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Classiques Garnier

Les plateae calabraises d’époque normande Une source pour l’histoire économique et sociale de la Calabre byzantine ?

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2014 – 2, n° 28
    . varia
  • Author: Peters-Custot (Annick)
  • Abstract: Given that the written sources ­concerning the rural organization of Byzantine Calabria are somewhat limited in number, this obliges us to look at the plateae, a form of documentation peculiar to Norman Calabria and Sicily, in order to re-examine the issue of the Byzantine status of the peasantry. These lists of men (­jarâ’id in Arab-speaking Sicily, katonoma in Greek-speaking Calabria) were established by the public authorities (the count, the king), usually so as to give them to vassals or religious institutions. Beyond the important differences that distinguish Sicily and Calabria, their plateae attest to the ­continuous power of public authority, as ­conveyed by both the Byzantine and Arabian traditions; as well as showing that they were produced for the same purposes, that is to ­control space, to stabilize population, and to levy taxes. By ­considering both formal criteria and the status of the peasantry, we can assume that these plateae, in Norman Calabria, show the ­continuity of various fiscal principles between the Byzantine and the Norman period, thus shedding new light on the ­complex situation of Byzantine paroikoi.
  • Pages: 389 to 408
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812445682
  • ISBN: 978-2-8124-4568-2
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4568-2.p.0389
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-29-2015
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Les plateae calabraises
dépoque normande

Une source pour lhistoire économique et sociale
de la Calabre byzantine ?

Pour étudier lorganisation rurale et agricole de la Calabre byzantine, ainsi que les statuts paysans de ce même territoire, on dispose pour lépoque byzantine de quelques sources calabraises, et en particulier le brébion de la métropole de Reggio, sorte dinventaire des biens et redevances de la métropole byzantine, au milieu du xie siècle1, ainsi que des actes du cartulaire de la métropole dHagia Agathè (Oppido), de la même période2 et de quelques rares actes de la pratique privée émis dans la Calabre méridionale à lépoque byzantine3. Les Vies de saints italo-grecs dépoque byzantine ne permettent guère de compléter ce tableau4, dans la mesure où le type de sainteté quelles mettent en valeur, celui du moine errant, fondateur de monastères dont il ne devient que rarement lhigoumène, ne porte pas à décrire par le menu les structures de propriété et dexploitation des terres agricoles5. Cette documentation

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byzantine peut paraître assez « légère » à première vue ; toutefois, elle constitue un ensemble plutôt consistant au regard des lacunes documentaires considérables qui pèsent sur lhistorien des réalités agraires et rurales du monde méso-byzantin, alors que le poids de Constantinople écrase les ensembles provinciaux, pour la plupart mal documentés. LItalie méridionale est, dans ce contexte, une des provinces les mieux renseignées de lEmpire byzantin aux xe-xie siècles. Les sources locales quon vient de présenter brièvement y attestent avec certitude lexistence, voire le développement conséquent de la grande propriété foncière, aux mains des cathédrales, de quelques monastères et, bien plus rarement, de familles laïques, au détriment de la petite et moyenne propriété qui toutefois perdure. Notons quaucune source byzantine ne mentionne, directement ou non, le corollaire normalement obligé de cette grande propriété byzantine, à savoir lexistence de parèques, paysans « locataires » ou du moins fiscalement dépendants, installés sur une grande propriété (proasteion) dont ils cultivent une terre en échange dun pakton6.

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Le terme de parèque napparaît pas dans la Calabre byzantine. Seul un document apulien, daté de 1011, et connu seulement dans la traduction latine de loriginal grec, peut suggérer lexistence de parèques, cachés sous le terme latin de vaxalli (même si ce mot de vaxalli peut traduire anthrôpoi)7. On a longtemps pensé que la première apparition du terme de paroikoi datait de lépoque royale normande8. Toutefois, des parèques font partie dune donation que Trotta, dame de Myromanna en Basilicate, accorde au monastère de S. Elia di Carbone, en 11089. Le faible niveau de celui qui rédige ce document, un prêtre et protopape qui fait office de scribe, permet dexclure linterprétation de cette mention comme un usage précieux de notaire voulant faire montre de ses qualités littéraires. Bien au contraire, il sagit très probablement de la transposition écrite dun usage courant.

À côté de ces sources byzantines, il existe une importante documentation sur les structures agraires et les statuts paysans de la Calabre : les plateae normandes et souabes, qui composent un type documentaire particulier à la Sicile et la Calabre méridionale sous les dominations normande et, en moindre mesure, souabe. Toutefois, on ne peut en faire un usage rétrospectif, cest-à-dire les utiliser pour lépoque byzantine, que si on a établi des liens de continuité avec la documentation équivalente dépoque byzantine, issue tant du sol calabrais, que du reste de lEmpire byzantin. Il convient donc de répondre à la question suivante : les plateae normandes sont-elles des sources produites par un héritage byzantin ? La prudente sagesse méthodologique invite à circonscrire demblée le terme dhéritage : contrairement à son homonyme anglais, « heritage », lhéritage, dans la langue française, ne désigne pas un patrimoine conservé et transmis dans la fidélité stricte au dépôt reçu, mais un legs dont lhéritier peut modifier partiellement certains des

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éléments, tout en en conservant des aspects essentiels. Parler des plateae normandes comme dun héritage byzantin ne signifie pas quon aura établi une filiation stricte, une identité de nature et de contenu, mais quon aura montré des liens grosso modo, une influence forte, ou une fidélité assumée à un état desprit ou à des principes fonctionnels. Autant de systèmes de relation qui, même faibles, permettraient détablir une filiation entre plateae et documents byzantins, et donc de supposer des similitudes structurelles entre époque byzantine et époque normande, ce qui légitimerait la prise en compte des sources dépoque normande pour analyser les systèmes ruraux et fonciers byzantins.

Je voudrais faire ici très brièvement le point sur la question, sans prétendre la résoudre entièrement. La question de la continuité documentaire comprend à mon sens deux volets : le volet de forme (cest-à-dire celui de la filiation documentaire et de lhéritage formel permettant de rattacher – ou non – les plateae à un type documentaire byzantin) et un aspect de contenu (cest-à-dire celui des filiations essentielles, liant – ou non – le type documentaire à son contenu, ici en particulier le statut des hommes, et les relations éventuelles entre les anthrôpoi ou villani des actes normands, et les parèques byzantins). Létude ici présentée a lambition de répondre à la première question, en se concentrant sur les aspects formels de la filiation byzantine. Pour autant, je me permettrai de reprendre très brièvement les analyses que jai développées récemment sur le second volet10, afin de proposer une présentation synthétique sur la question.

Les plateae

Définition

Le terme de platea désigne, de manière assez vague, un inventaire. Cest ainsi quil est défini dans la traduction latine tardive dun acte grec

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du roi Guillaume Ier, daté de 115811. Le terme générique enserre dans les faits trois sous-groupes distincts tant dans la forme et le contenu, que dans la chronologie.

