Skip to content

Classiques Garnier

« Connaissance par les gouffres » Les lieux de mémoire diaboliques des cycles arthuriens en prose

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2015 – 1, n° 29
    . varia
  • Author: Koble (Nathalie)
  • Abstract: This study explores the use of flash-back in the Lancelot en prose : the author invents new places, where the memory of fiction is adulterous and creative. Secondary narratives, in the Arthurian Prose Cycles, are linked to the diabolic figure of Merlin, and associated with a landscape full of abysses. The thematic and narrative abyss is amplified by the cyclic novels, including ­Lancelot’s prequels : the cyclic novelists rewrite their model to modify the past of the Arthurian fiction.
  • Pages: 129 to 145
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812448041
  • ISBN: 978-2-8124-4804-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4804-1.p.0129
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-30-2015
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
129

« Connaissance par les gouffres »

Les lieux de mémoire diaboliques
des cycles arthuriens en prose

Les amateurs de fictions le savent bien : la nature même du récit est de susciter sa propre expansion, de tenter de répondre au désir insatiable de son destinataire. Cette dynamique inventive a recours à des procédés multiples, dont lenchâssement, dans un récit-cadre, dhistoires secondaires. Ainsi que le montre au Moyen Âge un récit bref comme le lai anonyme de Tydorel, la pratique du récit-cadre peut faire lobjet de deux stratégies concurrentes – toutes deux bien représentées dans les corpus de fiction. Lune est sérielle, lautre, mémorielle. La première, cumulative et centrifuge, procède à la multiplication et à la juxtaposition des récits seconds : tous les soirs, des conteurs de fortune recrutés au hasard viennent distraire le roi Tydorel de ses insomnies en lui racontant des histoires1. Pour ce roi de mille et une nuits, la monotonie du temps qui passe est palliée par la diversité des récits rapportés ; comme dans les recueils de nouvelles, le roi-destinataire, figure transparente du lecteur, justifie donc seul le flux indéfini des histoires, que le lai, forme narrative brève, ne prend pas la peine dexpliciter. Le narrateur de ce lai anonyme se concentre au contraire sur un autre type de récit second, qui définit lidentité même du héros : la dernière nuit, Tydorel est confronté à la vérité sur sa paternité, que lui raconte sa propre mère. Cette révélation, rétrospective et centripète, referme brutalement le récit sur lui-même : laveu maternel entraîne la disparition du héros dans le lac (« le lai ») féerique dont il est originaire. À lévidence, léquivoque sémantique entre le lieu qui résume la vie du héros et le type de récit qui prend en charge son histoire souligne le caractère métaleptique du Lai de Tydorel, qui propose une

130

réflexion sur les fonctions et les pouvoirs du récit et son rapport au temps, chronologique ou mémoriel2.

Comme le précise encore le narrateur de Tydorel, la prise de parole, confrontée au désir de savoir, nest pas sans danger : les conteurs du roi sont soumis à une menace de mort, qui les contraint, comme Schéhérazade, à un art acrobatique du récit ; cette expérience nest pas non plus innocente : congénitale, linsomnie de Tydorel a partie liée avec le diable, « qui jamais ne dort », comme le rappelle opportunément le dernier conteur au chevet du roi. Ce lien entre la séduction et la mort, la connaissance du passé et linterdit, que thématise et conjure tout récit dorigine, revient de façon centrale dans nombre de récits rétrospectifs enchâssés dans les cycles arthuriens en prose. En observant dans le détail quelques-uns de ces récits dorigine, nous voudrions en montrer le caractère métaleptique, et mettre au jour quelques lieux inventifs qui nous paraissent, comme le « lai/lac » de Tydorel, figurer dans lespace de la fiction la dynamique inventive du roman cyclique et son rapport au temps.

Dans les branches du Lancelot-Graal, ces plongées mémorielles, lorsquelles sont intégrées par un récit second (assuré par le narrateur principal ou par un narrateur secondaire), entretiennent un rapport complexe avec lunivers de fiction quelles investissent : non seulement elles en modifient le cours, le passé venant informer et réformer le présent, mais le récit enchâssé, de petite ou de grande ampleur, est souvent le lieu où le roman engage une réflexion sur la poétique du récit-cadre et sa relation à ses modèles décriture. Ce lieu se comprend dans un sens rhétorique et poétique : le récit enchâssé investit un espace spécifique, objet ou cadre naturel, qui exprime ses enjeux et assure le passage du passé au présent, du récit second au récit-cadre, dun monde à lautre de la fiction arthurienne. Ce sont ces lieux de transfuges que nous voudrions ici mettre en valeur. Les récits qui les portent jouent le rôle de « plaques tournantes » et les prosateurs accordent une attention particulière à leur semblance : quils soient intégrés au décor artificiel ou naturel de la fiction,

131

ils sont conçus comme autant de signes de la mouvance qui caractérise la dynamique inventive de ces vastes architectures romanesques. En partant du Lancelot en prose, nous montrerons notamment que les continuateurs ont repris ce procédé dinvention pour défendre les infidélités de leur mémoire, et ménager, aux cœurs de fictions contraignantes, des espaces toujours ouverts aux déplacements.

