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Classiques Garnier

Personnification, enchâssement, étonnement et littérature arabe médiane

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 1, n° 29
    . varia
  • Auteur : Chraibi (Aboubakr)
  • Résumé : Un texte fondateur, Khurâfa, est parmi les plus anciens à utiliser ­l’enchâssement dans la littérature arabe en même temps ­qu’il introduit un genre particulier, ­l’histoire étonnante, ­qu’il va personnifier à travers le nom du héros (Khurâfa). Le procédé, qui explicite le pourquoi du récit enchâssé (étonner), a servi à installer des pratiques littéraires qui mènent, via le plaisir du texte, vers les Mille et une nuits et la littérature médiane.
  • Pages : 23 à 42
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812448041
  • ISBN : 978-2-8124-4804-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4804-1.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/07/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Personnification,
enchâssement, étonnement
et littérature arabe médiane

Lenchâssement ou mise en abyme, cest-à-dire le récit dans le récit, est un procédé fréquent dans les traditions narratives médiévales, et notamment arabes. Celles-ci semblent avoir subi une double influence : (1) interne, continue et ancienne, puisque le procédé est attesté en Méditerranée dans des contes pharaoniques dune haute antiquité, comme il est présent, sous forme dexemples ou de rappels, dans les textes religieux du Moyen-Orient1 ; (2) externe et soudaine, car le procédé structure en profondeur plusieurs ouvrages nouveaux (Kalîla et Dimna, Sindbâd le sage ou Les Sept vizirs, Barlaam et Josaphat, Les Mille et une nuits, Les Contes du perroquet, etc.) qui ont commencé à affluer dans le domaine arabe, via le moyen persan en général, à partir du milieu du viiie siècle, ouvrages qui passeront ensuite pour la plupart en Occident2.

Larrivée massive et subite de cette littérature dans la civilisation arabe, caractérisée alors par une relative ouverture et une grande mixité des cultures, a été un important facteur de stimulation de la créativité.

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De nouveaux thèmes et de nouvelles techniques de narration vont voir le jour. Les textes indiens ou persans vont être transformés et intégrés, à des degrés divers, suivant leur niveau dadaptabilité interne, à la culture daccueil. Des imitations où le procédé de lenchâssement est très présent apparaissent. Et, très vite, en réalité, différents usages de ce procédé, en liaison avec certains genres et certaines pratiques savantes et médianes3, vont marquer durablement la production arabe médiévale, avec plus ou moins de succès, jusquau xviiie siècle. Cette problématique nest pas nouvelle. Des chercheurs comme Mia Gerhardt (1961), Tzvetan Todorov (1971), Ferial Ghazoul (1983), lauteur de ces lignes (1999), David Beaumont (2004), Claude Bremond (2012) et la plupart des intervenants dun colloque qui sest tenu à Genève en 2010 ont discuté du procédé de lenchâssement presque toujours en relation avec lhéritage oriental4. Lobjectif ici est de reprendre, en amont des Nuits ou parallèlement aux premières manifestations des Nuits, un texte fondateur, Khurâfa, lun des plus anciens à utiliser lenchâssement dans la littérature arabe en même temps quun genre littéraire, le conte ou, plus précisément, lhistoire étonnante, quil va personnifier pour mieux, littéralement, la faire vivre. Lidée sous-jacente est que le procédé qui explicite le pourquoi du récit enchâssé, en imposant un usage particulier du texte, a servi à installer des pratiques littéraires non utilitaristes,

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basées sur le récit comme objet dagrément, qui nous mènent vers les Nuits et le vaste champ de la littérature arabe médiane.

Prenons comme point de départ le livre de Kalîla et Dimna. Il a en effet un rôle prépondérant si lon veut examiner la place de la « littérature » dans le domaine arabe médiéval. Cest le plus ancien de tous les ouvrages en prose profanes qui nous sont parvenus, et dans un état de conservation relativement acceptable. Dautre part, sa fonction première, son statut de miroir des princes, dœuvre destinée à léducation des rois et de leur entourage, était supposée linstaller au-dessus de la mêlée, dautant plus quil était soutenu par les traditions de la cour sassanide et, plus précisément, par des figures emblématiques comme le vizir Buzurjmihr et le roi Anûshirwân5. Cependant, le livre de Kalîla et Dimna va subir de la part de ceux qui sopposent à cet héritage persan une violente charge. Comment ? Par le biais de son point faible : sa fictionnalité. Il parle de personnages qui nont jamais existé, dévénements qui ne se sont jamais passés et dendroits qui ne sont nulle part. Autrement dit, il crée. Mais cet effort de création, louable aujourdhui, manquait à cette époque de légitimité. Cest pourquoi, au début du xe siècle, Abû Abd Allâh al-Yamanî a composé un livre extrêmement virulent contre les « mensonges » de Kalîla et Dimna6. Encore quil ne puisse rejeter louvrage tout entier… Il reste en effet les leçons de sagesse. Kalîla et Dimna nest pas un simple texte de littérature comme nous lentendons aujourdhui. Il comporte un cadre, sa matière est enchâssée dans un « mode demploi » qui en commande et transforme lusage, de sorte à en faire un moyen et non pas une fin (un texte qui se suffirait à lui-même). Avant quaucune fable (mathal) ne soit énoncée, deux personnages occupent le milieu de la scène : un roi et un philosophe. Et sans doute que lessentiel de la protection offerte par ce cadre réside dans le statut des deux personnages, qui représentent les deux autorités les plus élevées, lune sappuyant sur lautre : le roi sur le philosophe pour être informé, le philosophe sur le roi pour être compris et suivi. Et ce quils vont échanger, ce sont des modèles de conduite dont lutilité est mise en avant sous prétexte de dominer linutile fictionnalité tout juste bonne à attirer et amuser les « esprits légers »,

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comme cela est dit dans lintroduction7. Tout le problème est là, dans une approche pragmatique où la fin justifie les moyens : des mensonges, on peut extraire de bons principes de conduite. Les fables de Kalîla ne sont quun « moyen ». Simultanément, il nest pas besoin den faire la démonstration. Leffort de scénarisation sen charge. Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Aucune réponse nest plus efficace que celle qui est induite par la mise en abyme : le récit lui-même va dire pourquoi il y a récit. Le roi écoute le philosophe parler de limportance de lamitié ou de la méfiance quil faut réserver à ses ennemis, par lintermédiaire dune fiction, dune colombe prise dans un filet ou bien dune guerre entre hiboux et corbeaux. Peu importe le recours au bestiaire, une longue tradition le justifie. Bien entendu, il y a une différence avec ces passages coraniques, où par la voix de son prophète, Dieu dit explicitement « quIl ne répugne pas à donner en exemple un moucheron » (Coran, II, 26) et, de fait, à plusieurs reprises, le Coran aura recours à lexemple, au mathal (même terme que dans Kalîla et Dimna), comme celui du chien qui grogne aussi bien lorsquon lattaque que lorsquon le laisse tranquille (Coran, VII, 176) ou de laraignée et la toile quelle tisse et qui lui sert de maison (Coran, XXIX, 41). Ces exemples ne sont certes pas narrativisés, mais le principe rhétorique sous-jacent est le même, et la terminologie est identique. Dans les deux cas, il sagit de convaincre et de moraliser.

