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Classiques Garnier

Mélusine et les Larchevêque Légende et historiographie dans le Poitou de la fin du xive siècle

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Mélusine et les Larchevêque. Légende et historiographie dans le
Poitou de la fin du XIVe siècle


Abstract  : When Guillaume VII Larchevêque, lord of Parthenay in the end of the fourteenth century, ordered Couldrette to rhyme the story of Melusine, he didn't try to imitate slavishly the command of John of Berry several years previously. Behind the story of the Lusignan, Couldrette praised the lords of Parthenay. Thierry, penultimate son of the fairy, legendary ancestor of the Larchevêque, had thus a key rote, linking the tale to the historical daims of a contemporary lineage. Curiously, it is possible to find such a rote in the Mélusine of Jean d'Arras, which had though no interest glor~ing a lineage that was for a long time an enemy of his lord and who fought with him over the Lusignan inheritance. Therefore, it's possible to see beneath this story a lost oral source, that told the story of Melusine in a `Parthenay" version, and that the two writers could have indirectly followed.
Résumé  :Lorsqu'à la fin du XII siècle, Guillaume VII Larchevêque, seigneur de Parthenay, demanda à Couldrette de rimer l'histoire de Mélusine, cet acte ne relevait pas d'une simple imitation servile de la commande de Jean de Berry quelques années plus tôt. Derrière l'histoire des Lusignan, Couldrette traça l'éloge des seigneurs de Parthenay. Thierry, avant- dernier fils de la fée, ancêtre légendaire des Larchevêque, eut ainsi un rôle particulier, liant l'histoire légendaire aux prétentions historiques d'une lignée contemporaine. Curieusement, on retrouve en grande partie la figure de ce personnage chez Jean d'Arras, qui n'a pourtant aucun intérêt à glorifier une lignée qui s'est opposée longtemps à son seigneur et qui lui dispute le statut d'héritier des Lusignan. Il est alors possible de voir apparaître en filigrane une source orale perdue contant l'histoire de Mélusine dans une version a parthenaisienne  », qu'auraient indirectement suivi les deux romans.

La ville de Parthenay est la capitale de la Gâtine, un territoire situé à l'Ouest de Poitiers, au cceur du Poitou médiéval'. C'est une terre pauvre, faite de collines granitiques peu propices à l'agriculture (d'où son nom de Gâtine  : terre gâtée, impropre à la culture). Cependant, les barons de Parthenay fixrent à partir du XIe siècle comptés parmi des principaux vassaux du comte de Poitiers  : Géraldine Damon les inclut dans ce qu'elle nomme la « tétrarchie nobiliaire » 2, les quatre principaux seigneurs poitevins, à savoir Thouars, Lusignan, Parthenay et Mauléon. À eux quatre, ils possèdent environ la moitié des terres du Poitou.
Malgré ce statut, nous ne savons que peu de choses des origines de la
seigneurie de Parthenay. Il est possible qu'un document de 988 mentionne Josselin,

' Nous remercions Jean-Jacques Vincensini qui nous a grandement aidé dans la conception de cet article.
2 G. Damon, « L'ascension des vicomtes de Thouars, des seigneurs de Lusignan, de Parthenay et de Mauléon (D~e-milieu du XIIe siècle)  », Revue historique du centre-ouest, V, 2006, p. 8 (p. 7-29).
Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 26, 2013 Journal ofMedieval and Humanistic Studies
318 premier seigneur de Parthenay connu', mais nous n'en avons aucune preuve certaine. C'est donc en 1012 qu'apparaît de manière certaine ce Josselin, dans un document nommé la Conventio Hugonis', qui décrit une série de pactes entre Guillaume III de Poitiers et Hugues IV de Lusignan, son vassal. On y apprend qu'un certain Joscelinus, de Castro Partheniaco, vient de mourir ; le comte de Poitiers veut donner en mariage sa veuve à Hugues de Lusignan, pour le détourner d'une alliance avec la fille du vicomte de Thouars qui serait dangereuse pour ses intérêts. La seigneurie de Parthenay existe donc déjà, et nul ne sait ni quand ni par qui elle fut créée. Les origines de la lignée des Parthenay ont donc été l'occasion de nombreuses supputations. Ainsi, Robert Hajdu pense qu'il s'agit d'anciens vassaux du vicomte de Thouars5, George Beech qu'ils sont originaires d'Anjoub, tandis que Jacques Boussard en fait les descendants d'une vieille famille carolingienne de comtes du Maine'. Mais l'hypothèse la plus répandue (bien qu'elle ne soit plus celle privilégiée par les chercheurs) est celle de l'origine commune des Parthenay et des Lusignan, ce à cause de la légende de la fondation de Parthenay par Mélusine, qui s'est greffée sur ces origines si méconnues.
Comme de nombreuses autres forteresses du Poitou, Parthenay aurait été fondée grâce à la magie de Mélusine, fée-serpente, qui avait épousé Raymondin de Lusignan. Puisée dans diverses traditions mythiquese, cette légende connut dans le Poitou un succès considérable, dont témoigne encore Rabelais dans son Quart Livre, au XVIe siècle. Curieusement, les Lusignan, principaux héros de l'histoire, n'ont apparemment pas commandé de mise à l'écrit de cette histoire. C'est donc près d'un siècle après leur disparition, aux alentours de 1400, que deux ouvrages mirent à l'écrit ce mythe poitevin. Le premier, achevé en août 1393, est un écrit en prose intitulé Mélusine ou la noble histoire de Lusignan. Il s'agit de l'ceuvre de Jean d'Arras, intellectuel au service d'un des oncles du roi de France, Jean de Berry, devenu comte de Poitou9. Le second ouvrage, ceuvre en vers du début du XVe siècle, est écrit par Couldrette, probablement un prêtre né dans la région de Parthenay, qui rima à la demande de Guillaume VII Larchevêque, seigneur de Parthenay, une
' Goupil de Bouillé, Le cartulaire de l'abbaye de Bourgueuil, T. I A 14. Voir G. Damon, « L'ascension des vicomtes de Thouars...  », p. 12.
On a parfois fait de ce document une oeuvre au statut historique douteux, mais D. Barthélémy, « Du nouveau sur le Conventum Hugonis  ?  », Bibliothèque de l'école des chartes, 153-2, 1995, p. 483-495, a bien montré que le document avait une indiscutable valeur historique.
s R. Hajdu, A history of the nobiliry of Poitou, 1150-1270, Ann Arbor, Michigan, 1972, p. 80.
e G. Beech, A Rural Society in Medieval France  : The Gâtine of Poitou in the Il rh and 12rh Centuries, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1964.
J. Boussard, «  [compte rendu de] G. T. Beech, A Rural Society in Medieval France  :The Gâtine of Poitou in the 11 th and 12th Centuries  », Le Moyen Âge, 74, 1968, p. 338-342.
a Sur ce sujet, voir J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie, « Mélusine maternelle et défricheuse  », Annales ESC, 3-4, mai-août 1971, p. 587-622 ; J.-J. Vincensini, Pensée mythique et narrations médiévales, Paris, Champion, 1996 ; M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine, Paris, Klincksieck, 2008.