Analepses et métalepses : 
tombeaux, tables et fictions théoriques

Châsse et tombeau

Le premier récit enchâssé du Lancelot en prose est particulièrement célèbre, et mis en valeur. Au début des enfances du héros, ce récit rétrospectif est destiné à promouvoir un nouveau personnage, la Dame du Lac, adjuvant du protagoniste3. Pour expliquer la nature féerique de son personnage et sa « science », le romancier sengage dans une analepse qui en justifie lidentité paradoxale : fée, mais chaste, la Dame tient ses pouvoirs de sa relation passée avec Merlin, le prophète bien connu de la tradition arthurienne, fils dun incube et enchanteur, promoteur dArthur et de son royaume4. Une formule de décrochage, qui deviendra topique dans la prose arthurienne, introduit la digression : « Voirs fu que Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable misme, car pour che fu il apelés li enfes sans pere []5. »

132

Pour parler du prophète, le roman en prose reprend les données héritées de la tradition historique et romanesque antérieure, tout en lui inventant une vie amoureuse et une mise à mort, qui modifient radicalement son parcours dans la fiction arthurienne. Sur ce destin reconstruit pour les besoins du nouveau roman, le récit enchâssé du Lancelot en prose se referme, dans la plupart des manuscrits, sur/comme un tombeau :

En la fin sot ele tant par Merlin quele lengigna et le seela tout en une cave dedens la perilleuse forest de Darnantes qui marchist a la meir de Cornouaille et al roialme de Soreillois. Illec remeist en teil maniere, car onques puis par nului ne fu seus ne par nul homme veus qui noveles en seust dire6.

« En une cave, dedens la perilleuse forest » : ce premier récit secondaire est bien un tombeau, aux sens thématique et poétique du terme. Le détour par le passé enterre, autant quil lentérine, la mémoire du prophète. Dans cette plongée mémorielle, le romancier en prose trouve assurément les outils dont il a besoin pour asseoir lautorité dune nouvelle venue, qui prendra en charge les enjeux poétiques et idéologiques du roman en cours, en lieu et place de Merlin7. Cet enrichissement du passé arthurien engage en effet un dialogue intertextuel avec les données fictionnelles léguées par les modèles antérieurs, et ce dialogue est ouvertement polémique : en tuant Merlin, le romancier en prose, comme la remarqué Annie Combes, se débarrasse dun personnage encombrant, trace archaïque dune autre version de lunivers arthurien, celle de la trilogie de Robert de Boron, centré sur Merlin8. Le prophète, rappelons-le, y faisait figure dautorité magistrale ; Robert de Boron avait, lui aussi, reconstruit son identité, pour en faire larchitecte du monde arthurien et le maître du

133

temps fictionnel : dans la trilogie, le prophète était conçu comme le romancier impliqué dans le nouveau monde du cycle9. Le récit enchâssé du Lancelot en prose prend donc à sa charge un crime dautorité et joue le rôle dune fiction théorique : le romancier use du détour par le passé dans le roman, pour penser le passé du roman. Pour le dire autrement, lanalepse se double dune métalepse : elle permet de traiter les fictions antérieures comme relevant du passé, tandis que le récit redistribue les cartes de la fiction arthurienne pour mettre en valeur ses propres choix poétiques et imposer au lecteur un nouveau monde arthurien possible, incompatible avec lancien.

La digression, spéculaire, fait aussi réfléchir le lecteur, qui est pris à parti. Dans léconomie du roman, le recours au récit enchâssé permet surtout de contrôler les perturbations provoquées chez le lecteur, qui sera plus ou moins fortement déstabilisé par la nouvelle donne, selon son degré de familiarité avec lencyclopédie arthurienne10. Parce quil passe au second plan par rapport à la narration principale, le récit rétrospectif, détendue limitée et volontairement sommaire, ne risque pas dentraver le bon déroulement du roman : il délivre par la bande des informations lourdes de sens et assure le passage entre deux mondes possibles, entre deux romans, en inventant un espace susceptible de figurer le transfert : ici, le tombeau dans la périlleuse forêt.

En loccurrence, la stratégie fut efficace. Ce premier récit enchâssé du Lancelot en prose a connu un succès remarquable : le romancier a bel et bien réussi, par ce détour, à promouvoir la réinvention du passé et à modifier durablement la tradition attachée à lidentité de Merlin dans les fictions arthuriennes. Comme on le sait, son histoire damour avec la fée chaste, et le crime prémédité de celle-ci, ont donné lieu à de nombreuses réécritures, qui en ont prolongé lenquête, indéfiniment,

134

du Moyen Âge à aujourdhui11. Loin dêtre toujours secondaire, le récit enchâssé entretient donc avec son récit-cadre un rapport qui peut être dinversion : comme pour les objets précieux dans lart religieux et profane, au Moyen Âge, le cadre sert dornement à un cœur qui en justifie en retour les variations infinies12.

Tables tournantes, personnages transfuges

Dans le Lancelot en prose, les digressions rétrospectives sont comptées13. Elles sont toujours canalisées et justifiées, intégrées sans solution de continuité dans la trame de lhistoire. Malgré leur soumission apparente aux exigences informationnelles du récit en cours, les déplacements quelles produisent dans lunivers de la fiction sont rarement anodins. Ils sollicitent la mémoire intertextuelle du lecteur en déplaçant son horizon dattente : amené à mettre en parallèle des informations incompatibles entre elles, le lecteur du Lancelot est ainsi incité à mener une enquête qui met au jour les procédés de renouvellement du roman quil est en train de lire, ses lieux dinvention14. Un autre exemple permettra de mesurer les effets dun tel procédé denchâssement et de définir la poétique du prosateur, qui affiche une position résolument décalée par rapport aux motifs légués par la tradition.

