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Classiques Garnier

Traduire le discours sur Dieu dans l’encyclopédie médiévale Le récit de la Création dans le Miroir historial de Jean de Vignay

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2014 – 1, n° 27
    . varia
  • Auteur : Bragantini-Maillard (Nathalie)
  • Résumé : Partant du postulat que le traducteur, en œuvrant pour ­l’édification encyclopédique et morale du lecteur, œuvre aussi pour son propre salut, nous nous proposons ­d’observer les modalités de traduction choisies par Jean de Vignay dans le Miroir historial pour transposer en français le discours sur Dieu dans le récit de la Création donné par le Speculum historiale de Vincent de Beauvais. ­L’examen, fondé sur des approches linguistique, stylistique et pragmatique, montre que, tout en présentant des faiblesses notables dans la ­connaissance de certains points théologiques et dans la maîtrise du latin, la traduction de Jean de Vignay repose sur des choix qui témoignent ­d’une intention manifeste ­d’accentuer la portée persuasive du discours sur le divin et ­d’infléchir la morale sous-jacente vers une austérité sensible. Le traducteur tient ici un rôle de pédagogue et fait œuvre ­d’écrivain tout autant que ­d’intermédiaire linguistique.
  • Pages : 151 à 175
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812435164
  • ISBN : 978-2-8124-3516-4
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3516-4.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Traduire le discours sur Dieu
dans lencyclopédie médiévale

Le récit de la Création dans le Miroir historial
de Jean de Vignay

Dans la chaîne de diffusion du savoir au Moyen Âge, le traducteur joue, à partir du xiiie siècle, un rôle crucial à titre dintermédiaire entre lauctoritas latine et le lecteur/auditeur laïc1. Mais translater le savoir, notamment le savoir encyclopédique, cest également être lauteur dun discours qui, à travers la description de la nature et le récit de lhistoire de lhomme, parle de Dieu, cest en somme répandre la parole divine. En assurant le transfert de la langue des litterati, le latin, à la langue vernaculaire, en loccurrence le français, le translateur assure une circulation de la parole divine à un double niveau : du monde céleste au monde terrestre dune part, et du monde clérical au monde laïc, de lautre.

La tâche du traducteur médiéval nétait donc pas anodine : en œuvrant pour lédification encyclopédique et morale, celui-ci œuvrait pour son propre salut, et ce sentiment devait être dautant plus fort quand le texte narrait précisément laction de Dieu à lorigine du monde. On peut donc sattendre à ce que, pour cette partie, le traducteur ait été plus attentif, voire impliqué. Cest ce que nous avons voulu vérifier dans le Miroir historial de Jean de Vignay, autrement dit observer lattitude pragmatique de Jean de Vignay traducteur face au discours compilé par lauteur-source sur le Dieu de la Création.

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Le Miroir historial de Jean de Vignay (désormais MH) propose une traduction en français du Speculum historiale de Vincent de Beauvais (désormais SH), vraisemblablement daprès la version dite de Douai ou une version apparentée2. On ignore presque tout des circonstances qui entourèrent ce projet de traduction. Il est probable que le traducteur se lança dans lentreprise alors quil était encore étudiant, vers 1315-1320, et quil acheva lœuvre au plus tard en 1333-1336. Sil engagea le projet de sa propre initiative, il trouva cependant un soutien auprès de la cour de Philippe VI de Valois, puisque la reine Jeanne de Bourgogne et son fils, le duc de Normandie, futur roi Jean le Bon, furent apparemment les commanditaires dau moins deux manuscrits3.

Sil est vrai que, dune manière générale, Jean de Vignay paraît plutôt partisan dune traduction ad litteram4, dans le détail, ses travaux,

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tout en restant très fidèles au texte latin, tendent à varier, à sadapter au texte-source tout autant quau public visé. On distingue en effet chez lui aussi bien des traductions latinisantes, littérales jusquà la maladresse que des traductions plus autonomes, lisibles et élégantes5.

Aussi est-il licite de sinterroger sur les modalités qui ont présidé à la traduction du récit de la Création compilé par Vincent de Beauvais ? Quelle fut lapproche de Jean de Vignay, compte tenu des spécificités et des enjeux de la matière à translater ? Peut-on déceler des indices qui permettraient de préciser la date de traduction des chapitres relatant de la Création ? Létat de la traduction témoigne-t-il des débuts du jeune professionnel ou porte-t-il déjà les signes dune expérience en la matière ? En effet, dans les années 1320, Jean de Vignay nétait pas occupé par ce seul chantier : outre le fait quil étudiait encore le droit, il enchaîna plusieurs traductions, dont celle peut-être de lEpitoma rei militaris de Végèce (1320), celle des Épîtres et des Évangiles (1326) et des Otia imperialia de Gervais de Tilbury6. On pourrait dailleurs se demander sil

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travailla seul ou si un ou plusieurs collaborateurs ne participèrent pas à la traduction. Cependant, même en admettant que Jean ait fait appel à des collaborateurs, il a dû accorder une attention particulière aux parties dont le propos était trop important pour pouvoir tolérer une altération qui risquerait de modifier profondément lesprit du texte dorigine : soit il sen est remis à ses collaborateurs pour rédiger un premier état de traduction, puis a revu les brouillons en les amendant, quitte à y ajouter des éléments de son cru pour faire correspondre le propos à sa pensée ; soit il a réparti le travail en se réservant les chapitres les plus délicats ou à travers lesquels il comptait faire passer un message, cette méthode ne lempêchant pas par ailleurs de relire, daméliorer et dadapter certains passages écrits par le reste de léquipe. On peut par conséquent postuler que traduire les parties traitant de Dieu ait présenté un enjeu suffisamment important pour retenir lintérêt de Jean de Vignay, qui sen sera chargé seul ou en aura attentivement révisé les passages clés.

Dans le Miroir historial, lépisode de la Création du monde occupe les chapitres 8 à 47 du deuxième livre, sans que le plan du modèle latin (contenu et ordre de succession des chapitres) ait subi de modifications7. Cependant, si, à cet égard, la traduction correspond à un « équivalent formel » du texte de départ, selon la terminologie de Martin Gosman8, lexamen du détail macrostructural et microstructural permet de faire deux constats :

1.la traduction de cette partie présente des faiblesses aussi bien sur des sujets pointus que sur des sujets qui, au Moyen Âge, relevaient de lérudition de base dun homme de religion ;

2.dans le même temps, le texte présente des modifications et des choix de traduction qui témoignent dune intention daccentuer la portée persuasive du discours sur le divin tout en infléchissant la morale sous-jacente vers une austérité sensible.

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Deux tendances qui pourraient bien indiquer que, bien que Jean de Vignay fût loin de maîtriser tous les aspects théologiques et les nuances du latin, il sest efforcé dintensifier et dépurer moralement le récit de la Création, tout particulièrement dans ses parties les plus accessibles à un public laïc. Voyons quelques exemples de ces deux orientations9.

Les défaillances du discours sur le divin

Les erreurs de traduction que présente le récit de la Création touchent les deux domaines traités dans cette partie du MH, celui des sciences naturelles, quand est dressée une typologie des vents, des minéraux, de la faune et de la flore, et celui de la théologie. Autrement dit, lerreur apparaît quand le discours devient technique et touche à des notions scientifiques ou quand le discours devient abstrait et touche à des notions théologiques. Cest ce dernier domaine qui retiendra notre attention ici. Les fautes repérées tiennent aussi bien à des lacunes culturelles quà une mauvaise lecture, les deux causes pouvant intervenir conjointement dans un écart donné.