Il sagit en premier lieu dun inventaire nominatif dhommes produit par lautorité publique, comtale ou royale, sans autre précision que les noms des personnes recensées. Ces inventaires, conservés par ladministration centrale du comté puis du royaume, correspondent exactement aux jarâid arabes ou arabo-grecques, émises spécifiquement pour la Sicile. En grec, on connaît plusieurs termes pour désigner ces documents : platia (la première apparition du terme se faisant, en 1095, dans un contexte sicilien et non calabrais)12 et akrosticha13, mais un document du roi Roger II daté de 1144 évoque, de manière plus floue, les tetradia, registres conservés au palais, et qui permettent au souverain de confirmer à la fois les biens fonciers et les noms des vilains de Calabre qui appartiennent au Saint-Sauveur de Messine14. Ces inventaires semblent dressés par entité géographique (village), ou espace de domination (comté)15. On nen conserve pas dexemplaire pour la Calabre, qui ne les connaît que par des mentions dans des actes de donation dhommes.

Par ailleurs, et visiblement dans un second temps, on rencontre un autre type dinventaires, que les historiens ont pris lhabitude de nommer plateae, même si cette désignation nest pas toujours conforme à la documentation. Il sagit dun inventaire nominatif dhommes, sans plus de précision non plus et dressé, là encore, par un représentant de

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lautorité publique, à loccasion dune donation de ces hommes à un bénéficiaire, personne ou, plus souvent, institution religieuse (monastère, évêché), ou encore fief16. Cest pourquoi les vassaux du souverain semblent aussi posséder de tels documents, comme cest notifié bien souvent par le comte ou le roi17. Ces inventaires, plus restreints, sont généralement dressés sur la base dune platea des registres publics18, et très fréquemment, en particulier pour la Calabre, on ne connaît ces plateae des registres publics que par une mention faite dans linventaire particulier dressé pour la concession dhommes, liste appelée donc aussi platea, même si ce terme napparaît dans sa forme grecque que pour les cas siciliens. Dans la Calabre méridionale, le terme grec employé est celui de katonoma, tiré des premiers mots du document, katonoma tôn anthrôpôn…, « noms des hommes… ».

Enfin, le troisième type de listes, parfois aussi nommé plateae, y compris dans les sources elles-mêmes, est un instrument de gestion seigneurial, qui ne comprend pas uniquement des listes dhommes, mais aussi un inventaire des biens fonciers, parfois délimités, et des revenus. Ce type de document apparaît plus tard (cest-à-dire pas avant la seconde moitié du xiie siècle) ; il est le produit évident de la katonoma / platea de donation, dont il dérive formellement, mais les intérêts sont largement différents, nettement plus économiques, mais aussi sociaux. Ces plateae comprennent en effet, dans la partie consacrée aux hommes, des précisions croissantes concernant les statuts personnels et les redevances19 ; elles sont encore en usage au xvie siècle dans la Calabre méridionale20. Ce type de source est le corollaire de lexpansion de la seigneurie calabraise.

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Ainsi, ce quon appelle platea est un inventaire, mais la pluralité des sous-genres invite à se méfier de ce terme par trop généraliste. On ne sintéressera ici quaux documents du premier et du deuxième type, jarâid de Sicile et katonoma de Calabre, qui ont en commun dêtre dressés par lautorité publique, et de ne comporter que des noms dhommes soigneusement inventoriés, et comptabilisés par « ligne21 », cest-à-dire quon ne compte que le chef de famille, alors que ses parents, bien que régulièrement enregistrés, ne sont pas comptabilisés dans les totaux parfois annoncés en début de liste.

La question de lhéritage byzantin : aspects formels

La question de lorigine de ce type de document propre au royaume normand a été posée depuis bien longtemps22 et reste lobjet de débat entre les partisans de lorigine byzantine, et ceux de la création normande. Il convient de faire le point sur les arguments des uns et des autres.

Pour établir un héritage, ou du moins une exemplarité byzantine à propos des inventaires publics normands, les arguments ne peuvent que reposer sur des déductions issues de constatations objectives. Il en est ainsi du fait que les inventaires dhommes émis par lautorité publique normande proviennent de manière quasi-exclusive, sauf rares exceptions, des zones de domination anciennement byzantine ou musulmane : Sicile et Calabre méridionale essentiellement, cest-à-dire les zones où précisément les Normands ont pu remployer la notion et les structures de lautorité publique précédente, pour activer et maintenir cette autorité publique, quexprime lémission de plateae et katonoma publics. La pratique de linventaire peut, en soi, procéder dune imitation du modèle byzantin, même sous dautres types documentaires. Par ailleurs, la marque byzantine peut se lire dans le remploi de termes issus du vocabulaire byzantin

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à lépoque normande, tels que angaria, paroikoi, ou dans le maintien de certaines pratiques dimposition, quon a pu observer aussi dans la Sicile arabo-musulmane. Enfin, il me semble que les paysans, dont le recensement est lobjet des katonoma à lépoque normande, présentent dobjectives similitudes de statut avec les parèques byzantins, ou du moins ce quon connaît des parèques byzantins23.

Il convient de reprendre un à un ces arguments, car nombre dentre eux paraissent être des éléments de surface, notamment les ressemblances lexicologiques, qui donnent une importance excessive aux continuités de vocabulaire, dont on a pu montrer, dans le cas de lItalie méridionale normande, linadéquation parfois voulue avec les réalités et leurs évolutions24. Le poids démonstratif est particulièrement faible face aux difficultés posées par les creux documentaires et chronologiques, en particulier le manque de documentation sur la Calabre byzantine. Autant le système fiscal de la Pouille byzantine est connu par les sources contemporaines25 ; et autant, dun autre côté, Annliese Nef a pu repérer des continuités dans les systèmes fiscaux byzantins et arabo-musulmans de la Sicile26 ; autant il existe, au contraire, une véritable rupture documentaire pour la Calabre : on ne dispose pour lépoque byzantine daucun témoignage fiscal, daucune mention de statut paysan, que celui-ci soit fondé sur les catégories fiscales (boïdatos, zeugarios), ou sur la nature du lien entre ces paysans et le fisc (parèque, emphytéote, colon…). Par ailleurs, le seul inventaire calabrais dépoque byzantine qui nous ait été transmis, le brébion de Reggio27, ne comprend pas de liste dhommes mais recense les

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redevances par bien fond : cest un document de gestion de la métropole de Reggio, comme seigneur foncier. Ce document ne ressemble donc à aucun document fiscal byzantin, que ce soit un extrait de registre fiscal ou un praktikon, et il ne présente pas non plus de similitude franche avec une platea publique dépoque normande. Lobstacle auquel se heurte toute étude sur la continuité ou non du modèle byzantin dans les inventaires normands, en Calabre, tient dans la rupture documentaire, non seulement quantitative (la maigreur des sources) mais aussi qualitative, dans la mesure où ces mêmes sources byzantines ne parlent jamais de statut fiscal ou dimpôt en Calabre, tout comme les katonoma dépoque normande ne précisent jamais de redevance ni de statut.

