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Classiques Garnier

« Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 1, n° 29
    . varia
  • Author: Uhlig (Marion)
  • Abstract: The “champenoise” prose version of Barlaam et Josaphat (thirteenth century) ­contains ten embedded tales related to the narrative framework. The tales often depict characters who look like the protagonists of the main story. In some tales, though, the mises en abyme ­don’t ­concern the characters but the text himself and the practice of embedding. I will examine the narrative, rhetorical and reflexive bonds between embedding and embedded narratives in this version of Barlaam et Josaphat.
  • Pages: 71 to 90
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812448041
  • ISBN: 978-2-8124-4804-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4804-1.p.0071
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-30-2015
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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« Quimporte le flacon… » ?

Sur lenchâssement dans Barlaam et Josaphat

Le terme de « métarécit » par lequel Gérard Genette désigne, en narratologie, un récit enchâssé dans un autre récit en dit long sur les liens que les théoriciens de la littérature reconnaissent entre ces deux univers diégétiques. En attribuant au récit second, soit au récit proféré par un narrateur intradiégétique – à lintérieur de la diégèse – le préfixe méta- qui connote le passage au second degré, le narratologue français induit lexistence dune dynamique réflexive, de type explicatif ou analogique, reliant le récit premier au récit second, mais dont la charge incombe plus directement à ce dernier1. Certes, cette attribution possède un caractère un peu fortuit puisque, du propre aveu de Genette, elle fonctionne à lenvers de la logique : « Le métarécit devrait être le récit premier, à lintérieur duquel on en raconte un second2. » Mais elle nattribue pas moins le privilège de la mise en abyme au récit second, lequel, selon un mouvement inverse à celui de lemboîtement qui lui fournit son image, semble ainsi rayonner sur le récit-cadre et en informer la progression.

Sagissant de la littérature médiévale, la portée comme les enjeux du procédé denchâssement débordent cependant ce cadre strictement narratif. De fait, lessaimage des recueils de fables enchâssées et autres récits à tiroirs au Moyen Âge est avant tout gouverné par une ambition exemplaire. Aussi ces textes, qui visent à la transmission du savoir et de la foi chrétienne, sont-ils régis par des dispositifs didactiques. Parmi ceux-ci, cest le modèle de la relation pédagogique unissant un maître à

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son élève, ou un père à son fils, qui est souvent privilégié pour mettre en scène, à lintérieur du récit-cadre, une situation denseignement dont la portée édifiante doit atteindre linterlocuteur le plus jeune en même temps que le lecteur/auditeur3. Lenchâssement narratif sinscrit ainsi dans un contexte diégétique où les anecdotes ou historiettes, vouées à lillustration divertissante de lenseignement, sont autant dexempla qui revêtent les atours de la fable pour distiller la doctrine. Partant, la structure à tiroirs apparaît au Moyen Âge comme la forme consacrée dune littérature qui allie la rigueur de lédification aux plaisirs de la narration, autrement dit les fameuses catégories du docere et du delectare. Ainsi donc, cest à esquisser les contours dune poétique de lenchâssement dans la littérature médiévale que jaimerais memployer ici, en portant attention aux enjeux narratifs, stylistiques mais aussi éthiques, quimplique la pratique de la mise en abyme, comme aux résistances que ce dispositif littéraire peut opposer aux visées morale et religieuse des textes.

La version dite « champenoise » en prose de Barlaam et Josaphat, composée au début du xiiie siècle, servira de catalyseur à lenquête. Le choix de cette rédaction, parmi les treize versions françaises médiévales conservées de cette histoire, dont dix sont complètes4, se justifie par sa popularité au Moyen Âge, mais aussi par la concision et par

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la fidélité du texte à légard du canevas légendaire5. Le merveilleux pouvoir que revêtent les dix exempla qui ornent la narration, celui de réfracter – de régir ? – les enjeux du récit premier, y est mis en valeur dans léconomie du texte par la proportion harmonieuse entre le cadre et les anecdotes quil enchâsse. Jaimerais tenter dans les pages qui suivent dinterroger les formes empruntées par la mise en abyme et les fonctions quelle revêt en examinant les rapports entre lhistoire de Barlaam et Josaphat et les exempla quelle meut, ou qui la meuvent. Mettre au jour les liens entre ces univers diégétiques que la tradition critique a souvent envisagés de façon indépendante6 devrait mener à une meilleure compréhension de ce texte dont lintrication entre récit premier et apologues fait lintérêt. Autrement dit, il sagit de faire mentir ladage dont le titre du présent article sinspire, pour montrer que Barlaam et Josaphat ne saurait se passer dune lecture attentive aux

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échanges entre le récit-cadre, ou flacon, et les historiettes quil recèle. Pour ce faire, on examinera les effets narratif et rhétorique, mais aussi éthique, que lenchâssement produit dans le texte.

Lenchâssement au péril de lédification

LHistoire de Barlaam et Josaphat ne fait pas mystère du lien narratif qui relie les historiettes relatées par Barlaam au récit-cadre : celles-ci, appelées par le contexte dénonciation, illustrent toujours à propos et à laide dimages simples lenseignement du maître à son disciple. À cet effet, les exempla sont assortis de gloses introductives et conclusives qui en délivrent le sens en même temps quelles assimilent les actants de la fable à ceux de lhistoire principale. Telle est la fonction des commentaires par lesquels tantôt Barlaam, tantôt Josaphat, confirme le principe didentification que, bien souvent, le lecteur avait déjà saisi. Ainsi, pour récompenser le jeune prince Josaphat davoir accueilli son hôte avec chaleur malgré son apparence misérable, Barlaam lidentifie au roi qui honorait les ermites dans lexposition des deux premiers exempla, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre des « Trompettes de la mort » et des « Quatre coffrets7 » : « De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ; ensint le fist jadis uns riches roys8. » Dautres historiettes ont pour vocation dexhorter lélève à adopter le comportement prôné par le maître. Cest lenjeu des exemples du « Roi pour un an » (ex. VI)9 et du « Jeune noble et la pauvre chrétienne » (ex. VIII)10. À la demande de Josaphat qui souhaite se prémunir contre « la vanité de cest siegle11 », Barlaam livre le récit dun roi soucieux de constituer un trésor qui perdure après son existence mondaine : « Por lessample dou saige roy don ge tai conté,

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envoie ton tressor en lisle ou tu seras .i. de ces jorz essilliez12. » Plus loin, il recommande à son élève le contemptus mundi en assimilant la pratique de lascèse que le jeune homme appelle de ses vœux aux épousailles dun riche mais « tres saige damoisiaul13 » avec une pucelle pauvre et pieuse. Si le précepteur amorce alors le processus didentification (« Se tu faiz ce que tu diz, tu seras senblaubles a .i. tres saige damoisiaul don joï parler14 »), cest en loccurrence le disciple – fort de lenseignement reçu, et édifié par les sept exemples précédents – qui donne la clef du système déquivalence : « Il me semble que cist contes apartient asez a moi et que tu me sembles a lanfant qui san fuÿ de son pere et toi meismes au viel home qui lanfant esprova et li dona sa fille et ses richesses15. » En dautres termes, le récit enchâssé met en abyme les figures qui peuplent le récit-cadre, notamment les principaux protagonistes, de façon parfois réaliste mais le plus souvent idéalisée – cest-à-dire proleptique ou programmatique16. Prolongeant leffet de mise en abyme, les commentaires qui placent ceux-ci, et en particulier Josaphat, en position de destinataires de lenseignement, enjoignent à son tour à lauditeur ou au lecteur de suivre leur exemple et de tirer leçon de chaque fable.

