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Classiques Garnier

L’extension de la langue vernaculaire en Angleterre à la fin du Moyen Âge Introduction

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lextension
de la langue vernaculaire
en angleterre à la fin du moyen âge

Introduction

Faut-il encore dire le curieux trilinguisme qui a régné en Angleterre après Hastings ? Faut-il en effet rappeler quaucune des trois langues en présence (le latin et deux parlers vernaculaires) nassumait toutes les fonctions linguistiques à elle seule et que la situation était dune extrême complexité ? La réalité linguistique de lAngleterre médiévale se prête difficilement à une appréhension globale, elle est fugitive et peut paraître versatile : elle varie selon des paramètres temporels, spatiaux et sociaux entrelacés de subtiles nuances entre langue parlée et langue écrite. Dans la foulée de léviction de la classe dirigeante anglaise, langlais avait perdu son statut et cédait dorénavant essentiellement la place au latin (utilisé dans le monde du savoir et de la théologie) et au français1 (langue de la cour, de laristocratie et de la gentry, de ladministration, ainsi que de la justice). Langlais restait la langue maternelle de limmense majorité de la population2, mais une masse sans cesse croissante danglophones sefforça néanmoins daccéder à quelque maîtrise du français entre la fin du xiie siècle et le début du xive siècle, sous la pression du prestige de ceux aux mains desquels était le pouvoir. Il faut attendre la fin du xiiie siècle et le début du siècle suivant pour constater une percée significative de langlais dans le monde de lécrit littéraire, un retour qui sinscrit dans le cadre du recul progressif du français, bientôt apanage des seuls échelons supérieurs de la société. Loin dêtre statique, la coexistence linguistique commence à se transformer plus radicalement après 1300,

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période à partir de laquelle une culture littéraire soucieuse de trouver sa propre identité et de promouvoir sa langue vernaculaire se développe de plus en plus activement.

En France et en Angleterre3, à partir de la seconde moitié du xive siècle, ce mouvement déclenche une vague de traductions et de compilations écrites en langue vulgaire. Elles sont motivées par des raisons parfois très différentes. Certains auteurs rédacteurs sont mus par le devoir de mémoire et de protection de traditions orales, quils veulent consigner dans leur langue maternelle afin de garantir leur transmission à la postérité – et en même temps assurer leur propre survie. Tel était probablement le sentiment décrivains effrayés par les hécatombes causées par lépidémie de peste du milieu du xive siècle4.

Il en est aussi qui sinsurgent contre la disette décrits vernaculaires et souhaitent y remédier. Déjà vers 1315, lauteur du cycle de Northern Homily justifie sa décision de sexprimer en anglais en expliquant quil sera dorénavant accessible à tous, puisquil sagit dune langue aussi bien comprise par les clercs que par les laïcs. Quelques années plus tard, dans le prologue à sa Chronique, Robert Mannyng déclare sadresser en anglais, la langue des habitants du pays, à lintention des lewed5, qui ne connaissent ni le latin ni le français. Cet écrivain sappuie sur lhistoire de lîle pour sengager simultanément dans la dénonciation de loppression vécue depuis loccupation anglo-normande6. Ce combat, qui sera prolongé dans la seconde moitié du siècle, reflète les motivations nationalistes de quelques-uns des écrivains qui prennent alors la plume dans des conditions difficiles. Tant que la cour royale anglaise était

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francophone, les auteurs anglophones ne pouvaient en effet prétendre à un mécénat royal équivalent à celui dont bénéficiaient certains écrivains en France7. Il ny a outre-Manche aucun lien réel entre le roi, son royaume et la langue du peuple, processus qui prend progressivement forme en France dès le début du règne de Charles V. Le roi et ses traducteurs propagent cette idéologie que Nicolas Oresme avait largement contribué à amorcer. Après avoir évoqué les traductions françaises de la Bible et dhistoires mémorables quavaient ordonnées les ancêtres de celui sur le point de leur succéder, Nicolas Oresme indique dans le premier travail quil exécute pour son mécène qu« après avoir eu lÉcriture sainte dans sa langue, il veut avoir des livres en français de la plus noble science de ce siècle8 ». Le traducteur développe ses arguments dans le prologue à sa traduction des Éthiques dAristote, travail commandé par le souverain :