On peut donc être tenté, pour cette question de la continuité, de sortir du cadre italien strict, et de se raccrocher aux modèles dinventaires ruraux, tels quon les connaît dans lEmpire byzantin, en présupposant quils devaient circuler sous des formes similaires ou proches dans la Calabre méridionale byzantine, mais quils ont disparu dans la tourmente des aléas de la Calabre au haut Moyen Âge. La fiscalité foncière byzantine est principalement fondée jusquau xie siècle sur un cadastre et un recensement (censé être revu régulièrement) des propriétaires, chôrion par chôrion, en raison du principe de solidarité fiscale : le chôrion est autant une cellule fiscale quune entité dhabitat28. Mais les plateae ne ressemblent en rien, ni dans la forme, ni dans le contenu, aux registres de la fiscalité foncière byzantine – sinon que les plateae semblent être dressées casale par casale. On associe plus volontiers les plateae aux praktika, des documents bien adaptés à lévolution de la propriété foncière et de la fiscalité dans lEmpire à partir du xie siècle, où semblent dominer nettement les grands domaines, appelés prosteia, dont les propriétaires bénéficient souvent dexemptions fiscales partielles ou de dévolution de produits fiscaux (pronoia). Les praktika29 sont des extraits des registres de recensement qui contiennent « la rente fiscale dun puissant », cest-à-dire lensemble des impôts dus par les paysans au bénéficiaire, augmenté de lexemption éventuelle dimpôt. Ces documents comprennent lénumération et souvent la délimitation des terres

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concernées, une liste des parèques, cest-à-dire des paysans fiscalement dépendants du bénéficiaire, avec leur statut fiscal (boïdatos, zeugarios…). Limpôt dû par chaque parèque est mentionné, ainsi que limpôt dû par le propriétaire pour ses biens propres. En général, le fisc abandonne au moins une partie de ces impôts à lintéressé.

Or, la structure de la propriété foncière telle quelle est connue dans la Calabre byzantine, suit bien ce processus daccroissement de la grande propriété, et devrait donc avoir connu, dune manière ou dune autre, la circulation de documents semblables aux praktika. Les pertes documentaires sont considérables à léchelle même de lEmpire byzantin, et les praktika sont attestés essentiellement dans les archives de lAthos, entre le xie et le xve siècle. Le plus ancien qui nous ait été transmis, dit Praktikon dAdam, établi pour le megas domestikos Andronic Doukas, date de 107330, soit, soulignons-le, une quinzaine dannées après la conquête normande de la Calabre – ce qui nest pas un argument définitif contre linfluence éventuelle des praktika byzantins sur les katonoma calabrais dépoque normande. Cette influence serait de toute façon partielle : les katonoma normands ne constituent quune partie des praktika byzantins, celle qui correspond aux listes dhommes, et, même en ce qui concerne la liste des hommes, sont nettement plus succincts que les praktika, qui précisent un statut fiscal.

La disparition du statut fiscal des hommes recensés est une conséquence immédiate et logique de la disparition, avec les Normands, du système dimposition de type byzantin. En revanche, les similitudes entre praktika byzantins et katonoma calabrais doivent être relevées : les praktika recensent les parèques par familles et par lieux, tout comme les plateae / katonoma31, et ne mentionnent pas de terre, ce qui est frappant mais

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explicable par le fait que les parèques étaient surtout des locataires (même si on trouve parfois, dans les praktika byzantins, des parèques propriétaires32), et que ce qui intéressait le recenseur, cest limpôt. Le loyer de la terre ne figure donc pas non plus. Ainsi, si on ôte la question de la catégorie fiscale, la partie des praktika consacrée à linventaire des parèques ressemble formellement aux katonoma calabrais33. Une limite toutefois : les parèques sont toujours recensés, dans lEmpire byzantin, avec leur terre ; les praktika ont pour but de formaliser le transfert de la responsabilité fiscale du bien donné, voire son revenu fiscal. Les donations dhommes seuls sont inconnues à Byzance, contrairement à la Calabre normande34.

Ce qui ressort de cette analyse, cest que la filiation formelle entre les inventaires byzantins et les katonoma de la Calabre normande est possible, si du moins on sastreint à en rechercher les sources originelles hors de lItalie, dans lEmpire byzantin, en postulant des importations dans lItalie byzantine, et/ou des pertes documentaires conséquentes. Les liens formels peuvent donc outrepasser la théorie de lirréductible « gap » documentaire ; en revanche, les arguments de contenu qui contestent la filiation byzantine des plateae publiques normandes se fondent sur le modèle sicilien : il convient de vérifier que ce modèle sicilien est bien transposable dans la Calabre méridionale.

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Katonoma et jarâid, Calabre méridionale et Sicile :
un modèle sicilien ?

Calabre méridionale et Sicile : une même situation ?

Sandro Carocci, en particulier, a démonté lidée dun héritage byzantin pour les plateae en sappuyant sur lexemple sicilien, la Sicile constituant lautre zone démission des plateae publiques35. La proximité entre Calabre et Sicile, unies par le même mode de conquête, sous lautorité des mêmes chefs, la même prédominance des terres domaniales sur celles des seigneurs, et renforcée par le lien organique dune même institution administrative, la dohana de secretis, permet selon Carocci de proposer une lecture « sicilienne » pour la Calabre normande.

Or, Annliese Nef, qui étudie avec le plus grand soin les jarâid siciliennes, estime que ces documents sont le fruit dune création normande, influencée peut-être par la permanence du système byzantin dimpôt foncier pendant la domination arabe en Sicile ; la conquête normande aurait ajouté à ce vieux système byzantin (qui na pas connu les évolutions fiscales de la période médio-byzantine) une imposition collective qui est une djizya renversée, un impôt de capitation restreint aux musulmans (et juifs) de lîle, et qui a valeur dhumiliation36. Les hommes recensés dans ces inventaires normands seraient donc des hommes libres, voire de petits et moyens propriétaires fonciers, ceux-là même qui étaient présents et actifs dans les campagnes siciliennes au moment de la conquête normande. Si on transpose le raisonnement élaboré pour la Sicile à la Calabre méridionale, comme le fait Carocci, on en déduit forcément, dune part, que les katonoma calabrais sont aussi des inventions normandes qui ont peu à voir avec un héritage documentaire byzantin ; et que, dautre part, les paysans recensés dans les katonoma calabrais et concédés éventuellement aux églises, monastères et féodaux, sont, comme leurs homologues siciliens, plutôt des anciens contribuables libres du fisc étatique selon un modèle proche

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du système byzantin antérieur au xe siècle, que des paysans assujettis à de grands propriétaires.

Face à ces arguments, fondés sur les jarâid siciliennes et la proximité administrative et politique entre Calabre méridionale et Sicile, je me permettrai de faire deux remarques.