À peine Lancelot est-il reçu compagnon de la Table Ronde – événement majeur qui déclenche le protocole de mise en écrit des aventures par les clercs du roi –, quune aventure surprenante met en péril le lien indissoluble qui associe Arthur à la célèbre Table, symbolique de son rayonnement dans toute la tradition romanesque15. Au détour dune

135

information glissée dans un récit rétrospectif, le lecteur est en effet obligé de repenser à nouveaux frais toute lhistoire de lobjet. Cette incursion dans le passé, prise en charge par des porte-parole, a pour particularité de cautionner une version mensongère de lhistoire : une demoiselle se présente à la cour pour réclamer pour sa dame, une usurpatrice qui se fait passer pour Guenièvre, la place de la reine auprès dArthur. Une révélation vient appuyer la demande : la prétendue Guenièvre dit avoir été victime dun complot, organisé par une suivante qui sest fait passer pour elle la nuit de ses noces avec Arthur et prétend être la reine légitime. Pour réparation, la « victime » veut retrouver sa place, ou, à défaut, « la Table Ronde » que la reine a apporté en dot au roi : « [] le plus haut don qui onques fust doné en mariage, ce fu la Table reonde qui est honoree de tans preudomes16. »

Quelles que soient les versions du célèbre épisode de la « fausse Guenièvre17 » dans la tradition manuscrite, les révélations sur le passé sont soigneusement orchestrées et transmises par des récits secondaires circonstanciés, qui acquièrent, dans la fiction, le statut de pièces judiciaires aux yeux des personnages de la cour. Dans la version courte de lépisode, cest le complice de laventurière, Berthelai le Roux, qui accuse la reine en exposant sa version du passé18 ; une demoiselle complète son récit, quelle conclut par une requête qui paralyse la cour :

136

« Sire, ma dame vous mande, com a celui quele tient a seignor par assenblement de mariage, que vos la repreigniez si com vos devez faire. Et se prendre ne la volez, que vos li anveoiz la Table Reonde ausin garnie de bons chevaliers com vos la preïstes an li an mariage, car au jor que vos receïstes ma dame de la main lo roi Leodagan, qui ses peres fu, il navoit an tot lo monde Table Reonde que cele seulement, ne plus nen i doit avoir. Si est ma dame mout angoisseusse qant ele est deseritee de la flor de chevalerie qui deüst estre en son dongier par raison. Por ce si vos requiert ma dame que vos li randoiz son heritage, o vos la reprenez19. »

La version longue dramatise encore laccusation, dabord révélée par une lettre, dont la lecture est rendue publique20, puis complétée par un long récit rétrospectif, également assuré par une demoiselle. Cette dernière, nommée Clice et qualifiée dans la lettre de « cœur » et de « langue » de la (fausse) reine, est une messagère inventée pour loccasion et que le lecteur ne reverra plus : « si vos dirai ce dont les letres ne parolent pas, que ma dame vos mande par moi21. »

Le récit de la jeune fille sengage dans une analepse qui adopte en partie les mêmes procédés rhétoriques que le narrateur pour cautionner son récit22. Le personnage relate un épisode jusque-là inédit dans la fiction arthurienne : la rencontre dArthur, alors jeune « escuier », et de Guenièvre, la fille de « Leodagan de Tarmeilide, qui estoit a cel point li plus preudom del monde23 ». Ce rappel dun moment décisif du passé provoque la curiosité du lecteur, engagé dans une faille de la tradition romanesque. Dans la chronique de Wace, la rencontre et le mariage du couple royal étaient rapidement résumés en dix-huit vers : Guenièvre y est dascendance romaine ; elle a été élevée en Cornouaille par son cousin, Cador, et se marie avec Arthur, qui vient de pacifier la Bretagne24 ; linvention de la Table Ronde est mentionnée aux vers suivants, et le chroniqueur en attribue la propriété et la paternité à Arthur25. Robert de Boron, qui sest servi de la chronique, ne raconte

137

pas lunion des époux ; il se concentre sur linvention de la Table Ronde et en refonde la senefiance, à laune de son projet cyclique, porté par le prophète : fabriquée par Merlin, la « nouvelle » Table Ronde est « trine » – elle fait désormais signe vers la Table du Graal, réplique de celle de la Cène, et accomplit les desseins, temporels et spirituels, de la trilogie26. Subrepticement, le récit enchâssé du Lancelot revient sur ces données. La version de Clice constitue, il est vrai, un faux témoignage dans un procès en haute trahison ; mais le diable se cache dans les détails : dans son récit, la messagère livre des données narratives inédites que le roman reprend à son propre compte sans les invalider. Il affirme notamment lexistence dun double de la reine, qui jette le trouble sur lidentité de celle-ci, et relaie laffirmation, incontestée, que la Table Ronde revient à Guenièvre – elle fait, pour ainsi dire, corps avec elle :

« Et ce ne volés fere, ma dame vous desfent de par Dieu et de par li et de par ses amis que vos des ore en avant ne teigniés lonor que vos preiste en li en mariage, cest la Table ronde, mais envoiés li aussi bien garnie de chevaliers com vos la preistes a li ; ne ja puis, ce gardés, ne soit la Table Reonde en vostre ostel, kar cest si haute chose quil nen doit avoir cune sole en tot le monde. Et vos, seignor chevalier qui estes apelé compaignon de la Table Reonde, je vos dis que plus ne vos façoiz apeler par ce non27. »

Là encore, lanalepse, pourtant exposée par un personnage douteux et très secondaire, a valeur métaleptique, au cœur dun épisode tout entier traversé par le thème de lidentité et du dédoublement. En instituant Guenièvre lhéritière légitime de la Table Ronde, le prosateur du Lancelot fait, si lon veut, coup double : il poursuit son travail de brouillage des sources (et de déstabilisation du lecteur), et déplace les lignes de force de la fiction arthurienne en soulignant les polarités de son propre récit : du prophète à la fée, du roi (puis du prophète) à la reine, de la fausse Guenièvre à la vraie – le Lancelot en prose féminise la fiction et fait de la reine, réinventée, la pièce maîtresse de son échiquier. Clice, porte-parole du nouveau passé, est peut-être, en ce sens, bien nommée : nest-elle pas apparentée au fragment, « lesclice » en ancien français, et à lenveloppe, la « clice », objet en osier tressé qui fait office

138

de panier ? Son intervention fragmentaire impose de façon tout aussi discrète que décisive une nouvelle version du monde, un double, comme sa maîtresse ; elle oblige le lecteur, comme les personnages de la cour dans cet épisode, à sinquiéter du passé des personnages qui lui sont le plus familiers. Par son entremise, le romancier invente une nouvelle « translation » de la Table Ronde, et une nouvelle reine, redessinée et comme réinitialisée pour les besoins du roman.