Comme le dit Tullus dans les Achadémiques, il est délectable et agréable de trouver dans la langue de son pays les choses ardues faisant autorité [], aussi est-ce bien de translater les sciences et de les transmettre et traiter en latin. Or le grec était alors pour les Romains ce quest maintenant le latin pour nous par rapport au français [] ; et en ce pays la langue commune et maternelle, cétait le français. Aussi puis-je conclure quil faut louer le raisonnement et le propos de notre bon roi Charles V, lui qui fait translater en français les livres bons et excellents9.

La formule « Dieu bénisse le roi, qui est seigneur de cette langue » quintroduit Chaucer dans le prologue au Traité sur lAstrolabe montre son désir dobtenir pour langlais un statut identique à celui que les Français ont acquis pour leur langue maternelle10. On le devine impressionné par le succès de la politique de Charles V, et son invocation divine laisse probablement entendre que leur roi devrait limiter et sentourer, lui aussi, dune équipe de translateurs.

Dautres sont soucieux de coucher par écrit des exposés vernaculaires dont la seule version est verbale. Cest ainsi que pour être compris des fidèles, un large éventail de sermons, réflexions morales et commentaires

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de lÉcriture sainte sont prononcés en anglais. Les tenants de linstruction en langue vulgaire entreprennent alors leur rédaction et, au fur et à mesure du déclin de lusage du français et du développement de lintérêt des laïcs pour les écrits religieux dans leur langue maternelle, les milieux proches de Wyclif se rebellent contre le monopole du discours exercé par les clercs. Aussi sengagent-ils dans la rédaction de paraphrases bibliques et saventurent-ils dans diverses thématiques religieuses, voire dans la théologie vernaculaire11. Ce phénomène ne manque pas dagiter les milieux ecclésiastiques, dautant que les destinataires de ces textes sont une masse difficilement identifiable, dont le seul point commun est de ne pas appartenir à la caste des literati. Cest dans le contexte de cette polémique sur la nature de la théologie vernaculaire et de son public que naît le débat oxonien sur la traduction de la Bible, et au-delà de la Bible, sur celle des écrits vernaculaires, religieux comme séculiers : « [] translation of the Bible as a whole, and of the New Testament in particular, became a highly charged issue at the end of the fourteenth century in England12 ». Á la fin des années ricardiennes, le sujet des mérites de la traduction biblique se faisait délicat dans les milieux moins autorisés, rapidement soupçonnés de lollardisme (appellation généralement donnée aux disciples de Wyclif), surtout après la condamnation des positions radicales du théologien en 138213. Cétait le début dun processus deffort déradication de ses doctrines et de sa vaste entreprise de mise de la Bible à la portée des laïcs, une frange de la population dont il défendait le droit daccéder à la loi divine. Le De Heretico Carburendo (1401), qui condamnait au bûcher ceux désormais catalogués comme hérétiques parce quils traduisaient la Bible ou en possédaient une traduction, fut une autre étape importante de la

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répression de la théologie vernaculaire. Elle fut suivie de la publication des Constitutions de larchevêque Arundel (1407-1409), apothéose de la censure car elle exerçait un contrôle drastique sur la prédication et lenseignement, et ciblait particulièrement celui prodigué à Oxford, doù Arundel entendait bien anéantir définitivement linfluence de Wyclif.