Si Calabre et Sicile sont en effet proches, y compris dans leurs héritages fiscaux, elles sont très différentes par leur composition religieuse : ainsi, limposition collective des paysans musulmans sur le mode dune djizya renversée ne peut sappliquer à la Calabre méridionale, où limmense majorité de la population est chrétienne, de rite oriental certes, mais cela na aucune importance. Imposer à cette population chrétienne italo-grecque un impôt humiliant qui, en Sicile, consacre laltérité religieuse tolérée mais taxée, me paraît inconcevable. On na du reste aucune attestation dimposition publique collective sur la paysannerie calabraise à lépoque normande37.

La Calabre et la Sicile connaissent également de considérables différences dans les structures de propriété foncières, telles quon peut les déduire des rares sources à notre disposition. Les jarâid sappuient sur les structures agraires que les Normands ont trouvées en Sicile : petite et moyenne propriété majoritaire (la grande propriété existe aussi, mais

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elle est probablement minoritaire), ce qui fait quon peut interpréter ces inventaires comme des recensements de libres contribuables ; la Sicile montre une organisation de la société rurale nettement différente de celle quon trouve dans la Calabre méridionale où, on la vu, la grande propriété est attestée et est en pleine croissance dès lépoque byzantine – une grande propriété probablement dominante, même si elle nefface pas la moyenne propriété, attestée sur toute la période par des actes daliénation de biens fonciers visiblement détenus en pleine propriété par des particuliers. Cette grande propriété avait donc besoin dès lépoque byzantine, puisque lesclavage et le salariat paraissent limités, de paysans « dépendants » du propriétaire, et qui travaillaient les terres en question. Ainsi, de même que la Calabre méridionale byzantine avait connu – contrairement à la Sicile, détachée trop tôt de lEmpire – lexpansion de la grande propriété aux xe et xie siècles, de même avait-elle expérimenté les évolutions fiscales induites dans le monde byzantin par cette mutation des structures de propriété, et dont témoignent lapparition de la pronoia, celle des praktika – et, dans le cas calabrais, lapparition des inventaires de redevances dont fait partie le brébion de la métropole de Reggio. Le mode dinterprétation des jarâid de Sicile comme outils de recensement de paysans propriétaires de statut libre ne tient pas pour la Calabre méridionale, à moins de préciser ce quon entend par « libre » et « propriétaire », ou de nuancer les oppositions binaires « propriétaire / locataire » et « libre / dépendant ».

La comparaison entre Sicile et Calabre a le mérite de révéler un point essentiel dans lanalyse dune filiation documentaire entre inventaires byzantins et plateae publiques normandes : elle démontre combien deux types documentaires formellement identiques, jarâid de Sicile et plateae de Calabre, « homonymes », pourrait-on dire, et instaurés tous les deux par une même autorité, doivent être toutefois compris comme lexpression de deux réalités très différentes, car ils correspondent à deux situations, deux contextes opposés et nécessitent deux modes interprétatifs divers ; en bref, que la filiation formelle des types documentaires ne constitue pas une approche suffisante dans la discussion, qui glisse rapidement sur deux thèmes connexes : la notion dautorité publique, et la question des statuts des hommes recensés, cette dernière constituant un univers dhypothèses puisque les plateae ne mentionnent aucun statut, mais seulement des noms.

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Si la divergence globale des statuts des hommes recensés paraît mettre un frein à la comparaison entre la situation sicilienne et la situation calabraise, en raison des structures préexistantes à la conquête normande, en revanche, la notion dautorité publique semble unir les gestes du comte, en Sicile comme en Calabre, lorsquil fait rédiger les inventaires publics dhommes. La rédaction de ces inventaires dhommes répond en effet de manière claire, en Sicile comme en Calabre, à une logique de prise de possession et de contrôle du territoire, exigée tant par des impératifs politiques que par des nécessités administratives et économiques.

Inventaires publics et autorité publique

Annliese Nef a repéré, dans la documentation normande pour la Sicile, douze jarâid comtales et royales, rédigées en arabe ou en grec et arabe, et réparties en trois principales périodes, les années 1095, les années 1144-1145, et, enfin, en 1178 et 1183, dans un contexte de vérification des possessions de certains seigneurs et du domaine royal de Sicile38. Ces données chronologiques attestent que les jarâid constituent des outils de contrôle des hommes dans les mains de lautorité publique. Les premiers inventaires dhommes donnés dans la Calabre méridionale sont contenus dans des documents douteux : les attestations sûres datent seulement du milieu des années 108039, les attestations douteuses (peut-être sur la base de documents sincères),

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du milieu des années 106040. Linterprétation change du tout au tout : dans le premier cas, les premières plateae calabraises sont émises deux ou trois décennies après la prise de possession du territoire calabrais par les Normands, alors que les jarâid siciliennes sont de peu postérieures à limplantation définitive de la domination comtale41. Dans le second cas, il sagit, comme en Sicile, dinventaires immédiatement successifs à la conquête.

La chronologie des sources, quand on lentoure des précautions dusage concernant les pertes documentaires et les falsifications sur la base de documents sincères, sinon originaux, ne permet donc pas de savoir si les chefs normands munis de lautorité publique ont

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rédigé des plateae dabord en Calabre, puis en Sicile, ou linverse. On ne sait donc dire avec certitude qui a influencé qui, et si les jarâid siciliennes, inventées par les Normands, procèdent dune imitation dun modèle gréco-calabrais, peut-être influencé par Byzance, ou si au contraire les katonoma calabrais résultent dune création siculo-normande indépendante de tout héritage byzantin42. Pour ma part, tenant compte des documents faux qui, très souvent, disent le vrai, selon la formule de Marc Bloch43, et du moins sappuient pour les données pratiques, physiques (confins de terrains, noms dhommes) de documents sincères, sinon authentiques, je pencherai pour la première option, cest-à-dire que je considère que les jarâid comtales siciliennes sont postérieures aux plateae calabraises, lesquelles procèdent des modalités de prise en main du territoire conquis, dès les années 1060. Un acte grec émis par un petit seigneur de Calabre, en 1062, confirme cette interprétation44.

Ainsi, la première période de rédaction des jarâid est contemporaine de celle de la prise de possession du territoire sicilien fraichement conquis par Roger Ier, et linstallation de nouvelles infrastructures normandes, évêchés en particulier. La seconde période de rédaction coïncide avec la période de révision générale des actes publics promue par le roi Roger II, en 1144-1145. Dans les deux cas, les jarâid sont des instruments de manifestation du contrôle de lautorité publique à la fois à légard du substrat démographique local, et des seigneurs susceptibles de concurrencer lautorité publique. Il ny a pas de raison quil en soit autrement pour

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les katonoma calabrais45 : la logique politique de contrôle territorial est la même, ce qui explique en particulier que les deux premières plateae connues en Calabre aient été émises pour Mileto, capitale du comte de Sicile46. De fait, lusage, dans les documents émis par le roi, des termes de platea et de katonoma disparaît en même temps que sarrête lémission, par la chancellerie royale, de ce type de documents, et que lautorité publique organise leur transfert à un registre fonctionnel nettement plus privé ou, du moins, à un niveau inférieur dautorité publique, dans la seconde moitié du xiie siècle. Les rois normands puis souabes confirment des plateae, et nen rédigent plus de nouvelles. Ce sont les comtes qui les dressent, puis, dans le cadre des seigneuries foncières calabraises, les grands propriétaires47.