On le voit, si la prose reprend son décor, son fonctionnement et ses personnages à une « tradition », ses marges de manœuvre sont grandes pour faire œuvre nouvelle. Personnages et situations se prêtent à des « reconstructions » soigneuses, parfois considérables : Merlin, le prophète du graal, devient amoureux et mortel, la reine, personnage lointain, est dangereusement dédoublée et richement dotée… Dune version à lautre, les personnages sont comme les avatars deux-mêmes, des contre-transfuges28, pourrait-on dire : ils reviennent, sans être tout à fait identiques à eux-mêmes, parfois totalement transformés. Dans ce travail dintertextualité proprement médiéval, le récit secondaire est un outil privilégié : le romancier peut y faire des greffes, pratiquer des ajustements qui éveilleront la curiosité du lecteur sans prendre le risque de le perdre. Dun roman à lautre, la Table Ronde sest bel et bien déplacée, mais elle reste lobjet emblématique du roman arthurien, le signe – au sens fort du terme – de sa vitalité29.

139

Analepses cycliques : 
le Livre dArtus, passé recomposé du Lancelot

Dans la logique cyclique qui fut celle du Lancelot-Graal, le passé, évoqué en sourdine dans des récits secondaires, fit aussi lobjet de développements ultérieurs : en amont du Lancelot, des continuateurs se sont chargés, dans laprès-coup, den assurer le récit plein et entier. Cet exercice de prequel30, qui fut très suivi, était assorti dune double contrainte : raconter le passé du Lancelot et reprendre/réinterpréter sa poétique. Dans ce vaste corpus des Suites rétrospectives du Lancelot qui a fleuri pendant tout le xiiie siècle, quelle place et quelle fonction peuvent bien occuper les souvenirs enchâssés ? Y a-t-il un passé dans le passé, un passé du passé ? Pour quelle version du monde ? On la vu, les rappels du passé, au début du Lancelot en prose, se comprennent essentiellement comme un geste deffacement : Merlin, naguère figure dauteur, est « remercié », avantageusement remplacé, et dessaisi de ses prérogatives. Or, dans les continuations rétrospectives du Lancelot, le prophète redevient protagoniste, une figure obligée du récit : dans ces branches rétroactives, son omniscience lui donne une vision surplombante du temps cyclique, et un rôle privilégié pour réfléchir au fonctionnement de la fiction – comme dans la trilogie de Robert de Boron. Pour mettre en récit ce personnage paradoxal – et diabolique, les continuateurs ont inventé dautres figures de glissement, dautres lieux. Comme le montre lexemple du Livre dArtus, le continuateur à rebours, sil sinscrit dans un univers à contraintes, sait aussi emprunter à son modèle décriture ses propres procédés de renouvellement.

Récits et personnages dimportation : 
du « bouge » au gouffre de Satalie

Conservé dans un manuscrit unique31, le Livre dArtus nest pas une branche « simple » du cycle du Lancelot-Graal. Le manuscrit souvre sur la Suite Vulgate du Merlin, quil copie aux deux-tiers, pour bifurquer et donner

140

une nouvelle « suite » à la Suite, plus ajustée au Lancelot, auquel il prépare32. Double de la Suite Vulgate, cette branche concurrente entend surpasser sa stratégie dintégration au sein du cycle en multipliant les aventures bretonnes et les références aux autres temps du grand roman. Les remontées mémorielles y sont, en ce sens, plus complexes et plus ambitieuses que dans les branches souches33. Ces souvenirs enchâssés vont du récit de petite amplitude temporelle et narrative au collage textuel de grande ampleur ; ils renvoient aussi bien au passé de la fiction quà ses dehors, engageant une réflexion sur les textes que le cycle entraîne dans son sillage. Sil reprend les procédés du Lancelot, le continuateur en déplace également les limites et les effets : comme bon nombre de continuations rétrospectives, le Livre dArtus amplifie les choix poétiques de ses modèles à lexcès ; le récit enchâssé, on va le voir à laide de quelques exemples, y sort de ses cadres.

Le roi et ses alliés ont mis fin aux guerres contre les Saxons et au conflit avec les barons rebelles. Rassemblée pour lAscension, la cour dArthur reçoit la visite dune demoiselle, qui demande un don contraignant au roi et lui propose un défi aventureux : il sagit denvoyer un chevalier, le meilleur du monde, pour la libérer de la « Laide Semblance », qui bloque lentrée de sa terre ; laventure, qualifiante, donnera au chevalier lhonneur dêtre son époux34. Pour entrer dans le « régime breton35 », le romancier choisit là un motif topique, amorce de laventure arthurienne à laquelle le lecteur de romans en vers est familier. Le scénario de laventure est pourtant plus inattendu quil ny paraît. Le récit rétrospectif que livre la jeune fille pour expliquer le sens de laventure, ainsi que le récit-cadre qui lintroduit, sont traversés dindices qui retiennent lattention. Le narrateur donne dabord un portrait physique extrêmement détaillé de

141

la demoiselle, « la plus bele qui onques fust veue36 », et insiste sur la qualité de son éloquence, à laquelle le roi est également sensible :

« Pucele, fait li rois, vos avez esté a bone escole, qui si bien savez parler et bel respondre, et cil et celes aient joie et bone aventure qui si bien vos ont aprise et ensaignie []37. » 

