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Classiques Garnier

Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, roman coffret, roman à coffrets

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 1, n° 29
    . varia
  • Author: Mikhaïlova-Makarius (Milena)
  • Abstract: Analyzing the insertions in the Roman de la Rose by Guillaume de Lorris ­comes down to show that the poem is a reflexion on the debt owed by arts of love and romances to courtly lyric and the myth of Narcissus. The result is an aesthetic of depth, born of the narrative technique of insertion ; it appears through the use of the “mise en abyme” as well as through embedding strategies. The poem explores the dialogue between different forms of discourses on love, about the role of the image in love.
  • Pages: 147 to 169
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812448041
  • ISBN: 978-2-8124-4804-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4804-1.p.0147
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-30-2015
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Le Roman de la Rose
de Guillaume de Lorris,
roman coffret, roman à coffrets

A ceste, fist il, fermeré

Ton cueur, ni qier autre apoial :

Souz ceste clef sont mi joial,

Qui est bien petite, par mame,

Mes ele est de mon ecrin dame,

Et si a mout grant poeste1.

Pour sassurer de la loyauté de lamant, le dieu Amour accepte sa proposition de fermer son cœur avec une clé. Mais plutôt que den fabriquer une, comme lamant le lui suggérait, il décide de se servir dune clé quil a déjà utilisée pour fermer son propre écrin où sont gardés, dit-il, ses « joial ». Cette clé, cest la dame de son écrin, affirme Amour. Par son transfert, le cœur de lamant devient le double de cet écrin. Quels joyaux y seront déposés ?

Véritable obsession, le souhait de fermer, denclore ou dentourer, pour emprisonner ou pour sauvegarder, se décline à tous les niveaux du récit, inachevé dit-on, dune quête inaboutie. Les jeux denchâssements sont si nombreux que lon peut se demander si lécrin nest pas lemblème dun poème hanté du début à la fin par lidée de clôture2. La même clé-dame nouvre-t-elle pas aussi cet autre contenant quest le roman, daprès les premiers vers de lœuvre ? Vers quels joyaux du roman conduit-elle le lecteur ?

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Dune rose lautre

Dès le seuil de son poème, Guillaume de Lorris place son œuvre sous le signe de lemboîtement et la présente comme un contenant :

Ce est li romanz de la rose

Ou lart damours est toute enclose3.

Ces deux vers, souvent commentés, devraient être lus ensemble avec les vers suivants auxquels ils sont liés par la présence des mêmes termes « rose » et « amours » qui forment un chiasme :

Ce est li romanz de la rose

Ou lart damours est toute enclose.

La matiere est bone et nueve :

Or doint dieus quan gre le reçoive

Cele pour cui je lai empris.

Cest cele qui tant a de pris

Et tant est digne destre amee

Quele doit estre rose clamee4.

Dans ces huit vers, le narrateur attribue le même nom de « rose » deux fois, dabord à lœuvre, puis à sa destinataire. Lautre point commun entre lécrit et la dame est le lien à lamour, mais alors que le nom du roman nest pas motivé, il apparaît comme une nécessité venant de lamour lorsquil sagit de celle qui la inspiré. La figure, fermée sur elle-même, dit la clôture où les deux parties, lœuvre et sa destinataire, sont en position spéculaire. La justification du nom à propos de la destinataire rejaillit sur le roman : cest sans doute parce quil contient un art daimer que son auteur veut lui donner le nom de « rose ». La spécularité joue aussi dans lautre sens. Par ce redoublement du nom, le narrateur lie, au moins, son œuvre à celle qui la inspirée5 ; au mieux, la volonté organisatrice et esthétique de son œuvre double – enclore un « art damours » dans son roman – à limage mystérieuse

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de linconnue, ou de sa représentation symbolique dans le texte, le bouton de rose clos6.

La rose est partout : titre, senhal, partie du décor, objet de désir et objet de la quête amoureuse, mais peut-être également un blason de la technique narrative fondée sur le geste d« enclore » à laquelle elle est associée à la rime (« rose » / « enclose »).

Dun écrin lautre

Nes quan puet espuisser la mer,

Ne porroit on les maus damer

Conter en romanz ne en livre7.

La matière damour et des « maus damer » est si inépuisable quelle justifie lassociation de tous les moyens, du narratif au didactique. Guillaume de Lorris y consacre les moyens romanesques de laventure et de la quête ainsi que la pédagogie directe des arts daimer, genre en vogue à cette époque. Mais où sarrête le roman et où commence lart daimer ? En dautres mots, comment comprendre la déclaration du narrateur que son roman enclot un art daimer ? Comme une hybridation des genres ou comme lenchâssement dun genre dans un autre genre ?

Quête et pédagogie sont imbriquées dans le poème. Lœuvre toute entière est une initiation à cette matière intarissable autant par les

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enseignements et commandements du dieu Amour que par les étapes du cheminement du héros romanesque. Lart daimer serait alors lautre visage de ce roman. Cest surtout ainsi quil a été perçu par la critique : comme un double de lœuvre dAndré le Chapelain8, comme une version en langue doïl de lensenhamen occitan9 et comme une forme de laventure héroïque10. Par conséquent, la déclaration initiale de lauteur denclore un art daimer au sein de son roman doit être comprise comme la manifestation du syncrétisme des genres littéraires au Moyen Âge. Le cas nest pas unique11 et fait ressortir laspect didactique du roman courtois médiéval.

Derrière cette imbrication revendiquée du narratif et du didactique se cache une parenté avec la lyrique qui a déjà été amplement commentée par la critique12. Lœuvre est donc « à la croisée du traité, du conte et de la poésie13 ». Mais, fait curieux, alors que lauteur met en avant demblée roman et art daimer, il garde le silence sur la parenté de son œuvre avec la lyrique. Silence qui intrigue dautant plus que, dès les premiers pas du personnage, le récit se donne à lire comme une mise en narration de lincipit printanier. Laventure romanesque sy installe pour y rester. On sait que lincipit printanier a été ressenti comme un cadre suffisant pour y implanter entièrement une chanson damour, ce qui a donné naissance à la reverdie, genre inventé et pratiqué par les trouvères. Ici, le verger printanier avec ses habitants devient le décor qui héberge intégralement laventure romanesque. La rivière, qui dans lunivers romanesque ouvre les portes de lAutre monde, ouvre ici les portes vers un monde intérieur. La reverdie a donc englobé le poème entier qui constitue, tout comme la chanson lyrique, une requête amoureuse14. Il ne sagit pas

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dun simple réemploi de motifs lyriques. « Le roman de la rose, ou lart damours est toute enclose » est aussi longue chanson damour où la matière romanesque et la pédagogie directe explicitent et dramatisent le discours lyrique. Ces divers visages du poème, revendiqués ou tus, népuisent pas le sens de la déclaration initiale sur lemboîtement dun genre dans lautre. Larchitecture du récit permet également une lecture littérale du geste denclore au sens où le roman enchâsse un art daimer à proprement parler. On peut en effet isoler une œuvre didactique à part entière insérée dans la trame romanesque. Cette œuvre se présente comme un long enseignement que le dieu Amour dispense à lamant. Où commence ce petit traité damour ?