Erreurs par ignorance

Une mauvaise interprétation peut dabord sexpliquer par lignorance du traducteur sur un point de théologie. Au début du chapitre narrant lœuvre des six jours, on lit ainsi :

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Mundum autem istum visibilem fecit Deus de informi materia per VI dierum distinctione, que scilicet distinctio dupliciter accipitur, vel secundum Augustinum in angelica cognitione, vel secundum alios doctores in temporis successione. (SH)

« Et cest monde visible fist Diex de la matiere sanz fourme par la division de VI jours. Et ceste division si est prise doublement : ou, selonc Augustin, en la cognicion de lEvangile ou, selonc les autres docteurs, en successions de temps. » (J1, II, 17, nous soulignons)

Pour évoquer la connaissance des anges décrite par saint Augustin, Vincent de Beauvais emploie, daprès le ms. de Douai, le syntagme angelica cognitione, qui, dans le Miroir historial, correspond à la cognicion de lEvangile, au lieu de *la cognicion des anges, par exemple. Certes, lerreur pourrait fort bien remonter au modèle latin dont disposait le traducteur et qui aurait porté evangelica. Toujours est-il quelle était aisément repérable et corrigible pour un clerc ayant côtoyé les textes théologiques les plus communs. La traduction par Evangile, alors que la suite immédiate du texte développe précisément la théorie de saint Augustin sur la modalité cognitive des anges, notamment par la reprise des termes angelicus et angelus, laisse donc supposer une certaine méconnaissance du sujet chez Jean de Vignay.

La suite du chapitre le confirme, avec une inexactitude imputable à une compréhension approximative de la source, au risque de saper la cohérence textuelle :

In hac luce veritatis Lucifer non stetit sed ei subici nolens ad tenebras suas relapsus cecidit []. (SH)

« Et en ceste lumiere de verité Lucifer nesta pas, mes volt estre souzmis a lui et ainssi chaï et escoulorga a ses tenebres. » (MH, II, 17, nous soulignons)

Un contresens est commis sur ei subici nolens « ne voulant pas être soumis à elle », mal traduit par volt estre souzmis a lui. Fut-il provoqué par une mélecture de n pour v ? Les mss A1Or1, sans doute dérivés dune version révisée10, portant ensemble mais la voult estre soumise a lui, il est aussi possible denvisager un oubli du pronom personnel la dans un premier jet de traduction que refléterait le ms. J1. De quelque type quelle soit, contresens ou omission par inadvertance, lerreur a dû être favorisée par une maîtrise approximative de la matière traitée.

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Ailleurs, lerreur qui affecte la traduction du latin unionem, une des cinq modalités de présence de Dieu, est du même ordre :

In summa nota quod quinque modis dicitur esse Deus in rebus scilicet per naturam, per gratiam, per gloriam, per unionem, per loci circumscriptionem. (SH)

« Et tu dois savoir que Dieu est dit estre es choses en V manieres : par grace, par gloire, par innocence et par circonscription de lieu et par nature. » (MH, II, 7, nous soulignons)

La traduction de unionem par le français innocence, ici et plus bas dans le paragraphe (SH. Per unionem tripliciter > MH. Par innocence en III manieres), est manifestement erronée, puisque le terme innocence nest attesté nulle part dans un sens susceptible dêtre synonyme de unionem. Le tracé des deux mots étant très similaire, il est possible que lécart ait été suscité par une mélecture de lexemplaire latin. Quoi quil en soit, il témoigne des limites de lérudition du traducteur, qui na su deviner le concept théologique ici évoqué, alors quil entre dans une énumération qui aurait pu laider.

En outre, ce type derreurs côtoie des erreurs linguistiques grossières, signe probable dune sollicitation trop grande de lattention. Les exemples sont légion, mais, pour revenir au chapitre 17, citons :

[] cuius conversationem sive formationem a digniori Moyses incipit explicare cum dicit : Dixit Deus : Fiat lux, et facta est lux []. (SH)

« Laquel formacion il commence a desploier a Moÿses comme du plus digne, quar il dist [var. dit Or1] que Diex dist [var. dit A1] : « Lumiere soit faite », et ele est faite [var. fu faite Or1]. » (J1, II, 17, nous soulignons)

En français, lindicatif présent du passif est faite se substitue au passé simple, qui serait attendu pour traduire la célèbre formule facta est lux prononcée par Dieu et quil est invraisemblable de situer dans une temporalité du présent.

Erreurs de lecture

Dautres fautes, qui tirent sans doute leur origine dune association didées, peuvent être révélatrices de létat desprit dans lequel le traducteur a abordé le texte. Témoin lépilogue à la Création :

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Omnis igitur natura quoniam est et ideo modum suum et speciem et quandam secum pacem habet, bona est. Malum autem nichil aliud est quam corruptio modi vel speciei vel ordinis naturalis11. (SH)

« Toute nature, si comme elle est et a aveuc li sa maniere, sesperance et sa pes, est bonne. Car le mal si nest autre chose que corrompement de maniere, desperance [var. espece Or1] ou de ordre naturel. » (MH, II, 8, nous soulignons)

Dans ses deux occurrences, le traducteur a confondu le latin speciem « espèce » avec spem « espérance12 ». Or1 corrige la seconde occurrence en espece, mais laccord des trois manuscrits pour la première occurrence conforte lhypothèse dun lapsus de traduction, lapsus qui pourrait bien trahir la pensée du traducteur. Le paragraphe traite en effet de lordre des choses naturelles et de leur convergence pour garantir la perfection du monde. Dans ce contexte, emporté par sa foi, le translateur a fort bien pu entendre « espérance » là où loriginal latin évoque de manière plus terre à terre les espèces de la nature.

Toutefois, à côté derreurs si lon peut dire justifiables, il en est dautres qui constituent de véritables bévues et que lon sexplique mal de la part dun clerc. Ainsi lit-on à propos de la Trinité :

Ne autem esset immoderata divina generatio, Filius non genuit, sed ex utroque Spiritus Sanctus procedit, ut ambo se mutuo diligentes tertium quoque condilectum haberent cui caritatis sue delicias omnino communicarent in quo etiam vel per quem creature rationales pro modulo sue capacitatis eisdem participarent. (SH)

« Pour ce que la generacion devine ne fust desatrenpee, il nengendrast pas le Filz, mes il vint du Pere et du Saint Esperit aussi comme, entramans soi charitablement, eussent un amey [= amé] au quel il habandonnassent les delices de leur charité du tout en tot, ou quel et par le quel les creatures raisonnables participassent selonc leur quantité en eulz. » (MH, II, 2, nous soulignons)

Le propos du texte latin (« Le Fils nengendra pas, mais le Saint Esprit procède de chacun deux [= Père et Fils] ») renvoie à la hiérarchie de la

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Trinité, qui constitue la base du savoir chrétien. Pourtant, le traducteur rend la phrase en ces termes : il [= Dieu] nengendrast pas le Filz, mes il [= le Fils] vint du Pere et du Saint Esperit. Par un inexplicable contresens, il renverse donc la hiérarchie et fait procéder le Fils du Père et du Saint Esprit.

Comment justifier les différents types derreurs qui viennent dêtre considérés ? Même à supposer que de telles fautes soient dues à un collaborateur, comment expliquer quelles subsistent dans la version finale ? Faut-il admettre que Jean de Vignay nait pas révisé certains passages ou repéré certains lapsus ? Cela est-il imputable à un manque de temps ou à une ignorance ?