Lentrée en matière, anormalement ralentie, introduit un décalage perceptible. Comme la demoiselle, qui « commença a rire un petitet por ce que einsi la regardoient de toutes parz38 », le narrateur prépare le lecteur, impliqué dans le regard des personnages, au déclenchement dune aventure insolite. La nature et lorigine de celle-ci donnent lieu à un récit assumé par la demoiselle, et traité en deux temps. La Laide Semblance est dabord attachée à un lieu (un fleuve), à une époque (celle de Judas Maccabée, grande figure de lhistoire juive), et à une épreuve, de nature mythologique (une variante du motif de la Méduse antique, que le romancier a pu trouver dans plusieurs récits contemporains39) :

[] quil aille oster la Laide Semblance qui est u flun que Judas Machabeus gita en mer qui toute ma terre me tost, et que tuit li chevalier qui en pris voldront monter si aillent essaier. [] et si ait un drap appareillié en quoi il la puisse si envelopper que veüe ne soit, si avra tout achevé, car sil nu faisoit, tout seroit peri quanque ele verroit as elz40.

Au roi qui lui demande ce quest la Laide Semblance « et ou ele converse », la demoiselle donne les précisions suivantes ; le discours rapporté accueille un récit second, qui retrace sommairement lhistoire du monstre importé, adaptée aux enjeux du roman arthurien :

« [] ce est uns cors formez petit aussi come uns enfes de trois anz qui fu engendrez dun chevalier en une femme morte quil amoit par amors. Et est

142

en semblance de fame qui peri une cité jadis par la folie dune dame qui la traist dun escrin ou ses sires lavoit reposte, et li meismes et plus de .lx. mile homes qui avoient la cité asise por prendre, et fu en Chipre, si com ma tante le ma conté. Et Judas Machabeus, quant il le sot, la vint dilec oster, por ce que trop estoit en leu haut, si la prist par la vertu Damedeu, que poor avoit que ele ne perillast les genz dilec entor. Et ele si feist, si tost com ele se demostrast desus, quanque ele post veoir as elz. Por ce la prist li preudom et la gita en un flun la ou il la mist en ses bouges. Et i a esté jusqua ores que li fluns la tant amenee ondoiant parmi liaue qui est u flun par ou en soloit aler u roiaume de Libe, qui miens deust estre dancesserie. Mes la voie men a tolue, et ma tante dit que de la cort de ceianz doit issir li chevaliers qui lostera de la ou ele est arestee. Or vos ai dit mon mesage itel com il me fu enchargié41. »

La formule finale clôt le récit enchâssé, le « mesage », et lance laventure nouvelle. Née du péché et liée au mal, la Laide Semblance est dévidence un être diabolique, le revers de la beauté féminine qui vient dêtre longuement décrite. Ce monstre, transposé dans la fiction arthurienne, y figure lenvers possible du graal et de sa « vraie semblance ». La longue description de la demoiselle trouve dailleurs son pendant plus loin, le récit sarrêtant sur la description du monstre infigurable qui sort par trois fois de son élément aquatique.

On remarque aussi que le roman sinvente, par le biais de ce récit secondaire, un « plus que passé », qui puise son inspiration dans les matières biblique et antique pour se donner une profondeur temporelle, hors du monde arthurien – comme lont fait, avant lui, la Queste et lEstoire del saint Graal, ou encore le Merlin : stratégie darrimage efficace, qui donne au récit nouveau une autorité modélisée sur celle des textes anciens, sacrés ou autorisés, et que le roman feint de continuer42.

On retient surtout que la Laide Semblance est une figure de mouvance, qui « bouge » de multiples façons, à linstar de ce « bouge », substantif équivoque, en ancien français : il renvoie aussi bien à un objet de fabrication humaine, un sac, quau lit dun fleuve ; dans les deux cas, il fait référence à un contenant, associé à lidée de mobilité43 – à limage de

143

la continuation elle-même. Lapparence du monstre est en perpétuelle métamorphose, comme le confirmeront les affrontements que le récit donnera à voir : corps denfant, de femme, dêtre marin qui ressemble à la Méduse et semble sassimiler au contenu de la boîte de Pandore, la Laide Semblance se déplace aussi dans le temps et lespace, comme le graal, de lOrient aux portes de lOccident arthurien ; elle passe dun espace semi-clos (le ventre de la femme morte, lécrin, le bouge dans le fleuve) à un espace ouvert, daccès difficile : des hauteurs dune cité chypriote, où Judas lattrapa, aux profondeurs dun fleuve, où un chevalier arthurien nouveau, Greu, va devoir affronter son face à face destructeur. Pour se mesurer à ce monstre liquide, il faut se munir, non du bouclier de Persée, mais dune « enveloppe » – et lon verra le vainqueur triompher à laide dun onguent et dune formule magiques, dun « drap de soie » et dun « baril » : autant de signes qui insistent sur le caractère merveilleux et déplacé de laventure, et sur sa valeur transitionnelle.

Greu, le héros de lépisode, ressemble dailleurs à un personnage dimportation : son nom évoque lorigine même de celle quil affronte, la Grèce, et son aventure lui réserve un mariage quil trouve lui-même prématuré, et qui lexclut des aventures une fois la sienne terminée44. Ce sentiment dincongruité est, de fait, lié au croisement intertextuel que provoque le surgissement de la Laide Semblance dans la suite du récit. Comme dans le Lancelot, le romancier exploite en effet le recours à lanalepse pour solliciter et déstabiliser la mémoire romanesque de son lecteur. Ces effets de rappel, loin de se limiter au cadre du récit enchâssé, le déborde pour venir investir les épisodes entrelacés qui couvrent toute laventure : venue dun passé antique, hors du temps arthurien, la Laide Semblance fait notamment revivre le souvenir dun roman emprunté à la bibliothèque arthurienne, le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes.