Cependant, le fait que le texte insiste pour expliciter par la glose des effets de mise en abyme dont le sens paraît obvie pourrait aussi revêtir une autre signification. En effet, on ne laissera pas dêtre frappé par labondance de ces explications qui martèlent la narration alors même que lévidence des liens quelles établissent ne peut échapper au lecteur le moins averti. Est-ce alors à dire quelles dressent ainsi les limites de la mise en abyme ? Que le guide de lecture par trop explicite quelles constituent témoigne de la résistance du texte à prolonger les effets de celle-ci par-delà la diégèse ? Cest ce que suggère le choix du terme « conte17 » par lequel Josaphat qualifie lexemplum du « Jeune noble et

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de la pauvre chrétienne » : en soulignant le caractère fictionnel du récit enchâssé auquel le protagoniste sidentifie, le texte fait aussi référence à sa propre littérarité ; il admet lirréductible écart qui sépare le jeune prince, destinataire diégétique, des lecteurs réels. Loccurrence de « conte », justement, qualifie lanecdote enchâssée qui propose lassimilation la plus aboutie avec les protagonistes du récit-cadre. La mise en abyme y est complète, qui reproduit presque à lidentique les liens du maître et de lélève à travers la relation du beau-père à son gendre. La matière fictionnelle, ainsi désignée comme telle, englobe étroitement récit enchâssant et récits enchâssés aux dépens des destinataires réels, exclus pour leur part de la fiction diégétique.

Or il y a plus, car les personnages des deux niveaux diégétiques partagent des similitudes autrement plus troublantes : qui, de fait, peut se vanter de ressembler davantage aux rois voués à lascèse et aux ermites qui peuplent les fables, que Barlaam et Josaphat eux-mêmes ? Qui est plus proche du jeune noble qui renie son père comme ses richesses et du vieillard qui le met à lépreuve, que le jeune prince en quête de vérité spirituelle et le sage anachorète qui lui sert de précepteur ? En matière didentification avec les figures paradigmatiques des exempla, nul nest en mesure de rivaliser avec les saints du récit-cadre, qui leur ressemblent trait pour trait. Prenons lapologue IX, par lequel Barlaam convainc Josaphat de ne pas le suivre immédiatement dans le désert mais dattendre le moment favorable : lorsque les domestiques dun seigneur saperçoivent de la disparition de sa jeune biche apprivoisée – il sagit dune brebis ou dun bélier dans dautres versions – ils lui donnent la chasse et abattent à cette occasion les compagnes sauvages que lanimal avait rejointes. Comme le relève Victoria Smirnova, cette histoire enchâssée est largement circonstancielle18. On reconnaîtra quen dehors du contexte donné par lhistoire-cadre, le prédicateur médiéval peine à déterminer la conduite à exiger de son auditoire face à un récit aussi déroutant, que les fidèles risquent en sus de confondre avec la parabole de la brebis égarée. Privée de signification universelle, « La jeune brebis » nest pas apte à produire une leçon pour tous. Ladhésion des auditeurs est par conséquent entravée. Tout se passe comme si la perméabilité des deux niveaux diégétiques mettait en péril la vocation exemplaire du texte.

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Vue sous cet angle, la structure à tiroirs en vient à menacer la dynamique édifiante quelle suscite. On craindra alors quelle nanéantisse le processus didentification sur lequel repose la littérature à vocation exemplaire et hagiographique. Au cœur de lanthropologie chrétienne, fondée sur limitation du Christ, lui-même Incarnation et image absolue de Dieu, la légende postule une double identification : limitation à proprement parler – qui régit le rapport didentification du saint à son modèle, le Christ – et lémulation – qui désigne lidentification de lauditoire au saint, devenu modèle à son tour19. Or la consistance explicitement fictionnelle de la mise en abyme fait obstacle à cette seconde finalité. En faisant de Barlaam et Josaphat les destinataires privilégiés dexempla qui les représentent20, lenchâssement empêche lauditeur-lecteur de se conformer aux figures exemplaires que le texte lui vante. Ce constat conduit très loin de lidée selon laquelle lhistoire principale de Barlaam et Josaphat, celle de lheureuse rencontre du maître et de son disciple, constituerait un agréable prétexte à raconter des fables pour la plupart préservées dans dautres contextes21. Bien au contraire, le récit témoigne du caractère inextricable de ses deux niveaux, quitte à faire obstacle à sa propre destination édifiante. La vocation à la fois hagiographique et exemplaire du récit encourt le risque dêtre anéantie par la forme même qui la perpétue.

Est-ce pour autant à dire que cette double épaisseur diégétique fût impénétrable à quiconque souhaiterait bénéficier de lenseignement didactique et religieux ? Évidemment non, puisque lhistoire emprunte

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la forme du récit dapprentissage afin que lauditeur-lecteur puisse mettre ses pas dans les traces de Josaphat et suivre après lui les étapes de linitiation qui mène à la sagesse et à la sainteté. À cet égard, lévolution progressive des personnages compense, dans la linéarité du récit, lobstacle que dresse lenchâssement au niveau narratif. On va le voir, le déroulement du récit-cadre coïncide avec une disposition signifiante des fables enchâssées à la faveur dinteractions de type rhétorique.

De la cour au désert

Lenchaînement des apologues se calque en effet sur la dynamique narrative du récit-cadre. Tout se passe comme si les historiettes, en vertu dune succession organisée, reproduisaient la progression de lhistoire principale qui écarte Josaphat des vanités mondaines pour le conduire au renoncement et à lascèse. Cest dans ce sens quil faut entendre le caractère rhétorique de lagencement des récits quon va à présent examiner. Lenchaînement pertinent des apologues a trait à lune des étapes cruciales de la rhétorique classique, celle de la dispositio des arguments. Il ne sagit donc plus de considérer les récits enchâssés comme des actes de narration isolés, mais de les envisager sous langle, proprement rhétorique, de leur succession signifiante et des liens que celle-ci tisse avec lhistoire-cadre22.