La mise en abyme par lintermédiaire
de la tradition prophétique

Il convient de citer un autre cas denchâssement fort ancien et exemplaire, où lon ne peut narrer que pour bien faire et se rendre utile. Il sagit dun texte de première importance qui sinscrit dans le savoir de la culture islamique en train de se construire, au même titre que Kalîla et Dimna, mais sur un autre registre, presque à lopposé. Une tradition prophétique du ixe siècle implique lune des autorités les plus

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importantes de lislam, qui en cautionne lénonciation, la véracité, lutilité et en justifie même la conservation et la reprise. Elle installe un modèle. Daprès plusieurs chaînes de transmetteurs, le prophète Muhammad aurait raconté lhistoire suivante :

Trois voyageurs sont pris par la pluie. Ils se réfugient dans une caverne. Mais un éboulement survient et un rocher bloque lentrée. Les trois hommes décident de sadresser à Dieu, de Lui raconter leur meilleure action afin quIl les délivre. Et le premier voyageur de raconter son histoire : « Mon Dieu, javais une cousine que jaimais. Je lui versai cent pièces dor pour pouvoir jouir delle. Lorsque nous fûmes ensemble et que je pouvais faire delle ce que je voulais, elle me dit : “Respecte Dieu, ne me déflore pas”. Je me retins, lui abandonnai lor et partis. Mon Dieu, si jai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace dun tiers. Le deuxième homme dit : « Mon Dieu, javais deux parents fort âgés et je veillais à leur apporter chaque jour leur repas du matin et leur repas du soir. Un jour, je les trouvai en train de dormir. Je répugnai à les réveiller et je refusai de repartir car ils seraient restés sans nourriture, alors jattendis patiemment quils soient réveillés pour leur donner à manger. Mon Dieu, si jai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace dun deuxième tiers. Le troisième homme dit : « Mon Dieu, jai fait travailler un journalier et lorsque jai voulu le payer, il a refusé, disant quil méritait plus et il est parti. Jai acheté avec sa paye du bétail qui a prospéré, fait des petits et est devenu un immense troupeau. Longtemps après, le journalier est revenu me voir, réclamant son salaire. Je lui ai montré limmense troupeau et le lui ai donné. Il ma remercié et la emporté. Mon Dieu, si jai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace du dernier tiers, leur permettant de retrouver la liberté8.

Voici un cas de figure remarquable. Sous couvert dune structure banale, exactement la même, comme nous le verrons, que celle de lHistoire du

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marchand et du démon ou de Khurâfa, on introduit Dieu comme partenaire. Quest-ce qui peut Lui convenir ? Quelle littérature est « digne de Dieu » ? Est-ce aussi une littérature qui convient aux humains ? Habituellement ce rapport homme/Dieu se situe dans lautre monde, dans le cadre dun jugement pour décider du sort, pour léternité, de la créature qui vient de trépasser. Et là, assez curieusement, les trois voyageurs se mettent à disposer dans la balance de la justice divine leurs bonnes actions, mais ils sont encore vivants ! Il sagit donc probablement de la transposition dune structure qui met face à face non pas lhumain et le divin, mais dautres catégories de personnages, vers un cas où lhomme doit affronter son créateur de sorte que lenjeu symbolique est de montrer ce quil faut faire valoir pour être sauvé. Nous avons ici la transformation religieuse dun récit qui a en priorité sa place dans la littérature profane. Très frappante également est linterchangeabilité des rôles. Les trois histoires enchâssées sont construites suivant le même schéma dintrigue. On peut le résumer ainsi : un homme a un choix à faire, à un instant donné de sa vie, un moment particulièrement dramatique ; il peut alors ou bien céder à son bon plaisir et commettre une mauvaise action ou bien se maîtriser et accomplir une bonne action ; lhomme se détourne de la mauvaise et choisit la bonne ; il en est récompensé par Dieu. Le récit répète ce même modèle théorique – les formules utilisées sont les mêmes – en changeant à chaque fois le champ dapplication pratique : dabord la chasteté, puis la piété filiale, enfin la probité.

Si lon reprend lanalyse de Todorov sur lenchâssement dans les Nuits, dans sa version amendée par létude de Mottahedeh, on constatera que, même si le personnage nest là que pour introduire une histoire, il ne sagit pas exactement de trois hommes-récits9. Sindbâd le marin, par exemple, par comparaison, ressemble mieux à un homme-récit. Il est la narration de ses voyages et inversement la narration des voyages de Sindbâd suffit à le représenter tout entier, depuis sa naissance jusquau moment où il sest mis à parler. De même, si lon prend lun des trois calenders ou vagabonds de lhistoire du même nom, chacun deux traduit le modèle suggéré par Todorov10. Nous pouvons établir pour

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chacun deux la même équivalence que pour Sindbâd, entre ce quils sont et ce quils racontent. En revanche, dans le cas des trois voyageurs de la tradition prophétique, le champ de vision fourni est filtré, tronqué. Nous pouvons voir uniquement à travers le prisme du bien et du mal, à un moment particulier de la vie, et en trois versions, un même syntagme : la chasteté, la piété filiale, la probité. Avec, comme dangers à éviter, la tentation de la chair, lingratitude, la cupidité. Nous le voyons bien, tout cela est très encadré, limité, focalisé, et ne pourrait résumer un personnage sauf… dans la logique dun discours religieux ou didactique. Le récit devient exemple et lexemple allégorie. Il y a une certaine continuité de ce point de vue par rapport aux fables animalières de Kalîla et Dimna, même si celles-ci sont dordre profane et entachées de « fictionnalité ». Les trois voyageurs peuvent désormais personnifier respectivement Chasteté, Piété filiale et Probité. Leur réalité est celle de trois concepts, leur fonction utilitariste est leur motivation première.