Ainsi, au-delà de la question de lorigine byzantine ou non des inventaires nominatifs normands de paysans, cest la notion dautorité publique qui est en jeu dans ces recensements dhommes, et cest même ce qui en justifie lexistence. En effet, plus que lhéritage byzantin dans les domaines de la fiscalité, ce qui à mon sens explique le mieux les plateae de Calabre méridionale et de Sicile, cest lautorité publique, une notion sans doute héritée des dominations antérieures mais qui sexprime de manière renouvelée et variée sous les Normands, et permet lémission

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de plateae qui sont dailleurs de contenu et de sens différents selon les régions, mais qui relèvent toujours de la prise de contrôle dun territoire et de sa force humaine par lautorité publique ou ses représentants locaux.

Jai tenté de montrer, récemment, que ce nest pas tant, à une période assez tardive (dans la seconde moitié du xiie siècle), le remploi de termes byzantinisants, un peu précieux, et notamment celui de paroikoi, qui manifestait le mieux la continuité entre les structures socio-économiques byzantines et normandes dans la Calabre, mais plutôt, le geste même de linventaire des hommes par lautorité publique48. In fine, les inventaires normands, établis par casale, ont pu reprendre danciens inventaires byzantins de type praktika, ce qui devait faciliter de travail de recension, mais on ne peut en être absolument sûr. Toujours est-il quils dressaient des listes indifférenciées dhommes, propriétaires fonciers et anciens parèques. Par ce biais, le comte normand parvenait à la fois à imposer son autorité (notamment contre ses concurrents directs, les barons), à affirmer le maintien de lautorité publique, éventuellement déléguée, mais fermement tenue49, à contrôler la population locale et à la fixer dans des territoires donnés, et enfin à assurer le prélèvement des charges publiques, en particulier corvées et service militaire, un prélèvement sans doute généralisé et indépendant du statut des hommes recensés, propriétaires ou non, le tout avec un minimum defforts.

Propriétaires, locataires, les paysans byzantins rencontrés dans le paysage rural calabrais par les Normands furent soumis à un régime

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unique, celui du recensement, qui ne devait pas transformer leurs statuts en fonction de principes de liberté ou de servitude, mais conférer un statut unique mais non uniforme lié au statut de la terre et non à un statut personnel. Alors quon sait peu de choses finalement sur les parèques byzantins, les sources de la Calabre normande permettent den éclairer les fondements par la continuité de leurs principes fiscaux.

Annick Peters-Custot

Université de Nantes

C.R.H.I.A.

1 A. Guillou, Le brébion de la métropole byzantine de Règion (vers 1050), Cité du Vatican (Corpus des Actes Grecs dItalie et de Sicile. Recherches dhistoire et de géographie, 4), 1974.

2 A. Guillou, La Théotokos de Hagia-Agathè (Oppido) (1050-1064/1065), Cité du Vatican (Corpus des Actes Grecs dItalie et de Sicile. Recherches dhistoire et de géographie, 3), 1972.

3 Mentionnons en particulier le partage des biens de la famille des Presbyteranoi, en 1054, issu des archives du monastère grec de Saint-Jean-Théristès : S. G. Mercati, C. Giannelli, A. Guillou, Saint-Jean-Théristès (1054-1264), Cité du Vatican (Corpus des Actes Grecs dItalie et de Sicile. Recherches dhistoire et de géographie, 5), 1980, no 1.

4 On en trouvera une liste récapitulative dans A. Peters-Custot, Les Grecs de lItalie méridionale post-byzantine. Une acculturation en douceur (ixe-xive siècles) (Collection de lÉcole française de Rome, 420), Rome, 2009, p. 606.

5 Sur la nature du monachisme italo-grec à lépoque byzantine, vu à travers les hagiographies, on se reportera aux travaux incontournables dAgostino Pertusi, en particulier « Monaci e monasteri italiani allAthos nellAlto Medioevo », Le Millénaire du Mont Athos (963-1963), Venise, 3-6 septembre 1963, Rome, 1963-1964, I, p. 217-251, réimpr. dans A. Pertusi, Scritti sulla Calabria greca medievale, Soveria Mannelli, 1994, p. 191-221 ; et « Monaci e monasteri della Calabria bizantina », Calabria bizantina. Vita religiosa e strutture amministrative. Atti del primo e seconco incontro di Studi bizantini, Reggio di Calabria, 1974, p. 17-46. Une mise au point plus récente, mais dans le même esprit, a été proposée par Enrico Morini : « Il Fuoco dellesichia. Il monachesimo greco in Calabria fra tensione eremitica e massimalismo cenobitico », San Bruno di Colonia: un eremita tra Oriente e Occidente. Atti del secondo convegno internazionale del IX centenario della morte di San Bruno di Colonia, Serra San Bruno, 2-5 ottobre 2002, éd. P. De Leo, Soveria Manelli, 2004, p. 13-30. Quelques éléments complémentaires se trouvent dans A. Peters-Custot, « Le monachisme italo-grec, entre Byzance et lOccident (viiie-xiiie siècles) : autorité de lhigoumène, autorité du charisme, autorité de la règle », Les personnes dautorité en milieu régulier : des origines de la vie régulière au xviiie siècle, éd. J.-F. Cottier, D.-O. Hurel et B.-M. Tock, Saint-Étienne, 2012, p. 251-266.

6 Sur les parèques byzantins, on consultera notamment : M. Kaplan, Les hommes et la terre à Byzance du vie au xie siècle. Propriété et exploitation du sol, Paris (Byzantina Sorbonensia, 10), 1992, p. 264-271 ; É. Patlagean, « “Économie paysanne” et “féodalité byzantine” », Annales E.S.C., 6, 1975, p. 1371-1386, réimpr. dans Ead., Structure sociale, famille, chrétienté à Byzance, Londres (Variorum Reprints), 1981 ; Ead., « Les “hommes” (anthrôpoi) dans les documents grecs du Mezzogiorno normand », Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, éd. E. Cuozzo, V. Déroche, A. Peters-Custot, V. Prigent, Paris (Centre de recherche dhistoire et civilisation de Byzance. Monographies, 30), 2009, II, p. 529-536 ; Y. Rotman, « Formes de la non-liberté dans la campagne byzantine aux viie-xie siècles », Les formes de la servitude : esclavages et servages de la fin de lAntiquité au monde moderne. Actes de la table ronde de Nanterre (12-13 décembre 1997), Mélanges de lÉcole française de Rome. Moyen Âge, 112-2, 2000, p. 493-631, ici p. 499-510 ; enfin, J. Lefort, « The Rural Economy, Seventh-Twelfth Centuries », The Economic History of Byzantium: From the Seventh through the Fifteenth Century, éd. A. E. Laiou, Washington DC (Dumbarton Oaks Studies, 39), 2001, p. 231-310, en particulier p. 237 sq. (= « Léconomie rurale à Byzance (viie-xiie siècle) », dans J. Lefort, Société rurale et histoire du paysage à Byzance, Paris [Bilans de Recherche, 1], 2006, p. 395-478).