Au fil des apologues, on constate que les lieux de laction et le statut des personnages évoluent considérablement. Les premiers récits enchâssés (ex. I et II) privilégient la mise en scène dune figure royale en milieu curial. La convocation dun lexique choisi vise à cette occasion à reconstituer latmosphère typique de la cour, quils désignent linstitution

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monarchique ou laisance matérielle qui la caractérise. Ainsi le « riches roys23 » des « Trompettes de la mort » (ex. I) se déplace-t-il dans un char luxueux (« curre doré »), entouré de ses « barons » et de sa suite, pour se rendre dans son palais, et exerce-t-il – à linstar dArthur – la justice selon la « costume » de sa cour24. Cest le même roi qui, dans lexemple II, convoque ses courtisans pour que, parmi les quatre coffrets qui leur sont présentés, ils choisissent les plus « dignes dhonneur25 ». Le revêtement luxueux de deux de ces écrins, « mout richemant dorez », comme linestimable contenu des deux autres, emplis de « pierres preciouses a grant planté, de bones letuaires et de riches espices26 », contribuent à renforcer limpression dopulence que dégage la description de la cour. Or si ces choix lexicaux qui recréent le milieu curial dont Josaphat est issu rappellent la situation initiale du récit-cadre, dautres éléments revêtent dans ces apologues une dimension programmatique. Tel est le cas des ermites, dont la présence à la cour du roi – comme celle de Barlaam au palais dAvenir – laisse augurer un retour au désert. On est alors tenté dy lire lannonce du trajet qui conduira le prince de la cour à lermitage, au terme de son initiation. Nest-ce dailleurs pas ce même trajet que le roi des deux premiers exemples accomplit métaphoriquement au moment de reconnaître la suprématie des biens spirituels sur son propre trésor ? La mise en abyme sexerce encore à travers les coffrets. Loin de se limiter à représenter les courtisans cupides dun côté, les sages ascètes de lautre, les écrins renvoient aux corps de gloire de Barlaam et de Josaphat à la fin du récit : à eux seuls revient le prodige, annoncé par les deux écrins « lex et povres et hydeux » mais qui exhalent « une odours douce et souëf27 », de mourir en odeur de sainteté.

Le troisième exemplum inaugure une nouvelle séquence par linvestissement dun espace narratif intermédiaire : le verger. En dépeignant un lieu qui appartient à lunivers curial mais saffranchit des contraintes institutionnelles du palais, la fable « Larcher et le rossignol28 »

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opère la première dune série de transitions entre la cour et le désert. Largement connotée par la tradition littéraire, lenclave de verdure ouvre un espace avant tout symbolique. Mais en loccurrence, ce locus amœnus nhéberge pas davantage la rencontre amoureuse quil ne prélude à laventure chevaleresque ; le dialogue quil abrite met aux prises un archer, lié au cadre séculier et militaire, et un rossignol dont les conseils avisés évoquent le discours didactico-sapiential. Or si un tel lieu exhibe sa consistance poétique, cest surtout pour réfracter la mutation progressive qui, née dans le for intérieur de Josaphat, essaime dans lensemble du texte : la conversion du païen au christianisme, ou la métamorphose du prince en ascète, se reflètent à lenvi dans cet exemplum dont chaque figure incarne lun des pôles. Lexemple IV, « Lunicorne », nest pas en reste puisquil plante un décor sylvestre, avec larbre ou larbrisel, la fosse et lunicorne, soit un autre espace transitionnel qui évoque de façon plus franche encore le monde extérieur au palais, et dont la glose enjoint dabandonner les valeurs mondaines.

Mais cest surtout à loccasion de la suite que forment les exemples V à VIII que la transition, dabord mentale puis effective, rencontre des illustrations privilégiées. Le déplacement ne sy effectue plus dun apologue à lautre, mais au sein de chaque fable. Ainsi, les quatre anecdotes forment autant de mises en abyme complètes du récit-cadre, chacune delles rejouant, selon son propre mode et dune façon de plus en plus affirmée au fil des exemples, le trajet qui conduit Josaphat – mais aussi Avenir – à la conversion et à lérémitisme. Lhistoriette des « Trois amis » (ex. V) dépeint le protagoniste vaquant dune demeure à lautre en quête dun adjuvant salutaire capable de le tirer dune affaire de dette. Or si le cadre général reste celui dune cour impériale, le mouvement que lhomme accomplit le mène au mépris du siècle, soit, sur le plan allégorique, à quitter les deux amis que sont la « possession des richesces29 » et la parenté charnelle, au profit du troisième, les vertus théologales30. Le sixième récit enchâssé, de façon plus probante, reproduit au plus près les conditions de lexil de Josaphat : dans « Le roi pour un an », labandon du royaume pour lîle éloignée, le dépouillement des attributs

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de la royauté tels que la couronne, « la roiaul estoile31 », les riches vêtements et les mets coûteux, à la faveur de biens spirituels qui assureront la survie dans cet au-delà, cristallisent les enjeux de renoncement qui sont au cœur de lhistoire principale. Il ne rivalise toutefois pas avec lexemple VIII du « Jeune noble et de la pauvre chrétienne » qui, on la dit, condense à lui seul lessentiel des éléments du récit-cadre et occupe à ce titre la place conclusive à lintérieur de ce micro-cycle. Enfin, cest sous un autre éclairage que doit être envisagée lanecdote du « Roi et des pauvres gens heureux » (ex. VII), qui ne reflète pas la destinée du jeune prince, mais celle de son père. Ce changement de focalisation éclaire la raison pour laquelle il nest pas question pour ce roi de se rendre au désert comme les avatars fabuleux de Josaphat, mais seulement dans la cité. Les ressemblances sont en effet frappantes entre le monarque de lexemple enchâssé qui « mont bien governoit son regne et qui mont estoit prodons se ne fust ce quil estoit païens et del tout abandonez a cultiver les ydoles32 » et Avenir, dont le portrait livré dans les premières lignes du récit précise quil

fu moult granz en richece et an puissance, et nobles en batailles, et veincheres de touz ses anemis. Il estoit enorez par grandesce de cors et par biauté et voult et avoir tant glore conme nus puoit plus avoir de richesces terrienes et de choses trespassables, mes de touz les biens qui a larme apartenoient estoit il estranges et sofraitous, quar il estoit païeins et de tout abandenez a cultiver les ydoles33.