Étant donné que les autres travaux du traducteur témoignent de faiblesses comparables en termes dérudition13, nous pencherions pour lhypothèse dune érudition lacunaire, même si manque de temps – dans les années 1320-1330, Jean cumule les travaux de traduction – et manque de connaissances ont pu jouer de concert. Du reste, dans son prologue, le traducteur reconnaît humblement ses lacunes :

Et se aucuns veult exposer ou dire contre moi que mon sens nest pas souffisant a si tres excellente chose emprendre, a ce je li respon : quar, selonc ce que Salemon nous tesmoigne, que bonne foi et bonne esperance aide et oevre en toutes choses. (MH, Prologue)

Lexamen du travail de traduction montre clairement que le propos nest sans doute ici pas simple topos de modestie feinte et quil correspond à une réalité. Invoquant lautorité de Salomon (Proverbia, XVI, 20), Vignay sen remet alors à laide de Dieu, ce qui donne lieu à un long développement adossé à des citations bibliques, qui font de Jésus-Christ, par la bouche duquel Dieu parla à lhomme, lexemple à suivre pour le traducteur novice en dépit dun inévitable manque de culture.

Il convient de souligner que le parallèle assure certes le soutien céleste, mais quil fait aussi de lentreprise de traduction une œuvre de médiation de la parole divine, le traducteur ayant conscience de jouer

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un rôle privilégié dans la transmission de la parole évangélique. Cest cette dimension qui nous semble par ailleurs avoir guidé Jean de Vignay dans ses interventions. Dans le même temps que le Miroir historial peine à restituer avec fidélité certains développements sur Dieu, il présente en effet des qualités qui témoignent dun traitement impliqué de la traduction, orienté par les convictions morales et religieuses de lhospitalier de Saint-Jacques du Haut-Pas que fut Jean.

Une orientation personnelle
du discours sur le divin

Nombre décarts correspondent non à des erreurs, mais à des modifications délibérées. Et plusieurs dentre elles sont à ce point significatives quelles influent sur la portée du discours.

De fait, suivre le fil rouge des modifications nous éclaire sur la démarche du traducteur. En effet, en les mettant en rapport avec certains partis pris de traduction, on saperçoit que lensemble converge vers un objectif commun : accentuer la portée du récit de la Création. Comparativement à Vincent de Beauvais, Jean de Vignay renforce la fonction de célébration du discours sur Dieu notamment par un ton de prédication nettement perceptible. Cela accroît la force persuasive du discours, comme sil ne sagissait pas seulement de raconter lhistoire des origines, mais de convaincre de la toute-puissance du Créateur.

Pour lessentiel, les stratégies adoptées sont de trois ordres : informatives, stylistiques et lexicales.

Stratégies informatives

Jean de Vignay najoute rien à linformation en termes de compilation : il sen tient aux sources réunies et discutées par son prédécesseur. À quelques exceptions près, ses interventions sur le contenu informatif se localisent au niveau de la phrase.

Il pratique lamplificatio, en complétant linformation de Vincent de Beauvais, par exemple au sujet de la création de la femme :

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Hominem itaque perfectum de agro damasceno ubi eum formaverat in paradisum transtulit, de latere ipsius dormientis costam detraxit, unde mulierem formavit. Adam evigilans nomen ei imposuit et de matrimonio carnali ac spirituali prophetavit. (SH)

« Et quant Dieu ot homme parfait, il le transporta du Champ Damacien, el quel il lavoit formé, et le mist en paradis et le fist dormir et prist une coste de son costé, de la quele il forma femme. Et quant Adam sesveilla, il mist non a Eve et prophetiza de mariage charnel et esperituel. » (MH, II, 41, nous soulignons)

Le texte latin demeure allusif au sujet de Dieu et dÈve. Au contraire, le traducteur met nommément en scène Dieu dans la première phrase, tandis que, dans la suivante, il cite le nom dÈve, totalement absent chez Vincent de Beauvais.

Reste que linformation ajoutée peut simplement relever du superflu, telle la mention de Dieu qui ponctue ce passage relatant lœuvre du quatrième jour :

Alia sunt in liquorem soluti humoris fecunda, alii concreti in pruinas aut coacti in nives aut glaciati in grandines. Alia flatus temporis, alia vaporis, alia frigoris14. (SH)

« Les unes [= les étoiles] sont plenteives en decourre humeurs de liqueurs destrempees ; les autres em pluies ; les autres en nois ou en glaces, chascune selonc la nature que Diex i fist. » (MH, II, 25, nous soulignons)

Lécart avec le latin vient de lajout du dernier segment chascune selonc la nature que Diex i fist. La précision rappelle le rôle de Dieu dans la diversité naturelle qui vient dêtre évoquée. Elle déplace ainsi la perspective : cest lœuvre divine qui est mise en valeur, au détriment des phénomènes naturels. Le procédé rejoint la logique qui est à lœuvre, par exemple, dans une certaine tradition française de bestiaires inscrite dans la lignée du Physiologus et particulièrement bien représentée par la version longue du Bestiaire de Pierre de Beauvais : la nature ne vaut dêtre évoquée que dans son rapport à Dieu, dans ce quelle révèle de la senefiance du monde et de lorientation morale à tenir15. Jean laisse ici

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affleurer le thème de la création comme reflet du Créateur. Lexplicitation quil ajoute, plus quune fonction informative, remplit une fonction idéologique et participe de la glorification de laction divine.

On appréciera par ailleurs les autres changements apportés au texte. Par réduction, la traduction délaisse le détail des processus physiques évoqués par les participes passés latins et se contente de faire dépendre les différentes formes prises par leau de ladjectif plenteives. Par mauvaise interprétation, elle transpose in pruinas « en gelée » par em pluies, ce qui entraîne une répétition avec le premier membre liqueurs destrempees.

En somme, le propos tend vers une typologie synthétique et générale, non sans quelques inexactitudes, mais avec une orientation idéologique plus marquée.

À lopposé de lamplificatio, lintervention consiste à supprimer de linformation, soit par souci de brièveté, quand le traducteur tronque une énumération, soit par souci de bienséance, quand il escamote un propos jugé obscène ou tabou.

De toute évidence, Jean de Vignay se montre très soucieux de la convenance morale de lœuvre quil destine à lédification de son lectorat. Dans cette optique, il censure sans hésitation des passages quil considère comme pernicieux, notamment ceux qui touchent à la sexualité. Lévocation de celle-ci est éliminée si elle nest pas nécessaire au propos, si elle nentre pas dans un discours réprobateur ou si elle exige un développement des déviances trop détaillé et taxable de complaisance.

Ainsi, lorsquil est question des anges déchus, lallusion aux mauvais esprits capables de tromper les femmes pour coucher avec elles est fidèlement restituée en français, puisquelle vise à prévenir contre laction des mauvais anges sur terre :

[] nonnulli etiam mulieribus importuni ad coitum esse solent. (SH)

« Et aucuns en y a qui se mellent avec les fames par acouchemens non couvenables. » (MH, II, 10)

En revanche, quand, pour raconter la création de lhomme (II, 30), il sagit dévoquer ce qui différencie celui-ci des autres êtres vivants, la

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version française passe sous silence lévocation des poils pubiens que Vincent de Beauvais évoquait en ces termes : SH. Habet et pilos solus apud pubem. Le geste se répète quand il est question des parties génitales de lhomme et de la femme, dont Vincent rend compte par le menu :

Nam quoniam omnia individua naturaliter consumuntur, necesse est ut per genitalia reparentur, que sunt matrix vel vulva, virga, testiculi et vasa spermatis. (SH)

« Et pour ce que toutes choses indevisees sont gastees naturelment est il besoing que il soient retrouvees par choses engendrables, et les choses engendrables sont les secrez de nature domme et de femme. » (MH, II, 32, nous soulignons)

Jean jette un voile pudique sur le détail de lanatomie sexuelle et lui préfère lévocation allusive dun hyperonyme métaphorique les secrez de nature. Dans le même esprit, au chapitre qui traite du péché dinfamie commis par luxure, sous la catégorie de la femme simple, cest-à-dire célibataire, le traducteur élude la courtisane, la publicam meretricem du texte-source :