9 Jean d'Arras, Mélusine ou la noble histoire de Lusignan, éd. J.-J. Vincensini, Paris, Livre de Poche, 2003.
319 histoire de Mélusine moins savante et plus accessible que celle de Jean d'Arras10. En effet, les seigneurs de Parthenay se vantaient depuis longtemps déjà, nous le verrons, d'appartenir à la famille des Lusignan.
Ces ceuvres entrent toutes deux dans une catégorie que l'on nomme parfois le roman généalogique, très en vogue durant les derniers siècles du Moyen Âge, où des familles aristocratiques mettent en scène les exploits de fondateurs légendaires. Ce sont donc des ceuvres hybrides, certes romancées, mais à la prétention historique certaine  : « Au début du XVe siècle l'articulation esthétique entre histoire et roman est désormais chose faite, donc, et comme l'histoire racontée a pour objet aussi d'enseigner des leçons, non seulement la fiction se voit affublée de l'habillage de la chronique, mais elle est en plus soumise à une intention didactique et pédagogique, qui était aussi, d'ailleurs, un des traits génétiques de la prose à ses débuts"  ». Leur rédaction n'est pas due au hasard. Pendant plusieurs dizaines, centaines d'années, la légende avait couru, et l'on avait jugé peu important de la mettre à l'écrit  ;pourquoi soudain, en une décennie, deux ouvrages la mettent en scène  ?Une réponse semble évidente  : l'histoire, surtout lorsqu'elle est idéalisée, « fictionalisée  », est un des principaux outils politiques des grands. Elle permet aussi bien de grandir son image, de revendiquer des territoires, que de conforter sa légitimité. Bien sûr, la littérature ne saurait être vue comme un simple récipient d'enjeux idéologiques. Dans le cas des deux rédactions de l'histoire de Mélusine, la portée mythique et la fonction divertissante coexistent avec les visées politiques, présentes à cause du fonds historique qu'aucun des deux auteurs ne rejette entièrement. Les deux commandes relient explicitement l'histoire de Mélusine à celle du temps contemporain. Il est dès lors légitime de proposer une lecture politico-historique de ces textes. Certains ont ainsi expliqué le Mélusine de Couldrette comme l'imitation fidèle d'un petit baron poitevin vis-à-vis de son seigneur. Mais ne peut-on pas y voir aussi le reflet d'une lutte idéologique pour l'héritage des Lusignan  ?
C'est cette interrogation que je me propose de développer dans la présente étude, en étudiant la place qu'occupent la ville et les seigneurs de Parthenay dans les deux ouvrages, et plus largement dans l'élaboration du mythe de Mélusine.
Les Parthenay et les Lusignan au Moyen Âge  :rappel
Nous ne tenterons pas ici d'apporter notre contribution au long débat sur les origines communes supposées des deux lignées, dont le mythe de Mélusine serait le souvenir. Car, dans l'optique de notre travail, peu importe ces origines lointaines, qui sont dans tous les cas oubliées au XIVe siècle. Les seigneurs de Parthenay n'ont pas besoin de cela pour se sentir héritiers des Lusignan, car les deux familles sont
10 Couldrette, Mélusine (Roman de Parthenay ou Roman de Lusignan), éd. M. W. Morris et J.- J. Vincensini, Lewiston-Queenston-Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2009. Pour une traduction en français moderne, Le roman de Mélusine, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Flammarion, 1993.
" C. Galderisi, « Mélusine et Geoffroi à la grand dent. Apories diégétiques et réécritures romanesques  », Cahiers de Recherches Médiévales, 2, 1996, p. 74 (p. 73-84). À ce sujet, voir encore M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 2001 (lre éd. 1992), p. 334  : « L'écriture romanesque se modèle sur celle de l'histoire, et le roman retrouve les prétentions historiques qui avaient été les siennes à ses débuts  ».
320 liées, et cette fois-ci de manière certaine, par de nombreuses alliances et mariages depuis le XIe siècle jusqu'à l'extinction de la lignée de Lusignan. Revenons-y rapidement.
Le premier seigneur de Parthenay connu est Joscelin, mort en 1012. Son nom était déjà lié d'une certaine manière à celui des Lusignan, puisqu'il était question que sa veuve épouse Hugues IV. Si ce mariage n'eut pas lieu, dès la troisième génération de seigneurs connus, Simon, vidame de Parthenay au nom de son frère Joscelin II, qui est archevêque de Bordeaux, épouse Milesende, fille de Hugues VI de Lusignan, avant 106812. Hugues VII le Brun de Lusignan s'allie naturellement à Simon II de Parthenay contre Guillaume le Troubadour, comte de Poitiers, dans un conflit qui débute vers 1110 et se termine en 1122 par la prise de Parthenay et la défaite des seigneurs rebelles. Par la suite, nous savons qu'en 1247, Hugues II de Parthenay épousa Valence de Lusignan. Mais entre-temps, les liens entre Parthenay et Lusignan ne s'étaient pas affaiblis  : un sceau à cheval de Guillaume V Larchevêque (1218-1243) le met en scène avec un bouclier décoré des armes actuelles de Parthenay, auquel il ne manque que les couleurs que l'on rajoute aisémentl'  :burelé d'argent et d'azur, à la bande de gueules brochant sur le tout. C'est-à-dire qu'il reprend le blason des Lusignan en y ajoutant une marque de distinction (la bande de gueules) comme peuvent le faire les lignées cadettes. Le père de Guillaume Larchevêque s'appelait Hugues IeL, et ce n'est probablement pas une côincidence. Ce Hugues Ier était d'ailleurs l'allié de Lusignan dans la coalition des barons poitevins qui s'allièrent en 1205 à Jean sans Terre. Guillaume V nomme un de ses fils Hugues, et un de ses petits-fils a encore ce nom. En Poitou, dès le XIe siècle, le nom de Hugues est celui de la lignée des Lusignan, qui a une très forte conscience lignagèrel' (13 Hugues se sont succédés). Enfin, Guillaume VI de Parthenay, mort en 1308, eut pour deuxième épouse Marguerite de Thouars, descendante par son père et sa mère des Lusignan.
Nous le voyons, la revendication des seigneurs de Parthenay de faire partie de la famille prestigieuse de Lusignan ne date pas de la fm du XIVe siècle. Des mariages assurés, d'autres liens qui se laissent seulement deviner montrent que les deux familles ont un destin commun. Notons que toutes les deux sont célèbres pour leurs rébellions contre le comte de Poitiers et pour leur politique pro-anglaise. Ces liens prennent naturellement fin avec la disparition de la lignée poitevine des Lusignan15  : en 1303, Hugues XIII meurt sans enfants. Son frère et sa sceur lui succèdent sans plus de postérité. À la mort de Yolande de Lusignan, en 1314, les
12 Bibliothèque Nat. Gaignières, fonds latin 17 127, p. 379.
17 Sceau D 3165 Arc. N. à cheval de Guillaume V Larchevêque, apposé sur une charte de 1225 dans laquelle les barons poitevins réclament l'intervention du roi de France face à l'empiétement des juridictions ecclésiastiques sur leurs droits.