Après la scène où le dieu enferme à clé le cœur de lamant, celui-ci se met en position découter les précieux enseignements dAmour. Une scène dapprentissage – lamant souhaite connaître les commandements dAmour afin de bien faire son service – annonce linsertion dissimulée dune autre œuvre. Le même procédé sera repris dans des conditions analogues dans le roman de Beaudous où une scène pédagogique entre une mère et son fils marque le début dune très longue insertion, comprenant plusieurs textes didactiques enchâssés dans sa trame15. Nul doute que cette scène didactique, pertinente à la fois dans la logique du roman et dans celle dun art daimer, est utilisée comme la cheville qui permet dinsérer en douceur une autre œuvre, de passer imperceptiblement dun modèle textuel à un autre. Quelques vers installent la scène du « mestre » et du « desciple » :

Amor respont : « tu diz mout bien.

Or les escoute sel retien.

Li mestres pert sa poine toute

Quant li desciples qui escoute

Ne met son cuer au retenir,

Si quil en puisse sovenir16. »

Dans les arts daimer, le discours se divise souvent en répliques pour introduire des micro-dialogues sans que les interlocuteurs soient nécessairement explicités. Ici, la forme dialogique est accentuée et

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étendue à lensemble du texte didactique, même si la parole dAmour domine, entrecoupée par des relances de la part de lamant. La matière de ce traité ressemble tout à fait à celle des arts daimer par le contenu didactique où alternent règles, définitions, commandements et conseils.

Lamant va écouter et mettre son cœur « au retenir », cest-à-dire en position de réceptacle, afin daccueillir tout lenseignement du maître Amour. Ce cœur, devenu le double de lécrin qui contient les joyaux dAmour depuis que celui-ci la fermé avec sa clé quelques quarante vers plus haut, sera donc le réceptacle de lart daimer, tout comme le roman, autre écrin pour la leçon dAmour. Ses enseignements, dispensés à lintention de son élève, lamant, et du lecteur, tiennent lieu de « joial » qui vont dun écrin à lautre. Le texte de ce petit art daimer doit rester dans la mémoire de celui qui écoute, il est le trésor placé dans le cœur-écrin de lamant et dans lécrin du roman. « Lart damour » comme texte, et comme genre, est non seulement enclos dans le roman, mais également thésaurisé.

Ce petit traité damour pourrait presque fonctionner comme une œuvre autonome au sens où il possède des frontières délimitées. Doté dune sorte de prologue, il sachève avec la disparition subite dAmour, qui s« esvanoiz17 ». Quelques vers lancent le dialogue en précisant quAmour a alors livré :

Mot a mot ses commandements :

Bien le devise cist romanz18.

Suit une interpellation du public digne dun prologue dart daimer. Cest donc ici que commence véritablement ce texte enchâssé :

Qui amer velt or i entende

Car li romanz des or commande ;

Des or le fet bon escouter,

Sil est qui le sache conter.

Car la fin dou songe est mout bele

Et la matiere en est novele :

Qui dou songe la fin orra,

Je vos di bien que il porra

Des geus damors assez apenre,

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Por quoi il veille tant attendre

Dou songe la senefiance

Et la vos dirai sans grevance ;

La verite qui est coverte

Vos en sera lors toute aperte,

Quant espondre morroiz le songe,

Car il ni a mot de mensonge19.

Étant donné que la scène pédagogique est légitime à la fois dans le roman et dans lart daimer et quelle permet de solidariser les deux genres, ce prologue interne a le double rôle dintroduire une œuvre didactique tout en renforçant la crédibilité dune scène romanesque dapprentissage. Comme dans un vrai prologue, le narrateur procède à une captatio benevolentiae. Comme dans un vrai prologue, il annonce la matière qui sera traitée, les « geus damors », ainsi quune « senefiance » à venir afin de retenir lintérêt des auditeurs.

Ce prologue interne rappelle très fortement celui du poème entier qui introduit le thème du songe. La matière « novele » du vers 2064 fait écho au vers 39 du prologue général : « La matiere est bone et nueve ». Ce passage se termine par la reprise de tous les mots importants du premier prologue : rappel de la « senefiance » du songe, rappel de la vérité « coverte » qui, promesse renouvelée, sera bientôt « aperte » au public. Il sachève par la rime initiale du poème « songe » / « mensonge20 ». Ainsi, en redoublant le prologue général, cet écho du début du poème fonctionne comme le signalement discret dun seuil. Une autre œuvre commence, elle vous apprendra tout sur lamour.

Au même moment, le roman reprend ses droits. Le terme revient à deux reprises21. Dailleurs, comme dans les romans de quête, le récit sémancipe de son énonciateur : le roman « devise », le roman « commande ». Il revêt presque lautorité du dieu Amour dont il englobe les paroles et les commandements.

La « fin » à venir nest pas celle de lart daimer proprement dit, mais celle du songe. Ce prologue circonscrit donc le début dun art daimer mais évoque une fin qui coïnciderait avec celle, déjà promise, du songe et donc du roman.

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Ce second prologue introduit la matière du traité didactique sur lamour promettant denseigner « assez » sur les « geus damors ». Sagit-il des « laz » et des « engins22 » posés par Cupidon dans la fontaine ? Ou des enseignements contenus dans ce discours-art daimer ? Quy a-t-il de si précieux dans ce traité que le cœur-écrin de lamant doit réceptionner ?

Ce petit art daimer comprend trois parties bien délimitées. Il commence par les dix commandements qui se présentent comme une glose de la dimension éthique dans le comportement social du finamant23, telle quelle apparaît chez les troubadours. Un résumé des commandements qui viennent dêtre dispensés, présenté « briement » et à titre de mémorisation « brieve24 », scande la fin de cette partie. Une seconde partie porte sur le cœur, les pensées et les sentiments de lamant25. Enfin, le dieu dAmour accorde à son serviteur trois consolations : la douce pensée, la douce parole et le doux regard26.

Tandis que la première et la troisième partie égrènent des poncifs bien connus, la seconde partie renonce à ce principe énumératif. Elle retient lattention par un degré de dramatisation supplémentaire. Elle commence au vers 2231 avec une incitation au panser, terme qui désigne limagination27 :

Apres tanjoing en penitance

Que nuit et jor sanz repentance

An amors metes ton panser28.