Khurâfa ou le conte personnifié

Plus fascinant encore, car prenant le contre-pied de la fonction précédente, est le cas du protagoniste destiné à personnifier non pas une vertu ou un vice, comme cela est relativement courant depuis lAntiquité, mais un genre narratif. Nous sommes donc en présence de M. Roman ou Mme Fable. En loccurrence, il sagit dun bédouin nommé Conte (sachant quil sagit plus exactement, comme on le verra, dune narration étrange et étonnante), en arabe Khurâfa. Et cest encore le prophète qui rapporte ce qui est arrivé, à laide dun récit à enchâssement analogue à celui des trois voyageurs, et qui justifie une telle identification. En somme, Todorov ne croyait pas si bien faire lorsquil a été amené à construire la notion dhomme-récit et lorsquil a proposé un rapprochement, en contexte denchâssement, entre lapparition dun

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nouveau protagoniste et une nouvelle narration. Cest que notre bédouin Khurâfa, par son nom même, matérialise le récit de fiction : il est narration. Notre texte du début du xe siècle aurait ainsi mis en pratique, jusquà son accomplissement ultime, la réflexion théorique proposée par Todorov. Lhomme et le récit ne font quun et se réfléchissent, lun est soluble dans lautre : Conte est un personnage et ce personnage fera vivre le conte. Son nom impose non pas la chasteté ou la piété, mais un genre littéraire particulier, dont nous essayerons de relever les spécificités, à travers laventure qui lui est survenue, analogue à celle des trois voyageurs ou encore à celle du Marchand et du démon11. Rapportée par le prophète, attestée au début du xe siècle, daprès un recueil de proverbes, voici donc lhistoire de Khurâfa :

Un jour Âisha, lépouse du prophète, demanda à ce dernier de lui raconter lhistoire de Khurâfa. Le prophète lui répondit : « Que Dieu bénisse Khurâfa, cétait un honnête homme, il ma rapporté quil était sorti de nuit pour quelque affaire. Alors quil était sur le chemin, trois démons le firent prisonnier et se mirent à discuter sil fallait le tuer, lasservir ou le libérer. Alors quils en étaient là, un voyageur vint à passer et, apprenant ce qui les occupait, proposa aux démons de leur raconter une histoire étonnante (ajab) contre le tiers de la vie de Khurâfa. Les démons acceptèrent. Il dit : « Jétais un riche marchand et habitais telle ville. Un jour, je fis faillite et accumulai tant de dettes que je fus obligé de fuir. Sur la route, je marrêtai pour boire à un puits. Mais une voix me repoussait à chaque fois que je men approchais. Finalement, ny tenant plus de soif, je bus, et la voix dit : « Mon Dieu, faites que si cest un homme, quil devienne une femme et que si cest une femme, quelle devienne un homme ». Je me transformai sur le champ en femme, continuai ainsi mon voyage, arrivai dans une nouvelle ville, my mariai et donnai naissance à deux enfants. Plus tard, la nostalgie me poussa à retourner à ma ville natale. Sur le chemin, je marrêtai au même puits et y bus comme la première fois, alors la voix dit : « Mon Dieu, faites que si cest un homme, quil devienne une femme et que si cest une femme, quelle devienne un homme ». Je me transformai de nouveau en homme et retournai chez moi. Ainsi, tel que vous me voyez, jai eu deux enfants de mon ventre et deux autres de mon bas-ventre, nest-ce point étonnant ? » Les trois djinns convinrent que cétait étonnant et lui remirent le tiers de la vie de Khurâfa. Passa à ce moment un vieux taureau12 que poursuivait un vieillard. Voyant la

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scène, le vieillard sarrêta et, apprenant tout ce qui venait darriver, proposa de raconter à son tour une histoire encore plus étonnante que la précédente contre un deuxième tiers de la vie du marchand. Les trois djinns acceptèrent et le vieillard de raconter : « Nous étions sept frères et avions une seule cousine que nous voulions tous épouser. Notre oncle, son père, avait un jeune veau qui, un jour, séchappa. Loncle promit de donner sa fille à celui qui, parmi nous sept, lui ramènerait le veau. Depuis ce temps, je suis à sa poursuite. Le veau est devenu un taureau et je suis devenu un vieillard, et jamais il ne sest arrêté de courir et moi de le pourchasser, en vain, jusquà ce jour. » Les trois démons convinrent que son histoire était encore plus étonnante que la précédente et lui remirent le deuxième tiers de la vie de Khurâfa. Arriva à ce moment un homme sur une jument accompagné de son serviteur sur un étalon. Lhomme interrogea les démons et, informé de toute lhistoire, proposa de raconter la sienne, encore plus étonnante, en échange du dernier tiers de la vie de Khurâfa. Les trois djinns acceptèrent. Lhomme commença son histoire : « Javais une méchante mère, nest-ce pas ? demanda-t-il en sadressant à la jument quil montait, et celle-ci dopiner de la tête, et on la soupçonnait, poursuivit-il, davoir une liaison avec cet esclave, nest-ce pas ? dit-il en désignant létalon monté par son serviteur, et létalon dopiner de la tête. Un jour, jenvoyai mon serviteur que voici chez ma mère pour quelque affaire. Elle le retint chez elle et il finit par sassoupir. Il lentendit dans son sommeil pousser un grand cri, et voilà quun rat apparut ; elle lui dit “Laboure !” et le rat de labourer. “Sème !” et le rat de semer. “Récolte ! Égruge !” et le rat de récolter et dégruger. Elle moulut les grains et en fit un bol de bouillie quelle demanda au serviteur de me donner. Quand il meut raconté ce quil avait vu, je rusai pour servir, à ma mère et à lesclave, la bouillie quelle me destinait, et voilà quils se transformèrent elle en jument et lui en étalon. “Nest-ce point vrai ? demanda-t-il aux deux bêtes, et celles-ci dopiner de la tête.” Les trois djinns sécrièrent quils navaient jamais rien entendu daussi étonnant. Ils remirent à Khurâfa le derniers tiers de sa vie et il fut libéré. » Khurâfa sen alla voir le prophète à qui il rapporta ce qui lui était arrivé13.

Dabord quelques précisions sur le terme arabe ajab/étonnant, qui ne cesse de se répéter pour qualifier les récits enchâssés. Son rôle est important. La reconnaissance de lintérêt dramatique des trois récits en dépend. Le ajab est synonyme dun récit de grande valeur. Mieux encore, pour que Khurâfa puisse tout simplement vivre, ou plus généralement pour quune histoire puisse vivre, il faut du ajab. Par conséquent,

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quest-ce que le ajab ? Il a été traduit, en tant quadjectif, par étonnant. Il faut donc de létonnement, le contraire de lennui. De manière plus précise, dans son dictionnaire, Ibn Manzûr (m. vers 1311) va insister à propos du ajab sur deux aspects : le premier, le plus important, se rattache à la sensation créée par quelque chose dinhabituel, de rare ou bien dont on pense quil nexiste sans doute pas de semblable (un concours de circonstances, un objet, une créature, …) ; le deuxième se rattache, par lintermédiaire du verbe ajaba/yujibu, tout simplement à des sentiments de contentement et de joie14. Un texte qui étonne, dans le sens induit par le terme arabe, cest un texte qui va surprendre ses lecteurs et leur apporter du plaisir.