Greu est en effet précédé dans lépreuve par un autre chevalier tenté par laventure : Calogrenant, qui est à la fois, on le sait, un personnage et un

144

narrateur secondaires mémorables, au sein du corpus christianien, puisque le Chevalier au lion, souvre sur le récit rapporté de son échec à la fontaine. Comme dans le roman en vers, Calogrenant échoue et se voit vengé par le héros de la continuation en prose, Greu, qui se marie – et met en péril sa carrière chevaleresque, comme Yvain. Lépreuve de la fontaine au pin est ici réactivée et transformée en catastrophe naturelle de grande ampleur : non seulement la Laide Semblance se manifeste sous la forme dun raz de marée spectaculaire, menaçant dengloutir sous une vague géante celui qui lapproche, mais les ravages météorologiques quelle provoque empirent et se propagent sur le monde après sa capture. Prisonnière dun « escrin de chaisne » entouré de « trois bendes de fer granz et lees de demi pié trestout à la reonde », et plongée dans un « souterrin qui nestoit mie molt abitez de genz45 », la Laide Semblance change les couleurs du monde :

[] mais il not mie le jor entier erré quant il vit le tens de toutes parz nercir environ lui, et espartoit molt durement de foiees en autre, et uns venz comença granz et orribles qui molt demena grant tempest as arbres de la forest et comença gresle a chaoir petit et petit et grosse pluie entremeslee de grant foudre, qui moult esmaia Greu durement46.

Il faut attendre lintervention, livresque et physique, de Merlin et de son acolyte, maître Hélie, pour sauver le monde arthurien de ce cataclysme venu du fond des âges : le prophète déterre le dispositif et déplace lobjet maléfique pour aller le « remettre à sa place » ; il le jette dans un gouffre, « en celes partie de mer que len claime le gofre de Satellie » :

Ilec gita la figure entre les roches en mer, ne onques puis nen eissi, et encore i est et toz jors i sera. Et ce dit li Contes des histoires que quant la figure a fait son tor et ele vient desus, se il avient chose que ele voie les nés, toutes les convient a perillier. Ce sevent li auquant et li plusor qui u païs conversent47.

Laventure, amorcée par lanalepse, a une valeur étiologique et justifie une particularité géologique, observée par les marins et rapportée par les recueils de mirabilia contemporains48. Le monstre hybride, rejeté aux

145

marges du monde, a retrouvé sa place, « au regort de mer [] qui tot le monde environe », et sa nature est tele que « ele ne doit estre sen aigue non49 », selon les explications de maître Hélie, qui est ici un porte-parole des encyclopédies dinspiration aristotélicienne autant quune anticipation du clerc magicien du Lancelot50. Débarrassé de ce monstre archaïque, le monde arthurien retrouve ses couleurs, tandis que Merlin, rappelé à sa nature diabolique, mais aussi comparé à Judas Maccabée, a regagné son prestige de prophète-enchanteur.

Reste que le paysage romanesque, qui sétire maintenant jusquaux confins du monde médiéval, a sensiblement changé, pour le lecteur : le continuateur en prose introduit dans sa fiction un premier gouffre, qui favorise les croisements textuels. Lépisode trahit son ambition douvrir le roman à dautres modèles décriture, de faire du Conte des histoires, son référent générique et son modèle imaginaire, une forme narrative de lhybridation et de lexcès – à limage du monstre métamorphique quil importe dans la fiction, et de son gouffre périlleux. Le récit enchâssé est un point dobservation privilégié pour suivre ce processus de métamorphose, à lœuvre dans lensemble de la continuation51.

Nathalie Koble

École normale supérieure (Paris)

EA 173

1 Voir Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, p. 742-773.

2 Nous employons le terme rhétorique de « métalepse » au sens où le redéfinit Gérard Genette dans une perspective narratologique, pour désigner « les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes : entre lacte narratif et le récit quil produit, entre celui-ci et les récits seconds quil enchâsse, et ainsi de suite. » Le passage de seuil, dans un récit, peut être « figural » ou « fictionnel », mais il est toujours spéculaire, dans la mesure où il montre lacte de représentation et exhibe ses codes (G. Genette, Métalepses. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004).

3 La digression analeptique sur le savoir de la Dame du Lac et sa relation avec Merlin se lit dans lédition A. Micha, Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, t. VII, Genève, Droz, 1980, p. 38-43.

4 La bibliographie sur le prophète est copieuse. Sur sa fonction dans la trilogie de Robert de Boron, voir notamment létude pionnière de Paul Zumthor (Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique de lhistoriographie et des romans, Lausanne, Payot, 1943, réimpr. Genève, Slatkine, 2000), celle dAlexandre Micha (Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du xiiie siècle, Genève, Droz, 1980), ainsi que la mise au point de Richard Trachsler (Merlin lenchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, SEDES, 2000).

5 Lancelot, p. 38. La formule est redoublée au cœur même de la digression, après la révélation de lidentité diabolique de Merlin : « De teus manieres de dyables fu estrais Merlins, che dist li contes des Estoires, et si vous dirai comment. Il fu voir que en la marche de la terre dEscosche []. » Dans les deux cas, léditeur ne distingue pas louverture de la digression, qui a pu donner lieu à des rédactions différentes, dune copie à lautre (voir la version remaniée du manuscrit BnF, fr. 110, fol. 168c, version spéciale au groupe IV des manuscrits du Lancelot : « Il est voirs que en la marche dEscosse et dYrlande ot jadis une damoisele et gentil feme [] », p. 459-462).

6 Lancelot, p. 43.

7 Ce passage dune figure dauteur à lautre, du maître à lélève, du masculin au féminin, est lourdement thématisé par le récit. En écrivant les formules magiques apprises sur son propre corps, la fée « incorpore » le rituel décriture attaché à la transmission du savoir et réservé aux figures dauteur impliqué dans le roman : « Chil li ensegna et lun et lautre et ele les escrist en parchemin, car ele savoit assés de lettres » (Lancelot, p. 42).