Cest là, au centre du traité didactique sur lamour, que se trouve la véritable glose du sentiment amoureux. Lattention porte dabord sur le sujet amoureux qui, sous le poids de la pensée – à entendre comme travail imaginatif – est plongé dans un état de mélancolie décrit dans les traités de médecine médiévale comme un accès damor hereos29. Le dieu Amour décrit cet état au futur en sadressant à lamant à la deuxième personne :

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Or revenra maintes foies

Quan pensant tantroblieras

Et une grant piece seras

Ausis com une ymage mue

Qui ne se crole ne remue,

Sanz piez, sanz mains, sanz doiz croler,

Sanz iaus movoir et sanz parler30.

Ayant perdu le mouvement des membres de son corps, lamant sera figé en « une ymage mue ». La pensée de lêtre aimé, qui est une image, statufie le sujet amoureux par un effet spéculaire et fait de lui une « ymage » immobile. Cette pétrification de lamoureux au moment de la mise en image de lobjet damour est un écho du mythe de Narcisse, une représentation du rapport spéculaire entre lhomme qui se regarde dans le miroir et son reflet. Dans le roman, le sujet amoureux et lobjet damour ne sont plus la même personne. Pour garder lidée de spécularité, quelque chose de limage – labsence de parole, limmobilité – est reporté sur le sujet amoureux. Celui-ci devient un peu le double de limage dont il rêve, en souvenir de leffet spéculaire entre le sujet et son reflet dans le mythe de Narcisse.

La situation future de lamant est à rapprocher de deux autres figures littéraires plongées dans létat dentre-oubli. Perceval devant les trois gouttes de sang sur la neige qui lui rappellent limage de Blanchefleur. Lamant-poète de la canso de Guillaume IX dAquitaine, Feray un vers de pur neant, en état de dorveille sur son cheval. Le premier, sujet amoureux absorbé par le fantasme, le second, poète lyrique dont la chanson, dépourvue dauteur et vidée de contenu, surgit de lénonciation faite à létat de dorveille31.

Il est remarquable que le dieu Amour construise ici, au futur et toujours à la deuxième personne, non seulement la figure du sujet amoureux, mais également celle du poète lyrique. Lanalogie avec la canso du troubadour Guillaume IX dAquitaine nest pas le seul indice de cette seconde figure. La deuxième partie du traité/discours dAmour comprend deux nouveaux enchâssements étonnants qui évoquent la lyrique et creusent une nouvelle profondeur du récit.

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Au retour de la mémoire32, lamant se souviendra, poursuit Amour, de son amie « lontaigne ». Commence alors un discours direct de lamant mais toujours imaginé par Amour, long de 17 vers33. Ce discours inséré développe, comme dans une chanson, le motif lyrique du cœur séparé34. Lamant est ainsi décrit dans son futur état damoureux, mais également comme un poète. On assiste à une mise en scène : lamant sentre-oubliera et, dans cette position propice au surgissement de la parole poétique, il entamera une complainte à la manière dune chanson lyrique sur le cœur séparé et lamour lointain. Cette complainte évoque la canso de Jaufré Rudel sur lamor de lonh35.

À la suite de ce discours à la première personne qui ressemble à un poème inséré, lamant, poursuit le dieu, se mettra en route pour retrouver son amie, mais il en ressortira « pensis et morne36 ». Si une rencontre avec lamie se réalise, il nen sortira qu« en grant martire37 », pour navoir pas pu dire ce quil voulait. Même sils nappartiennent plus au semblant de poème, ces vers glosent quasiment une strophe de la chanson de Jaufré Rudel où le moment de lentretien fantasmé est aussi celui où léloignement est le plus radical38. Tout comme dans la lyrique, « Amant navra ja ce quil quiert39 », conclut Amour. La vérité de la lyrique sort de la bouche du dieu Amour.

Le scénario imaginé par le dieu na pas fini de surprendre. Un nouvel enchâssement intervient. Amour évoque le moment où lamant imaginera quil dort et verra alors en image lêtre aimé. Le dieu résume en quelques vers cet état de saisie imaginaire de lobjet damour :

Tieus foiz sera quil tiert avis

Que tu avras cele au cler vis

Entre tes braz trestoute nue,

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Aussint con sel fust devenue

Dou tout tamie et ta compaigne.

Lors feras chastiaus en Espaigne

Et avras joie de noiant40.

Ce passage peut figurer aussi bien dans une complainte lyrique que dans un récit41. Il joue ici le rôle dune deuxième mise en scène. Là aussi, comme après létat dentre-oubli où le sujet amoureux nest dabord qu« ymage mue » avant de faire sa complainte, Amour dit ce que lamant dira alors. Il imagine à nouveau le discours de lamant à la première personne. Lamant redevenu poète commente ses espoirs et ses désespoirs comme dans une nouvelle complainte lyrique encore plus longue (55 vers, 2447-2502).

À noter que ces deux complaintes insérées, imaginées et mises en scène par Amour, débutent chaque fois à la quatrième syllabe du vers, introduites par le même verbe « dire » au futur et par la même interpellation « Dieus » : « Lors diras : “Dieus con sui mauves…” », « Et diras : “Dieus ! ai ge songie ?”42 ».

Lanalogie entre les deux complaintes est frappante. La technique de lenchâssement introduit la lyrique dans le roman, puis prend lallure dune mise en abyme – un songe imaginé à lintérieur du songe ! Lemboîtement creusé est vertigineux. Dans le Roman de la Rose, le narrateur-amant raconte un songe où le dieu Amour prend la parole et met en scène, à lintérieur de son discours direct, le discours direct de lamant qui entame une complainte lyrique suivie dune autre complainte dans et sur un état proche du songe. Pour parfaire la mise en abyme

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entre ce petit songe et le songe-roman, lévocation dun baiser désiré anticipe le baiser que lamant volera à la rose43.

Songe A :

je 1 du narrateur-amant

La découverte du Verger, puis de la fontaine et du reflet.

Amour décoche ses flèches et entreprend linstruction de lamant.

« Art damours » :

je 2 du dieu Amour

Partie I : les dix commandements dAmour

Partie II : description de létat amoureux futur de lamant

– état dentre-oubli

 poème 1 :

je 3, discours direct de lamant imaginé par Amour :

« Lors diras : “dieus con sui mauves” », v. 2299.

– fantasme (châteaux en Espagne, v. 2400 et « joie de noiant », v. 2401)

poème 2, songe B :

je 3, discours direct de lamant imaginé par Amour :

« Et diras : “dieus ! ai ge songie ?” », v. 2447.