In corruptam similiter dupliciter, aut in coniugatam et est adulterium, aut in solutam et tunc aut in privatam personam et dicitur fornicatio, aut in publicam meretricem et sic est meretricium. (SH)

« Se elle est faite en une fame corrumpue, cest en double maniere : se elle est mariee, cest avoutire ; se elle est simple, cest fornicacion. » (MH, II, 46, nous soulignons)

Mais le cas le plus flagrant et le plus assumé se trouve en clôture du chapitre 46 : après avoir établi une classification des péchés commis par luxure naturelle, cest-à-dire avec une femme et par les voies naturelles, Jean de Vignay coupe court à lexposé dès quil convient de parler de la luxure contre nature. Il se justifie en ces termes :

« Mes des autres pechiez et des especes de luxure qui sont faites contre nature, combien que frere Vincent les devise el livre que je met de latin en françois, je me tés, car cest tres laide chose a deviser et a parler de nature deshonnestement devant pluseurs persones et especiaument devant personnes qui ne sont pas lettrees et pour ce que, doïr aucune fois recorder pluseurs choses que len noï onques, puet len cheoir en ymaginacion et en melancolie de faire les. » (MH, II, 46)

Contra naturam vero peccatur dupliciter scilicet aut in seipsum et dicitur mollicies, aut in alium et sic est sodomia, que etiam ipsa quatuor habet ramos. Hanc enim turpitudinem operatur vel masculus cum masculo, vel femina cum femina, vel masculus cum

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femina in membro scilicet ad hoc non concesso, vel masculus aut femina cum bruto. Ad luxuriam quoque pertinet utcumque nocturna pollutio, que tamen aliquando evenit ex nature superfluitate, aliquando ex infirmitate, aliquando ex crapula precedente, aliquando ex turpi ymaginatione et hoc dupliciter, aliquando ex precedenti vigilantis cogitatione, aliquando ex sola sompnii illusione16. (Passage censuré du SH)

Les citations choisies illustrent une sévère censure morale de la part du traducteur, qui fait fi des mentions qui lui paraissent superflues, mais surtout qui frappe dinterdit celles quil considère comme trop subversives pour mériter dêtre transmises. Loin dêtre aveugle, la traduction se révèle donc soumise à une intention dédification morale qui prime sur lobjectif encyclopédique qui guidait lœuvre de Vincent de Beauvais. Cette version du Miroir historial se veut, de toute évidence, un vecteur exemplaire déthique morale.

Stratégies stylistiques

Le style du Speculum historiale prend parfois de légers accents de prédication. La version française tend à maintenir les répétitions qui concourent à un tel effet. Louverture du chapitre qui raconte lœuvre du premier jour en offre un excellent exemple avec la répétition du mot lumiere :

Prima ergo die ipse qui est vera lux lucemque diligit et omnia in luce facit, recte mundi fabricam a luce inchoavit []. (SH)

« Le premier jour celui qui est vraie lumiere et aime lumiere et fet toutes choses en lumiere commença droitement a forgier le monde de lumiere []. » (MH, II, 19, nous soulignons)

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Cependant, certaines interventions contribuent à amplifier le style du prêche, ce qui constitue un indice supplémentaire dune forte implication morale dans le processus de traduction. Jean de Vignay nhésite pas à renchérir dans la rhétorique en scandant le texte de répétitions de son cru. Le fait est sensible quand sont énumérées les quatre manières dont Ève commit le péché originel. Tandis que Vincent de Beauvais procède par limplicite et se contente dune unique mention Domini à la toute fin de lénumération, son traducteur insiste sur lidée dinterdit et souligne la gravité de la transgression en réitérant les références à Dieu à travers le complément du nom de Dieu :

Mulier ad suggestionem serpentis elata, quatuor modis peccavit scilicet divinitatem rapere volendo, contra prohibitionem comedendo, virum ad comedendum invitando, ad interrogationem Domini culpam suam excusando. (SH)

« Et la fame, qui fu eslevee a mal faire par lamonnestement du serpent, pecha en IIII manieres : en voulant prendre la divinité de Dieu, en menjant du fruit contre le deveement de Dieu, en amonnestant homme de mengier et en escusant son blasme a la demande de Dieu. » (MH, II, 42, nous soulignons)

Bien sûr, le style adopté ici par Jean trahit une misogynie qui se fait sentir çà et là dans ses autres œuvres, comme du reste chez dautres auteurs médiévaux, mais surtout il apporte, comparativement au texte dorigine, une plus-value persuasive de lordre du discours de prédication.

La traduction sait aussi exploiter la structure et le rythme de la syntaxe latine à des fins de glorification. Preuve en est, par exemple, cette énumération des qualités divines qui participe à la présentation de la Trinité :

Itaque Deus amat ut caritas, novit ut veritas, sedet ut equitas, dominatur ut maiestas, regit ut principium, tuetur ut salus, operatur ut virtus, revelat ut lux, assistit ut pietas. (SH)

« Et ainssi aime Dieu comme charité et verité le cognoist, il se siet si comme raison est, il seignorie comme majesté le gouverne, il regarde comme commencement de salu, il oevre comme vertu, il revele comme lumiere, il est comme pitié. » (MH, II, 12)

Abstraction faite du contresens commis sur novit ut veritas et le télescopage opéré entre les segments dominatur ut majestas, regit ut principium, Jean accentue le caractère de glorification présent dans le modèle

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latin, en en rompant la répétitivité et la monotonie. Pour ce faire, il développe les quatre premiers membres de lénumération qui correspondent à la charité, à léquité, à la majesté et au salut (par périphrase, explicitation ou complémentation) ; mais il préserve le parallélisme de construction qui structure lensemble et restitue littéralement les trois derniers membres qui évoquent la puissance, la lumière et la pitié. À une série damples segments trouvant leur point culminant au mot salu succède donc une série de syntagmes plus courts, pour faire état, dans sa simplicité, de lessence de Dieu.

Ailleurs, le texte français joue avec les personnes verbales et use plus volontiers des personnes de lélocution quand le propos touche à Dieu. Ce passage qui définit le ciel dans lœuvre du deuxième jour en est très représentatif :

Alii vero emysperium et semicirculum esse celum ymaginati sunt, quod dicit David : Qui extendit celum sicut pellem. Et Ysaias : Qui statuit celum sicut cameram id est arcum. (SH)

« Et les autres ymaginent le ciel comme demi espere et demi cercle, quant David dit : “Diex, qui estens le ciel comme une pel”, et Ysaïes dist : “Qui establis le ciel comme une chambre, ou un arc”. » (MH, II, 20, nous soulignons)

Alors que les deux citations latines de David et dYsaïe sont à la troisième personne du singulier aussi bien chez Vincent de Beauvais que dans les sources (Ps, CIII, 2 ; Esdrae II, XVI, 60), elles sont transposées en français à la deuxième personne du singulier, avec mention de lantécédent Diex. Jean de Vignay écrit donc sa version à la manière de ces prières directement adressées à Dieu, ce qui, au-delà dune volonté de vivifier le texte, concourt encore à la dimension glorificatrice de sa rédaction.

Dans ce passage traitant du mystère des anges, le choix se porte sur le recours récurrent à la première personne du pluriel :

Concives enim suos diligunt eisque congaudent, confortant, instruunt, protegunt et in omnibus provident. Ipsi enim adventum nostrum desiderant, quia de nobis restaurari civitatis sue ruinas expectant. Quamobrem cum magno tripudio intersunt psallentibus, assunt orantibus, quiescentibus supersunt, procurantibus atque providentibus presunt. (SH)

« Et leur citeiens quil ont a gouverner aiment et conjoïssent, confortent et enseignent, desfendent et pourvoient en toutes choses. Et si desirrent nostre avenement, car il atendent que les trebuscheures de leur cité soient restorees de nous. Por la quel chose il sont entre nous a grant deduit chantans ; quant

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nous orons, il i sont ; quant nous reposon, il sont sus nous ; quant nous procurons ou nous nous pourvoions, il sont devant nous. » (MH, II, 13, nous soulignons)

Dans la dernière phrase, le traducteur prolonge la référence à un nous renvoyant à la communauté chrétienne, alors que le modèle latin gomme toute référence explicite par emploi de lablatif absolu. Cette scansion de la phrase renforce leffet du parallélisme de construction donné par le latin et vise à accroître limplication du lecteur à la manière dun discours de prédication.