De plus, tout porte à croire que lescapade nocturne du roi et de son conseiller à travers la cité dans lapologue rejoue lépisode liminaire qui mettait Avenir aux prises avec un courtisan converti au christianisme34. À ceci près que lissue de la scène se révèle plus favorable dans lexemplum, puisque linquiétant dénouement – la colère du souverain

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contre son ancien favori décuplait sa ferveur païenne en même temps que sa haine des chrétiens35 – y laisse place à une disposition nouvelle qui conduit le roi de lexemple à demander le baptême36, présageant la conversion dAvenir.

Quant à lexemple IX de « La jeune biche », qui revêt le statut équivoque que lon sait, il occupe une place à part dans cette progression37. Car si lenchaînement des exempla visait jusquici à présenter lexil et le dépouillement comme lunique salut possible en reproduisant de façon mimétique le trajet de la cour au désert, « La jeune biche » fonctionne comme un contre-exemple destiné à différer le départ de Josaphat. Il sagit dattendre le moment favorable, afin déviter que le renoncement du prince nincite les courtisans à nuire aux ermites de la même façon que les domestiques de lapologue massacrent les animaux sauvages. En plus de clore lenseignement de Barlaam, cette historiette justifie les épisodes de maturation qui précèdent le départ de Josaphat pour le désert. Elle revêt à cet effet la forme qui domine dans les deux derniers exempla : celle du contre-exemple, qui atteint son apogée avec lapologue de Théodas quon examinera plus loin.

Reste à déterminer le sens qui gouverne la logique de lemboîtement : est-ce le récit-cadre qui imprime sa progression aux récits enchâssés et en détermine la dispositio, ou linverse ? Si tout incite à croire que le récit premier se mire dans des apologues qui le diffractent à lenvi, on doit cependant admettre linfluence que ceux-ci exercent sur la diégèse. En accord avec le principe même du dialogue socratique à lhonneur dans Barlaam et Josaphat, cest lenseignement dispensé par le maître autant que les questions quil suscite de la part du disciple qui assurent la progression narrative. Or la place cardinale que la narration des exempla occupe au sein de la relation pédagogique en fait à cet égard un facteur dynamique dune importance déterminante. De fait, si la situation exposée dans le récit premier motive parfois la narration dune historiette – comme cest

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le cas pour les deux premiers exemples, qui répondent en la reflétant à la bienveillance de Josaphat envers Barlaam38 – cest le plus souvent la réaction que lapologue produit sur son destinataire qui oriente la suite du récit, que la fable suscite une question, un développement ou une autre fable. Les exempla semblent de la sorte régir et informer le déroulement de lhistoire-cadre, en accord donc avec le statut métadiégétique que Genette leur attribue dans sa terminologie quil juge contraire à la logique39. Il va de soi que, de manière générale, les récits enchâssés sont voués à influencer le comportement du disciple en infléchissant son mode de vie vers lascèse, le dénuement et le dégoût des vanités terrestres. Mais de façon plus particulière, chaque exemplum produit un effet précis sur Josaphat. Ainsi lexemple VIII où le vieillard teste le jeune noble avant de lui accorder la main de sa fille rend-elle le prince curieux des épreuves auxquelles Barlaam la soumis pour sonder son cœur et ses dispositions à légard de la conversion40. Bien plus, léchange de la haire qui, au moment de prendre congé, a valeur déchange des cœurs entre Barlaam et Josaphat41 trouve sa source dans le changement de vêtement par lequel la même historiette emblématise le vœu de pauvreté du jeune noble, lequel « atant despoilla la riche robe quil avoit vestue et prist la povre robe a celui veillart42 ». Doté dune portée proleptique, le récit enchâssé détermine ici de manière évidente le cours de lhistoire-cadre.

À ce point, les interférences entre le récit premier et les histoires enchâssées ne peuvent plus être envisagées uniquement en termes narratologiques et discursifs. Dans la mesure où, on la vu, le mouvement vers le renoncement et le retrait du monde se trouve formalisé par la structure enchâssée elle-même, on est enclin à reconnaître à celle-ci une

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portée non seulement narrative et rhétorique, mais également éthique. Cest cette dimension morale, voire eschatologique, quon va à présent examiner.

Lenchâssement à lépreuve de la morale

Que la structure enchâssée constitue le support privilégié du récit initiatique na, en soi, rien détonnant. Comme plusieurs études consacrées au Roman des Sept Sages et à la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse43 lont révélé, des liens étroits unissent la formule à double niveau avec la transmission du savoir. Mais dans le cas de Barlaam et Josaphat, la stricte restriction du récit à tiroirs à la seule phase dapprentissage moral et mystique du prince auprès de lermite souligne avec une insistance particulière la coïncidence de la relation sapientiale et de cette structure formelle44. Cest à ce titre que la première et la dernière historiette qui sertissent la révélation faite au disciple – vantée comme une perle magique ou une « preciouse pierre45 » par Barlaam déguisé en marchand-bonimenteur – occupent une fonction singulière douverture et de clôture au sein du processus qui transforme le néophyte en initié. Linfluence quelles exercent sur le récit premier, et sur Josaphat dont elles déterminent le choix en faveur de la voie hagiographique, revêt

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en effet une tonalité morale. Cest dailleurs ce qui les distingue des autres histoires intradiégétiques examinées plus haut : elles ne sont pas entées, comme ces dernières, sur une logique déducation ou de perfectionnement, mais délection. La nécessité de choisir est au centre des deux anecdotes, quil sagisse de désigner lélu dans le premier cas, dorienter sa quête dans le second46. Examinons à la lumière de ces deux apologues la zone transitoire où, par lalchimie du verbe magistral, la pierre change le plomb en or par la métamorphose de lhomme en saint.

La célèbre parabole du semeur, inspirée des Évangiles synoptiques47, peut être considérée comme la première histoire enchâssée48. Par elle, Barlaam met la vertu de lélève à lépreuve : il sagit de sassurer que Josaphat est bien lélu, celui qui saura se montrer digne de linstitution chrétienne. Or cette première histoire permet de saisir létroite correspondance qui unit les deux niveaux diégétiques. Car le principe délection quelle mobilise – seule la graine tombée dans la bonne terre produira du fruit au centuple, tandis que celle tombée sur le bord du chemin, sur la roche et dans les buissons dépines sera perdue – constitue la réponse idéale au manque éprouvé par Josaphat. La mise à lépreuve du disciple, plutôt attendue dans ce type de texte, revêt une valeur salutaire, même vitale, dans le contexte du récit-cadre : le prince, en proie à la déréliction pour avoir constaté lexistence de la vieillesse, de la pauvreté, de la maladie et de la mort49, puise, dans le défi que recèle la parole évangélique, loccasion rêvée déchapper à légarement. Sans doute est-ce cette parfaite correspondance de loffre et de la demande