14 R. Favreau, « Les débuts de la ville de Lusignan, Xe-XIIIe siècles  », Revue historique du centre-ouest, IV, 2e semestre 2005, p. 351-361.
ls Jusqu'à la fm, les deux familles furent liées, puisque Guillaume VI de Parthenay (mort en 1308), fils de Hugues II et Valence de Lusignan, eut pour deuxième épouse Marguerite de Thouars, descendante par son père et sa mère des Lusignan. Cf. E. Roach, Le roman de Mélusine ou histoire de Lusignan, Paris, Klincksieck, 1982, p. 24.
321 terres qu'elle possédait (comté de la Marche, comté d'Angoulême, seigneurie de Lusignan) passent sous le contrôle de Philippe le Bel, roi de France.
Les Larchevêque, Jean de Berry et l'héritage des Lusignan
À la fin du XIVe siècle, malgré sa disparition de France, la lignée des Lusignan reste très célèbre. Des Lusignan sont encore au pouvoir à Chypre, et le destin tragique de Pierre I~, qui avait fait le tour des cours d'Occident pour appeler à une nouvelle croisade, mort assassiné sur ordre de ses frères en 1369, émeut les chroniqueurs d'alors. Il en va de même pour le destin de Léon VI de Lusignan, dernier roi d'Arménie chrétienne mort en exil à Paris en 1393, soit l'année où Jean d'Arras termina son ceuvre. Froissart dresse un portrait élogieux de la lignée des Lusignan. Se réclamer de leur héritage reste donc un sérieux atout politique. C'est ce qu'ont bien compris Jean de Berry comme les seigneurs de Parthenay. Pour comprendre les motivations de la mise à l'écrit de la légende mélusinienne, il nous faut faire un plongeon dans le contexte troublé du Poitou pendant la guerre de Cent Ans.
Jean de Berry (1340-1416), troisième fils de Jean le Bon, a eu très tôt le Poitou comme apanage16. Cependant, la déroute française lors de la bataille de Poitiers en 1356 l'éloigne durablement de ses prétentions, car le Poitou devient anglais lors de la signature du traité de Brétigny (1360), traité qui l'envoie d'ailleurs à Londres comme otage de marque. Il revint en France accompagné de son frère aîné Charles, qui une fois devenu roi lui redonne en 1369 le Poitou en apanage, à charge de le conquérir. Il commence alors une guerre contre une coalition des seigneurs poitevins, fidèles à l'Angleterre, qui sont dirigés par Louis d'Harcourt et... Guillaume VII Larchevêque", futur commanditaire du Mélusine de Couldrette.
Le 10 août 1372, après trois ans d'une guerre des plus dures, les seigneurs poitevins s'enferment à Thouars. Le 1~ décembre de la même année, une trêve honorable est signée, et toutes les libertés du temps de Saint Louis sont garanties par Jean de Berry. Cette soumission fut alors représentée dans la statuaire de la tour Maubergeon à Poitiers, commanditée par Jean de Berry, qui pouvait enfin triompher après une guerre âpre. Mais tout le Poitou n'est pas encore soumis  : la forteresse de Lusignan, la plus inexpugnable de toutes, résiste encore gardée par une garnison anglaise. Le siège de Lusignan dure du 12 mars 1373 au 1~ octobre 1374, et Jean est obligé de demander une rallonge de 47 000 livres à Charles V, qui exige pour les verser qu'il renonce aux comtés d'Angoulême et de Saintes, ainsi qu'à quelques possessions dans la vallée de la Saône. Lorsque la forteresse tombe enfin, Jean est devenu le maître incontesté du Poitou.
On comprend aisément qu'après tant de difficultés pour contrôler le Poitou, et plus particulièrement Lusignan, Jean ait souhaité légitimer son pouvoir par d'autres moyens que la guerre. Pour Françoise Autrand comme pour Jean-Jacques
16 Pour les informations biographiques sur Jean de Berry, nous renvoyons à l'ouvrage de F. Autrand, Jean de Berry, l'art et le pouvoir, Paris, Fayard, 2000, et à la somme de F. Lehoux, Jean de France, duc de Berri. Sa vie. Son action politique, Paris, Picard, 1966, 3 vol.
" F. Autrand, Jean de Berry..., p. 134.
322 Vincensini18, le long siège de Lusignan, les sacrifices qu'il a nécessités, furent décisifs pour déterminer Jean à commander l'histoire de Mélusine à Jean d'Arras. Le grand mécène qu'était Jean de Berry sut aisément faire fructifier pour cela l'héritage maternel. Sa mère, Bonne de Luxembourg, le rattache à la lignée des Lusignan. En 1392, Jean d'Arras ne fait d'ailleurs pas mystère de ses sympathies pour Jean de Berry dans son Mélusine19. L'idéologie charriée par la légende de Mélusine est simple  :seul un Lusignan peut légitimement s'emparer de la forteresse de Lusignan (et par extension du Poitou), et la conserver. L'histoire de Cresewell, le chevalier anglais qui tint Lusignan en 1373-74 contre Jean de Berry, est significative sur ce point. Jean d'Arras termine son ceuvre par son histoire, et il nous dit que le sergent anglais vit apparaître Mélusine, et que la fée lui dit alors que le château n'appartiendrait jamais plus de 30 ans à un sire étranger à la lignée de Lusignan, si bien qu'il rendit le château peu après. Cette jolie prophétie faite après-coup, Jean d'Arras nous dit qu'il la tient de Jean de Berry lui-même (ce qui n'est pas étonnant  !), à qui Cresewell aurait raconté l'histoire20. D'un envahisseur extérieur au Poitou, le duc de Berry devient par cette fable un Poitevin, un Lusignan, arrachant aux étrangers (anglais) les terres qu'ils avaient usurpées. Dans les Riches heures où sont représentées ses principales forteresses, il place ainsi Mélusine au-dessus de son château de Lusignan, faisant de la fée le symbole de sa légitimité en Poitou. Reste une dernière question à éclaircir  :pourquoi l'ouvrage de Jean d'Arras est-il daté de 1393, et non des années 137021  ? Cette date correspond au début des grandes négociations entre Charles VI et Richard II d'Angleterre pour parvenir à une paix. Or, le Poitou peut y servir de monnaie d'échange  : il est donc plus que jamais utile pour Jean de Berry d'insister sur sa légitimité dans ses terres22.