On connaît la tendance de Jean de Vignay à transposer les structures de subordination latines en structures paratactiques en français17. Or, il savère ici et là que ce « dépliage paratactique », pour reprendre lexpression de Claude Buridant18, peut être mis au service dune célébration religieuse, à linstar de ce qui se passe quand Dieu est défini comme créateur de tout bien :

Omnium autem que sunt solus Deus creator est et omnium gubernator. Nam in superna celesti curia Dei voluntas in spiritibus summa pace copulatis et in unam voluntatem quodam caritatis igne conflatis tamquam in secreta sede presidet. (SH)

« Mes de toutes les choses qui sont Dieu seul est criateur et gouverneur, car Dieu est en sa souveraine court celestre, et sa volenté est es angles en souveraine pais conjoins et couplés a lui en une volenté par une maniere de feu de charité, soufflez ensemble aussi comme en secrez. » (MH, II, 6)

La version française dégage dabord limage concrète de Dieu siégeant au milieu de la cour céleste (Dieu est en sa souveraine court celestre), avant de revenir au sujet, plus abstrait, de la volonté divine reliée aux anges (et sa volenté est es angles…). La disjonction syntaxique quopère la traduction soutient une mise en scène frappante de la divinité. La représentation de la puissance bienveillante de Dieu se trouve intensifiée

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par lanthropomorphisme de cette figure de Dieu roi qui sinscrit de manière prégnante dans lesprit du lectorat. Le discours religieux gagne en efficacité par ce type de réagencement syntaxique relevant de lappropriation stylistique.

Stratégies lexicales

Sur des sujets fondamentaux, Jean de Vignay sefforce démailler sa traduction dun vocabulaire recherché, parce que rare ou novateur. Cest le cas au début du récit de lœuvre des six jours :

Itaque duo creavit Deus ante omnem diem scilicet angelicam naturam et materiam mundi informem. (SH)

« Dieu si causa [var. crea A1Or1] avant tout jour II choses : ce fu nature dangre et la matiere sanz fourme. » (J1, II, 17, nous soulignons)

Selon les témoins, le verbe creavit est ici traduit tantôt par causa, tantôt par crea. Nous serions portée à penser que causa constitue une lectio difficilior et que ce verbe fut choisi par le traducteur. Lemploi de causer au sens de « créer » par référence à lacte divin paraît être en effet un néologisme médio-français, qui plus est assez rare19. Notre texte en offrirait, à ce jour, lattestation la plus ancienne. Pourquoi recourir à un verbe si éloigné du latin creare, alors que celui-ci a justement fourni au français un verbe ancien creer, presque unanimement utilisé, dès le Moyen Âge, pour parler de la création divine ? Faut-il y chercher une intention particulière ?

Lapparition de causer semble faire écho ici au nom cause habituellement employé dans la formule bien connue Dieu est cause de toute chose. La formule est dailleurs énoncée quelques chapitres auparavant, en ouverture du chapitre sur la volonté, la miséricorde et la justice de Dieu : La volenté de Dieu si est premiere et souveraine cause de toutes choses [] (II, 5). Lexpression sert alors à définir la volonté de Dieu à lorigine du monde. Par conséquent, dans notre passage, qui inaugure précisément lœuvre des six jours, recourir au mot causer, cest rappeler cette volonté de Dieu.

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Le verbe revêt de fait un sens très fort, qui réunit les deux concepts essentiels pour définir laction divine, à savoir la puissance volitive et limpulsion de la Création. Tout se passe comme si le traducteur avait voulu donner une résonance particulière à cette volonté originelle, en usant dun terme au sens remotivé et frappant.

Certains sujets inspirent davantage dinnovations ou de néologismes que dautres. Ainsi, les concepts théologiques des anges et de lâme, en dépit des difficultés de compréhension quils induisent, donnent lieu à plusieurs créations lexicales, dont certaines sont à ranger, pour lheure, parmi les hapax. Par exemple, au chapitre de la création des anges (II, 9), ladjectif inédit enclosible, dérivé de lancien verbe enclore « enfermer », permet de rendre le latin circumscriptibilis « circonscriptible » :

Sunt quidem omnes angeli circumscriptibiles suo modo, quia scilicet spiritualis creatura concluditur diffinitione vel termino loci, cum ita sit alicubi, quod non alibi. (SH)

« Et aucuns dient que touz les angres sont enclosibles en leur maniere, quar toute creature esperituel est enclose par la distinction ou par le terme du lieu comme elle soit en un lieu et non pas en autre. » (MH, II, 9, nous soulignons)

De même, le nom division sert en deux endroits déquivalent au latin dimensionem « dimension » :

Non autem quia dimensionem recipiat et distantiam faciat sicut corporalis, quia si multi spiritus hic essent, locum non coangustarent, quominus de corporibus contineret. [] licet spiritus transeat de loco ad locum, non tamen ita ut dimensionibus circumscriptus, interpositione sui faciat distantiam circumstantie sicut corpus. (SH)

« Non pas que elle [= toute créature spirituelle] reçoive division ou distance si comme corporel, car se moult esperiz estoient en un lieu, ja le lieu ou il seroient nen estreceroit pour quil i peust mains de cors. [] ja soit ce que lesperit trespasse de lieu en lieu, il ne trespasse pas si que par divisions [var. grandeur Or1] lenclosture de li par interposicion face distance de circonstance si comme le cors. » (MH, II, 9, nous soulignons)

Il est peu plausible quune leçon originelle dimension – qui, abrégée, aurait été lue division – ait pu donner lieu à deux transcriptions différentes dans Or1 à quelques lignes dintervalle. Par ailleurs, hormis une attestation assurée chez Nicole Oresme, lusage du terme savant dimension se répand surtout au début du xve siècle20. Dans tous les cas, la variante

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grandeur de Or1 confirme le sens à prêter à division. Lhypothèse se trouve encore confortée par une autre occurrence au livre XXVIII (SH. definita dimensio > MH. la division de la grandeur). Frankwalt Möhren a enfin eu loccasion de repérer une alternance analogue entre division et dimension au sein des différents témoins du Miroir historial21. De toute évidence, division constituerait donc un hapax sémantique, qui peut senvisager à partir du trait /intervalle/, applicable à différentes dimensions et compris dans les acceptions spatiales ou temporelles de « différence, distance » et de « portion de temps », visiblement rares22.

Ailleurs, au sujet de lunion de lâme et du corps, Jean de Vignay use du nom aglutinement pour rendre compte de la manière dont lâme reste unie au corps :

[] sicut patet in forma impressa statue vel sigillo, sed per modum aglutinationis. (SH)

« Et aussi nest pas par maniere dimpression, car la chose emprainte ne demoure pas sanz celui en qui limpression est faite, si comme il apert en la forme emprainte el seel, ou ele demoure par maniere daglutinement [var. anglutinement A1]. » (MH, II, 36, nous soulignons)

Le terme, non enregistré avant le xviie siècle23, paraît relever ici dune francisation du modèle latin aglutinatio par substitution suffixale. Il est à mettre au rang des innovations du traducteur.