Retournons à présent à lhistoire de Conte/Khurâfa dans son ensemble. Les travaux que lon connaît ont tenté, ou bien de rapprocher Khurâfa de lhistoire du Marchand et du démon, qui ouvre les Mille et une nuits, ou bien de lanalyser comme lune des tentatives pour légitimer la fiction dans la littérature arabe classique15. Il est possible en effet de la considérer comme un outil pour introduire la narration de récits fictionnels peu crédibles, et plus précisément de contes, de khurâfas, en sappuyant sur la plus haute autorité de lislam. Si le prophète na pas hésité à raconter une telle histoire, affirmant même que « Conte/Khurâfa est un honnête homme », cest quil ny a aucune raison de sabstenir de lire, décrire ou de transmettre ce genre de récit. Bien au contraire, suivre les pas du prophète est toujours recommandable, cela constitue même pour les sunnites lun des fondements juridiques du droit musulman. Cependant, il y a des réserves à faire : dune part, le prophète ne prétend pas rapporter une fiction mais la réalité, une réalité certes singulière mais réalité quand même. Or, pour légitimer la fiction, il faut lassumer ; dautre part, il rapporte cette histoire non pas à lun de ses compagnons, en assemblée, dans la mosquée ou à lun des grands hommes de lislam de lépoque mais à son épouse, dans un cadre intime, ce qui en réduit la portée :

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cest le genre dhistoire quun époux peut transmettre à son épouse. Ce genre dhistoire nest pas nécessairement adapté à une communication entre savants ou dans un cercle de lettrés.

Sur le plan des significations, si lon compare la tradition prophétique de Khurâfa avec celle que nous avons vue précédemment des trois voyageurs, deux différences apparaissent : (1) les trois voyageurs proposent de raconter une « bonne action » alors que, dans Khurâfa, les narrateurs proposent de raconter une « histoire étonnante » et même « de plus en plus étonnante » ; (2) le destinataire des récits enchâssés est Dieu alors que, dans Khurâfa, il sagit de djinns, de démons. Ce nest probablement pas le fruit du hasard. À chaque destinataire particulier, il convient doffrir un type de récit particulier : à Dieu les récits des bonnes actions ; aux démons les histoires étonnantes. On pourrait même dire : à Dieu les récits utiles et exemplaires ; aux démons la littérature.

Lessai de légitimation, à travers la tradition prophétique de Khurâfa, ne concernait pas nécessairement la fiction en tant que telle, qui est une préoccupation plutôt moderne, mais plutôt un certain agrément que lon pourrait en tirer (et de ce point de vue, à lépoque médiévale, la femme était en effet un partenaire incontournable). Ce qui y est rapporté nest pas assimilable en effet aux fables animalières de Kalîla et Dimna, pourtant elles aussi fictionnelles. En loccurrence, les trois histoires enchâssées dans Khurâfa, contrairement aux fables, ne comportent aucune leçon de sagesse. Elles ne possèdent aucune prétention utilitariste. Ce qui est visé est plus simple : le plaisir du texte, une composante essentielle, comme nous lavons vu, du terme ajab. Qui pouvait y être plus sensible quà toute autre chose ? Les démons, bien entendu. La littérature est faite pour les démons et pour tous ceux qui leur ressemblent, ceux qui accordent à la satisfaction de leur plaisir la plus grande attention. Il en est ainsi par exemple du roi Shahriyâr et de plusieurs autres personnages des Nuits, dont les trois dames de Bagdad, le calife Hârûn al-Rashîd ou le roi de Chine, tous destinataires de récits étranges et surprenants (tel est leur qualificatif explicite : ajîb et gharîb)16. Cest toute une partie de la

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littérature arabe médiévale qui sera prise par le démon de la littérature, du plaisir du texte, de létrange et du surprenant. Examinons à présent, dans Khurâfa, le degré dimplication des histoires enchâssées dans la création de récits gratuits, tournés vers une littérarité avant la lettre.

Dabord, à lopposé des récits enchâssés dans les Trois voyageurs, il sagit bien de trois histoires distinctes et non pas de trois variations sur un même syntagme narratif. Le lien entre les trois histoires enchâssées dans Khurâfa nest ni structurel ni thématique, il semble plutôt générique.

Merveilles de la création

La première histoire, relativement simple, tourne autour dun phénomène rare et merveilleux : « un homme devient une femme, parce quil a bu leau dun certain puits ; la femme quil est devenu se marie, tombe enceinte et a des enfants ; puis elle redevient un homme, parce quelle boit de nouveau au même puits, et en tant quhomme, a encore des enfants. » Le hasard a placé lhomme, personnage anonyme, transparent et sans distinction ni mérite particuliers, sur le chemin qui mène vers le puits, et sans le puits, il ny aurait rien à raconter. Cest moins lhistoire de cet homme que celle dune merveille de la création, dun puits aux effets extraordinaires. Cependant, la simple constatation de lexistence de ce puits ne suffit pas à fabriquer une histoire. Il a fallu la narrativiser, la dramatiser pour la transformer en récit. Le même principe est en jeu, par exemple, dans la manière dutiliser « lîle-poisson », dans le premier voyage de Sindbâd le marin : lentité « île-poisson » comme merveille du monde existait avant lélaboration des différents voyages de Sindbâd le marin. Sindbâd ne se contente pas de dire : « jai vu à tel endroit tel jour une île qui sest révélée être un poisson ». Il en fait lexpérience de manière dramatique : « il débarque avec ses compagnons sur ce quils

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croient être une île, ils allument un feu ; sous leffet de la chaleur, lîle se met à bouger, puis plonge dans leau. Cest en réalité un gigantesque poisson. Sindbâd a juste le temps de saccrocher à une bassine en bois pour ne pas se noyer17 ». Tout cet épisode revient à une « narrativisation » dune merveille fort bien connue depuis une haute antiquité de lInde jusquen Grèce (et jusquaux bestiaires du Moyen Âge chrétien). Sindbâd est construit sur une impression de déjà vu, sur une accumulation des différentes merveilles de la terre, connues avant lui, indépendamment de lui, et quil va à son tour narrer, rappeler et confirmer. Il en est de même dans Khurâfa. Le motif du « puits dont leau change le sexe » est attesté dans dautres ouvrages indépendamment de Khurâfa. Lui aussi relève pour la culture de lépoque du « déjà vu », du moins pour ceux qui collectionnent les merveilles : il reprend une tradition rattachée au cycle de Sindbâd le sage (sept vizirs) et a circulé en arabe, grec, hébreu, persan et syriaque18. Il est scénarisé ici sous forme dune double métamorphose dune seule et même personne. Aucun malheur nen résulte, mais plutôt une situation burlesque, socialement très compliquée : voilà un protagoniste qui est à la fois père et mère. La merveille est poussée jusquà ses derniers retranchements et la perspective devient à la fois humoristique et ironique : être homme ou femme, cela dépend du puits auquel on sest abreuvé, et si on sy abreuve plusieurs fois, on peut même

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être tour à tour lun et lautre. Une distance est créée entre le sexe du protagoniste et son identité : masculin ou féminin participe de laccident et non pas de lessence. Cest la conséquence de ce merveilleux poussé jusquà la caricature dont on voit poindre le potentiel subversif. Son usage comme phénomène historiquement acceptable peut entraîner, entre autres, une remise en cause des modèles sociaux conservateurs.