La défense de la traduction de textes religieux a souvent vécu en symbiose avec celle des autres textes, quil sagisse pour celle-ci de sappuyer sur les démarches de celle-là, de sy associer indirectement, mais aussi de subir les contrecoups de leur répression. Un écrivain comme John Trevisa fait ainsi précéder sa traduction du Polychronicon de Ranulph Higden dune apologie de la traduction anglaise émaillée déchos des discussions en cours. Même sil se garde bien dévoquer le théologien ou ses disciples14, les parallélismes ne manquent pas entre ses arguments et ceux développés par les wyclifiens. Pourquoi traduire ces documents, alors quils existent en latin, voire en français, lautre langue vernaculaire de culture ? Langlais ne serait-il pas à la hauteur, ne serait-il pas apte à translater toutes les subtilités ? Pourquoi passer à lécrit quand le texte existe sous forme verbale ? Pourquoi mettre des textes à la portée des laïcs qui, incultes, ne peuvent pas les comprendre ? Laccent est aussi mis sur la qualité de la traduction ; pour remplacer le semi-vernaculaire que langlo-normand légal était devenu, langlais se devait datteindre un niveau de précision équivalent. Doù limportance de réécrire en prose les vers des textes religieux en langue maternelle (pensons au cycle de la Northern Homily), auxquels il sagissait de conférer la qualité et la dignité de langlo-normand légal15. On se méfie des vers et de leurs pièges (les contraintes de la versification et de la métrique trahissent la vérité), une inquiétude qui sétend aux textes non religieux. Trevisa partage ces craintes ; aussi fait-il préciser par son champion de la langue anglaise que la traduction des chroniques de Higden doit seffectuer en prose, plus claire, plus facile et plus simple à comprendre que la poésie.

Si les textes non religieux vernaculaires ont bénéficié du mouvement général, ils ont aussi subi la répression qui coïncide avec lavènement des Lancastre. La censure exercée après 1409 créait un climat général

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de méfiance, dautant que son application sétendait bien au-delà de lÉcriture sainte. Les citations bibliques étaient proscrites sans autorisation préalable ; comme les frontières de linterdiction pouvaient être floues, une atmosphère de suspicion entourait lensemble des écrits vernaculaires, qui sen trouvaient singulièrement inhibés.

Le premier article, « Quelle faute langlais a-t-il donc commise pour quil soit interdit de traduire en anglais ? », se veut lanalyse détaillée de la situation et vient compléter la plupart des problématiques soulevées dans cette introduction. Le Dialogue de Trevisa est en effet imprégné déchos de la polémique relative à la traduction de textes scientifiques et religieux. Dans le contexte de mutations socioculturelles denvergure, la présence de deux vernaculaires, dont un, celui de lAutre, a acquis le statut dune sorte de semi-vernaculaire, engendre chez quelques-uns la volonté de légitimer le parler maternel et délargir le lectorat aux couches de la population devenues anglophones. La défense du principe de la traduction en anglais sappuie essentiellement chez Trevisa sur le prestige de cette langue avant la normandisation et sur lhistorique de la translatio studii ; elle recourt à des arguments souvent proches de ceux des milieux wyclifiens.

Dans « Chaucer multilingue, mais jusquoù ? », Florence Bourgne se penche sur la décision du « père de la poésie anglaise » de sexprimer en anglais. Choisir cette langue comme vecteur littéraire alors que le français restait la langue culturellement dominante constituait un geste politique dangereux. Le poète sinquiète de la préservation de ses œuvres, dautant quil a conscience des variétés et des variations qui divisent sa langue maternelle. Reconnu comme lun des leurs par les écrivains français, ce francophone nignore rien de la grande diversité des parlers de France, auxquels il faut dailleurs ajouter langlo-français. Il manifeste un intérêt particulier pour la Flandre, lArtois, la Picardie, voire aussi la Bourgogne, ce dont sa traduction du Roman de la Rose (probablement composée au début de sa carrière) se fait plus dune fois lécho.

Les deux articles suivants débordent du cadre anglais strico sensu en abordant (in)directement la littérature française. Celui de Laura Kendrick, « Deschamps Ballade Praising Chaucer and Its Impact », revient sur la célèbre ballade 285 de Deschamps, à la louange de Chaucer « grant translateur ». Le poète est bien loin de se moquer de son voisin doutre-Manche ou de laisser entendre que si ce translateur nétait venu

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cueillir des fleurs en France, la littérature anglaise serait restée bien dénudée. La ballade constate au contraire quelle sen trouve embellie et met en lumière limportance du pionnier anglais dans la transplantation du savoir en Angleterre. Ce faisant, Deschamps inscrit lœuvre dans le mouvement de translatio studii, geste dautant plus élégant quil situe ainsi son confrère en poésie dans la chaîne des passeurs de la connaissance, nouvelle étape après le transfert à Paris. 