Il est intéressant de signaler enfin que pour désigner la conscience morale, ou plus exactement le remords de conscience, le titre du chapitre 40, De la division de synderesi, emprunte au titre de Vincent de Beauvais le latin synderesi (De synderesi)24. Lemprunt savant synderesi nest pas attesté en français avant cette occurrence. Seules des formes francisées synderese, syndérésie et une forme latinisante synderesis sont recensées par les dictionnaires25. En tout état de cause, on peut présumer que le néologisme synderesi fut introduit par Jean de Vignay.

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Sans se cantonner au domaine abstrait, linnovation porte aussi sur des sujets plus concrets, mais spécifiques du domaine théologique. Le récit de lœuvre du troisième jour en fournit un cas remarquable :

Tercia die Deus aquas inferiores que totum aeris spacium vaporales occupabant solidatas in unam matricem congregans, terram aridam reliquit []. (SH)

« Le tiers jour Diex assembla toutes les basses yaues qui occupoient tout lair de leur vapeurs et mist en une mere [var. mer A1Or1] et lessa la terre seche []. » (MH, II, 21, nous soulignons)

Le nom mere traduit le latin matricem pour désigner le lieu où, le troisième jour, Dieu rassembla les eaux avant de les répartir sur terre. À ce jour, il nest attesté nulle part ailleurs avec ce sémantisme, sinon avec le sens plus large de « matrice » dans le domaine médical, mais pas avant la seconde moitié du xve siècle26. Le caractère novateur de lemploi de mere dans notre texte explique dailleurs la variante des deux autres manuscrits, qui portent mer. Reste que lerreur est significative.

Ce beau néologisme sémantique semble en effet porteur dune signification symboliquement forte dans la mesure où, grâce à lhomophonie en français et par association didées, mere évoque les homophones qui résultent des latins matricem, matrem et mare. Le mot mêle ainsi les idées dorigine (mere < matricem), de maternité (mere < matrem) et deau (mer < mare)27. Le Moyen Âge étant coutumier de ce genre dassociations étymologiques et symboliques et y étant très sensible, le terme mere, en attirant lattention par sa nouveauté, devait prendre une résonance toute particulière pour le traducteur et le lecteur lettré.

Enfin, il est un écart surprenant, dont on peut se demander sil relève dune innovation lexicale. Il se trouve dans lévocation de la création du ciel :

Sed et celi naturam artifex mundi Deus aquis temperavit, ne conflagratione superioris ignis elementa inferiora succenderent. (SH)

« Mes Diex, qui est ouvrier de tout art, a atrempé la nature du ciel par yaues que par la resplendeur du feu souverain les bas elemens fussent embrasez. » (MH, II, 20, nous soulignons)

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Pour qualifier Dieu, Vincent de Beauvais use de la formule bien connue artifex mundi, tandis que Jean de Vignay le désigne comme louvrier de tout art. Comment interpréter cette divergence ? On peut supposer que le traducteur avait sous les yeux un exemplaire du Speculum historiale lacunaire à lendroit de mundi. Mais, même dans ces circonstances, comment expliquer quun artifex isolé ait été rendu par ouvrier de tout art ? De fait, on peut analyser le syntagme ouvrier de tout art comme un calque du latin arti-fex avec réactualisation sémantique des deux racines ars « art » et facio « faire, fabriquer » et un croisement possible avec son synonyme operarius, étymon du français ouvrier. Doù littéralement « ouvrier dart », ce qui, renforcé par lindéfini tout, aboutit à « ouvrier de tout art ». Or, cette qualification douvrier de tout art entre dans le cadre dune explication mécanique du ciel : le ciel est conçu comme une demi-sphère montée sur essieux ; sa course trop rapide est ralentie par les étoiles et sa nature de feu est tempérée par les eaux, grâce à lintelligence de Dieu, précisément qualifié douvrier de tout art. Lexpression ici forgée répond trop au contexte pour être le fruit du hasard ou dun lapsus. Dailleurs, aucun manuscrit ne varie à cet endroit, preuve que lexpression ne détonnait pas et devait correspondre à lesprit de lexposé.

Conclusion

Au vu des inexactitudes et des choix de traduction observés, il semble bien que Jean de Vignay fut moins soucieux de restituer avec fidélité les développements touchant à Dieu que de renforcer limpact du récit de la Création dans ses grandes lignes, cest-à-dire sur les points accessibles à un public laïc et censés servir efficacement à son édification religieuse et morale.

Cela peut sexpliquer en partie par une connaissance approximative en la matière. Lexamen confirme en effet que Jean de Vignay devait avoir non pas une connaissance approfondie des textes canoniques, mais le savoir de base dun religieux qui a côtoyé le canon monastique et la littérature didactique dans le cadre de ses études et de son métier de

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traducteur débutant. Toujours est-il que, commencement du monde, commencement de lhistoire du monde, lépisode de la Création était un temps trop significatif de lhistoire humaine, placé en un point trop stratégique du Speculum historiale pour que le traducteur en négligeât la transposition en français, malgré ses lacunes. Loccasion était trop belle dassurer son salut. La régularité et la qualité des interventions et des choix de traduction permettent dailleurs de lui attribuer sans trop derreur sinon lintégralité, du moins une grande partie de la traduction.

En cette ouverture du Miroir historial, Jean de Vignay sacquitta avec zèle de la tâche en intervenant sur la valeur pragmatique du discours sur Dieu, en en accentuant la portée persuasive par lexploitation dune rhétorique certes discrète et quelque peu entachée de maladresses dinterprétation, mais efficace. Par les accents de prédication quemprunte sa transposition en français, Jean de Vignay fait résonner plus intensément la corde morale et religieuse de lépisode de la Création, encore que cela sopère selon des modalités particulières. Car certes il amplifie la portée morale déjà présente dans le modèle de Vincent de Beauvais. Ludmilla Evdokimova a dailleurs montré combien, dans son prologue, il sapplique à « mettre en relief le caractère moral et chrétien du livre quil traduit28 ». Reste que conjointement à une accentuation sensible de la visée morale du discours sur le Dieu de la Création, il opère une légère réorientation, un durcissement de la voix morale en procédant à une sélection thématique là où le texte-source semble froisser la pudibonderie du religieux de Saint-Jacques du Haut-Pas et risquerait, par trop dévocation complaisante, de biaiser limpact du discours sur le lecteur visé. Lattitude pragmatique du traducteur est donc au moins triple : elle relève de la transposition linguistique, mais aussi de lamplification morale ainsi que de lappropriation morale, le ton du prêche étant mis au service de ces deux dernières intentions. En ce sens, la traduction du récit de la Création ressortirait peut-être davantage, selon la terminologie de Martin Gosman29, à ladaptation quà lexact translation.

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En définitive, la traduction de Jean de Vignay est bien loin de senfermer dans un rigoureux mot à mot quand le discours parle de Dieu et de son œuvre. La dimension didactique de lœuvre encyclopédique prend une nette orientation morale tout en se doublant dune dimension glorificatrice, où lon surprend le traducteur prendre un ton de prédication. Il ne sagit pas seulement de raconter la Création, mais de convaincre de la toute-puissance du Créateur. Lhistoire des origines telle que la relate Jean donne leur pleine valeur aux fonctions dédification éthique et de glorification qui, daprès le prologue, fondent le travail du traducteur :

[] si que je puisse luevre commenciee acomplir et parfaire en tele maniere que ce soit a la loënge de son glorieus non et de toute la celestiel compaignie. Et que touz ceulz qui orront ou liront le dit livre puissent faire et ensuir les fez des bons et eschiver et fuir les fez des mauvés. (MH, Prologue)

Jean de Vignay reste muet quant au salut de son âme, mais limportance quil accorde à la célébration de lœuvre divine laisse peu de doute sur la réalité de cette préoccupation chez lui30.