Pourquoi diable un seigneur local, comme celui de Parthenay, jugea-t-il bon de commander un autre ouvrage sur Mélusine, à peine quelques années plus tard, c'est-à-dire du vivant de Jean de Berry  ? La réponse que l'on apporte souvent est celle d'une imitation du seigneur fidèle envers son supérieur23. À l'appui de cette hypothèse, on cite quelques dates que l'on veut significatives  : le 12 décembre 1372, le sire de Parthenay est à Paris pour faire un serment de fidélité au roi de France  : il y guide même les seigneurs poitevins. Mais y a-t-il là une marque de fidélité particulière  ? Il s'agit plutôt d'un rôle normal pour celui qui fut le chef du parti anglais, et qui doit naturellement reconnaître le premier sa soumission. En 1373, c'est encore le sire de Parthenay, accompagné de Renaud de Montléon qu'envoie Jean de Berry pour quémander de l'argent pour le siège de Lusignan. En septembre 1374, c'est encore le sire de Parthenay qui revient de Paris accompagné du maire de Poitiers avec 6000 francs empruntés au roi pour la reddition de la forteresse de
18 F. Autrand, Jean de Berry..., p. 61-63 et Jean d'Arras, Mélusine..., introduction, p. 22-23.
19 Voir notamment la fin de son prologue, cf. Jean d'Arras, Mélusine..., p. 110-113.
20 Ibid., p. 810-813.
21 Jean d'Arras, Mélusine..., p. 808 : « Et encores jusques au jour de la perfection de ceste histoire, qui fu parfaicte le jeudi .viie. jour d'aoust l'an de grasce nostre Seigneur mil .ccc iiii"" xiii.  ».
22 F. Autrand, Jean de Berry..., p. 150.
27 C'est notamment l'opinion de L. Harf-Lancner dans Couldrette, Le roman de Mélusine, introduction, p. 31.
323 Lusignan`. Il n'en fallait pas moins pour faire adopter à Guillaume VII de Parthenay, ancien chef du parti anglais, un « tournant français  », faisant de lui le chef de file du parti de Jean de Berry en Poitou. Ce raisonnement semble pourtant un peu court. Emmener le sire de Parthenay à Paris participe à la mise en scène du nouveau pouvoir de Jean de Berry en Poitou  : quoi de mieux pour montrer la soumission des barons à la cour du roi que d'envoyer un de leurs chefs négocier  ? Alors que l'on réclame des subsides pour le siège de Lusignan, cela met de manière éclatante devant les yeux du souverain les victoires déjà obtenues pour faire pencher la balance. Remarquons d'ailleurs qu'à chacun de ses déplacements, Guillaume VII est accompagné d'un soutien assuré de Jean de Berry  :Renaud de Montléon est ainsi nommé « aimé et féal chevalier  »par Jean de Berry dans une lettre du 12 juin 1374. La confiance que Jean place en Guillaume est donc limitée.
S'il peut y avoir malgré tout une part d'imitation dans la commande passée à Couldrette, celle-ci n'est pas la marque d'une soumission servile, bien au contraire. Les romans généalogiques fleurissent dans la noblesse de la fin du Moyen Âge, alors que cette noblesse perd de plus en plus son pouvoir effectif. On interprète parfois cet essor comme la compensation littéraire de difficultés de plus en plus grandes au niveau social et politique  : la noblesse se réfugie dans un imaginaire où son idéal chevaleresque et son pouvoir sont exaltés. Dès lors, l'imitation devient riposte27. La raison qui, à mes yeux, est la principale pour que Guillaume VII Larchevêque ait commandé à Couldrette une ceuvre sur Mélusine est qu'il ne souhaitait pas que l'intégralité de l'héritage mélusinien tourne au profit de son vainqueur. Sa défaite par les armes n'était pas une abdication idéologique, un abandon des velléités de sa lignée à se réclamer de l'héritage des Lusignan. Au contraire, la défaite militaire et politique ne pouvait que le pousser à se réfugier dans l'histoire légendaire. Mélusine de Couldrette est une sorte de baroud d'honneur fictionnel de la noblesse féodale poitevine. C'est une ceuvre revendicative, porteuse d'un programme idéologique qui n'est pas toujours compatible avec les intérêts français. La réception de l'ceuvre au XVe siècle le montre  : Matthew W. Morris a bien mis en évidence la censure royale qui empêche Couldrette de jouir du même succès d'imprimerie que Jean d'Arras, dès la deuxième moitié du siècle, la voyant comme un frein aux prétentions des Valois en Poitou28. Le sort réservé au ms. 12575 de la BNF est aussi révélateur de cette défiance du pouvoir royal envers le travail du poète  : il appartenait à Marie de
~ Non sans avoir gardé pour eux 400 francs de dédommagement.
~ F. Autrand, Jean de Berry..., p. 146.
~ Voir à ce sujet G. M. Spiegel, Romancing the Past. The Rise of Vernacular Prose Historiography in Thirteenth Century France, Berkeley, University of California Press, 1993. 27 L. Stouff, Essai sur Mélusine, roman du XIVe siècle par Jean d'Arras, Dijon-Paris, Picard, 1930, remarque lui aussi p. 9 que Coudrette est plutôt pro-anglais, et que son oeuvre combat plus qu'elle ne conforte les prétentions de Jean de Berry.
za M. W. Morris, « Jean d'Arras and Couldrette  : Political Expediency and Censorship in Fifteenth-Century France  », Postscript, 18-19, 2002, p. 35-44. L'auteur fait remarquer que nous conservons plus de manuscrits de Couldrette que de Jean d'Arras, et que pourtant, il faut attendre 1854 pour voir l'oeuvre du Parthenaisien imprimée en France (elle l'a été bien plus tôt en Allemagne). On dispose au contraire de 37 éditions de Jean d'Arras, dont 7 dans la seconde moitié du XVe siècle. M. Morris montre de façon convaincante qu'il faut lier ce curieux constat au développement de la censure royale.
324
Clèves, femme de Charles d'Orléans et mère de Louis XII, et fut très probablement transmis au prince français dans la dot de sa femme. Or, dans ce manuscrit, la prière généalogique qui conclut l'ceuvre, à la gloire de la lignée de Parthenay, est arrachée. Comme le remarque Matthew Morris
The removal of this panegyric and genealogy is a sure indication of an attempt by its owners to undermine the Parthenays' territorial daims. One may logically conjecture that these excised pages, tracing the descent of the Parthenays-allies of the English-from Melusine and designating them as heirs to Lusignan, would be inappropriate for the library of Charles d'Orleans : this Valois prince had not only suffered twenry-five years imprisonment at the bands of the English, but, as a source of even greater bitterness against them and their allies in France, he had seen bis own father murdered and mutilated by one of England's principal allies : the Burgundian Duke, Jean Sans Peur~9.
Thierry de Parthenay dans la légende de Mélusine
L'ceuvre de Couldrette s'inscrit clairement dans le cadre d'une commande visant à célébrer la gloire de son seigneur. Le poète raconte comment Guillaume VII lui demanda de consigner cette histoire  : « La fayee que vous ay nommee, / De quoy les armes nous portons, / En quoy souvent nous deportons. / Et afm qu'il en soit memoyre, /Vous meptrez en rime l'ystoire. / Je vueil qu'elle soit rimoÿe, /Elle en sera plus toust oÿe  »30. Cependant, Guillaume « trespassa le mardi que /L'on dit davant la Penthecouste. / (...) En l'an mil ung et quatre cens / Le bon chevalier plain de sens / Ne se peut de la mort deffendre. / A Dieu luy convint lame rendre / Le seiziesme jour de may, / Et gist enterré aParthenay / En l'eglise de saincte Croix  »" Le poète avait déjà composé une « grant part  »32 de son ouvrage, mais c'est donc sous son fils Jean II (1401-1427) qu'il termina sa commande. Mélusine de Couldrette s'apparente souvent à un panégyrique pour la maison de ses employeurs", et il se termine par un lai implorant Dieu d'aider la lignée des Parthenay-Larchevêque.