7 Il sagit dun sigillion du catépan Basile Mésardonitès, adressé à la cathédrale dOria : A. De Leo, Codice diplomatico brindisino, éd. G. M. Monti, Vol. I. (492-1299), Trani, 1940, no 2, p. 5-6, ici p. 5, l. 17.

8 H. Enzensberger, Guillelmi I Regis Diplomata, Vienne (Codex Diplomaticus Regni Siciliae, I, III), 1996, no 23, p. 64-65, ici p. 65.

9 G. Robinson, History and Cartulary of the Greek Monastery of S. Anastasius and S. Elias of Carbone, Rome (Orientalia Christiana, 19/62), 1930, t. II en 2 vol., p. 5-200), no 17 : παρύκους οικιακοῦς.

10 A. Peters-Custot, « Plateae et anthrôpoi, peut-on trouver des origines byzantines à lorganisation normande de la paysannerie de la Calabre méridionale ? », Lhéritage byzantin en Italie, viiie-xiie siècle. IV, Les caractères originaux de lespace rural, colloque du 17 et 18 décembre 2010, à lÉcole française de Rome, à paraître dans la collection de lEFR.

11 Enzensberger, Guillelmi I Regis Diplomata, no 23 p. 64-65, ici p. 65. Le roi donne des biens et vilains au monastère grec de S. Filippo de Gerace. Il sagit dun des quelques documents grecs de Guillaume Ier quon ne connaît que dans leur traduction latine. Cest bien entendu lors de la traduction que les termes de platea « <hoc est inventario> », et de parèque « <hoc est villanos> » ont été définis. Visiblement, le sens nest plus évident dans la Calabre méridionale du bas Moyen Âge ou, du moins, dans la chancellerie royale en cours de « déshellénisation » sous le règne du fils de Roger II.

12 J. Becker, Documenti latini e greci del conte Ruggero I di Calabria e Sicilia, Rome, 2013, n. 50, p. 200-201, 1095.

13 C. Rognoni, Les actes privés grecs de lArchivo Ducal de Medinaceli (Tolède). I, Les monastères de Saint-Pancrace de Briatico, de Saint-Philippe-de-Bojôannès et de Saint-Nicolas-des-Drosi (Calabre, xiie-xiie siècles), Paris, 2004, Les actes publics (présentés par V. von Falkenhausen), no V, p. 245-246, 1114 : le comte de Calabre et de Sicile Roger Ier autorise un kathigoumène à installer sur les terres du monastère des personnes qui ne sont pas inscrites dans les akrosticha du duc de Pouille, ni dans les plateiai du comte Roger lui-même, ni dans celles de ses vassaux.

14 Rognoni, Les actes privés grecs, VII, p. 248.

15 Sur le recensement par casale, voir infra note 2, p. 398.

16 Lexemple le plus connu en Calabre concerne le jugement sur le contenu du fief dAsklettin de Brix, en 1188 (F. Trinchera, Syllabus graecarum membranarum, Naples, 1865, no 225).

17 Voir supra note 3, p. 393.

18 S. Cusa, I diplomi greci ed arabi di Sicilia, Palerme, 1868-1882 (réimpr. Cologne-Vienne, 1982) no 132, p. 134-179, 1178 : katonoma des hommes de la plateia de Kourouliounè.

19 Un exemple exceptionnel de ces plateae devenues outils de gestion seigneuriale est la platea de larchevêque de Cosenza, rédigée à la fin du xiie siècle et révisée au début du xiiie siècle : E. Cuozzo, La platea di Luca arcivescovo di Cosenza, Avellino, 2007. Voir aussi A. Peters-Custot, « Gli elenchi di uomini », Studi in margine alledizione della Platea di Luca arcivescovo di Cosenza (1203-1227), éd. E. Cuozzo, J.-M. Martin, Avellino, 2009, p. 141-158.

20 On dispose en particulier de la platea des biens de S. Stefano del Bosco, ancienne et lointaine fondation de Bruno de Cologne près de Stilo, inventaire dressé par les agents de Charles Quint en 1530 : P. De Leo, La Platea di S. Stefano del Bosco, Rubbettino (Codice Diplomatico della Calabria. Serie Prima, 1), 1997.

21 Le terme de linea dhommes se rencontre fréquemment dans ces listes, au moment de résumer la totalité, non des individus, mais des familles données.

22 L.-R. Ménager, « Notes sur quelques monastères de Calabre à lépoque normande », Byzantinische Zeitschrift, 50, 1957, p. 7-30, ici p. 27-28. Léon-Robert Ménager plaidait à cette époque, dans le débat sur les plateae, pour un usage byzantin importé en Sicile, tout en soulignant quil ne connaissait que des exemplaires siciliens de ces listes de ce quil appelle des « serfs » – il doute de fait de lauthenticité de tous les actes calabrais qui relèvent de cette catégorie, en particulier les katonoma grecques du comte Roger Ier. Il relève toutefois que les archives calabraises sont insuffisamment connues pour quon puisse tirer des conclusions certaines.

23 Cest du moins ce que jai tenté de montrer récemment : Peters-Custot, « Plateae et anthrôpoi ».

24 On se permet de se référer, pour lanalyse du vocabulaire des notaires grecs de lItalie normande, et de leurs adaptations lexicales dans le contexte de limportation des structures et institutions occidentales inconnues jusqualors en Calabre, à Peters-Custot, Les Grecs de lItalie méridionale post-byzantine, p. 314-326.

25 On renverra notamment à deux travaux essentiels, lun sur la Pouille médiévale : J.-M. Martin, La Pouille du vie au xiie siècle, Rome (Collection de lÉcole française de Rome, 179), 1993, p. 711-715 ; et lautre sur la fiscalité de lEmpire à lépoque méso-byzantine : N. Oikonomidès, Fiscalité et exemption fiscale à Byzance (ixe-xie s.), Athènes (Institut de recherches byzantines. Monographies, 2), 1996.

26 A. Nef, « Conquêtes et reconquêtes médiévales : une réduction en servitude généralisée ? (Al-Andalus, Sicile et Orient latin) », Les formes de la servitude : esclavages et servages de la fin de lAntiquité au monde moderne. Actes de la table ronde de Nanterre (12-13 décembre 1997), Mélanges de lÉcole française de Rome. Moyen Âge, 112-2, 2000, p. 579-607.