Partie III : les trois consolations

La quête de la rose

On laura remarqué, lemboîtement des discours est circulaire. Le je 3 de lamant qui profère un discours à teneur lyrique, imaginé par Amour, rejoint le je 1 du narrateur-amant qui raconte le songe-roman. Il manque les marques de la voix du chant, rimes ou mètre, remplacées par le triple emboîtement de lénonciation du je qui se termine en fermant la boucle. On retrouve la circularité de lamour au miroir du mythe de Narcisse, fondateur de la lyrique médiévale. Et à la place du chant, on trouve des voix énonciatives imbriquées les unes dans les autres qui font penser à la nouvelle esthétique, la polyphonie, qui accompagnera au siècle suivant la mise à lécrit de la lyrique44. Lorchestration de cette polyphonie dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris se fait

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selon la logique de lenchâssement : prise en charge dune voix par une autre, du discours lyrique par le discours théorique/didactique, puis par le discours narratif.

Le geste denclore annoncé par le narrateur au début de lœuvre ne se limite donc pas au roman qui enclot un art daimer. Lart daimer enclot à son tour deux chansons par leur contenu et par leur mise en scène qui recrée des circonstances-types de la création de la poésie lyrique45.

Le prologue de lart daimer promettait de tout dire sur les « geus damor ». Ces « geus », ne sont-ils pas les deux complaintes poétiques, dont le véritable auteur est Amour, ses joyaux placés dans lécrin de son art daimer qui doivent passer dans le cœur de lamant et briller dans lécrin du roman ? Les jeux et les joyaux seraient à la base de létymologie du joi, daprès Charles Méla, qui rapproche les « joial » de lécrin dAmour à la « joie » mise sous clé dans Yvain46. Or précisément, la seconde complainte de lamant porte sur la joie : sur le caractère éphémère de la joie, sur son désir, quil ose à peine formuler, davoir « de mamie [] joie47 ». Le Roman de la Rose donnerait ainsi un avant-goût de la thésaurisation de la lyrique en cours aux xive-xve siècles48. La forme de songe attribuée au second poème renvoie au songe entier quest le roman, comme pour rappeler la dimension fantasmatique de celui-ci. Autrement dit, par son architecture, le roman dit ce qui le nourrit : la nature fantasmatique du sentiment amoureux héritée de la poésie lyrique.

Sans que ce soit explicitement affirmé – ainsi lenjeu est-il beaucoup plus grand – tout converge vers la lyrique. Un autre enchâssement y aboutit : le mythe de Narcisse.

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Le mythe enchâssé

Le narrateur fait surgir le mythe de Narcisse, élément fondateur du roman, comme un souvenir à lintérieur de cet autre souvenir quest le songe. Une fois de plus, ce qui est important fait lobjet dun enchâssement.

Une inscription gravée dans la pierre de la fontaine provoque le récit en guise dexplication. Cette « lettre petite49 » est à nouveau mentionnée à la fin de lexplication, « Quant lescriz mot fet savoir50 », enclavant le récit du mythe sous lautorité de lécrit. Une interpellation quelque peu surprenante des Dames qui devraient prendre exemple sur cette légende clôt le rappel du mythe proprement dit à la manière dun exemplum soulignant ainsi le caractère extérieur de ce petit récit inséré.

Lexemplum naît donc comme lamplification dune « phrase matrice51 » : « anqui desus / Se mori li biaus narcisus52 ». Il devient à son tour narration matrice en donnant un modèle à imiter et en produisant ainsi du récit. La fontaine mythique est non seulement source dimages, mais également « support et source dun texte damour53 ». La mémoire apporte à la surface du poème une aventure passée afin quelle soit revécue par le songeur. Intervient alors une seconde version amplifiée du mythe.

La juxtaposition des deux versions de la légende antique invite à leur comparaison. Le narrateur cherche à convaincre que son expérience redouble à lidentique celle de Narcisse et quil sagit de la même fontaine. A-t-il raison ? La réponse à cette question est ambivalente.

Tout dabord, une différence majeure oppose les deux fontaines et les deux aventures. Faut-il sétonner que, dans cette œuvre qui affectionne le geste denclore et les objets contenants, la fontaine mythique, surface plate et simple miroir de celui qui sy mire, devient une fontaine qui est avant tout un récipient ? Le regard y plonge jusquau fond (le gravier), leau est évoquée non pas comme surface, mais en tant que quantité soulignée par les grandes ondes (12 vers sur le volume de leau, v. 1522-1533). Une multitude de choses sy trouvent : cristaux, « laz », « engins »

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et plus loin, une graine qui a coloré leau. La fonction de miroir au sens strict est reléguée aux cristaux mais leurs capacités spéculaires ne sont pas simples. Volume, contenant riche en éléments divers : la nouvelle identité de la « fontaine damors54 » lui confère des capacités mimétiques dune complexité supérieure à celles de la fontaine mythique. À défaut de pouvoir reprendre ici lanalyse de lépisode dans le détail, nous nous bornerons à en exposer les conclusions55.

La mimésis de la fontaine damour, portée par les deux cristaux, comprend deux aspects : elle montre dune part ce quils reflètent et dautre part la manière dont ils le reflètent.

1. Le premier aspect de la mimésis concerne le monde extérieur qui sy réverbère – le verger – et dans un coin, le rosier qui va fournir lobjet de désir et damour. La connaissance du monde et la découverte de lamour dans le miroir, voici figurées les deux expériences que les médiévaux croient devoir au miroir.

Mais alors que Narcisse voit limage dun enfant « bel a demesure » qui est son propre reflet, le promeneur découvre dans la fontaine la rose, autrement dit, lAutre. Lexpérience optique du promeneur dans le Roman de la Rose se détache de celle du héros antique. Le pas franchi est énorme et correspond à linnovation de la lyrique où lamant, tel Narcisse, aime une image, mais celle-ci est celle de la Dame. Dans ces vers est posée la question qui hante tout le Roman de la Rose : laltérité en amour. Fantasme daltérité qui reste une image insaisissable vue dans le miroir, mais néanmoins altérité. La juxtaposition des deux récits, le mythe enchâssé et le récit de lexpérience amoureuse du promeneur qui en découle, met en scène le pas en avant que la lyrique accomplit par rapport au mythe de Narcisse. Le reflet devient la rose. Lobjet damour sest affranchi de lombre du sujet amoureux. Mais que devient-celle-ci ?

