, 22 (Bible historiale, vers 1330, fol. 5r) et 1181 (Bible latine, 3e quart du xiiie siècle, fol. 3v, fig. 14).

32 Nous rejoignons ici F. Clier-Colombani, mais nous préférons parler dhybridation concertée plutôt que de « confusion [] entre les représentations bibliques et mythologiques » (F. Clier-Colombani, « Prologues en images dans lOvide moralisé », Bien dire et bien aprandre, 19, 2001, p. 57-76, ici p. 71).

33 Ainsi, J. Drobinsky écrit que ce « frontispice liminaire représent[e] la création du monde » et que lon y voit « à gauche Dieu le Père, auréolé dun nimbe crucifère » (Drobinsky, « La narration iconographique », p. 234).

34 « La disposition symétrique de Dieu et de Prométhée, tous deux courbés, mais chacun dos à lautre, a pour effet de renforcer les liens qui les unissent tout en faisant ressortir leurs divergences. Apparemment interchangeables par leurs gestes et leurs attitudes, ils sont pourtant soumis à une discrète mais efficace hiérarchie. Dabord parce que Dieu le Père apparaît en premier, à gauche de la frise, ensuite parce quil est dune tête plus grand que Prométhée, placé légèrement en retrait, donc au second plan, enfin parce que seul le Seigneur crée à partir du néant. Tout concourt à suggérer la supériorité du Dieu chrétien sur le dieu païen, et partant, à orienter la lecture du mythe vers sa signification dans la vraie foi. Demblée le frontispice prend ainsi une dimension programmatique : il met en place le procédé de correspondance des fables et de leur interprétation, annonçant la méthode de composition et décriture de lOvide. Comme le souligne Renate Blumenfeld-Kosinski, ce “folio fonctionne comme une alerte pour le lecteur qui doit sattendre à une juxtaposition des mondes antique et biblique, et illustre donc lidéologie sous-jacente à ce texte compliqué” » (Drobinsky, « La narration iconographique », p. 235).

35 Nous renvoyons à notre introduction, ainsi quà quelques exemples venus de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (manuscrit 20, Bible historiale, 1320-1337, fol. 1r, fig. 18) et de la Bibliothèque Mazarine (manuscrit 313, Bible historiale, vers 1415, fol. 6r, fig. 21, et manuscrit 312, Bible historiale, vers 1440, fol. 1r, fig. 17).

36 En effet, dans la tradition antique, il sagit dÉpiméthée.

37 Voir les manuscrits 1181 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Bible latine, 3e quart du xiiie siècle, fol. 3v, fig. 14) et Harley 616 de la British Library (Bible en français, 4e quart du xiiie siècle, fol. 1r, fig. 27).

38 Voir le manuscrit 20 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Bible historiale, 1320-1337, f. 4v, fig. 19), le manuscrit 399 de la Bibliothèque municipale dAmiens (Barthélémy lAnglais, Livre des proprietes des choses, 1447, fol. 1r, fig. 26) et le manuscrit 59 de la Bibliothèque municipale de Troyes (Bible historiale, 1er quart du xive siècle, fol. 3r).

39 Voir Jung « LOvide moralisé : de lexpérience de mes lectures ».

40 Drobinsky, « La narration iconographique », p. 237.

41 Voir Ovide moralisé, manuscrit BnF, fr. 871 (vers 1380, fol. 1r, fig. 11). On conserve à Londres un manuscrit de lOvide moralisé qui contient une image frontispice jumelle et plus tardive (Londres, British Library, manuscrit Add. 10324, vers 1400, fol. 1, fig. 28). Cependant, le manuscrit ne comporte pas de cycle dOrphée comme le BnF, fr. 871.

42 Ce point est essentiel, car jusquà présent cette image a toujours été interprétée comme la représentation du Dieu créateur de la Bible, si bien que les commentateurs ont toujours eu du mal à comprendre la logique qui préside à la répartition des sujets à partir des indications « fabularis historia » et « allegorica historia » laissées par le copiste au-dessus des deux colonnes de son tableau. Si lon accepte lidée, comme je le démontre, quil sagit ici du deus ovidien, toutes les difficultés herméneutiques sont levées, limage et ses inscriptions deviennent cohérentes entre elles. Nous allons donc contre lavis de R. Steiner qui voit, dans limage frontispice du manuscrit fr. 871 de Paris, une interversion entre histoire et allégorie qui brouille la typologie, ce qui lui fait écrire : « Weder der zugrundeliegende Text des Ovide moralisé noch die Illustration zur Pariser Handschrift (BN, ms. 871 fol. 1) lassen eine solche typologische Deutung zu » (Steiner, Prometheus, p. 114). Voir aussi en particulier Steiner, Prometheus, chap. « Das literarische und bildkünstlerische Auftreten des Menschenbildners Prometheus bis zum 15. Jahrhundert », p. 104 sqq.

43 Voir, par exemple, le manuscrit 20 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Bible historiale, 1320-1337, fol. 8r, fig. 20), le manuscrit 313 de la Bibliothèque Mazarine (Bible historiale, vers 1415, fol. 6r, fig. 21) ou le manuscrit 59 de la Bibliothèque municipale de Troyes (Bible latine, 1er quart du xive siècle, fol. 8r).