Il est très probable que Couldrette ait connu la version de Jean d'Arras lorsqu'il écrit". S'il suit probablement, comme nous allons le voir plus loin, une autre source pour élaborer son histoire, son ceuvre apporte partout une réponse à Jean d'Arras qui faisait de Jean de Berry le légitime héritier des Lusignan. Couldrette ne mentionne pas une seule fois le nom de l'oncle du roi de France, mais
29 M. W. Morris, « Jean d'Arras and Couldrette...  », p. 38-39. Rappelons que Charles d'Orléans est le neveu du duc Jean de Berry, pour qui travailla Jean d'Arras.
30 Couldrette, Mélusine, v. 76-82.
"Ibid., v. 6722-6731.
32lbid., v. 6684.
" Ibid., v. 6677-6682 : «  Oncques ne faulcerent leur foy /Pour duc, pour conte, ne pour roy. / Bien parut au bon chevalier /Qui cest livre fast commencer, / De Parthenay le bon seigneur. / En sa vie eüt grant honneur  » ou encore v. 6809-6815 à propos de Jean II  : «  Le seigneur de Mathefelon /Qui le cuer n'a dur ne felon, / Ains est courtoys et debonnaire. [...] Il est plus doulx q'une pucelle  ».
34 C. Galderisi, « Mélusine et Geoffroi à la grand dent...  », p. 76.
325 là où le premier roman insistait sur le noble lignage du prince, il insiste sur le lignage de Parthenay, qui n'a selon lui rien à envier à un lignage royal. La mère de Jean II est en effet de la maison de Dreux, issue des rois de France, tandis que son père lui transmet l'héritage des Lusignan, et qu'il est un cousin des rois de Navarre35 Son sang à la fois royal et poitevin le place donc comme l'égal de Jean de Berry.
Le personnage de Thierry, dernier fils de Mélusine et Raymondin, à qui l'histoire donne la seigneurie de Parthenay, symbolise les prétentions de Guillaume VII puis Jean II à l'héritage des Lusignan36. Thierry est certes le dernier-né, mais il est pétri de qualités et échappe même à la défiguration qui touche huit autres de ses frères. Sa mère Mélusine, même après avoir quitté Raymondin qui a dévoilé sa malédiction, revient en secret s'occuper de lui et de son frère Raymond tous les soirs37. Couldrette fait de lui le seul véritable héritier des Lusignan. Seuls deux fils de Raymondin conservent en effet des liens forts avec leur père après sa déchéance38  : Thierry et Geoffroi à la Grand'Dent, ancêtre légendaire de la lignée principale de Lusignan39. Ainsi, ils sont les seuls à dire adieu à leur père (v. 5435 et suie.), et lorsque Geoffroi, devenu seigneur de Lusignan à la suite de son père, meurt sans héritier, il lègue toutes ses terres à Thierry, seigneur de Parthenay. Couldrette sait bien pourtant qu'il ne s'agit là que de revendications peu en phase avec la situation contemporaine, aussi explique-t-il  : « Maiz depuis ce, par marïage, / A l'en departi l'esritaige, / Et donné puis cza et puis la. / Ce qui cy n'est, ung aultre l'a  »40 . Les mots ont ici toute leur importance  :nombre de terres ancestrales des Lusignan ne sont plus aux légitimes héritiers, mais à «  un autre  ». Pour Couldrette, qui est le porte-parole avoué du seigneur de Parthenay, Jean de Berry n'est donc pas un Lusignan. Le roman qu'écrit Couldrette délégitime ainsi le prince, rappelant qu'il n'y a qu'un seul héritier encore en vie des Lusignan, et qu'il s'agit du seigneur de Parthenay. Jean d'Arras listait pour sa part les différents héritiers de Mélusine (Pembroke, Cabrera, Sassenage...), parmi lesquels il plaçait Jean de Berry.
D'ailleurs, la lignée de Mélusine est menacée  :Jean II de Parthenay n'a pas eu d'héritier mâle de sa femme, et Couldrette ne manque pas d'appeler de ses viceux un fils pour que la descendance de Mélusine ne s'éteigne pas  : « Douleur seroit si defailloit / Et si d'eulx ung hoir ne sailloit /Pour maintenir noble lignye /Qui de
35 Couldrette, Mélusine, v. 6808-6827.
36 Même s'il ne correspond à aucun personnage historique précis  : il n'y a pas de Thierry connu dans la famille des Parthenay-Larchevêque. Il symbolise la famille dans son ensemble, cf. E. Roach, Le roman de Mélusine..., p. 28.
37 Couldrette, Mélusine, v. 4367-4373 : « Thierri amanda grandement, /Dont l'en se mervoilloit forment. / Il amandoit plus en ung moys /Qu'un aultre ne faisoit en troys, /Pour sa mere qui en pensoit / Et de son lait le nourissoit / Doulcement en la chambre son pere  ».
38 Les autres fils sont le plus souvent des héros qui trouvent à l'étranger un royaume et disparaissent alors de l'histoire.
39 Geoffroi, qui joue un rôle majeur dans l'oeuvre de Jean d'Arras, possède bien des traits en commun avec le Geoffroi à la Grand'dent historique, qui parmi d'autres exactions, pilla Maillezais et fut pardonné par Grégoire IX en 1233, renonçant en échange à l'avouerie de Maillezais. Voir L. Stouff, Essai sur Mélusine..., p. 94. Son personnage s'est cependant enrichi de nombreux autres traits mythiques, cf. M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine, p. 135 et suie.
40 Couldrette, Mélusine, v. 6655-6658.
326 Mellusigne est saillie. /C'est la maison de Parthenay, / De quoy piecza je me penay / De parler dont elle est venue / Et de quel ligne descendue  »". Jean de Berry est donc, à plusieurs reprises, clairement écarté des héritiers de Mélusine et de Lusignan, alors même que le livre de Jean d'Arras a déjà paru.