2. Le second aspect de la mimésis de cette fontaine concerne le sujet qui se regarde dans cette fontaine. Au premier abord, il ne voit pas son propre

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reflet. Que voit-il ? Le promeneur voit dabord le fait de voir56, mais daprès la seule façon légitime de voir pour les médiévaux, la vision indirecte. Selon les théories arabo-aristotéliciennes de la vision, pour quun objet soit vu, il faut quil simprime sur lœil, miroir à double face, et son image ainsi imprimée est transmise aux sens et à limagination57. Les poètes et les romanciers figurent ce chemin optique par des métaphores diverses dont souvent lœil et le cœur58. Le cœur, telle limagination, voit non pas lobjet réel, mais limage imprimée sur lœil, ce miroir à double face.

Dans ce passage, les deux cristaux symbolisent, à tour de rôle, ces deux relais nécessaires. Le promeneur, comme Narcisse penché sur leau, est penché sur son cœur et ne voit donc jamais quun seul cristal. Ce cristal-cœur voit59 le verger dans lautre cristal, le cristal-œil sur lequel limage du verger sest imprimée. Ainsi, le promeneur ne peut voir à la fois que la moitié du verger que lun des cristaux renvoie à lautre. Pour voir lautre moitié, il faut recommencer et se tourner vers lautre cristal, qui devient à son tour le cœur dès que le promeneur se penche sur lui, et reçoit lautre partie de limage transmise par le cristal-œil :

Car touz jorz quel que part quil soient,

Lune moitie dou vergier voient

Et sil se tornent maintenant,

Puent veoir le remenant60.

Ainsi, le reflet du promeneur nest pas vraiment absent de la fontaine. Il est transfiguré et présenté sous la forme dune projection de sa vision intérieure indirecte dans le dispositif des cristaux. Est-ce étonnant dans un roman dont lintrigue est une dramatisation de la vie intérieure ? Cest sans doute pour cette raison quen faisant le récit du mythe de Narcisse, Guillaume de Lorris omet de parler du motif de la connaissance de soi doublement présent chez Ovide à travers la prémonition de Tirésias et la prise de conscience du héros de son erreur.

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La mimésis de la fontaine mythique est donc entièrement réinterprétée. Grâce à la transformation de la fontaine en contenant et grâce aux cristaux qui sy trouvent, elle est comme scindée en deux pour permettre de représenter le reflet du sujet et celui de lobjet damour tout en les différenciant comme le souhaitait Narcisse61. Seul un miroir représenté en volume pouvait en effet permettre de figurer les enjeux qui lient lamour à la vision.

Lexpérience de lamant à la « fontaine damors » met en scène la lyrique et son affranchissement du mythe. Mais elle met en scène également sa dette par rapport au mythe : certes, il sagit dune altérité, mais celle-ci reste une image. Sa réalité est celle dun reflet dans le miroir. Le sens du récit mythique enchâssé est de révéler la source de la finamor et son dépassement.

Dépassement relatif dailleurs, car bien que la quête se poursuive en dehors de la fontaine, et que lamant réussisse à voler un baiser à la rose, le roman ne réussit pas à dépasser la grande aporie de la lyrique62. Il ne dit pas comment aimer une image63. LAutre reste limage de la rose peinte sur le cristal dans la fontaine damour, ou fleur, absente de tous bouquets64, soit la possibilité de lAutre. Le narrateur-songeur a raison : il ne fait que répéter lexpérience de Narcisse.

Il reste à vérifier si la présence physique de la rose confirme ce que dit la fontaine. Le jeune homme quitte lendroit de la fontaine et se dirige vers le rosier réel. La rose en vrai apparaît alors comme un bouton clos. Est-ce encore un contenant ?

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Le récit absent

Avant de devenir lobjet de désir élu par le protagoniste, la rose est partout. Titre du roman, surnom de sa destinataire, partie du décor. La fleur décore la tête de plusieurs personnages dans le verger, les feuilles de rosier embellissent la robe florale dAmour. Cest un univers où la rose règne à tous les étages. Cependant, le promeneur découvre le bouton clos au bout dun cheminement progressif dans un univers clos. Tout est fermé, le verger entouré par le mur avec les peintures repoussantes et dont il faut longtemps chercher la minuscule porte. La haie qui entoure les roses. Le château qui sera construit pour enfermer la rose. À lintérieur du verger, la carole qui reprend lidée de clôture donnant limage dune société élitiste repliée sur elle-même. Aucun contrepoint à laccumulation des clôtures, aucune allusion à un jeu possible entre fermé et ouvert, comme cest souvent le cas dans les récits courtois. Même leau, signe de lAutre monde, conduit certes vers un monde autre, mais fermé65.

Lévolution du dormeur dans cet univers suit la dynamique dune pénétration66, dune entrée progressive qui va vers lintérieur, vers ce qui est profond et caché. La fontaine est découverte « dou darrenier67 ». La rose apparaît dans le cristal-miroir dont la particularité est de capter jusquà la moindre chose fût-elle cachée, « repote », ou enfermée, « enclose68 ». Inaperçue directement lors de la promenade, elle surgit comme un détail parmi dautres à peine perceptible, « entre mil choses » et « en un destor69 ».

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Lors de la première rencontre avec la rose véritable, sa description est « essentiellement “botanique” et ne permet pas déquivalences directes avec ce qui est son comparé, défini dans le prologue, la femme aimée : la seule indication transposable est le choix du bouton, signe de la jeunesse70 ». Cependant, les attributs de la rose-jeune fille ne tardent pas à apparaître sous la forme de flèches que le dieu Amour décoche immédiatement à lamant. Beauté, simplicité, franchise, compagnie et beau semblant sont désormais fichés dans le cœur du jeune homme en passant par lœil et provoquant cinq plaies. Le texte avait anticipé et préparé la transposition entre le bouton et la jeune fille. Au moment de la présentation du dieu Amour, le narrateur avait en effet évoqué cette série de cinq flèches ainsi que sa série opposée (orgueil, vilenie, honte, désespoir et nouvelle pensée). Or, en évoquant ainsi les attributs féminins, il avait prévenu le lecteur quil ne dira pas toute leur « poeste » et toute leur « force71 ». Celles-ci sont placées sous le sceau dune « vérité » et dune « senefiance » quil promet de dire plus tard, avant la fin du conte72. Ainsi, la rose nest quune fleur, mais ses attributs féminins sont chargés dun pouvoir qui fait partie du mystère de la matière racontée.

Le poème de Guillaume de Lorris contient quatre déclarations analogues sur le mystère et des promesses de dévoiler celui-ci au public. Ces passages ont déjà été commentés par la critique73. Il est néanmoins utile dy revenir en tenant compte du réseau de leurs significations contextuelles :

1. La « senefiance » du songe vient aux dormeurs dabord « covertement » et ce nest que plus tard quelle leur apparaît « apertement », voir le prologue du roman :

[]

Que songe sont senefiance

Des biens au genz et des anuiz,

Que li plusor songent de nuiz

Maintes choses covertement

Que len voit puis apertement74.