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que reflète la reprise par Josaphat, presque mot pour mot, du propos de Barlaam. Ce dernier commence par énoncer les conditions élitistes de lenseignement :

« Et se ge truis terre perrouse ne espinouse, je ni espandrai mie la seinte semance por doner maingier as bestes ne as oysiaux devant les quex il mest conmandez que je ne mette mie les margarites. Et si ne di ge mie por ce que je ne croie bien que ge troverai an toi assez de biens et que tu verras la pierre preciouse et seras enluminez de sa clarté, quar bien saiches que je suis venuz de loing por toi ensegnier, ce que tu noÿs onques50. »

Et le futur saint de répondre par un assentiment empressé qui revêt tous les aspects de lengagement : « Et se je trovoie aucun qui auscun bien mensegnast, ge te di quil ne perdroit mie sa poine, ne ne cuit mie qui donast sa semance aus bestes ne aux oysiaus, quar je la recevrai liemant et saigemant la guarderai51. » Lidentification de Josaphat à la terre féconde et meuble, dont la reprise syntaxique et lexicale signale lévidence, met lenchâssement au service de la finalité morale et religieuse poursuivie par le texte. Lenchâssement est ainsi à lorigine du processus initiatique, et donc du récit hagiographique, qui se donne à voir comme lélection dun seul parmi tous. Au seuil de lapprentissage, elle a valeur dinjonction éthique, puisquil sagira pour le néophyte de se conformer en tout point au terreau digne de faire fructifier la « sainte semence ».

Mais quen est-il lorsque le dispositif analogique qui fonde le procédé denchâssement agit à lencontre des valeurs promues par le récit ? La question se pose au sujet de la dernière histoire enchâssée, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre de « La séduction » ou, dans le Décaméron, des « Oies du père Philippe52 ». Le jeune prince que ce récit met en scène ressemble à sy méprendre à Josaphat, puisquil est, comme

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lui, appelé des vœux dun roi en mal dhéritier et élevé à lécart du monde à la suite dune prophétie. Sorti à lâge de dix ans de la fosse où il demeurait, il est sommé de désigner celles quil préfère parmi toutes les créatures quil aperçoit. Son choix se porte sur les femmes, dont le sénéchal de son père lui dit « en guabant53 » quelles sont des diables qui trompent les hommes. On comprend alors que lanecdote fonctionne à linstar dun contre-exemple : par elle, lenchanteur Théodas persuade Avenir de soumettre le prince héritier aux tentations de la chair, dans un ultime essai pour le faire renoncer à la foi chrétienne. Aussitôt dit, aussitôt fait, de lascives danseuses et une princesse sarrasine mettent tout en œuvre pour charmer le jeune homme dans lépisode qui suit lhistoire enchâssée. Mais Josaphat nest pas dupe puisquil parvient, certes in extremis, à repousser lardeur démoniaque des séductrices pour se tourner du côté des anges. La vision de la cité céleste le prouve bien, qui récompense la tempérance du prince et consomme la métamorphose de lhomme en saint.

Ainsi donc, « La séduction » active une dynamique inverse à la parabole du semeur, étant donné que la logique didentification achoppe sur la valeur négative de lexemple. Pour rester chaste, Josaphat na pas dautre choix que de refuser lanalogie avec son double exemplaire. Il lui faut déjouer le piège de la mise en abyme, convertie pour loccasion en miroir périlleux, et faire mentir lenchanteur. La portée morale du procédé se dessine ici a contrario, comme en creux, laissant percevoir la connivence qui lie la structure enchâssée à léthique de la vie de saint. Le salut de Josaphat dépend en effet de sa capacité à surmonter lépreuve là où le jeune prince de « La séduction » sétait égaré : tout se passe comme si le texte reconnaissait à la structure enchâssée un pouvoir eschatologique, lorsquil compromet ici la correspondance des niveaux diégétiques. Après sa victoire sur ces ultimes tentations terrestres, Josaphat quitte le siècle pour sengager définitivement sur la voie de la sainteté.

La tentation est grande détablir ici un parallèle, moins gratuit quil ny paraît, avec le récit initiatique par excellence quest le Conte du Graal. Si des travaux récents ont rapproché les romans du Graal en prose de la littérature vernaculaire dobédience sapientiale pour leur recours

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commun à la technique de lenchâssement narratif54, des liens structurels et thématiques peuvent aussi être établis entre Barlaam et Josaphat et le chef-dœuvre du maître champenois. On pense notamment à la scène fameuse où a lieu la rencontre décisive du nice avec les chevaliers : à regarder ceux-ci de plus près, le jeune Gallois renonce à les assimiler à des démons pour voir en eux des anges de lumière. Ce revirement engage le héros sur la voie du véritable ethos chevaleresque55. La quête sétaye ainsi sur un choix qui nest pas sans rappeler lépisode de Barlaam et Josaphat quon vient détudier. À plusieurs égards, linitiation de Perceval ressemble à celle de Josaphat, surtout si on considère que la parabole du semeur leur donne à toutes deux leur impulsion. Mais lintérêt de leur rapprochement réside surtout dans ses implications formelles : chez Chrétien de Troyes, la parabole occupe une position liminaire qui lui confère un rayonnement sur lensemble du texte. En tête du prologue, elle énonce une vérité dordre universel que le roman se propose de réaliser, à la fois à travers la figure de Perceval, lélu, et à travers lœuvre elle-même. Elle revêt ainsi laspect dun cadre éthique dont lhistoire, à linstar dun exemplum enchâssé, met en abyme la féconde promesse. À moins que ce ne soit linverse, et que lhistoire ne cherche, comme dans Barlaam et Josaphat, à se conformer à cette fable inaugurale qui lui tient lieu de récit enchâssé. Si la subtilité du jeu énonciatif empêche de trancher, il reste que le roman de chevalerie confirme ce que suggérait le récit de clergie, à savoir la portée profondément morale du dispositif formel qui enchâsse lune dans lautre des histoires qui se répondent.