L'ouvrage de Couldrette permet encore d'affirmer des revendications territoriales précises. Il ancre les possessions de Parthenay dans une histoire mythifiée, qui accède donc à l'éternité par le prisme de la légende. La seigneurie de Parthenay cesse d'être une construction éphémère, humaine, liée à une situation géopolitique qui évolue, car elle devient un territoire défmi en dehors du temps par un pouvoir merveilleux, celui de la fée Mélusine. Lors de ses adieux à Raymondin, elle parle ainsi de Thierry  : « Pensez de Thierri aussi bien, /Encor fera il moult de bien / Si est il encorre a la memelle. / De Partenay, de La Rochelle /Aura la terre a justicier / Et sera moult bon chevalier » (v. 4131-4136). Cette formule, encore vague, est précisée par Raymondin lorsqu'il quitte ses fils pour se faire pénitent, et dit à Geoffroi  : « Gardez vo frere le maisoé. /Parthenay luy ay ordonné, / Le noble chastel de Voulvant, / Chasteillon et Mayrevent /Tendra en sa subjection, / En paix, sanz contradiction, / Jousqu'a dedens La Rochelle. /Ainsi le veult ma moillier belle, / Mellusigne, quant s'en alla, /Car de lui grandement parla. / Le paÿs ayt a justicier, / Je l'en foys mon propre heritier  ; /Encor sera grant terrïen » (v. 5417-5429). La liste des forteresses se précise (elle correspond bien aux implantations des Parthenay en Poitou  : Châtelaillon, Mervent, Vouvant...), et la transmission de la légitimité de la lignée des Lusignan aux Parthenay est effective, confirmée par le fondateur mythique de la lignée, dans des mots qui laissent peu de place au doute.
Quelle est donc la place de la ville de Parthenay et de Thierry chez Jean d'Arras  ?Sans surprise, le ton est moins élogieux que dans l'ceuvre de Couldrette. La ville de Parthenay est nommée parmi les fondations de Mélusine  : « Elle fast faire le chastel et bourg de Partenay, si fort et si bel que sans comparoison  »42. Lorsque Thierry est présenté, Jean d'Arras est bien moins élogieux que Couldrette. Il se contente de préciser qu'il «  fu moult bachelereux  » (p. 552). Lorsque Mélusine revient s'occuper des derniers-nés (p. 709), Thierry ne dispose pas d'un traitement de faveur par rapport à Raymond  : tous deux grandissent merveilleusement vite. Jean d'Arras est également plus mesuré quant à la grandeur des héritiers de Lusignan. Mélusine, lors de ses dernières volontés présentées à Raymondin, dit que « auront moult voz hoirs apréz vous a faire. Et sachiéz que aucuns par leur folie decherront moult donneur et de heritaige » (p. 698). Pourtant, malgré ces quelques réserves, à bien y regarder, Thierry jouait déjà chez Jean d'Arras un rôle important. Comment l'expliquer  ?
41 Ibid., v. 6947-6954. Une même inquiétude sur la lignée de Mélusine transparaît v. 5517- 5528  : « Thierri tint moult grant paÿs, / Et si n'estoit d'omme haÿs. / De luy est yssu de vray / La lignye de Parthenay, (...) /Dieu veille que tel hair en saille /Que la lignye ja ne faille / Tant que ce monde cy deffine  ! /Aussi avoit dit Mellusigne /Que la lignye moult dureroit / Et que de moult beaux fait feroit  ».
42 Jean d'Arras, Mélusine..., p. 290. Jean de Beny revendiquant l'ensemble du Poitou n'aurait aucun intérêt à omettre la citadelle de Parthenay des fondations de Mélusine. De plus, la liste des forteresses mélusiniennes semble assez bien fixée dès l'époque pour que l'on puisse la changer selon ses goûts. Mirebeau est le seul endroit mélusinien cité par Jean d'Arras qui n'apparaisse pas aussi chez Couldrette, sans que l'on sache pourquoi.
327 Une même source orale  ?
On aurait pu en effet croire que les prédictions de Mélusine envers Thierry ne se retrouveraient que chez Couldrette. Ce n'est pas le cas, et toujours lors de ses adieux, voici ce qu'elle dit de lui  : « Et vueil que Thierry, nostre mainsné filz, soit sire de Partenay, de Wavent, de Meurvent et de toutes les appendences de la terre jusques au port de La Rochelle » (p. 699-701). Plus loin, Raymondin répète de nouveau ces promesses de terres faites pour Thierry et sa lignée (p. 727), lors de l'adieu fait aux deux seuls fils qui se tiennent à ses côtés au moment de son départ
Thierry et Geoffroi, comme chez Couldrette. Il y ajoute même Châtelaillon. Mais le père donne aussi à son dernier fils l'anneau magique que Mélusine lui a offert en partant, scène que l'on ne trouve pas chez Couldrette, et qui donne une nouvelle légitimité à Thierry, faisant de lui le dépositaire symbolique de l'héritage de la fée". Lorsque Geoffroi, nouveau chef de la maison de Lusignan s'en va faire pénitence à Rome, c'est à Thierry qu'il confie ses terres, car il le porte particulièrement en affection, répète le texte à plusieurs reprises (p. 736-738). Thierry et Geoffroi sont les deux seuls frères à retourner voir régulièrement leur père Raymondin dans son ermitage (p. 769). Enfin, c'est à ces deux fils seulement que la fée apparaît une dernière fois pour annoncer la mort prochaine de son époux`. Si Mélusine de Jean d'Arras n'est pas un panégyrique pour les Parthenay, il donne à Thierry un rôle au moins aussi grand que celui qu'il possède chez Couldrette. Cela est bien curieux, d'autant que nous avons déjà montré à quel point la lignée poitevine s'oppose à la politique des Valois. Quelle sont les raisons d'une telle place  ?
Jean d'Arras et Couldrette ont probablement utilisé tous deux une même ceuvre-source pour composer leur histoire45. S'agit-il de chroniques latines  ? Jean d'Arras explique en effet qu'il suit de vraies chroniques, probablement latines. Remarquons que le copiste d'un des dix manuscrits, celui de Vienne, présente clairement l'ceuvre comme une traduction du latin, puisqu'au folio 2vb, il précise que le duc de Berry lui a fourni un petit livre « lequel livre en plain et rude stille de latin en fançois, j'ay translaté  »~. Couldrette explique lui que « Dedans la tour de Mabregon /Deux beaux livres furent trouvez, / En latin et tout esprouvez, / C'on fast translater en franczoys  »". Tous deux nomment aussi le comte de Salisbury, qui aurait possédé des ouvrages sur le sujet. Peut-on assimiler ces ceuvres à ces deux chroniques latines de Lusignan, décrites dans l'inventaire de la bibliothèque du duc de Berry en 1402  ?Faut-il y voir un topos courant à cette époque  ? 48 La perte de tout
43 M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine, p. 90.
44 Jean d'Arras, Mélusine..., p. 768-770.
°5 L'idée a été avancée en premier lieu par L. Hoffrichter, Die iiltesten franz~sischen Bearbeitungen der Melusinensage, Halle, Max Niermeyer Verlag, 1928, bien que Jean d'Arras puise chez de nombreux auteurs son matériau, notamment dans le Méliador de Froissart (voir L. Stouff, Essai sur Mélusine..., p. 63-67).
46 Cf. Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (Xle XVe siècles). Étude et répertoire, dir. C. Galderisi, Turnhout, Brepols, 2011, vol. 2, p. 1287, fiche n° 1084 « Mélusine  »par J.-J. Vincensini.