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2. Les attributs de la rose ont des vertus dont la « senefiance » ne sera révélée quà la fin, (voir la description des flèches que porte Doux Regard, le jeune homme au service du dieu Amour) :

Mes ne dirai pas ore toute

Lor force ne lor poeste.

Bien vos en iert la vérité

Contee et la senefiance,

Nel metré pas en obliance,

Ainz vos diré que tout ce monte,

Ançois que je fine le conte75.

3. La fontaine damour néchappe pas au « mistere » qui sera découvert à la fin :

Mes james norrez meus descrivre

La verite de la matiere,

Quant jauré espont le mistere76.

4. Le fin mot des « geus damors » sera, lui-aussi, livré avec la « senefiance » du songe, reléguée à la fin, (voir le second prologue interne qui introduit lart daimer, passage déjà cité mais quil convient de reprendre ici) :

Qui dou songe la fin orra,

Je vos di bien que il porra

Des geus damors assez apenre,

Por quoi il veille tant attendre

Dou songe la senefiance

Et la vos dirai sans grevance ;

La verite qui est coverte

Vos en sera lors toute aperte,

Quant espondre morroiz le songe

[]77.

Par les attributs féminins, figurés par les flèches et dont la « senefiance » reste « coverte », la rose fait partie du mystère que le narrateur fait planer sur tout le poème. Sont reliés par ce mystère : le songe et le

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conte, les attributs de la rose, la fontaine damour, les jeux damour. Mais avant de déplorer linachèvement du poème qui nous aurait privé de la révélation promise, regardons la seconde description de la rose.

Tout aussi strictement botanique que la première, cette nouvelle évocation de la fleur dans sa réalité physique la présente comme un contenant. Un bouton cette fois mi-clos, et qui enclot pour ainsi dire tous les fils auxquels est relié le mystère.

Ainsi com joi la rose aprochie,

Un po la trové engroissie,

Et vi quele fu plus creüe

Que ne loi devant veüe.

La rose auques seslargissoit

Par amont, ce mabelissoit.

Encor niere pas si overte,

Que la graine fust descoverte,

Ençois estoit encor enclose

Dedenz les fueilles de la rose

Qui amont droites sen aloient

Et les places dedenz emploient.

Si ne pooit paroir la graine,

Por la rose qui ere plaine78.

Le bouton de rose qui enclot une graine fait écho au roman qui enclot un art daimer et dont le titre « rose » rime avec « enclose ». La graine renvoie également à la graine damour semée par Cupidon pour teindre leau de la fontaine. Létat mi-clos de la rose est évoqué avec des termes analogues à ceux qui décrivent la manière dont les songes apparaissent aux gens qui dorment, décrite au tout début du poème. La rime « overte/descoverte79 », renvoie à celle du prologue : « covertement/apertement80 » ; « paroir » renvoie à « aparant81 », laissant entendre lanalogie entre la graine cachée à lintérieur du bouton et le contenu caché des songes.

Si tous les fils sont repris et réunis dans cette seconde description de la rose, le mystère nest pas pour autant révélé. Le texte revient une fois encore sur limage florale qui enclot un « grain82 ». Réalisant quil a échoué,

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lamant se compare à un « païsant83 ». Les termes employés dans cette longue comparaison qui dit son échec relèvent du domaine floral et font écho à la graine restée enclose dans le bouton. Le jeune homme ressemble à un paysan ayant jeté sa semence et attendant avec joie de pouvoir cueillir le « gerbe84 », lorsquau moment de la floraison une « male chose » « fait le grain dedenz morir / Et lesperance au vilain tout85 ». Cette mort prématurée enlève lespérance, mais ne signe pas la fin de lamour86. Pourquoi cette image du « grain » mort ? Le narrateur poursuit en évoquant la roue de Fortune. Lamant pensait être « desure », or le voilà « versez87 ». Le premier commandement dAmour dit comment éviter la vilenie et voilà que lamant se sent comme le vilain. Lamant reprend sa plainte auprès de Bel Accueil, réinitialisant ainsi la quête lyrique et évoque les « losengeor88 ». Les derniers vers du poème se terminent comme une complainte lyrique. Un cycle est fini, celui de la semence et de la roue de Fortune qui renvoient à la circularité de la finamor et de la quête lyrique. On retrouve à nouveau, en creux, comme à propos des multiples mises en abyme du songe ou de la mise en scène que représente la fontaine damour, la poésie lyrique.

On naura pas vu la graine contenue dans le bouton de rose. Le songeur ne se réveillera pas. On ne connaîtra pas le mystère. Mais Guillaume de Lorris avait-il lintention de le révéler ?

En sadressant à Bel Accueil, et sous couvert de justification pour les besoins de la fable, lamant dit soudain que ce nest pas de sa faute si Bel Accueil est en prison :

Conques par moi ne fu retraite

Chose qui a celer feïst89.

Étrange déclaration alors quil na pas été question, au niveau de lintrigue, dun secret dont dépend la liberté de Bel Accueil. Mais lamant, cest aussi le narrateur et lon connaît lambiguïté qui règne entre ces deux rôles90. En jouant ici sur la discrétion en amour, motif courtois sil

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en est, lamant parle aussi en narrateur. Celui-là même qui avait promis déclairer le mystère, de donner la vérité de la « senefiance », qui avait multiplié ses promesses de tout dire, au point déveiller la suspicion du lecteur. Ce narrateur na pas raconté ce qui était à cacher, à savoir le récit impossible dun vide et dune impasse91. LAutre en amour reste la rose : titre, senhal, image, fleur, bref écran qui dit labsence de lAutre. Secret courtois, récit tu, la plainte lyrique de lamant peut reprendre.

Conclusion

Mais peut-on dire que le narrateur na pas tenu ses promesses ? Dès son prologue, il avait promis au lecteur de lui livrer dans son roman tout « lart damours ». Et il le fait. Le songeur ne doit pas se réveiller. Lamour se vit dans le fantasme, contenu du rêve et autre versant du rêve92. La promesse est tenue. La réponse donnée est analogue à la question posée. Le poème révèle lessence fantasmatique de lamour dont lirréalité ne peut être saisie que par une autre irréalité.

Enclore, enfermer, enchâsser pour mettre en abyme ou thésauriser un récit dans le récit, un genre dans le genre, une voix dans lautre, crée les multiples étages dune architecture dont la vérité est celle dune réalité miroitante où se répondent des reflets de la rose. Celle dune esthétique de la profondeur qui permet de rendre compte du pouvoir et des limites de limage en amour.