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Pour une poétique de lenchâssement

Au terme de ce parcours à travers la version « champenoise » de Barlaam et Josaphat, on constate la constance et létroitesse des rapports entre les différents niveaux diégétiques mûs par la structure enchâssée. Loin de constituer un florilège dhistoires assemblées bout à bout, le texte affiche son unité et sa complétude en son cœur comme dans chacun des segments quil enchaîne. Il convainc ainsi, sil en est besoin, de labsolue nécessité de pratiquer une lecture attentive aux jeux spéculaires qui mettent face à face récit-cadre et métarécits, dynamisant à lenvi la technique de lenchâssement. Plus encore, la rencontre du récit premier et des histoires insérées produit des effets sensibles aux niveaux narratif, rhétorique et éthique qui font écho à la vocation édifiante du texte, en même temps quils instaurent avec celle-ci des tensions riches de sens. De cette façon, la pratique de lenchâssement apparaît comme constitutive du texte sapiential et hagiographique, dont elle réfracte les enjeux non seulement littéraires, mais aussi moraux et religieux. Dailleurs, lune des visées du récit pourrait bien être de dire, en la réalisant, cette concordance parfaite de la forme et du contenu. Car est-ce le fruit du hasard si la double structure se prête elle-même au jeu de la mise en abyme, à la faveur dun exemplum dont on ne saurait occulter la vocation réflexive ? Lorsque le roi de la seconde historiette fait confectionner quatre coffrets pour permettre à ses courtisans de saisir la différence entre contenu – par dedens – et contenant – par dehors –, cest en effet le fonctionnement même du récit à tiroirs qui est soumis à la réflexion. Cette anecdote, dont on ne sétonnera pas quelle fût lune des plus fameuses et des plus répandues dans les versions de Barlaam et Josaphat comme, de façon indépendante, dans les recueils dexempla56, emblématise le procédé de lenchâssement, parce quelle en condense les diverses portées. On la vu, les luxueux écrins contenant pourritures et charognes représentent les courtisans avides de richesses, tandis que les coffres daspect humble qui regorgent de richesses figurent les ermites de la fable des « Trompettes de la mort », lesquels rappellent à leur tour

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le personnage de Barlaam. Programmatique, la fable annonce encore les corps de gloire de Barlaam et de Josaphat, miraculeusement conservés. Mais la dialectique de lapparence et du for intérieur évoque aussi les autres fables : « Larcher et le rossignol », dont loiseau prétend cacher dans son ventre une perle de prix, ou encore « Le jeune noble et la pauvre chrétienne », où la modeste demeure des indigents dissimule un trésor. Au vu de ces faisceaux multiples, on reconnaîtra que cest lœuvre tout entière que lhistoire des quatre coffrets met en abyme. Car le dehors et le dedens conviennent aussi à qualifier les deux niveaux diégétiques sur lesquels se déploie le texte. Rien ne soppose en effet à ce que les exempla soient considérés comme autant de gemmes enfouies, telles un trésor, au sein dun récit-cadre aussi simple, dépouillé, que les grossières cassettes, ou pour le dire autrement, à la trame aussi élimée que la tunique offerte par lascète au jeune prince. Sont-ce ces assimilations qui motivent, par métonymie, lattribution de lexemple des « Quatre coffrets » à un Barlaam auteur dans nombre de recueils dexempla latins et vernaculaires57 ? Quoi quil en soit, limage archétypale du coffre contraint à revisiter ladage qui inspire le titre de la présente enquête. Car la lecture de Barlaam et Josaphat enseigne non seulement quun contenu ne saurait être dissocié de son contenant, mais encore que la valeur du premier dépend, sinon de la beauté, de la dignité du second. Cette conviction qui habite le texte a valeur de poétique.

Marion Uhlig

University of Wisconsin-Madison

1 Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 239.

2 « Il faut [] convenir que ce terme fonctionne à linverse de son modèle logico-linguistique : le métalangage est un langage dans lequel on parle dun autre langage, le métarécit devrait donc être le récit premier, à lintérieur duquel on en raconte un second. Mais il ma semblé quil valait mieux réserver au premier degré la désignation la plus simple et plus courante, et donc renverser la perspective demboîtement » (Genette, Figures III, n. 1). Genette revient sur cet emploi quil juge « fourvoyant » dans Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 65, n. 2.

3 Sur la fortune littéraire des dialogues, disciplines et autres chastoiements médiévaux qui mettent en scène un maître et son disciple ou leurs avatars, un père et son fils, un philosophe expérimenté et un novice, voir en particulier larticle fondateur de P. von Moos, « Le dialogue latin au Moyen Âge : lexemple dÉvrard dYpres », Annales E.S.C., 44, 1989, p. 993-1028.

4 Jean Sonet recense la version dite « champenoise », en prose (début du xiiie siècle) ; lépitomé de la version champenoise, en prose (xiiie siècle) ; la version française du Mont Athos, en prose (début du xiiie siècle) ; la version française anonyme, en vers (xiiie siècle) ; la mise en prose de la version anonyme (xiiie siècle) ; la version de Gui de Cambrai, en vers (fin du xiie-début du xiiie siècle) ; la version anglo-normande de Chardry, en vers (fin du xiie-début du xiiie siècle) ; la version qui figure au chapitre 175 de la Légende dorée de Jean de Vignay (xivsiècle) ; le Miracle de Barlaam et Josaphat inclus dans le recueil des Miracles de Nostre-Dame par personnages (xive siècle) et le Mystère du Roy Advenir de Jean Le Prieur (xve siècle) (J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat 1. Recherches sur la tradition manuscrite latine et française, Paris-Namur, Vrin, 1949). Il faut leur ajouter un épisode inséré dans le remaniement du Roman de la Rose par Gui de Mori (xiiie siècle) – cest lépisode du courtisan du roi Avenir ; la version insérée au Livre XVI, ch. 1-64 du Miroir historial de Jean de Vignay (xive siècle) et la reprise du récit dans la chanson de geste Baudouin de Sebourc (xve siècle), entre les vers 17272-17320 et 20719-20982 (voir E.-R. Labande, Étude sur Baudouin de Sebourc, Paris-Genève, Droz, 1940).

5 On possède en effet quatorze manuscrits de la « version champenoise », qui figure parmi les plus anciennes rédactions de la légende en français (LHistoire de Barlaam et Josaphat, version champenoise, éd. L. R. Mills, Genève, Droz, 1973, p. 8-9). Cette version en prose, bien plus courte (152 pages dans lédition Mills) que la version anonyme en vers ou la version de Gui de Cambrai qui comportent environ 13 000 vers, conserve les dix exempla et sinspire de la version latine appelée « vulgate » (Barlaam et Iosaphat, versión vulgata latina, éd. O. de la Cruz Palma, Madrid-Bellaterra, Universitat autónoma de Barcelona, 2001).