27 Guillou, Le brébion.

28 Voir la synthèse brillante de Lefort, « The Rural Economy ».

29 V. Kravari, « Lenregistrement des paysans dans les praktika byzantins, xie-xve siècle », Documenti medievali greci e latini. Studi comparativi, éd. G. De Gregorio et O. Kresten, Spolète, 1998, p. 187-201.

30 M. Nystazopoulou-Pélédikou, Βυζαντινὰ ἔγγραφα τῆς Μονῆς Πάτμου. II, Δημοσίων λειτουργῶν, Athènes 1980, no 50. On trouvera des analyses essentielles sur les praktika byzantins et en particulier sur le praktikon dAdam, par Lefort, « The Rural Economy ».

31 Comme on la dit, les hommes recensés dans les katonoma le sont par familles (untel avec ses enfants, avec ses frères), et on ne mentionne que les hommes en général : lorsquon additionne lensemble des individus relevés, anonymes ou non, on obtient systématiquement un nombre supérieur à celui annoncé dans le document, ce qui atteste quon ne compte pas les individus mais les foyers concédés. Pour ce qui est du recensement des plateae par lieu, un jugement daté de 1159 est très éclairant : il met en scène, en Sicile, deux protagonistes, Gisolf de Scicli, justicier royal, et Robert le Breton, le premier accusant le second de détenir indument deux hommes (villani) qui relevaient de la platea de Scicli. Laccusé rétorque quil avait trouvé ces deux hommes dans le casale de Bessana quand il avait pris possession de ce dernier, et quils étaient donc logiquement enregistrés dans sa propre platea, établie pour le casale de Bessana. Finalement Robert concède que les deux villani sont bien de la platea de Scicli (cognovit tandem Robertus Brittus villanos illos de platea Siclis esse). On peut en déduire que les seigneuries, en Sicile, et sans doute en Calabre, se fondaient sur des établissements humains préexistants, sur la base topographique desquels étaient établies les plateae au moment de la concession de la seigneurie, probablement par le comte ou le roi (L.-R. Ménager, Les actes latins de S. Maria di Messina [1103-1250], Palerme [Istituto Siciliano di Studi bizantini e neoellenici. Testi e monumenti. Testi, 9], 1963, no 7, p. 83-93).

32 Lefort, « The Rural Economy », p. 239.

33 On trouvera un exemple dans la publication des fragments de la copie du praktikon dun grand propriétaire de la région dAthènes, daté du xie ou xiie siècle et en tout cas davant 1204 : E. Granstrem, I. Medvedev et D. Papachryssanthou, « Fragment dun praktikon de la région dAthènes (avant 1204) », Revue des Études Byzantines, 34, 1976, p. 5-41.

34 Patlagean, « Les hommes (anthrôpoi) dans les documents grecs du Mezzogiorno normand », p. 533-534.

35 S. Carocci, « Angararii e franci. Il villanaggio méridionale », Studi in margine alledizione della Platea di Luca, p. 205-241.

36 Nef, « Conquêtes et reconquêtes médiévales », en particulier p. 589.

37 En effet, pour lItalie normande continentale, seule une attestation de taxation collective sur des vilains mest connue. Il sagit en loccurrence de vilains du domaine royal donnés, en 1133, par Roger II au monastère de S. Maria de Brindisi, à loccasion de la confirmation royale des privilèges concédés au monastère par Bohémond dAntioche et dautres seigneurs de Pouille (C. Brühl, Rogerii II. regis diplomata Latina [Codex Diplomaticus Regni Siciliae, I, II, 1], Cologne-Vienne, 1987, no 29 p. 81-83). Le roi concède 80 vilains de son domaine royal, qui résident sur sa terre de Mesagne. Ces 80 hommes « rendent » chaque année in duabus datis 140 michalatos et 100 miliarenses, le quart du moût de leurs vignes, lherbaticum, et diverses rentes à part de fruit. Le fait sort donc complètement du contexte calabrais, puisquil sagit ici de la Pouille centro-méridionale, où laction du prince de Tarente a pu être influencée par la marque byzantine laissée dans le Salento proche. Lusage nominal de la monnaie byzantine (les michaelati), à cette date tardive, peut refléter le fait que ces taxations ont été fixées dès lépoque byzantine, et conservées telles quelles. Une telle inertie lexicale nest pas rare pour les redevances et impositions dans lex-Italie méridionale byzantine, jusquà lépoque souabe, puisque la platea de Cosenza, révisée au xiiie siècle, mentionne aussi des services publics monétarisés qui sont comptés en solidi (E. Cuozzo, La platea di Luca, et A. Peters-Custot, « Gli elenchi di uomini », p. 146). Par ailleurs, le michaèlaton, qui désigne le nomisma de lempereur Michel VII (1071-1078), circula plus longtemps dans lItalie méridionale quailleurs dans le monde byzantin, en raison de son équivalence de titre avec le tarin, comme la montré C. Morrisson, « Le michaèlaton et les noms de monnaies à la fin du xie siècle », Travaux et Mémoires, 3, 1968, p. 369-374.

38 Nef, « Conquêtes et reconquêtes médiévales », p. 586.

39 La première liste nominative dhommes donnés par lautorité publique apparaît dans une donation sans date, mais forcément faite avant juillet 1085, car réalisée par Robert Guiscard, de 75 hommes à S. Angelo de Mileto : L.-R. Ménager, Recueil des actes des ducs normands dItalie (1046-1127). I, Les premiers ducs (1046-1087), Bari (Documenti e monografie, 45), 1981, Deperdita Guiscardi, X, p. 158. Ce document nous est connu par sa mention dans un acte du duc Roger Borsa daté de 1097 : Item vidi quod dederat de villanis suis, quorum nomina sunt hec… Puis on rencontre un inventaire de 95 vilains donnés à lévêché de Mileto dans lacte de fondation de 1086 (J. Becker, Documenti latini, no 10, p. 64-73). Daprès Vera von Falkenhausen, lacte est un faux, mais probablement sur la base dun document authentique (voir V. von Falkenhausen, « Mileto tra Greci e Normanni », Chiesa e società nel Mezzogiorno. Studi in onore di Maria Mariotti, Soveria Mannelli, 1999, I, p. 109-133, ici p. 115). Ajoutons un katonoma émis par le comte Roger Ier en 1094, pour Bruno de Cologne et ses disciples (J. Becker, Documenti latini, no 44, p. 182-183), un second, de 1096, pour la création de lévêché de Squillace (J. Becker, Documenti latini, no 54, p. 212-217).

40 Le diplôme de Robert Guiscard en faveur du dernier évêque grec de Tropea, en 1066, concède les biens, privilèges et vilains tels que détenus par le prédécesseur de lactuel évêque (un certain Pierre), sans les nommer. Il nest pas impossible quun katonoma adjoint au document de confirmation du duc, ait été perdu (Ménager, Recueil des actes, no 17, p. 73-75, traduction latine dun original grec, inséré dans un diplôme de confirmation de Guillaume Ier daté de 1155 : Enzensberger, Guillelmi I Regis Diplomata, no 5, p. 14-16).