Milena Mikhaïlova-Makarius

Université de Limoges

1 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, Librairie Générale Française, 1992, v. 2000-2005. Toutes les citations renvoient à cette édition.

2 Sur la clôture et lenchâssement, voir également P. Verhuyck, « Guillaume de Lorris ou la multiplication des cadres », Neophilologus, 58, juillet 1974, p. 283-293 ; D. F. Hult, Self-fulfilling Prophecies. Readership and Authority in the first Roman de la Rose, Cambridge U. P., 1986.

3 Le Roman de la Rose, v. 37-38.

4 Le Roman de la Rose, v. 37-44.

5 Lien qui existe dans la poésie lyrique : que lon pense à la « crin saura » de la dame dans le « sonet » dArnaut Daniel quAmour « daura ».

6 Sagit-il de la dame ou de la jeune fille ? La question débouche sur la distance que prend Guillaume par rapport à une idée stricte de la finamor occitane, voir M. Gally, « Un art daimer en forme de roman », Lectures du Roman de la Rose, éd. F. Pomel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 84-85. Cependant, il ne faut pas oublier que la finamor nest pas une norme, mais la cristallisation dun idéal courtois que les poètes et les romanciers déclinent librement, autrement dit une « limite vers laquelle tendent, avec dénormes différences, Marie de France, Thomas, Chrétien, Gautier dArras, les troubadours… », selon J. Batany, « Miniature, allégorie, idéologie : “Oiseuse” et la mystique monacale récupérée par la “classe de loisir” », Études sur le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, éd. J. Dufournet, Paris, Champion, 1984, p. 7-36, ici p. 31. Elle est, selon la formule de Y. Foehr-Janssens, un « millefeuille », un « modèle constitué de strates diverses et parfois inconciliables entre elles » (La Jeune fille et lamour. Pour une poétique courtoise de lévasion, Paris, Droz, 2010, p. 36). Dame ou jeune fille, la question essentielle dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris reste laltérité en amour.

7 Le Roman de la Rose, v. 2603-2605.

8 E. Baumgartner, « Labsente de tous bouquets… », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 37-52, ici p. 39.

9 J.-C. Payen, « Lart daimer chez Guillaume de Lorris », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 105-144, ici p. 122.

10 « Lart daimer du premier Roman de la Rose est une aventure héroïque », J.-C. Payen, « Lart daimer chez Guillaume de Lorris », p. 128.

11 Le petit roman Floris et Lyriopé de Robert de Blois combine également une fiction courtoise et un art daimer.

12 Pour une récente mise au point sur les rapports entre roman, art daimer et lyrique, et entre tradition antique et tradition médiévale des trouvères, voir Gally, « Un art daimer », p. 79-92.

13 Gally, « Un art daimer », p. 92.

14 Michèle Gally rappelle que « plusieurs œuvres du xiiie siècle se présentent comme des offrandes amoureuses à une dame », « Un art daimer », p. 80, n. 3.

15 M. Mikhaïlova-Makarius, LÉcole du roman. Robert de Blois dans le manuscrit BnF fr. 24301, Paris, Champion, 2010.

16 Le Roman de la Rose, v. 2049-2054.

17 Le Roman de la Rose, v. 2765.

18 Le Roman de la Rose, v. 2056-2057.

19 Le Roman de la Rose, v. 2059-2074.

20 Le Roman de la Rose, v. 2073-2074.

21 Le Roman de la Rose, v. 2058 et v. 2060.

22 Le Roman de la Rose, v. 1588 et v. 1589.

23 Le Roman de la Rose, v. 2075.

24 Le Roman de la Rose, v. 2223 et v. 2226.

25 Le Roman de la Rose, v. 2231-2578.

26 Le Roman de la Rose, v. 2579-2765.

27 Voir G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. Y. Hersant, Paris, Payot et Rivages, 1994 (1re éd. française, Paris, Christian Bourgeois, 1981 ; éd. italienne Turin, Einaudi, 1977), p. 30-31, n. 6.

28 Le Roman de la Rose, v. 2231-2233.

29 Voir Agamben, Stanze, p. 184-206.

30 Le Roman de la Rose, v. 2282-2288.

31 Sur le rapprochement de ces deux figures, voir J. R. Scheidegger, « Son image peinte sur les parois de mon cœur », Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. J. R. Scheidegger, Paris, Champion, 1996, p. 395-409, ici p. 405-409.

32 Le Roman de la Rose, v. 2289-2290.

33 Le Roman de la Rose, v. 2299-2315.

34 Sur ce motif dans la lyrique, voir M.-N. Lefay-Toury, Mort et finamor dans la poésie doc et doïl aux xiiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 2001, p. 209.

35 J.-C. Payen a fait le rapprochement entre lamie « lontaigne » et le thème de lamour de loin chanté par Jaufré Rudel, « Lart daimer », p. 124.

36 Le Roman de la Rose, v. 2322.

37 Le Roman de la Rose, v. 2414.

38 Il sagit de la strophe suivante : « Be-m parra joys quan li querray… ». Au moment où le fantasme porte sur la rencontre, paradoxalement la distance grandit, lanaphore « de lonh » se rapporte au « je » qui devient « il », « drutz lonhdas ».

39 Le Roman de la Rose, v. 2417.

40 Le Roman de la Rose, v. 2435-2401.

41 Ainsi, dans une de ses complaintes lyriques, Thisbé évoque-t-elle ses vains efforts détreindre Pyrame dans une vision à la limite du songe et du fantasme nocturne, v. 523-538 (Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, éd. et trad. E. Baumgartner, Paris, Gallimard, 2000). Dans une tirade longue de 34 vers (v. 166-200), le chevalier anonyme du Lai de lOmbre évoque son fantasme nocturne où il croit tenir sa bien-aimée alors que le réveil le « desenbrace » (Jean Renart, Le Lai de lOmbre, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1983). Sur un ton ironique, la même saisie illusoire, cette fois sous leffet dun filtre, est mise en scène dans Cligès lors de la scène de noce où lempereur croit tenir dans ses bras Fénice ; or il tient du « neent » (Chrétien de Troyes, Cligès, éd. et trad. Ch. Méla et O. Collet, Paris, Librairie Générale Française, 1994, v. 3312-3317). Voir à ce sujet Y. Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (fabliaux, dits, exempla) », Le Rêve médiéval, éd. A. Corbellari et J.-Y. Tilliette, Genève, Droz, 2007, p. 111-136.