La figure du traducteur se double dune figure de pédagogue, soucieux de transmettre une morale religieuse à son lecteur tout autant, voire peut-être plus quun simple savoir historique. Pourrait-on y voir un indice de la destination de cette version à la jeune lectrice quétait Marie, la fille de Jeanne de Bourgogne ? Quoi quil en soit, sous la plume du traducteur, la scientia prend plus explicitement la voie de la sapientia chrétienne.

Au seuil du projet du Miroir historial, le discours touchant au Dieu des origines se révèle être un espace privilégié daffirmation du traducteur, qui sapproprie ici la compilation de Vincent de Beauvais et fait œuvre de composition aussi bien que de médiation linguistique. Jean de Vignay sort du rôle dintermédiaire linguistique et de lobjectivité dun calque servile pour laisser sa présence décrivain affleurer par des

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choix stylistiques et lexicaux qui reflètent discrètement ses convictions morales et sa sensibilité particulière au récit de la Genèse. Il sacquitte de son rôle avec une implication digne dun auteur « à part entière31 » et, en ce sens, il fait véritablement figure dartifex verbi au service de lartifex mundi.

Nathalie Bragantini-Maillard

Université Paris Est – Créteil

1 Voir S. Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux xiiie et xive siècles, Paris-Montréal, Vrin – Les Presses de luniversité de Montréal, 19872, p. 129-171 ; Cl. Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, 21, 1983, p. 81-136 ; J.-J. Vincensini, « Des valeurs qui légitiment de “translater en françois” des textes latins », La Traduction vers le moyen français. Actes du IIe colloque de lAIEMF, Poitiers, 27-29 avril 2006, éd. Cl. Galderisi et C. Pignatelli, Turnhout, Brepols, 2007, p. 421-452.

2 Il sagit de la version He, contenue dans lédition publiée en 1694 à Douai. Cest sur cette édition que se fonde notre comparaison des textes, bien que, pour lheure, on ne sache pas sur quel manuscrit Jean de Vignay travailla. Le texte est disponible dans la transcription du ms. 797 de la Bibliothèque municipale de Douai, réalisée par lAtelier Vincent de Beauvais (université de Nancy 2), consultable à ladresse Internet : http://atilf.atilf.fr/bichard/.

3 Un exemplaire fut inventorié dans la bibliothèque de Jeanne de Bourgogne et un autre dans celle de son fils Jean. Jeanne de Bourgogne aurait en fait recueilli le livre de sa fille Marie, morte prématurément en 1332 ; voir Ch. Knowles, « Jean de Vignay, un traducteur du xive siècle », Romania, 75, 1954, p. 353-383 ; L. Brun et M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », Romania, 124, 2006, p. 378-428.

4 Cest-à-dire une traduction mot à mot, à la syntaxe et au lexique plus ou moins calqués sur le latin, ou, comme le dit Jean de Vignay lui-même en ouverture de sa traduction de lEpitoma rei militaris de Végèce, « en ensivant la pure verité de la letre » (Li Livres Flave Vegece de la chose de chevalerie, éd. L. Löfstedt, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1982, p. 38, l. 27-8). Ce type de traduction ne vise pas nécessairement léclaircissement du sens comme cest le cas dans la conception de la traduction ad sensum partagée par Jean de Meun, Jean dAntioche ou plus tard Nicole Oresme. Autrement dit, la traduction littérale sentend comme « une lecture qui livre le sens premier dun texte, indépendamment de tout autre sens concomitant, spirituel, téléologique ou autre » (Les Traductions françaises des « Otia imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean dAntioche et Jean de Vignay. Troisième partie, éd. C. Pignatelli et D. Gerner, Genève, Droz, 2006, p. 111). Voir aussi Cl. Buridant, « Jean de Meun et Jean de Vignay, traducteurs de lEpitoma rei militaris de Végèce. Contribution à lhistoire de la traduction au Moyen Âge », Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Publications université Nancy II, 1980, p. 51-69 ; D. A. Trotter, « En ensivant la pure verité de la letre : Jean de Vignays translation of Odoric of Pordenone », Littera et Sensus. Essays on Form and Meaning in Medieval French Literature presented to John Fox, Exeter, University of Exeter, 1989, p. 31-47 ; L. Evdokimova, « Le Miroir historial de Jean de Vignay et sa place parmi les traductions littérales du xive siècle », Eustache Deschamps, témoin et modèle. Littérature et société politique (xive-xvie siècles), éd. Th. Lassabatère et M. Lacassagne, Paris, Presses de luniversité Paris-Sorbonne, 2008, p. 175-191.

5 Voir en particulier Br. Dunn-Lardeau, « La contribution de Jean Bataillier à la traduction française de Jean de Vignay de la Legenda aurea », Legenda aurea : sept siècles de diffusion, éd. Br. Dunn-Lardeau, Montréal-Paris, Bellarmin-Vrin, 1986, p. 183-196 ; Jacques de Voragine, La Légende dorée. Édition critique, dans la révision de 1476 par Jean Batallier, daprès la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la Legenda aurea (c. 1261-1266), éd. Br. Dunn-Lardeau, Paris, Champion, 1997 ; Cl. Buridant, « La traduction du latin au français dans les encyclopédies médiévales à partir de lexemple de la traduction des Otia imperialia de Gervais de Tilbury par Jean de Vignay et Jean dAntioche », Translation Theory and Practice in the Middle Ages, éd. J. M. Beer, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1997, p. 135-159 ; Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. R. Bossuat et al., Paris, Fayard, 1999, p. 858-860, s. v. Jean de Vignay ; D. A. Trotter, « Jean de Vignay, traducteur et écrivain à part entière ? », Le Moyen Français. Le traitement du texte (édition, apparat critique, glossaire, traitement électronique). Actes du IXe colloque international sur le moyen français, 29-31 mai 1997, éd. Cl. Buridant, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 212 et 214-216 (p. 209-221) ; C. Pignatelli, « Jean de Vignay et Jean dAntioche traducteurs des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury : style, syntaxe, vocabulaire », Le Moyen Français. Le traitement du texte, éd. Buridant, p. 225-230 et 235-237 (p. 223-252) ; Les Traductions françaises des « Otia imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean dAntioche et Jean de Vignay. éd. Gerner et Pignatelli, p. 104-106 ; Le Miroir historial de Jean de Vignay. Édition critique du livre I et du livre V, éd. L. Brun, Stockholm, Stockholms Universitet, 2010, p. 59-63.

6 Auxquels peuvent sajouter la traduction de lItinerarium dOdoric de Pordenone (Jean de Vignay, Les Merveilles de la Terre dOutremer. Traduction du xive siècle du récit de voyage dOdoric de Pordenone, éd. D. A. Trotter, Exeter, University of Exeter, 1990) ainsi que celle du Directorium ad passagium faciendum ad terram sanctam de Guillaume Adam.

7 Après sept premiers chapitres qui exposent les fondements théologiques qui définissent Dieu, le récit de la Création suit le développement suivant : Fondements théologiques de la Création du monde (chap. 8) ; Création des anges (9-15) ; Création du monde : la Genèse (16-30) ; Création de lhomme (31-40) ; Création de la femme et péché originel (41-47).

8 Voir M. Gosman, « The life of Alexander the Great in Jean de Vignays Miroir Historial : the problem of textual equivalence », Vincent of Beauvais and Alexander the Great, éd. W. J. Aerts, E. R. Smits et J. B. Voorbij, Groningen, Egbert Forsten, 1986, p. 85-99.