41 Si le nombre de katonoma calabrais dressés par lautorité publique est bien plus faible que celui des jarâid siciliennes, si les confirmations dues à Roger II sont également beaucoup moins nombreuses en Calabre quen Sicile, cest sans doute le fait de la diversité des situations ecclésiastiques rencontrées par les Normands, notamment en ce qui concerne le maillage diocésain : dans la Calabre méridionale, les diocèses dorigine byzantine sont solides et cohérents, et on nobserve que quelques remaniements, essentiellement autour de Mileto, capitale comtale, et de Squillace (à ce sujet, voir A. Peters-Custot, « Les remaniements de la carte diocésaine de lItalie grecque lors de la conquête normande : une politique de latinisation forcée de lespace ? [1059-1130] », Pouvoir et territoire, Colloque du CERHI, Saint-Etienne, 7-8 novembre 2005, éd. P. Rodriguez, Saint-Étienne, 2007 [Travaux du CERHI, 6], p. 57-77). Au contraire, la reconstitution des diocèses a dû être totale pour la Sicile conquise sur un émirat qui avait supprimé la quasi-totalité du maillage diocésain de lîle. Or, cest précisément la gestion des remaniements et surtout des créations dévêchés, qui occasionne lessentiel des inventaires dhommes réalisés par les services du comte qui nous ont été transmis (les évêchés conservant mieux leurs archives que les seigneurs). Les pertes documentaires peuvent en effet être déterminantes. À titre dexemple, un diplôme faux de Robert Guiscard pour labbaye de la Matina, dans la Sila, et daté de 1065, reposerait pourtant, fort probablement, sur un authentique document, remodelé tardivement (A. Pratesi, Carte latine di abbazie calabresi provenienti dallArchivio Aldobrandini, Cité du Vatican [Studi e testi, 197], 1968, no 1). Ce document, qui concède des biens et des hommes à labbaye, dresse un inventaire nominatif des hommes donnés, dont on peut dautant plus présumer quil sinspire dune source authentique, que le document précise que cette liste est tirée dune carta, cest-à-dire, probablement, dun katonoma : dederunt etiam predicto monasterio rusticos qui habitant in vico qui vocatur Pratum, cum omnibus pertinentiis eorum sicuti ipse tenebat et hereditates eorum erant, quos carta nominat (p. 4).

42 Le terme de platea, qui est censé venir du grec, napparaît en grec pour la première fois quen 1095 dans un document bilingue sicilien de Roger Ier pour lévêque de Catane (J. Becker, Documenti latini, no 50, p. 200-201). Cette mention grecque, dans un contexte sicilien, ne se renouvelle pas avant longtemps (Trinchera, Syllabus, no 167, 1165, qui mentionne la platea de Badolato, sous lautorité du comte de Catanzaro), et la documentation royale latine le relaie peu et tardivement : on trouve le terme de platea dans un document latin fort douteux de Roger II, daté de 1144 (C. Brühl, Rogerii II. regis diplomata latina, no 67 : ce diplôme de confirmation des privilèges de labbaye de S. Stefano del Bosco, un monastère issu de létablissement de Bruno de Cologne en Calabre, près de Squillace, est fort suspect, dans la mesure où il confirme des actes qui sont très clairement des falsifications) ; et dans un document grec de Guillaume Ier (Enzensberger, Guillelmi I Regis Diplomata, no 23, 1155, p. 64-65).

43 M. Bloch, Apologie pour lhistoire, ou Métier dhistorien, Paris, 2002, p. 94.

44 Rognoni, Les actes privés grecs, no 11 p. 115-118. On trouvera un autre exemple supra note 2, p. 398. On peut également se reporter à linterprétation que jai proposée dans larticle mentionné supra n. 1, p. 392.

45 Soulignons que limplantation normande en Pouille ne donne pas lieu à ces inventaires nominatifs, même dans les cas de concessions importantes de biens ou de privilèges à des monastères ou des églises, ce qui confirme le lien entre ces inventaires dhommes et lexistence dune autorité publique centralisée et occasionnellement déléguée, telle quon la trouve dans la Sicile et la Calabre méridionale normandes. On consultera notamment les diplômes de Robert Guiscard en faveur de larchevêque de Troia en 1081, de S. Lorenzo dAversa en 1082, et de larchevêque de Bari en 1082 également (Ménager, Recueil des actes des ducs normands, I, nos 38, 40 et 41). Il convient de distinguer des plateae rédigées par lautorité publique, les inventaires dhommes dressés par des abbayes dans le but de prouver leurs droits légitimes dans le cas de litiges et de contestations, comme ce qui advient en 1083 pour labbaye de Cava, près de Salerne (Ménager, Recueil des actes, no 43). Le terme de platea y est absent alors quil désignera exactement, à partir de la seconde moitié du xiie siècle, ce type de source.

46 Von Falkenhausen, « Mileto tra Greci e Normanni ».

47 On pense aux deux plateae non datées (mais issues de la seconde moitié du xiie siècle) de Saint-Léontios de Stilo, dans la Calabre méridionale, petit monastère grec de fondation byzantine, concédé à labbaye de S. Stefano del Bosco, lointaine descendante de lermitage fondé par Bruno de Cologne, et où mourut le fondateur de la Grande Chartreuse : Trinchera, Syllabus, Appendice II, no 16 et 17 (on se permet de renvoyer à A. Peters-Custot, « Brébion, kodex et plateae : petite enquête sur les instruments de la propriété monastique dans la Calabre méridionale aux époques byzantine et normande », Puer Apuliae, II, p. 537-552).

48 Voir supra note 1, p. 392.

49 Le comte de Sicile organisa en particulier, pour la Calabre méridionale – comme dans la Sicile, mais contrairement aux zones plus septentrionales – la distribution des fiefs, en conservant lessentiel des terres sous son contrôle direct dans le domaine comtal, puis royal. Dans la Calabre méridionale, seuls des fiefs de petite taille sont attestés dans les sources, et finalement une bonne proportion dentre eux est intégrée au domaine royal, notamment après la répression des révoltes sous Roger II. Au bout du compte, la féodalité de la Calabre méridionale est au service du souverain dont elle dépend jusquà une période tardive. Surtout, la seigneurie banale y est pratiquement absente : les seigneurs nobtiennent quexceptionnellement des bribes dautorité publique, les procédures judiciaires et les revenus afférents, à lexception de la haute justice, relèvent strictement du souverain et de ses agents délégués. Sur ce sujet, il convient de consulter J.-M. Martin, « Les seigneuries monastiques », Nascita di un regno. Poteri signorili, istituzioni feudali e strutture sociali nel Mezzogiorno normanno (1130-1194). Atti delle diciasettesime giornate normanno-sveve (Bari, 10-13 ottobre 2006), éd. R. Licinio et F. Violante, Bari, 2008, p. 177-206, et J.-M. Martin, « Aristocraties et seigneuries en Italie méridionale aux xie et xiie siècles : essai de typologie », Journal des Savants, 1999, p. 227-259.