« Charles dOrléans as Vernacular Theologian » traite la question de la théologie vernaculaire à la lumière des poèmes anglais de Charles dOrléans contenus dans le Harley 682. Français, issu des milieux de la cour et strictement orthodoxe, le poète prisonnier na rien du profil dun auteur engagé dans une théologie à orientation subversive. Nicholas Watson a montré dès 1995 le climat de suspicion envers les écrits vernaculaires qui sétait installé au début du xve siècle dans la foulée de différentes mesures de censure (voir supra). Quen est-il un peu plus tard, lorsque le contexte a changé et que les écrits en langue anglaise ne sont plus systématiquement objets de méfiance ? Quen est-il aussi dans le cas dun poète orthodoxe ? Gabriel Haley étudie alors linteraction des valeurs esthétiques et éthiques, ainsi que la légitimité dune poésie vernaculaire contemplative.

Juliette Dor

Université de Liège

1 La variété du français dAngleterre nest pas restée statique. Mon emploi du terme « français » dans ce dossier en couvre toutes les variétés.

2 Il est impossible denvisager les problèmes liés au gallois, au cornique, au gaélique ou encore à lhébreu dans ce bref panorama.

3 Il sagit en réalité dun mouvement plus international, qui ne touche pas simultanément tous les pays concernés, les traductions anglaises sont ainsi en décalage chronologique par rapport aux françaises.

4 Voir à ce sujet L. Kendrick, « The Canterbury Tales in the Context of Contemporary Vernacular Translations and Compilations », The Ellesmere Chaucer. Essays in Interpretation, éd. M. Stevens et D. Woodward, Tokyo, Yushodo, 1995, p. 281-305.

5 On trouvera une analyse des sens de ce terme dans J. Dor, « Quelle faute langlais a-t-il donc commise pour quil soit interdit de traduire en anglais ? », infra.

6 Voir la notice dH. Phillips, « Robert Mannyng, Chronicle : Prologue », The Idea of the Vernacular, An Anthology of Middle English Literary Theory, éd. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor et R. Evans, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999, p. 19-20. Cet ouvrage contient une mine dinformations sur les problématiques liées à lécriture en langue anglaise. La présentation des extraits et des thématiques permet de les aborder de manière simplifiée ; elle est suivie de cinq essais qui reviennent sur les arguments soulevés dans la première partie du volume.

7 Kendrick, « The Canterbury Tales », p. 288.

8 Le texte original est cité par J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963, p. 161-190, ici p. 173.

9 Le texte original est cité par Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », p. 175-176.

10 Voir Dor, « Quelle faute langlais a-t-il donc commise… ? ».

11 On trouvera une analyse détaillée de la situation et de son évolution de 1300 à 1415 dans larticle de N. Watson, « Censorship and Cultural Change in Late Medieval England : Vernacular Theology, the Oxford Translation Debate and Arundels Constitutions in 1409 », Speculum, 70, 1995, p. 822-864. Watson emploie ici le terme de théologie vernaculaire dans le sens de « any kind of writing, sermon, or play that communicates theological information to an audience » (ici p. 823, n. 4). Depuis lors, comme on pourra le lire dans larticle de G. Haley, « Charles dOrléans as Vernacular Theologian », infra, le concept sest précisé.

12 The Idea of the Vernacular, éd. Wogan-Browne et al., p. 18.

13 Sur le religieux, les écrits et sermons wyclifiens et les Lollards, on consultera les travaux dAnne Hudson ; voir aussi S. Justice, « Lollardy », The Cambridge History of Medieval English Literature, éd. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 662-689.

14 Voir larticle de Dor, « Quelle faute langlais a-t-il donc commise… ? ».

15 N. Watson, « Lollardy : the Age Anglo-Norman Heresy », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, Woodbridge, York Medieval Press / Boydell and Brewer, 2009, p. 334-346, ici p. 344.