8 Voir A. Combes, Les Voies de laventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001, p. 62-71 : la critique parle à juste titre de « souvenir refoulé » pour qualifier la digression du Lancelot sur le prophète et mettre en valeur ses enjeux poétiques et intertextuels.

9 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979. Sur linvention du temps dans la trilogie, voir également E. Baumgartner, « Robert de Boron et limaginaire du livre », Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, éd. W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke, Louvain, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 259-268.

10 Nous entendons « encyclopédie » au sens où lemploie Umberto Eco : le terme renvoie à un répertoire de la fiction arthurienne, traitée comme un monde qui fait retour au fil des œuvres, cohérent pour le lecteur (Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1979 pour la traduction française). Sur la prise en compte du lecteur dans la construction du texte cyclique, voir également les positions de Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du xiiie siècle, Paris, Champion, 2014.

11 Jacques Roubaud a pris en compte quelques-uns des avatars du scénario de la mort de Merlin, quil présente comme autant de variantes possibles dans Graal fiction, Paris, Gallimard, 1978, p. 17-33.

12 Dans la version « Post-Vulgate » de la Suite du Merlin, lentombement du prophète donne lieu à une réinvention de lespace fait demboîtements figuraux et narratifs en série. Voir La Suite du roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 1996, § 379-388 : la présence dun tombeau, dans la « chambre » taillée dans le roc en pleine forêt, incite Merlin à raconter les amours cachées dAnasten (§ 381).

13 Emmanuèle Baumgartner en a proposé une étude détaillée dans « Voirs fu, ou comment composer du passé… », Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, éd. F. Gingras, F. Le Nan et J.-R. Valette, Paris, Champion, 2005, p. 33-48.

14 Voir à ce sujet P. Rockwell, Rewriting Resemblance in Medieval French Romance. Ceci nest pas un graal, New-York-Londres, Garland, 1996, notamment p. 49 sqq.

15 Voir Lancelot, t. VIII, 1982, p. 488. La version longue de la fausse Guenièvre reprend pour le mettre en valeur « Tantalides de Vergeaus », lun des quatre clercs du roi mentionnés dans le récit de la mise en écrit des aventures. Sur le rituel décriture dans le cycle, voir H. Bloch, « The Text as Inquest : Form and Function in the Pseudo-Map Cycle », Mosaic, VIII/4, 1975, p. 107-119 ; A. Leupin, « Qui parle ? Narrateurs et scripteurs dans la Vulgate arthurienne », Digraphe, 20, 1979, p. 83-109 et A. Combes, Les Voies de laventure, p. 73-95. Sur le motif de la Table Ronde et son déplacement, voir A. Micha, « La Table Ronde chez Robert de Boron et dans la Queste del saint Graal », repris dans De la chanson de geste au roman, Genève, Droz, 1976, p. 183-205.

16 Lancelot do Lac, éd. E. Kennedy, Oxford, Oxford University Press, 1980, vol. I, p. 25.

17 La « Fausse Guenièvre » connaît dans la tradition manuscrite une version courte, une version longue, et des versions mixtes. Le lecteur peut lire la première dans lédition Kennedy (reprise dans Lancelot du Lac, vol. II, trad. M.-L. Chênerie, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 582-685), la seconde dans lédition Micha (Lancelot du Lac, t. I, p. 1-175 et dans La Fausse Guenièvre, trad. F. Mosès, Paris, Le Livre de Poche, 1998). Le manuscrit cyclique de Bonn présente un exemple de version mixte (Le Livre du Graal, éd. sous la direction de P. Walter, Paris, Gallimard, 2003, vol. II, p. 940-1100). Les relations que les deux versions concurrentes entretiennent entre elles ont donné lieu à dimportantes études, tant lépisode, qui paraît métaleptique, est central dans lélaboration progressive du cycle. Pour une mise au point critique, voir notre étude, « Deux sœurs qui ne sont pas sœurs. Relectures critiques de la Fausse Guenièvre », Expériences critiques. Approches historiques de quelques objets littéraires médiévaux, éd. V. Dominguez et E. Gaucher, à paraître aux PUPS en 2015.

18 Voir Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 614-616.

19 Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 616.

20 Voir Lancelot, t. I, 1978, p. 22-23.

21 Lancelot, t. I, p. 23-24.

22 « Bien est chose seue que, quant vos fuste rois de Bretaigne coronés, si vindrent à vos noveles del roi Leodagan de Tarmelide… » (Lancelot, t. I, p. 24-25).

23 Lancelot, t. I, p. 25.

24 Waces Roman de Brut, texte et traduction de J. Weiss, Exeter, University of Exeter Press, 2002, p. 242 (v. 9641-9658).

25 Waces Roman de Brut, p. 244, v. 9747-9760 : « Chescuns se tenoiet al meillur, / ne nuls nen saveit le peiur, / fist Artur la Runde Table, dunt Bretun dient mainte fable ».

26 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979, p. 184-185. Voir les remarques de Trachsler, Merlin lenchanteur, p. 54-62 et 123-135.

27 Lancelot, t. I, p. 26-27.

28 La notion de « transfuge fictionnel » est empruntée à Richard Saint-Gelais, qui étudie les déplacements diégétiques dun univers de fiction à un autre, par « reprise de personnages, prolongement dune intrigue ou partage dunivers fictionnel » (Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 7). La « migration » dun personnage dune œuvre dans une autre, qui appartient au même univers de fiction ou à un univers étranger, suppose un impact « subversif » sur le lecteur, lié à un traitement en autonomie du personnage par rapport à son texte daccueil. Dans les cas qui nous occupe, les protagonistes font retour, comme dans toute fiction sérielle ou cyclique, mais les romanciers médiévaux mettent en valeur, sous la permanence de la figure, sa nécessaire réinvention.