9 Nos réflexions sappuient sur les trois manuscrits retenus pour lédition du premier tome du Miroir historial par M. Cavagna, à paraître à la SATF : A1 = Leyde, BR, Voss. Gall. Fol.3.A (daté de 1332, copie 1332-1335) ; J1 = Paris, BnF fr. 316 (daté du 24 novembre 1333) ; Or1 = Paris, BnF fr. 312 (copie Paris, 1396, par Raoulet dOrléans). Cest J1 qui sert de base à lédition. Par ailleurs, dans les références aux dictionnaires, nous utilisons les abréviations usuelles : ANDi pour la version électronique de L. W. Stone, W. Rothwell et al., Anglo-norman Dictionary, 2e éd., 2005 sq., 2008-2012 : http://www.anglo-norman.net ; DEAF pour K. Baldinger et al., Dictionnaire étymologique de lancien français ; DMF2012 pour Dictionnaire du Moyen Français, version 2012 : http://www.atilf.fr/blmf ; FEW pour W. von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch ; Gdf pour Fr. Godefroy, Dictionnaire de lancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle ; TL pour A. Tobler et E. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch ; TLFi pour la version électronique du Trésor de la langue française : http://www.cnrtl.fr/definition.

10 Voir M. Cavagna, « Variantes dauteur in absentia ? La version révisée du Miroir historial, encyclopédie du xive siècle », Medioevo romanzo, 28/1, 2014, sous presse.

11 « Toute nature, parce quelle existe et, pour cette raison, a avec elle sa manière, son espèce et son bon ordre, est donc bonne. Quant au mal, il nest rien dautre que laltération de la manière, de lespèce ou de lordre naturel » (nous traduisons).

12 Dans loriginal latin, speciem pouvait être abrégé en spm avec une barre au-dessus de p. Mais cela nenlève rien à lhypothèse que nous proposons. Dautre part, la leçon du ms. Or1, qui pour la seconde occurrence porte espece, pourrait faire penser à une erreur de copie. Mais la récurrence de lerreur et le maintien dans Or1 de la première occurrence esperance confortent lhypothèse dun lapsus de traduction.

13 Défaut dérudition qui a dailleurs été souligné par C. Pignatelli et D. Gerner, à lissue de leur examen de la traduction des Otia imperialia de Gervais de Tilbury par Jean de Vignay ; voir Pignatelli, « Jean de Vignay et Jean dAntioche traducteurs des Otia imperialia de Gervais de Tilbury », p. 228 ; Les Traductions françaises des « Otia imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean dAntioche et Jean de Vignay. éd. Gerner et Pignatelli, p. 134-135.

14 « Les unes [= les étoiles] sont fertiles en humeur qui sécoule en liquide, les autres en humeur condensée en gelée, rassemblée en neige ou glacée en grêle » (nous traduisons).

15 Sur cette visée herméneutique du discours encyclopédique, voir notamment B. Van den Abeele, « Bestiaires encyclopédiques moralisés. Quelques succédanés de Thomas de Cantimpré et de Barthélemy lAnglais », Reinardus, 7, 1994, p. 209-228 ; B. Van den Abeele, « Lallégorie animale dans les encyclopédies latines du Moyen Âge », LAnimal exemplaire au Moyen Âge, ve-xve siècles, éd. J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 123-143 ; Le Bestiaire. Version longue attribuée à Pierre de Beauvais, éd. Cr. Baker, Paris, Champion, 2010, p. 37-54.

16 « On pèche contre nature de deux manières, soit avec soi-même et cela sappelle la mollesse, soit envers une autre personne et cela sappelle la sodomie, qui se subdivise elle-même en quatre types. En effet, cette infamie se réalise soit quand un homme couche avec un autre homme, soit quand une femme couche avec une autre femme, soit quand un homme couche avec une femme par une partie du corps non autorisée pour cela, soit enfin quand un homme ou une femme couche avec un animal. Dans tous les cas, relève aussi de la luxure la pollution nocturne, qui provient cependant parfois dune surabondance naturelle, parfois dune maladie, parfois dun excès de vin, parfois de visions honteuses. Celles-ci ont deux origines, tantôt la réflexion que lon fait quand on veille, tantôt la simple illusion produite par un rêve » (nous traduisons). Ce passage du SH est repris mot pour mot du Speculum naturale (XXX, 94), où il figure sans signalement de source. Parmi les sources possibles, citons Alexandre de Hales, Sum. theol. III, 3, De peccato contra naturam. Nous remercions M. Cavagna pour le renseignement.

17 Voir Cl. Buridant, « Le rôle des traductions médiévales dans lévolution de la langue française et la constitution de sa grammaire », Médiévales, 45, 2003, p. 67-84 ; Cl. Buridant, « Vers un lexique de Jean de Vignay traducteur : contribution à lessor de la traduction au xive siècle », The Dawn of the written vernacular in Western Europe, éd. M. Goyens et W. Verbeke, Leuven, Leuven University Press, 2003, p. 303-321 ; Les Traductions françaises des « Otia imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean dAntioche et Jean de Vignay. éd. Gerner et Pignatelli, p. 120-121 ; Le Miroir historial de Jean de Vignay. Édition critique du livre I et du livre V, éd. Brun, p. 53.

18 Voir Buridant, « Le rôle des traductions médiévales dans lévolution de la langue française et la constitution de sa grammaire », p. 74-76.

19 DMF2012, s. v. causer1, seul à enregistrer ce sens précis, repère une première occurrence dans les Lamentations de Matheolus (ca 1380). Dans les exemples cités, le verbe est chaque fois associé, en cotexte proche, au nom cause, dont procède précisément son sémantisme spécifique lié à Dieu.

20 Voir Gdf IX, 384a ; ANDi ; DMF2012 ; TLFi.

21 Voir Fr. Möhren, « La datation du vocabulaire des imprimés de textes anciens », Revue de linguistique romane, 46, 1982, p. 3-28, ici p. 23-24, s. v. dimension.

22 Voir Gdf II, 704c ; FEW III, 110a, s. v. divisio ; TL II, s. v. devision ; DMF2012, s. v. division.

23 Voir FEW IV, 171a, s. v. gluten, 24, 260a, s. v. agglutinare, qui par ailleurs relève, avec DEAF G, 909, 20 sq., s. v. aglutiner, plusieurs occurrences du verbe aglutiner au sens moral de « se joindre, se réunir à » comme un hapax du dernier tiers du xive siècle (Miracles Nostre Dame par personnage) ; TLFi, s. v. agglutinement.

24 Le réviseur lui substitue le terme conscience.

25 Voir Gdf X, 734b ; FEW, XII, 500a-b, s. v. synteresis ; DMF2012, s. v. syndérésie et synderesis.

26 Voir DMF2012, s. v. mere.

27 Le symbolisme opère seulement en français, puisque le latin a pour chaque notion un vocable distinct.

28 Voir L. Evdokimova, « Commentaires pour le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay. Le dessein et la stratégie du traducteur », La Traduction vers le moyen français, éd. Galderisi et Pignatelli, p. 75-87, ici p. 81-82 et p. 81 pour la citation. Sur cette tendance observable chez dautres traducteurs, voir aussi Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », p. 112-117.

29 Voir Gosman, « The life of Alexander the Great in Jean de Vignays Miroir Historial », p. 88.

30 À cet égard, le prologue de la Legende doree de Jean de Vignay est plus éloquent que celui du MH : « [] si que ce soit a la loënge de son glorieus non [de Dieu] et de toute la court celestiel et au profit de lame de moi et a ledificacion de touz ceulz et de toutes celes qui le livre liront ou orront lire. » (ms. BnF fr. 241, transcription donnée par L. Brun, Le Miroir historial de Jean de Vignay. Édition critique du livre I et du livre V, éd. Brun, p. 266). Le triptyque fonctionnel y est clairement énoncé : fonction idéologique de glorification de Dieu, fonction spirituelle visant le salut de lâme du traducteur, fonction dédification du public.

31 Nous empruntons la formule à Trotter, « Jean de Vignay, traducteur et écrivain à part entière ? ».