44 Cest le couvre-chef des philosophes, comme on le voit dans la représentation dAristote dans un manuscrit de la Physique dAristote de la British Library de Londres (Royal 12 G V, 3e quart du xiiie siècle, fol. 133r) ou, toujours à la British Library, dans la représentation dun philosophe (“A philosopher” lit-on sur limage de ce manuscrit en moyen anglais de Jean de Mandeville, Voyage dOutre mer, vers 1415, Royal 17 c XXXVIII, fol. 44). On se reportera encore à R. Steiner pour la tradition médiévale de Prométhée comme figure du savant ; voir Steiner, Prometheus, premier chapitre « Die geistesgeschichtlichen Voraussetzungen des Prometheus-Topos im. 14. Jahrhundert », p. 18 sqq. Sur liconographie de Prométhée, on consultera également O. Raggio, « The myth of Prometheus. Its survival and metamorphoses up to the eighteenth century », Journal of the Wartburg and Courtauld Institute, 21, 1958, p. 44-62.

45 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié daprès tous les manuscrits connus, éd. C. De Boer, Amsterdam, Müller, 1915, vol. I, livre I, v. 325.

46 Et ce depuis Lactance, De Divinae institutiones, livre II, chapitre 11, De animantibus, homine, Prometheo, Deucalione, Parcis, et chapitre 25, De aureo saeculo, de simulacris ac Prometheo, qui primus hominem effigiavit.

47 Saint Augustin, Cité de Dieu, XVIII, 8.

48 On retrouve chez Vincent de Beauvais la conception dun Prométhée détenteur de la science de la statuaire qui a fait des hommes frustes des savants (Speculum historiale, I, CXVI, S. 42). Cette notation se retrouve dans Pierre le Mangeur, Histoire ecclésiastique, chapitre 86 : Eo tempore Prometheus, frater Athlantis, primus dictus est fecisse homines, tum quia de rudibus doctos fecit, tum quia legitur fecisse imagines hominum, quas arte quadam ambulare fecit. Voir Steiner, Prometheus, fin de la première partie ; Raggio, « The Myth of Prometheus », p. 52.

49 Voir E. Marguin-Hamon, « Exemples comparés de traitement du mythe et décriture mythographique à laetas ovidiana (xiie-xive siècle) », Camenae, 8, 2010, p. 1-37, ici p. 2 : Fabula clave patet, tua nam doctrina, Prometheu, / Informasse prius fertur in arte rudes. / Celitus affirmas lucem rationis oriri / Celestesque plagas a ratione peti (« La fable, cest en parole seulement quelle revêt à tes yeux un voile, mais la vérité factuelle de son enseignement, enclose, à tes yeux sy cache. La fable souvre par une clef, car ton enseignement, Prométhée, a le premier formé de rudes hommes, rapporte-t-on, à lart. Tu affirmes que point du ciel la lumière de la raison et que sont gagnés par la raison les espaces célestes »).

50 La frise astronomique sarrête cependant à limage qui représente Prométhée et ne se poursuit pas dans celle consacrée à la création dÈve, comme pour indiquer quelle concerne le personnage de Prométhée et sert à en illustrer la qualité de savant.

51 M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », Cahiers dhistoire des littératures romanes, 20, 1996, p. 251-274.

52 Voir P. Demats, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 166 et remarque p. 258.

53 Arnoul dOrléans écrit dans ses Allegoriae fabularum Ovidii : Orpheus Apollinis et Caliopes muse filius (Fausto Ghisalberti, Arnolfo dOrléans. Un cultore di Ovidio nel secolo XII, Milan, Hoepli, 1932, p. 222). Et on lit chez le premier mythographe : Orpheus, Oaegri et Calliopae filius, ut quidam putant, Apollinis (Premier mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 76).

54 Apollo, lyra accepta, Orpheum, Oaegri fluminis et Calliopes musae filium, dicitur docuisse, et postquam ipse citharam invenit, lyram illi concecisse (Deuxième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 44). Le texte de lOvide moralisé insiste sur ce point en nommant la lyre dOrphée « harpe apoline » (livre X, v. 406 sqq.).

55 Unde et bestias quaslibet, volucres et fluvios, saxa et arbores dicitur movisse (Troisième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 8-20).

56 Per Orfeum adducentem arbores cantu lire habemus homines stultos. Per liram loquelam qua illos docuit (Giovanni di Garlandia, Integumenta Ovidii. Poemetto inedito del secolo XIII, éd. F. Ghisalberti, Messine, Principato, 1933, p. 67, remarque aux v. 407-408).

57 Ovide moralisé, éd. De Boer, vol. IV, livre XI, v. 3, 8, 19.

58 Sur Orphée astronome, voir Steiner, Prometheus et J. Block Friedman, Orphée au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1999, dans lequel il cite p. 182, n. 3, un poème lyrique latin tiré du manuscrit Auxerre 24 édité par P. Dronke. Ce poème parle d« Orphée, dont lhabitude était de rechercher dans les esprits du soleil lorbite mensuelle de la lune, le cours numériquement établi des étoiles dans le ciel » (P. Dronke Medieval Latin and the Rise of the European Love Lyric, Oxford, 1966-1967, vol. II, p. 404). Déjà, Lucien de Samosate, au iie siècle, dans son traité De lastrologie, indiquait que les Grecs avaient appris la science des astres dOrphée. En sus dêtre astronome dans la tradition médiévale, on lit aussi chez le Deuxième mythographe quOrphée « theologus fuit » (Deuxième mythographe, Scriptores rerum Mythicarum latini tres, éd. Bode, § 44).

59 Voir J. Cerquiglini, « Polyphème et Prométhée. Deux voies de la “création” au xive siècle », Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans lécriture médiévale, éd. M. Zimmermann, Paris, École des Chartes, 2001, p. 401-410.

60 Ovide moralisé, éd. De Boer, livre I, v. 2.