6 Les études pionnières de Jean Sonet, de Whitney F. Bolton et de Monique Bonnier Pitts sur les exempla dans les versions françaises et occitane de Barlaam et Josaphat (voir J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, p. 18-49 ; W. F. Bolton., « Parable, Allegory and Romance in the Legend of Barlaam and Josaphat », Traditio, 14, 1958, p. 359-366 et Barlam et Jozaphas : roman du xive siècle en langue doc (B.N. fr. 1049), éd. M. Bonnier Pitts, Paris, PUPS, 1989, p. 187-199) nont été complétées que de façon partielle par des travaux plus récents. Dans lordre chronologique, on mentionnera notamment C. Cordoni, « “O favole o parole o istorie”. Zum Parabelkorpus in der Barlaam-Legende », Fabula, 52, 2011, p. 207-227 ; M. Uhlig, « Quand loiseau chante et chastie : le Lai de loiselet dans Barlaam et Josaphat et la Disciplina clericalis », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23, 2012, p. 61-72 ; et les articles non exclusivement dédiés à la tradition française réunis dans DOrient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014 : C. Alvar, « Barlaam y Josafat : tres lecturas », p. 115-128 ; V. Smirnova, « LHistoire de Barlaam et Josaphat : transformations et transpositions dun recueil de fables enchâssées dans la littérature exemplaire », p. 79-112 ; A. Heneveld, « From Paternal Advice to Amourous Dialogue : Reading through the Frame of Fabular Exchange », p. 209-230 ; E. Legittimo, « La parabole de lhomme dans le puits et la fable du puits du Mūlasarvāstivāda-Vinayavastu », p. 259-279 ; N. Oddo, « Les enjeux des réécritures de romans orientaux au temps de la Réforme Catholique en France », p. 409-432 et B. Selmeci Castioni, « La Bible comme accessoire. Le potentiel déquivocité de la légende de Barlaam et Josaphat sur la scène française du xviie siècle », p. 433-450.

7 Ces exempla portent les numéros 4994 et 878 dans lIndex exemplorum de Tubach (F. C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Akademia Scientiarum Fennica, 1969).

8 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 46-48, voir aussi p. 52, l. 35-p. 53, l. 38.

9 Tubach, Index, no 2907.

10 Tubach, Index, no 5225.

11 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 67.

12 Barlaam et Josaphat, p. 74, l. 72-73.

13 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8.

14 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8-9.

15 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74-71.

16 Le dernier exemple délivré par Barlaam, « La jeune biche » (ex. IX), sapplique également à Josaphat mais fonctionne davantage comme un contre-exemple, dans la mesure où il sagit de dissuader le jeune prince de rejoindre son maître et les ermites au désert pour éviter que ceux-ci ne fussent massacrés par les serviteurs du roi Avenir : « Se tu tan vas avec moi, je ai paor que nos ne soiens en autel maniere bailli » (p. 84, l. 42-43). Voir ci-dessous. Je nai pas trouvé de référence à cet apologue méconnu dans lIndex de Tubach.

17 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74.

18 Smirnova, « LHistoire », p. 84.

19 Voir A. Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de lhagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », Les Fonctions des saints dans le monde occidental (iiie-xiiie siècle) : actes du colloque de lÉcole française de Rome (Rome, 27-29 octobre 1988), Rome, École française de Rome, 1991, p. 161-172.

20 Cest un peu moins vrai pour les exemples de « Lunicorne » (Tubach, Index, no 5022), de « Larcher et le rossignol » (no 322) et des « Trois amis » (no 2407), dont la portée est plus vaste. Ainsi larcher abusé par le rossignol représente-t-il les idolâtres, tandis que « lhome qui sen fuï de la face a lunicorne » sassimile à « cil qui metent a nonchaloir les conmandemenz nostre Seignor » (Barlaam et Josaphat, p. 68, l. 26-27 et 30-31), de telle sorte que les modèles de comportement proposés a contrario par ces exemples sadressent aussi bien à Barlaam et à Josaphat quaux lecteurs/auditeurs de lhistoire. Sans doute faut-il comprendre la particularité de ces trois exemples, comme on le verra plus loin, dans la perspective de la succession signifiante des exempla à lintérieur du récit.

21 Victoria Smirnova relève dailleurs que « Le roi et les pauvres heureux », et surtout « La jeune biche », pour être trop circonstanciels, sont ignorés par les prédicateurs et omis des collections médiolatines (« LHistoire », p. 83-84).

22 On se gardera de confondre cette succession signifiante dexempla, désignée comme « rhétorique » parce quelle a trait à la dispositio des récits enchâssés, avec lexemplum dobédience antique que les spécialistes de la littérature exemplaire qualifient de « rhétorique » par opposition à lexemplum « homilétique », proprement médiéval (sur cette distinction, voir J.-Y. Tilliette, « Lexemplum rhétorique : questions de définition », Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 43-65). Cette dernière distinction, qui a trait à la réception dans la mesure où lexemplum « rhétorique » est destiné à lélite intellectuelle et lexemplum « homilétique » à la mentalité des simples, ne sapplique pas au contexte de la présente étude.

23 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 48.

24 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 49, 55, 64 et 67.

25 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 14.

26 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 8-9 et 10-12.

27 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 9 et l. 24.

28 Sur cet apologue et ses réminiscences littéraires, voir L. D. Wolfgang, Le Lai de loiselet. An Old French Poem of the Thirteenth Century, Philadelphia, Transactions of the American Philosophical Society, 1990, p. 7-15 ; G. Eckard, « “Li Oiseaus dit en son latin”. Chant et langage des oiseaux dans trois nouvelles courtoises du Moyen Âge français », Critica del testo, 2/2, 1999, p. 677-693 et Uhlig, « Quand loiseau chante et chastie ».

29 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 45.

30 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 57-59.

31 Barlaam et Josaphat, p. 72, l. 4.

32 Barlaam et Josaphat, p. 76, l. 13-15.

33 Barlaam et Josaphat, p. 29, l. 12-19.

34 Barlaam et Josaphat, p. 31, l. 64-p. 37, l. 25. Le parallèle entre la description du courtisan converti dans le récit-cadre (« cil conseilliers estoit mont dolenz de ce que cil roys menoit en tele error et sovant len voloit reprandre, mas il ne paroissoit, quar il avoit paor que se li roys sen corrouçoit et quil et touz ses lignaiges nen fust honiz », p. 76, l. 18-22) et celle, dans lapologue, du conseiller du roi qui « vist la grant desleauté le roy qui si destrusoit le bien et essauçoit lou maul, si se pensai quil fasoit mauvais demorer en sa conpaignie a cex qui sauver se voloient » (p. 31, l. 71-73), est en effet probant.

35 Barlaam et Josaphat, p. 37, l. 23-24.

36 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 72-73.

37 Outre sa portée plus circonstancielle quuniverselle, cet apologue est susceptible dentraîner une confusion dans lesprit des destinataires avec la parabole du bon berger (Jn 10, 1-15). Que penser, en effet, du massacre auquel le salut dun seul peut exposer tous les autres ? Comme le suggère Victoria Smirnova, ce risque déquivoque est sans doute responsable du dédain que les prédicateurs lui ont témoigné : « Mais quelle conduite le prédicateur médiéval doit-il exiger de son auditoire lorsquil lui raconte une histoire pareille ? Il est donc peu étonnant que cet apologue reste dans lombre » (« LHistoire », p. 84).