47 Couldrette, Mélusine, v. 102-105.
48 Voir là encore Translations médiévales..., dir. C. Galderisi, vol. 2, p. 1267-1278, l'introduction de J.-J. Vincensini au chapitre « Catastrophes et supercheries  ».
328 manuscrit contenant une chronique latine de Lusignan empêche ici de donner une réponse certaine. Mais d'autres indices ont montré l'existence d'une source différente, non plus latine, mais française. Deux articles de Robert J. Nolan ont fait le point sur ce sujet49. Il constate que Couldrette dit que l'histoire avait déjà été mise en vers  : il ne peut donc se référer à Jean d'Arras. Ce dernier, pour sa part, explique qu'il met l'histoire en prose, sous-entendant par là que sa source était versifiée. Cette source versifiée étant difficilement assimilable aux chroniques latines mentionnées dont nous avons parlé, Robert Nolan y voit plutôt une ceuvre rimée française. Karl Heisig, qui avait lui aussi conclu à une source commune, y voyait le résultat d'influences orientales, qui seraient venues en Poitou dans la seconde moitié du XIVe siècle, et propose comme date de cette source mystérieuse la fin des années 136050. Robert Nolan a réfuté cette hypothèse, en montrant de manière convaincante les liens entre les Otia Imperiala de Gervais de Tilbury et le mythe de Mélusine  :les motifs de l'histoire de Mélusine étaient bien connus en Occident dès le XIIIe siècle, et les différences sont imputables à des spécificités locales, poitevines, non à une hypothétique influence orientale. Vincent de Beauvais dans son Speculum Naturale (II, 127), contait l'histoire d'une femme-serpente de Langres, qui fuit après avoir été surprise dans son bain51. Dans le domaine anglo-normand, les Otia Imperialia de Gervais de Tilbury et le De Nugis Curialium de Gautier Map, écrits à l'extrême fm du XIIe siècle, racontent des histoires de femmes-serpent, qui possèdent de troublantes ressemblances avec les romans du XIVe siècle. Mais aucun de ces textes ne saurait être considéré comme une source directe de l'histoire de Mélusine52.
Nolan date l'ceuvre-source de 1350 environ, considérant qu'elle ne peut avoir été écrite avant 1342, date à laquelle la maison de Lusignan dirige l'Arménie, et après 1356, puisque les voyages de Mandeville qui sont rédigés à cette date emprunteraient des éléments à cette source manquante. Il propose même un nom derrière cette composition  : Guillaume de Machaut, par ailleurs auteur d'une Prise d'Alexandrie qui conte les exploits de Pierre de Lusignan, roi de Chypre53. Ces hypothèses ont deux principales faiblesses  :l'emprunt des Itineraria de Mandeville à une version préexistante de Mélusine est plus qu'incertain, et l'attribution à Guillaume de Machaut suppose que le poème ait été composé par un auteur dont nous ayons gardé la trace jusqu'à nos jours, ce qui est loin d'être la solution la plus probable. Nous voudrions réexaminer ces thèses à la lumière de ce que nous avons remarqué sur la place du seigneur de Parthenay dans les deux ceuvres. Pour Robert Nolan, dans l'histoire de Mélusine, seule l'histoire de Geoffroi à la Grand'dent est
49 Tout d'abord R. J. Nolan, « The romance of Melusine  : evidence for an early missing Version  », Fabula, 15, 1974, p. 53-58, suivi peu après de R. J. Nolan, « The origin of the romance of Melusine  : a new interpretation  », Fabula, 15-3, 1974, p. 192-201.
So K. Heisig, « Über den Ursprung der Melusinensage  », Fabula, 3, 1959, p. 170-181.
51 L. Hoffrichter, Die Clltesten franz~sischen..., p. 67. Le récit de Vincent de Beauvais reprend celui, perdu d'Hélinand de Froidmont, qui écrit aux alentours de 1200.
Sz La lignée de Lusignan n'est pas même mentionnée, pas plus que le nom de la fée. On trouve un résumé de ces histoires dans J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie, « Mélusine maternelle et défricheuse  », p. 587-589, et dans M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine, p. 204 et suie. ss Pour Nolan, cette hypothèse a de plus l'avantage d'expliquer la mystérieuse filiation de Mélusine avec les maisons de Bohême et de Luxembourg, puisque ces deux familles ont patronné l'auteur. Cf. R. Nolan, « The romance of Melusine...  », p. 57.
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d'origine locale  : le personnage serait tiré de son homonyme historique, Geoffroi II, seigneur de Lusignan au début du XIIIe siècle, qui pilla Maillezais dont il était l'avoué de manière régulière entre 1225 et 1232, avant d'être pardonné par Grégoire IX en 1233, non sans avoir renoncé à l'avouerie de Maillezais54. Comme souvent dans des cas où un personnage fait un acte extraordinaire, le mythe vient expliquer l'incompréhensible55  :l'idée d'une origine démoniaque vit sans doute le jour. Vers 1350, un poète de cour, qui avait besoin d'une trame sur laquelle greffer la légende de la mère démoniaque de Geoffroi, reprit le mythe des Otia Imperiala de Gervais de Tilbury, forgeant ainsi de toutes pièces un mythe littéraire, celui de Mélusine. Cette genèse serait satisfaisante si plusieurs indices ne concordaient pas pour une plus présence plus ancienne en Poitou de certains éléments présents dans l'histoire. Pierre Bersuire, poitevin né àSaint-Pierre-du-Chemin, dans une zone qui se trouvait traditionnellement sous l'influence des seigneurs de Parthenay, témoigne dans le prologue du livre XIV de son Reductorium morale d'une tradition toute mélusinienne, bien que le nom de la fée ne soit pas présent
On raconte dans ma patrie poitevine que la très solide forteresse de Lusignan fut fondée par un chevalier et la fée qu'il avait épousée, et que la fée elle-même engendra une multitude de nobles et de grands personnages ; et de là furent issus les rois de Jérusalem et de Chypre ainsi que les comtes de la Marche, et ceux de Parthenay. Cependant, la fée fut surprise, nue, par son mari et se transforma en serpente. Et aujourd'hui encore, on raconte que quand le château change de seigneur, le serpent se montre dans le châteause
La date de rédaction du XIVe livre du Reductorium morale est habituellement fixée en 134357. Il n'est d'ailleurs pas fait mention dans le texte des Lusignan comme seigneurs d'Arménie, ce qui semble logique puisque ceux-ci n'ont ce poste que depuis 1342, et qu'il aurait été difficile qu'une légende, même littéraire, naisse aussi vite à ce sujet. Contrairement à ce qu'en pensait Nolan, il faut en conclure que l'histoire d'une fée « mélusinienne » (probablement n'avait-elle pas encore ce nom) circulait sous forme orale avant la composition de la première source écrite commune que suivent Couldrette et Jean d'Arras. D'autres éléments, présents dans les deux ceuvres, semblent remonter plus loin que les années 1350  : la liste des terres attribuées à Thierry n'est pas celle des sires de Parthenay au XIVe siècle, mais au
sa Voir L. Stouff, Essai sur Mélusine... , p. 94.