29 Voir à ce propos les analyses de C. Méla et sa définition du signe, dans La Reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, Paris, Seuil, 1984, p. 146.

30 Le terme est emprunté à langlais pour désigner les prolongements « rétroactifs » dun récit par un autre récit (voir Saint-Gelais, Fictions transfuges, p. 78).

31 Il sagit du manuscrit Paris, BnF, fr. 337, que lon date de la fin du xiiie siècle au plus tard.

32 La seconde partie du manuscrit a été éditée par O. Sommer sous le titre Livre dArtus, comme supplément à lédition du cycle complet (The Vulgate Version of Arthurian Romances, Washington, The Carnegie Institution of Washington, 1908-1916, vol. VII). Pour les références au texte, je renverrai au folio du manuscrit MS (désormais consultable en ligne sur Gallica), et à léd. Sommer, dont jai modifié la ponctuation pour en faciliter/orienter la lecture.

33 Sur les croisements intertextuels du Livre dArtus, voir létude pionnière de K. Busby, « Lintertextualité du Livre dArtus », Arturus Rex, éd. Van Hoecke, p. 306-319.

34 Laventure, amorcée par le discours de la demoiselle, clôt un pan diégétique de la continuation, marqué par le retour de Merlin à la cour et la reprise de la fiction des livres prophétiques, sur laquelle se ferme cet ensemble (MS, fol. 195a-202d, Livre dArtus, éd. Sommer, p. 149-164).

35 La notion de « régime breton », pour qualifier les aventures arthuriennes qui se distinguent du modèle historique de la chronique dans la prose du Lancelot est empruntée à Combes, Les Voies de laventure, p. 105.

36 Livre dArtus, éd. Sommer, p. 149.

37 Livre dArtus, éd. Sommer, p. 150.

38 Ibid.

39 Sur les variantes et les significations du motif de la « laide semblance » dans les textes médiévaux, voir L. Harf-Lancner et M. N. Polino, « Le gouffre de Satalie : survivances médiévales du mythe de Méduse », Le Moyen Âge, 94, 1988, p. 73-101 ; C. Ferlampin-Acher, Fées, bêtes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris, Presses de lUniversité de Paris-Sorbonne, 2002, p. 304-306 ; M. Blaise, « La mort, le conte et la laide semblance », Entre-deux morts, éd. J. Vion-Dury, Presses Universitaires de Limoges, 2000, p. 109-138.

40 Livre dArtus, MS, fol. 195c, Livre dArtus, éd. Sommer, p. 150.

41 Livre dArtus, MS, fol. 195c, Livre dArtus, éd. Sommer, p. 150-151.

42 Sur cette stratégie décriture, voir M. Séguy, « La tentation du pastiche dans lEstoire del saint Graal : retraire, refaire, défaire la Bible », Faute de style. En quête du pastiche médiéval, Études françaises, 46/3, 2010, p. 57-78.

43 Le substantif na pas la même origine que le verbe homophone. Issu du latin bulga, il est souvent utilisé au pluriel pour désigner les sacs de voyage quon équilibrait sur une bête de somme ; on le trouve encore avec ce sens sous la plume de Villon. Par métaphore, le substantif fait couramment référence au lit dun cours deau, en ancien et en moyen français. Comme dans lhistoire sémantique de ce mot, le roman passe de lobjet manufacturé au paysage signifiant pour faire référence à la notion de « contenant ».

44 Greu se démarque des héros arthuriens qui répondent au défi de laventure : il ne se propose pas pour relever le défi de la demoiselle, il est nommé par la messagère, quil refuse de suivre. Il faudra lintervention de la tante et de sa magie pour lattirer, lors dune chasse, sur le territoire et pour lui donner les moyens de vaincre le monstre.

45 Livre dArtus, éd. Sommer, p. 158.

46 Ibid.

47 Livre dArtus, éd. Sommer, p. 161.

48 Le prosateur a notamment pu la lire dans les Histoires dOutremer de Guillaume de Tyr, très diffusées dès la fin du xiie siècle en latin et en français, ou dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury au début du xiiie siècle.

49 Livre dArtus, éd. Sommer, p. 158.

50 Comme à son habitude, le continuateur brouille les effets de superposition que ne manquerait pas de faire le lecteur averti : Hélie ne vient pas de Toulouse, comme le célèbre clerc du Lancelot, mais de Rome ; « bons clercs et “soutils” », il attend le retour de Merlin à la cour pour écrire sous sa dictée un livre de prophéties. Ces prophéties, Merlin les répète aussi à Blaise, qui les inclut dans le livre en cours, comme le narrateur le précise dans une longue digression métatextuelle qui vient ponctuer dun temps fort cette partie du Livre dArtus (MS, fol. 202b-c, Livre dArtus, éd. Sommer, p. 163). Seules quelques prophéties, damplitude cyclique, seront rapportées par le récit, qui laisse le livre prophétique, mémoire du livre latin de Geoffrey de Monmouth, dans lombre dune ellipse.

51 Le gouffre de Satalie inaugure dans le Livre dArtus une série de plongées souterraines qui « creusent » la géographie arthurienne dautant de lieux nouveaux. Tous ces gouffres servent aussi despaces de transformations textuelles. Lenchâssement peut y donner lieu à de véritables interpolations, comme celle de lÉvangile de Nicodème, dont le prosateur intègre, par la bouche dun ermite, une traduction intégrale en français. Rappelons que cet évangile apocryphe fait pénétrer le lecteur dans le gouffre denfer, que lon retrouve au début du Merlin de Robert de Boron.