38 « Et Balaam li dist : “De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ensint le fist jadis uns riches roys”. » (Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 45-48).

39 Voir la n. 2.

40 Barlaam et Josaphat, ex. VIII (je souligne) : « Quant il veillarz lout esprové en mainte maneres et quil ne demandoit mie sa fille por maulvaise amor quil conçut an lui » (p. 80, l. 66-68) et Josaphat : « Mes or te pri que tu me dies commant tu me bees a esprover por savoir mon coraige » (p. 80, l. 3-5).

41 Cest à dessein que jemprunte cette image à la rhétorique amoureuse pour décrire la relation spirituelle. Corinne Jouanno a montré de façon plutôt convaincante que la rencontre de Barlaam et de Josaphat, et notamment lépisode de léchange de vêtement, se prêtait à une relecture courtoise (« Barlaam et Joasaph : une aventure spirituelle en forme de roman damour », PRISMA, 16, 2000, p. 60-76).

42 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 65-66.

43 Voir en particulier Y. Foehr-Janssens, Le Temps des fables : le Roman des Sept Sages, ou lautre voie du roman, Paris, Champion, 1994.

44 Un regard sur les quelques versions françaises qui saffranchissent de leurs tiroirs suffit à constater que la présence du maître, mais aussi la portée de son enseignement, sy font beaucoup plus discrètes. Tel est le cas de la version anglo-normande en vers de Chardry (xiiie siècle) qui, en éliminant lintégralité des exempla, entraîne une réduction considérable du rôle attribué à Barlaam. On mentionnera encore les versions théâtrales de la légende, qui suppriment la majorité des apologues pour des raisons sans doute liées à la scénographie et se caractérisent par une nette érosion de lautorité du maître, relégué à une place secondaire dans le Miracle Nostre Dame par personnages et dans le Mystère du Roy Advenir. Je me permets de renvoyer ici à mes propres travaux, « Aprendre par essample : sens et valeurs de lexemplarité dans le Josaphaz de Chardry (xiiie siècle) », Le Récit exemplaire (1200-1800), éd. V. Duché et M. Jeay, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 59-75 et « Au risque dun saint inflexible : sainteté et imitation dans les versions françaises théâtrales de Barlaam et Josaphat », LEsprit Créateur, 50, 2010, p. 33-48.

45 Barlaam et Josaphat, p. 48, l. 35.

46 Est-ce la raison pour laquelle il sagit des seules historiettes à nêtre pas directement racontées par Barlaam ? La première, placée dans la bouche du maître, est explicitement au discours rapporté (« Por ce ne doute mie que je dis a ton sergant ne soient voires, mes se ge navoie avant esprové ton san et ta valor, je ne te oseroie mie si haute chose moustrer, quar mes Sires dit : “Uns homs estoit qui semoit []”. », p. 49, l. 9-p. 50, l. 12), tandis que la seconde est assumée par Théodas.

47 Mt 13, 1-23 ; Mc 4, 1-20 ; Lc 8, 4-15.

48 En tant que parabole évangélique, elle nintervient pas dans le décompte des dix exempla établi par Sonet. De fait, la reprise de lÉvangile explicite la délégation de la parole à « mes Sires ». Mais dans la mesure où le texte ne propose aucune distinction lexicale ou syntaxique entre les paraboles et les exempla, rien ne soppose à ce quon lui attribue le même statut dhistoire enchâssée. De fait, le lien de conséquence entre la conclusion de la parabole et sa glose est le même que pour les exempla : « Por ce di ge que se ge truis an ton cuer de bone terre qui doie porter frut, je i semerai la divine semance et te descovrerai le mystere » (Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 20-22, je souligne).

49 Barlaam et Josaphat, p. 45, l. 6-p. 48, l. 18.

50 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 22-30.

51 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 35-39.

52 Sur cet apologue répandu à la fin du Moyen Âge, voir W. Fleischhauer, « The Old Man of the Mountain : the Growth of a Legend », Symposium, 9, 1955, p. 79-90 ; S. Marchesi, « Sic me formabat puerum : Horaces Satire I, 4 and Boccaccios Defense of the Decameron », Modern Language Notes, 116, 2001, p. 1-29 ; M. Gold, « Those Evil Goslings, Those Evil Stories : Letting the Boys Out of Their Cave », Levinas and Medieval Literature. The “Difficult Reading” of English and Rabbinic Texts, éd. A. W. Astell et J. A. Jackson, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2009, p. 281-304 ; C. E. Baxter, « Turpiloquium in Boccaccios Tale of the Goslings (Decameron, Day IV, Introduction) », The Modern Language Review, 108, 2013, p. 812-838 et M. Uhlig, « “Rien nest vrai, tout est permis”. Le Vieux de la Montagne et les paradis artificiels de la littérature », Poétique, à paraître. Lapologue est indexé sous lentrée 5365 dans lIndex de Tubach.

53 Barlaam et Josaphat, p. 121, l. 26.

54 Voir Y. Foehr-Janssens, « Arthur et les sept sages : confluences de la fiction bretonne et du roman de clergie ? », Cultures courtoises en mouvement. Actes du XIIIe Congrès de la Société internationale de littérature courtoise (Montréal, Québec, Canada), 25-31 juillet 2011, éd. I. Arseneau et F. Gingras, Montréal, Presses de lUniversité de Montréal, 2011, p. 277-290 ; B. Milland-Bove, « Les “nouvelles” des romans arthuriens du xiiie siècle : narrations longues, narrations brèves ? », Faire Court : lesthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 249-267 ; F. Mora, « La tentation de la nouvelle dans le roman en prose du xiiie siècle : lépisode du compagnonnage dEugènes et de Galaad dans la version brève du Tristan en prose », Devis damitié. Mélanges en lhonneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.-C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 25-37 ; B. Wahlen, LÉcriture à rebours : Le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010, p. 273-280.

55 « Et dit : Biaus sire Dex, merci ! / Ce sont ange que je voi ci. / Et voir or ai je molt pechié, / Or ai je molt mal esploitié / Qui dis que cestoient deiable » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. et trad. Ch. Méla, Paris, Le Livre de Poche, 1990, v. 131-135).

56 Avec celle des « Trompettes de la mort » qui lui sert de premier volet et celle de « Lunicorne ». Voir Smirnova, « LHistoire », p. 83.

57 Cest, parmi dautres, le cas des Sermones laicorum pour le latin, des Contes moralisés de Nicole Bozon pour le français. Voir Smirnova, « LHistoire », p. 85.