Du point de vue littéraire, si la caricature se moque de lusage du « puits dont leau change le sexe » comme lune des « merveilles du monde », cest aussi pour en affirmer la valeur intrinsèque. Il faut sarrêter au récit lui-même, à ses qualités dramatiques propres afin déviter la contamination de la réalité par la fiction et les effets subversifs de cette dernière. Le récit ne provoque pas à proprement parler de désordre social. Le changement de sexe, potentiellement subversif, est un prétexte pour suggérer lénorme potentiel du merveilleux sur le plan strictement « littéraire », dirions-nous aujourdhui. Plusieurs émotions sont en effet en jeu, létonnement bien entendu, comme le texte le martèle de bout en bout, la confusion aussi, lembarras, le rire enfin : tout cela nest pas possible, cest pour rire ! Lenchâssement, par la voix du prophète, entend assurément légitimer lagrément que lon peut avoir à entendre des contes/khurâfas. La première histoire enchâssée le confirme pour le cas particulier de toutes ces merveilles déjà vues, quil sagisse de lîle-poisson ou du puits à leau miraculeuse, que lon doit précisément assumer comme un pur objet damusement, léquivalent dune fiction pour le lecteur moderne, si lon souhaite à la fois se préserver de ses effets « secondaires » perturbateurs et en extraire toute la saveur.

Récits bédouins

Tout en changeant de registre et de structure, les aspects humoristiques et génériques de la première histoire de Khurâfa se poursuivent dans la deuxième. Celle-ci nutilise pas daccessoires merveilleux, mais sappuie au contraire sur deux motifs dune banalité confondante : (1) le bédouin qui veut retrouver une bête égarée dans le désert ; (2) le bédouin qui désire épouser sa cousine. Ce sont deux lieux communs de

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la littérature arabe médiévale19. Ils sont combinés ensemble, le premier étant conçu comme une épreuve dont la réussite entraînerait la réalisation du second : le bédouin doit retrouver une tête de bétail égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Mais tout cela va se répéter sans fin et devenir progressivement absurde et, là encore, caricatural. Lhistoire ainsi esquissée peut être interprétée de la manière suivante : tous les jours, le bédouin va essayer dattraper la bête égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Il faut ajouter encore, pour confirmer la dimension routinière et presque intemporelle du projet narratif : toute sa vie, tous les jours, le bédouin va essayer dattraper la bête égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Cela devient excessif, et à la faveur de cet excès, ridicule et drôle. Notre bédouin, comme il le rapporte aux trois djinns, a commencé sa quête depuis quil est jeune et il la poursuit inlassablement maintenant que cest un vieillard. Ce nest pas un homme-récit ordinaire. Lhistoire de sa vie est une méta-histoire qui nous parle des autres histoires qui lui ressemblent et qui renvoie à lensemble de ces récits quelle caricature : ceux où des bédouins cherchent des bêtes égarées ou tentent, en vain, dépouser leur cousine, transformée pour loccasion en une créature définitivement insaisissable ; récits dont limportance est concentrée dans la quête et lamour quune telle quête suscite et non pas dans la réussite ou léchec de celle-ci, ni dailleurs dans la bien-aimée elle-même, passée au second plan. Les anecdotes bédouines, fort nombreuses, très appréciées, et soi-disant véridiques, construites sur ce modèle deviennent du coup, par leffet de la répétition des mêmes événements, convenues et artificielles. Le discours induit par la parodie donne à voir ces histoires damour entre cousin et cousine comme des stéréotypes maladroits qui ont du mal à se renouveler et qui tentent tant bien que mal de dissimuler les lieux communs derrière une pseudo-historicité. Par conséquent, mieux vaut une histoire absurde mais capable détonner

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son auditoire : du point de vue littéraire, comme du point de vue du prophète qui en est le transmetteur, par leffet de lenchâssement, elle possède une plus grande dignité et suscite un plus grand plaisir.

Magie et ruses des femmes

La troisième histoire enchâssée dans Khurâfa semble la plus complexe de toutes. Dabord, par le grand nombre de personnages impliqués et leur statut (un fils, une mère magicienne et adultère, un esclave amant de la mère, un serviteur, une jument et un étalon qui représentent la mère et lesclave métamorphosés). Ensuite, dans son discours, par létrange dialogue qui se tisse entre les protagonistes, dans des métalepses narratives, en surimpression, comme une glose, alors même que le récit enchâssé est en train dêtre raconté aux trois djinns. Enfin, par une recette de cuisine très précise, à la fois extraordinaire et somme toute relativement traditionnelle et fort répandue à lépoque, à la base dune récolte accélérée, qui montre au lecteur comment une méchante femme peut fabriquer de la nourriture magique capable de métamorphoser les êtres humains en toutes sortes danimaux.

Le nombre et la complexité des personnages sexpliquent par la nature de lévénement : une tromperie amoureuse. Il nécessite au moins trois participants et, surtout, sannonce comme le terrain dexercice préféré des ruses des femmes dans la littérature médiévale. Autrement dit, nous sommes encore face à un standard20. Après les merveilles du monde (première histoire enchâssée), puis les récits damour bédouins (deuxième histoire enchâssée), voici les ruses des femmes et leur magie. Des indices, comme pour les deux histoires précédentes, viennent nous