42 Le Roman de la Rose, v. 2299 et v. 2447.

43 Le Roman de la Rose, v. 2475 et v. 3476.

44 J. Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix sest tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux xive et xve siècles », La Présentation du livre, éd. E. Baumgartner et N. Boulestreau, Paris, Centre de recherches du département de français de Paris-X Nanterres (Littérales), 1987, p. 313-327, ici p. 313.

45 On trouvera, en plus explicite et plus concret, un savant mélange de discours analogues pour rendre compte des circonstances de la création du lyrisme dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut, Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix sest tue », p. 317 et p. 319.

46 « Dame, vous em portés la clef ; / La serrure et lescrin avés / Ou ma joie est, sil ne savés. » (Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au lion, éd. D. F. Hult, Paris, Librairie Générale Française, 1994, v. 4626-4628). « La comparaison de ces deux textes livre lénigme du fameux joi des troubadours et confirme létymologie proposée par Corominas dans le Diccionario critico etimologico de la lengue espanola, à partir de jocalia, jocalis, “bijou, joyau”, et joyoso, “ce qui est précieux, qui a de la valeur” » (Ch. Méla, « Le miroir périlleux ou lalchimie de la rose », Europe, 654, 1983, p. 72-83, repris dans Le Beau trouvé. Études de théories et de critique littéraires sur lart des « trouveurs » au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1993, p. 209-219, ici p. 219).

47 Le Roman de la Rose, v. 2464.

48 Voir Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix sest tue », p. 326.

49 Le Roman de la Rose, v. 1433.

50 Le Roman de la Rose, v. 1508.

51 Baumgartner, « Labsente », p. 51.

52 Le Roman de la Rose, v. 1434-1435.

53 Baumgartner, « Labsente », p. 51.

54 Le Roman de la Rose, v. 1594.

55 Voir M. Mikhaïlova-Makarius, « Fantasmes et réalité. La déconstruction du miroir de Narcisse dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris », LHomme dans le texte. Mélanges offerts à Stoyan Atanassov, éd. D. Mantcheva et R. Kountcheva, Sofia, Presses universitaires de Sofia, 2008, p. 75-87. Pour une mise au point récente des diverses interprétations de lépisode de la fontaine, voir Ch. Lucken, « Narcisse, Guillaume de Lorris et le miroir du roman », Lectures du Roman de la Rose, éd. Pomel, p. 121-140.

56 Voir Méla, « Le miroir périlleux », p. 216.

57 Voir Agamben, Stanze, p. 134-136.

58 Dans le roman de Guillaume de Lorris, dans lépisode qui suit celui de la fontaine, le chemin optique est figuré par la flèche envoyée par le dieu Amour qui transperce lœil dAmant pour se ficher dans son cœur.

59 Le cœur voit limage imprimée dans le cristal au sens où limagination voit limage imprimée sur la face interne de lœil.

60 Le Roman de la Rose, v. 1560-1563.

61 « Ce que je désire est en moi ; ma richesse a causé mes privations. Oh ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Vœu singulier chez un amant, je voudrais que ce que jaime fût loin de moi. » (Ovide, Les Métamorphoses, trad. J.-P. Néraudau, Paris, Gallimard, 1992, p. 121-122).

62 Joan Kessler fait également le lien entre lépisode de la fontaine et une mise en scène de lévolution de lamour et de la poésie. Mais pour lui, le roman de Guillaume de Lorris permet à lamant de dépasser lexpérience tragique de son modèle Narcisse. Voir J. Kessler, « La quête amoureuse et poétique : la Fontaine de Narcisse dans le Roman de la Rose », Romanic Review, 73, 1982, p. 133-146, ici p. 136-138.

63 Représenter lAutre en amour à la fois comme un être que lon peut étreindre et comme une image est un véritable défi auquel tentera de répondre bien sûr Jean de Meun, mais également plusieurs romanciers comme Jean Renart avec le Lai de lOmbre, Robert de Blois et son Floris et Lyriopé, ou encore Galeran de Bretagne.

64 Pour reprendre le titre de larticle dE. Baumgartner : « Labsente de tous bouquets… », en référence à Mallarmé.

65 « Choisir la vie et la liberté, ce nest pas plonger dans un extérieur illimité, cest au contraire se laisser enfermer dans un monde plus beau, ou qui cherche à lêtre. » (Batany, « Miniature, allégorie, idéologie », p. 8).

66 « Tout se passe donc comme si le verger, placé sous le signe du nombre quatre, celui de lunivers sensible, de la matière, ne se révélait dans sa totalité quau terme dune triple pénétration, dun triple décentrement du regard du rêveur, ce dernier ne pouvant passer du Jardin de Plaisir au Buisson de Roses quà condition de contempler, au risque de sy perdre, la fontaine de Narcisse, fontaine de mort mais aussi damor puisque là en est semée la graine. » (Baumgartner, « Labsente », p. 48).

67 Le Roman de la Rose, v. 1423.

68 Le Roman de la Rose, v. 1565.

69 Le Roman de la Rose, v. 1612 et v. 1614.

70 Le Roman de la Rose, p. 131.

71 Le Roman de la Rose, v. 967.

72 Le Roman de la Rose, v. 975-981.

73 A. Strubel, « Écriture du songe et mise en œuvre de la “senefiance” dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 145-179, ici p. 158-160.

74 Le Roman de la Rose, v. 16-20.

75 Le Roman de la Rose, v. 975-981.

76 Le Roman de la Rose, v. 1597-1599.

77 Le Roman de la Rose, v. 2065-2073.

78 Le Roman de la Rose, v. 3355-3368.

79 Le Roman de la Rose, v. 3361-3361.

80 Le Roman de la Rose, v. 19-20.

81 Le Roman de la Rose, v. 3367 et v. 5.

82 Le Roman de la Rose, v. 3966.

83 Le Roman de la Rose, v. 3958.

84 Le Roman de la Rose, v. 3962.

85 Le Roman de la Rose, v. 3964 et v. 3967-3968.

86 Le Roman de la Rose, v. 3994-3999.

87 Le Roman de la Rose, v. 3976-3989.

88 Le Roman de la Rose, v. 4042.

89 Le Roman de la Rose, v. 4030-4031.

90 Kessler, « La quête amoureuse », p. 138-142.

91 « Ce qui se découvre ainsi, au terme du roman de Guillaume de Lorris, nest que le vide auquel aboutit un désir qui na aucun moyen de saccomplir » (Ch. Lucken, « Narcisse, Guillaume de Lorris », p. 139).

92 Aristote, dont les théories du fantasme ont fortement influencé la pensée médiévale, définit le rêve comme « une sorte de fantasme qui apparaît dans le sommeil », De insomniis, 459a, cité daprès Agamben, Stanze, p. 128-129.