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aider à comprendre et confirmer quil sagit bien dun récit au second degré, dun discours parodique. Dabord, le statut des personnages : le trio époux/épouse/amant est remplacé par un autre, bien plus intrigant, fils/mère/amant, que signifie-t-il ? Pourquoi le fils remplace-t-il le mari ? Pourquoi la mère remplace-t-elle lépouse ? Sans entrer dans des considérations psychanalytiques (le héros nest-il pas en train de chevaucher sa mère métamorphosée en jument ?), lamour dune mère pour son enfant est en principe lun des plus forts. À cela il faut ajouter que si la femme possède un fils qui est désormais un homme, cest quelle doit être dun certain âge. De surcroît, labsence du mari nest pas motivée et aurait pu suffire pour sortir du cadre de ladultère. Pourtant, ici, dans le cadre de cet adultère, la femme, même libre, est prête à sacrifier son propre fils pour assouvir sa coupable passion. Cest dire son degré de dévoiement. Le vice est poussé vers ses extrêmes. En guise de confirmation, créant cet aspect humoristique que les trois histoires enchâssées se partagent dans Khurâfa, nous avons de drôles de dialogues entre le narrateur et … les montures. Le narrateur du troisième récit enchâssé sadresse à la jument quil monte et à létalon qui est monté par son serviteur pour leur demander de confirmer ses dires. Les bêtes, dociles, hochent la tête. Les premiers échanges ont lieu dès les premières phrases et sont particulièrement savoureux : « Javais une méchante mère, nest-ce pas ? demanda-t-il en sadressant à la jument quil montait, et celle-ci (sa mère métamorphosée donc) dopiner de la tête, et on la soupçonnait, poursuivit-il, davoir une liaison avec cet esclave, nest-ce pas ? dit-il en désignant létalon monté par son serviteur, et létalon (lesclave métamorphosé) dopiner de la tête. » Comme dans un vaudeville, tous les protagonistes participent de cette manière, en bonne harmonie, aussi bien les coupables que la victime, à la narration dune histoire dadultère fort étonnante.

Comment la femme adultère comptait-elle se débarrasser de ceux qui la gênent ? La magie fait partie de la panoplie des ruses des femmes. Il sagit en loccurrence de fabriquer une farine, au moyen dune récolte accélérée capable de métamorphoser ceux qui en prennent en animaux divers. La recette traditionnelle est fortement enracinée dans la culture arabe médiévale. Elle est rattachée à un passage coranique (Coran, II, 102) qui fournit à la fois les origines de la magie et son principal usage, et cest cet usage qui nous intéresse ici, comme on peut le trouver dans

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lexégèse de Tabarî (m. 923) : « Ayant des soucis avec son mari, une femme se rend à Babylone pour y apprendre la sorcellerie auprès des anges déchus Hârût et Mârût. Elle devient capable de produire une récolte accélérée : les grains de blés sont semés, ils poussent instantanément, ils sont immédiatement récoltés, séchés, moulus et transformés en nourriture21 ». Cest ce que nous pouvons lire dans la très sérieuse exégèse de Tabarî et dans de nombreux autres textes qui lui succèdent22. La récolte accélérée correspond donc, pratiquement à lidentique, à ce qui figure encore dans la troisième histoire enchâssée dans Khurâfa. Seul le ton diffère. Dans Tabarî et ses successeurs, le ton est tragique, la femme regrettant de sêtre adonnée à la magie (elle a dû renoncer à sa foi). Dans Khurâfa, le ton est humoristique, la femme est désormais un quadrupède en train découter sa propre histoire racontée par son fils et de la confirmer. Cest compréhensible, celle-ci étant une parodie de celle-là.

En fin de compte, comme pour les deux premières histoires enchâssées, comme pour lensemble de Khurâfa, lélaboration volontaire dun récit pour le plaisir, sous son nom commun, fournit de meilleurs résultats que le récit dissimulé sous les termes de merveille de la création, danecdote bédouine ou dexégèse coranique. Autrement dit, lorsquun texte narratif, grâce à lenchâssement qui en explicite la fonction, na aucune utilité déclarée, et na dautre prétention que détonner, de la manière la plus plaisante, il devient alors, dans son identité même, khurâfa, en somme littérature. Quel genre de littérature ?

La réponse se trouve sans doute dans la variante que nous allons voir maintenant, qui possède un statut remarquable comme conte douverture des Mille et une nuits, et qui fournit le modèle sur lequel lensemble du noyau stable des Nuits est construit. Nous allons lexaminer très brièvement. Cest Le Marchand et le démon, première histoire narrée par Shahrazâd, une amorce donc du contenu du recueil : « un marchand tue par mégarde un jeune démon et le père de celui-ci veut le mettre à mort. Surviennent trois vieillards, chacun accompagné dun ou plusieurs animaux, et chacun va raconter au démon une histoire, de plus en plus

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étonnante, contre un tiers de la vie du marchand, de sorte que les trois histoires des trois vieillards sont échangées auprès du démon contre la vie du marchand23 ». Le marchand et Khurâfa sont des jumeaux, mais ils nont pas le même statut ni la même fonction. Si lHistoire de Khurâfa peut être interprétée comme un modèle et un manifeste pour la mise en place théorique de textes narratifs dagréments, inutiles mais étonnants, alors lHistoire du marchand peut être interprétée comme lune de ses réalisations pratiques.

Au-delà de lHistoire du marchand, le livre qui en est le représentant, cest-à-dire les Mille et une nuits et, au-delà de ce livre, le genre littéraire qui englobe lensemble (les textes de la littérature arabe médiévale contenant des histoires étonnantes et des récits étranges), cest-à-dire une bonne partie de la littérature arabe médiane (quil convient dailleurs de percevoir comme un courant spécifique), cet ensemble donc peut être considéré comme une réalisation pratique de khurâfa. Lun des jalons majeurs est par exemple louvrage édité par Hans Wehr (1956), partiellement traduit en français, dont le titre est éloquent, Le Livre des histoires étonnantes et des anecdotes étranges. Il offre un large panorama de ce que lon peut lire ou inclure dans ce genre : récits damoureux très proches de la littérature classique ; récits bédouins ; voyages en mer ; romans épiques ; merveilles de la création ; ruses des femmes ; histoires de fils de marchand24. Le fait est que les Mille et une nuits, de réalisation pratique dun modèle (Khurâfa), sont devenues à leur tour un modèle (Shahrazâd), suscitant adaptations et imitations, créant autour delles par un effet de boule de neige un véritable courant littéraire comme le montre par exemple la somme réunie par Victor Chauvin dans sa Bibliographie et les investigations menées à lInalco dans le cadre du projet MSFIMA (Mille et une nuits : Sources et Fonctions dans lIslam Médiéval Arabe).

En conclusion, à ce stade de la recherche, trois éléments principaux, en mettant à part lautorité du prophète, semblent avoir contribué à amorcer puis à propager un tel courant littéraire : premièrement, le procédé de

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personnification pour transformer une abstraction (khurâfa / un conte) en un archétype vivant dont lexistence relève du constat historique et de lexpertise philologique (Khurâfa / un brave homme de la tribu de Udhra) ; deuxièmement, le procédé de lenchâssement pour expliciter et assumer une fonction non utilitariste, provoquer létonnement, et valoriser le texte comme agrément ; troisièmement, la prise en charge dun tel modèle par un ouvrage (les Nuits) qui va à son tour faire école, ouvrant une voie médiane, hors des sentiers tracés des littératures savantes et populaires.

Aboubakr Chraïbi

Université Sorbonne Paris Cité

Institut national des langues
et civilisations orientales

CERMOM, projet ANR MSFIMA 2011 BSH3 003 01

(INALCO, Paris)

1 Romans et contes égyptiens de lépoque pharaonique, trad. G. Lefebvre, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1949, p. 70 ; voir également Proverbes, VII, où un père raconte à son fils comment une femme adultère séduit un jeune homme, un type denchâssement que lon retrouvera dans la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse, dès le premier exemple, voir J.-L. Genot-Bismuth, La Discipline de Clergie, Versailles, Éditions de Paris, 2001, p. 156-157 ; par ailleurs, on peut lire dans le Coran, XII, 3-4 : « Nous allons te raconter les meilleurs récits, dans ce que Nous tavons inspiré par ce Coran, même si tu as été auparavant bien négligeant. Lorsque Joseph dit à son père [] », suit alors le récit de Joseph qui rapporte son rêve à son père.

2 Ibn al-Muqaffa, Le Livre de Kalîla et Dimna, trad. A. Miquel, Paris, Klincksiek, 1980 (1957) ; Le Livre des sept vizirs daprès Zahiri de Samarkand, trad. D. Bogdanovic, Paris, Sindbad, 1975 ; Kitâb Bilawhar wa-Bûdhâsf, trad. D. Gimaret, Beyrouth, Dar El-Machreq Éditeurs, 1986 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Benchekh et A. Miquel, 3 vol., Paris, Gallimard, 2005-2006 ; Touti-nameh ou les contes du Perroquet, trad. H. Muller, Paris, Les Belles Lettres, 1934.

3 La notion de littérature arabe « médiane » est nouvelle : lauteur de ces lignes, depuis ses premiers travaux sur Les Mille et une nuits et jusquau présent article, essaie de montrer que les Nuits ne relèvent pas dune littérature « populaire » mais dun genre spécifique qui englobe un vaste pan de la littérature arabe médiévale, que lon pourrait appeler littérature « médiane » ou « moyenne », en ce sens quelle occupe une place intermédiaire entre le savant et le populaire. Voir à ce propos A. Chraïbi, « Classification des traditions narratives arabes par conte-type : application à létude de quelques rôles de poète », Bulletin dÉtudes Orientales, 50, 1998, p. 29-59 et particulièrement p. 37-42 ; Les Mille et une nuits, histoire du texte et classification des contes, Paris, LHarmattan, 2008, p. 15-20.

4 M. Gerhardt, « La technique du récit à cadre dans les 1001 nuits », Arabica, 8, 1961, p. 137-157 ; T. Todorov, « Les hommes-récits », Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 78-91 ; F. Ghazoul, « Poetic Logic in the Panchatantra and The Arabian Nights », Arab Studies Quarterly, 5, 1983, p. 13-21 ; A. Chraïbi, « Les à-côtés du récit ou lenchâssement à lorientale », Poétique, 117, 1999, p. 1-15 ; D. Beaumont, « Literary Style and Narrative Technique in the Arabian Nights », Arabian Nights Encyclopedia, éd. U. Marzolph et R. van Leeuwen, 2 vol., Santa Barbara, Clio, 2004, vol. 1, p. 1-5 ; C. Bremond, « Essor et déclin du conte enchâssé », Les Mille et une nuits, Catalogue dexposition de lIMA, Paris, Éditions Hazan, 2012, p. 17-21 ; DOrient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Kalila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014.

5 Le Livre de Kalîla et Dimna, p. 28-29.

6 Abû Abd Allâh al-Yamanî, Kitâb mudâhât amthâl kitâb Kalîla wa Dimna bimâ ashbahahâ min ashâr al-Arab, éd. M. Yûsuf Najm, Beyrouth, Dâr al-Thaqâfa, 1961, p. 3 et p. 8.

7 Le Livre de Kalîla et Dimna, p. 9 : « [] quant au livre [lui-même], il joignait lagrément à la sagesse, celle-ci le faisant choisir par les philosophes, celui-là par les esprits légers ».

8 La source de cette tradition semble être le Musnad dAhmad Ibn Hanbal (m. 855), no 5937, où on la rencontre pour la première fois, mais on la trouve également dans les autres corpus standards de la même époque comme le Sahîh dal-Bukhârî (m. 870), à trois reprises, aux no 2152, 2208 et 5629, et le Sahîh de Muslim (m. 875), no 2743, ainsi que dans certains ouvrages profanes comme le livre dal-Tanûkhî (m. 994), Faraj bad al-shidda, éd. Abbûd ash-Shâlûjî, 5 vol., Beyrouth, 1978, vol. 1, p. 125, daprès lequel le résumé ci-dessus a été fait. Remarquons quil existe de nombreuses autres versions, et que celle dIbn Hanbal, par exemple, est plus complexe et offre un niveau denchâssement supplémentaire très proche des modèles en usage dans lInde et dans Kalîla et Dimna : le statut de cette tradition et ses différentes variantes, qui représentent en elles-mêmes une masse de données assez conséquente, feront lobjet dune publication séparée. Ajoutons simplement ici que laspect syncrétique de la religion ne résulte pas seulement de lusage dautres textes religieux mais aussi, manifestement, sur le plan formel, de textes littéraires.

9 R. P. Mottahedeh, « Ajâib in The Thousand and One Night », The Thousand and One Nights in Arabic Literature and Society, éd. R. C. Hovannisian et G. Sabagh, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 29-39, et particulièrement p. 35.

10 Dans Todorov, « Les hommes-récits », on peut lire, p. 37 : « Mais alors quest-ce que le personnage ? Les Mille et une nuits nous donnent une réponse très nette que reprend et confirme le Manuscrit trouvé à Saragosse : le personnage, cest une histoire virtuelle qui est lhistoire de sa vie. » Pour les contes cités, voir Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, 3 vol., Paris, GF-Flammarion, 2004, vol. 1, p. 113-224 pour lHistoire des trois calenders, et p. 228-291 pour Sindbâd le marin ; voir également pour les résumés et la bibliographie The Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 324-326 et p. 383-389.

11 Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 45-63 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 17-28 ; Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 419-420.

12 Le vieux taureau nest pas en train de « voler » dans les airs, comme le traduisent par erreur R. Basset et ses successeurs (voir note p. 32) ; cest un usage métaphorique du verbe târa/yatîru pour signifier quil va vite, ainsi que le montre dailleurs la suite du récit où il est question du taureau lorsquil était jeune veau.

13 Al-Mufaddal Ibn Salama al-Kûfî (m. après 903), al-Fâkhir fî al-amthâl, éd. Qusayy al-Husayn, Beyrouth, Dâr wa-Maktabat al-Hilâl, 2003, p. 124-126.

14 Ibn Manzûr, Lisân al-Arab, entrée -j-b, texte en ligne, consulté sur le site www.alwaraq.net le 20 octobre 2014.

15 R. Basset, « Notes sur les Mille et une nuits VIII. Le Marchand et le génie », Revue des Traditions Populaires, 16, 1901, p. 28-36 ; D. B. MacDonald, « The Earlier History of the Arabian Nights », Journal of the Royal Asiatic Society, 56, 1924, p. 353-397, et particulièrement, pour le lien avec Le Marchand et le démon, p. 372-376 ; R. Drory, « Three Attempts to Legitimize Fiction in Classical Arabic Literature », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 18, 1994, p. 146-164 et particulièrement p. 147-156.

16 Les traducteurs nont pas toujours tenu compte des qualificatifs arabes (ajîb et gharîb) qui accompagnent, dans les sources manuscrites, lintroduction des contes enchâssés ainsi que le début et la fin de chaque nuit et assurent ainsi la transition entre les différentes composantes du livre, Shahrazâd étant supposée raconter toujours quelque chose de plus étonnant et de plus étrange que ce qui précède. Lédition arabe partielle, lunique édition critique existant à ce jour, de Muhsin Mahdi, le montre bien : Kitâb alf layla wa-layla, Leyde, Brill, 1984, par exemple, p. 76, lors du passage de la deuxième à la troisième nuit : « Sa sœur Dînârzâd dit : “comme ton histoire est étonnante et étrange” (ajab / aghrab). Shahrazâd répondit : “la nuit prochaine je vous raconterai plus étonnant et plus étrange encore” » (ma traduction). Voir aussi Chraïbi, Les Mille et une nuits, histoire du texte et classification des contes, p. 66-67.

17 Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 232-234, Premier voyage de Sindbâd le marin ; pour dautres versions de cette célèbre « merveille », voir Ajâib al-Hind (xe s.), éd. Y. al-Shârûnî, Beyrouth, Riad El-Rayyes Books, 1990, p. 66-67 ; al-Jâhiz (ixe s.), Kitâb al-hayawân, éd. F. Arawî, 2 vol., Beyrouth, Dâr al-Shab, 1982, vol. 2, p. 620-621 ; Relation de la Chine et de lInde (ixe s.), éd. et trad. J. Sauvaget, Paris, Les Belles Lettres, 1948, p. 2 ; Cinq cents contes et apologues du Tripitaka chinois, trad. E. Chavannes, 4 vol., Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962 (réimpr. de léd. Paris, 1910-1935), vol. 3, p. 192, no 434 et vol. 4, p. 227. Pour une étude de ce motif (île-poisson), voir A. Chraïbi, « Île flottante et œuf de rukhkh », Quaderni di Studi Arabi, éd. A. Ghersetti, n. s. 3, 2008, p. 83-95 et particulièrement p. 85-89 ; voir par exemple le site internet « The Medieval Bestiary » pour sa présence dans les bestiaires médiévaux chrétiens ; voir également le Voyage de Saint Brendan, éd. bilingue I. Short et B. Merrilees, disponible sous forme de fichier pdf sur le site saintbrendan.d-t-x.com, p. 30-32, chap. xiv.

18 Les Mille et une nuits, « Histoire de la source enchantée », trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 2, p. 595 ; Le Livre des sept vizirs daprès Zahiri de Samarkand, p. 195 ; Miat layla wa-layla, éd. M. Tarchouna, Tunis, al-Dâr al-Arabiyya li-l-Kitâb, 1979, p. 265 ; importante bibliographie dans V. Chauvin, Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes publiés dans lEurope chrétienne de 1810 à 1885, 12 vol., Liège/Leipzig, Vaillant-Carmanne / Harrassowitz, 1892-1922, vol. 8, p. 43 ; Arabian Nights Encyclopedia, « The Enchanted Spring », vol. 1, p. 175.

19 Il existe de nombreux livres composés en majorité dhistoires damoureux bédouins, comme celui dal-Sarrâj, Abû Muhammad Jafar Ibn Ahmad (m. 1106), Masâri al-ushshâq, 2 vol., Beyrouth, Dâr Sâdir, s. d., par exemple, vol. 1, p. 101, vol. 2, p. 26 et p. 206 ; autres exemples avec le motif de « la bête perdue » dans Mille et un contes, récits et légendes arabes, trad. R. Basset, Corti, 2 vol., Paris, 2005 (1924-1926), vol. 2, p. 411, no 70 ; V. Chauvin, Bibliographie, vol. 5, p. 111, no 45 et p. 116, no 52 ; autre exemple encore, lhistoire dIram aux colonnes, extrêmement répandue dans la littérature arabe médiévale, est également amorcée avec le motif du bédouin qui part à la recherche dune bête égarée : voir Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 1046.

20 Comme pour les récits damour bédouins, des livres entiers ont été consacrés aux tromperies des femmes, y compris lorsquelles sont magiciennes, comme celui dAbd al-Rahîm al-Hawrânî, Les Ruses des femmes, trad. R. Khawam, Paris, Phébus, 1994 ; de même, de nombreux contes des Nuits sont construits sur ce thème et quelques-uns reproduisent exactement comme ici lhistoire de la femme adultère qui tente de métamorphoser son mari (et souvent y réussit) : Les Mille et une nuits, « Histoire de Sidi Nouman », trad. A. Galland, vol. 3, p. 137-150 ; Les Mille et une nuits, « Histoire du troisième vieillard », trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 27-28.

21 Le site http://www.altafsir.com/ permet de consulter une cinquantaine dexégèses différentes, tous les épisodes qui nous intéressent se trouvent dans Tabarī.

22 Al-Thalabî, Qisas al-anbiyâ al-musammâ Arâis al-majâlis, Beyrouth, al-Maktaba ath-thaqâfiyya, s. d., p. 45-46.

23 Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 45-51 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 17-28 ; résumé et bibliographie dans Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 419-420.

24 Kitâb al-hikâyât al-ajîba wa-l-akhbâr al-gharîba, éd. H. Wehr, Wiesbaden, 1956 ; deux contes de cet ouvrage ont été traduits en français : Histoire des quarante jeunes filles et autres contes, trad. D. Rabeuf, Arles, Actes Sud, 2012 ; Histoire de Arûs, la belle des belles, des ruses quelle ourdit, et des merveilles des mers et des îles, trad. D. Rabeuf, Arles, Actes Sud, 2011.