55 Ces développements sont tirés de l'article de Nolan déj à cité, « The origin of the romance of Melusine...  », p. 192-201.
56 ~~ In mea vero patria Pictavia fama est, castrum illud fortissimum de Lusiniaco eadem fortuna per quendam militem cum Fada conjuge fundatum fuisse, et de Fada ipsa copiosam nobilium et Magnatum originem suscepisse et exinde reges Hierusalem, et Cypri necnon comites Marchiae, et illos de Perthiniaco originaliter processisse. Fada tamen visa nuda a marito ; in serpentem mutata esse fertur. Et adhuc fama est quod quando castrum istud mutat dominum , serpens in Castro videtur  ». Texte latin d'après M. W. Morris, A bilingual edition of Jean d'Arras Melusine" or "L'histoire de Lusignan ", Lewiston-Queenston-Lampeter, éd. M. W. Morris, The Edwin Mellen Press, 2007, p. 1. Traduction personnelle.
5' M.-H. Tesnière, « Pierre Bersuire  », Dictionnaire des Lettres françaises  : Le Moyen Âge, G. Hasenohr et M. Zink (dir.), Paris, 1992, p. 1161-1162.
330 début du XIIIe siècle (époque qui vit d'ailleurs d'intenses liens entre les deux seigneuries, tant politiques que matrimoniaux). Les liens des villes de Châtelaillon, Talmont et Saint-Maixent avec les Lusignan-Parthenay ne peuvent être expliqués qu'ainsi58. Les terres de Geoffroi en Bretagne sont aussi des possessions qui n'ont plus cours au XIVe siècle. Le XIIIe siècle, époque des méfaits du Geoffroi historique, a vu sans doute la naissance d'une tradition orale qui liait l'origine démoniaque de Geoffroi aux nombreuses fondations et possessions des Lusignan en Poitou —tradition qui s'est perpétuée jusqu'au XIVe siècle, sans quoi il serait difficile d'expliquer la géographie mélusinienne.
Cette constatation pousse à revoir le rôle du substrat oral dans lequel ont pu puiser aussi bien la source hypothétique des deux auteurs que les écrivains eux- mêmes. Jean d'Arras dit ainsi  : « Laissons les ateurs ester et racontons ce que nous avons ouy dire et raconter a noz anciens et que cestuy jour nous oyons dire qu'on a veu ou paÿs de Poictou et ailleurs pour coulourer nostre histoire a estre vraye comme nous le tenons et qui nous est publiee par les vrayes Ironiques  »59 Interrogeons-nous un instant sur le lieu où ont pu être récoltées ces traditions orales poitevines. Lusignan semble être la réponse la plus évidente  : mais la lignée s'est éteinte depuis près d'un siècle lorsque Jean d'Arras entame son ceuvre. S'il est tout à fait possible que la population locale et les anciens aient eu nombre d'anecdotes à raconter sur la fée Mélusine60, il semble peu probable qu'un récit suivi d'une lignée aristocratique ait survécu en l'absence de cette lignée pendant trois ou quatre générations. À la fin du XIVe siècle, le seul lieu mélusinien, à ma connaissance, où se trouvait une lignée issue des Lusignan — ou qui prétendait au moins l'être —était Parthenay.
Les seigneurs ne se sont pas découvert tardivement une origine commune avec les Lusignan, nous l'avons déjà vu. Et il semble à peu près certain qu'à leur cour se soient racontées des histoires sur Mélusine. Pierre Bersuire, dont nous avons déjà parlé, associait les deux villes. Couldrette raconte que Guillaume VII lui a ainsi commandé son ceuvre  : «  Le Chastel fut fait d'une fayee, / Si comme il est partout retraist, / De laquelle je suys extrait, / Et moy et toute ma lignye / De Partenay, n'en doubtez mye. / Mellusigne fut appellee / La fayee que vous ay nommee, / De quoy les armes nous portons, / En quoy souvent nous deportons  »61. Une histoire racontée partout, dont les seigneurs aiment évoquer le souvenir, voilà autant d'indices que Couldrette trouvait à Parthenay une vivace tradition orale à laquelle il a dû puiser. Jean d'Arras, parcourant le Poitou à la recherche de légendes sur Mélusine, aurait-il pu ignorer la ville où circulait sans doute une version à peu près complète d'un récit d'origines lié à Mélusine et aux Lusignan  ?
Il ne faudrait pas pour autant voir dans le mythe de Mélusine une fidèle mise à l'écrit de contes populaires. La dimension littéraire, fondamentale, présente au
sa L. Stouff, Essai sur Mélusine..., p. 92, ne comprenait pas leur présence dans la liste des lieux mélusiniens. Châtelaillon fut très probablement intégrée à la seigneurie de Parthenay grâce au mariage de Hugues I~ (mort en 1216).
sv Jean d'Arras, Mélusine..., p. 116.
60 Jean d'Arras y est d'ailleurs allé de manière certaine pour avoir de ces anecdotes, puisqu'il raconte celle d'un dénommé Godait, à qui la fée serait apparue auprès d'un vieux poulailler (p. 815).
61 Couldrette, Mélusine, v. 70-78.
331 travers des multiples références à des ceuvres, à des styles différents, ne saurait être oblitérée. Mais elle ne s'oppose pas à la récupération de matériaux issus de traditions orales locales. Pour que Jean d'Arras, qui écrit au service du duc de Berry, les mentionne, alors même qu'elles sont au bénéfice de la lignée des Parthenay, il faut qu'il les ait trouvées dans une source qu'il jugeait pleine d'autorité. Nous retrouvons ici la fameuse source commune qu'il partagerait avec Couldrette. Le poète qui mit le premier en vers l'histoire de Mélusine fut celui qui mit le premier ce matériau légendaire local, mêlé à bien d'autres références littéraires. Ce poète de cour, qui pourrait être Guillaume de Machaut aussi bien qu'un anonyme, a certainement élaboré son histoire à Parthenay, en entendant les récits que les seigneurs locaux avaient détournés à leur profit pour d'évidentes raisons politiques, qu'ils faisaient raconter à leur cour62. Cette première mise à l'écrit ne doit pas servir à attribuer à un vieux fonds oral tous les éléments mythiques. Elle fut faite par un lettré qui puisa dans des traditions littéraires latines  : la fondation de Lusignan à l'aide d'une peau d'animal est probablement issue d'une lecture de Virgile.
L'idée d'une source orale parthenaisienne, connue par le prisme d'une première version littéraire perdue, me semble être la meilleure explication du rôle si particulier que joue Thierry dans les deux récits. L'idée d'une invention pure d'un auteur, qu'il soit le mystérieux poète de cour ou Jean d'Arras, est hautement improbable. Quel intérêt avaient-ils de donner la place de seul héritier légitime de Raymondin (aux côtés de Geoffroi, nous l'avons dit) à l'ancêtre d'une lignée bien moins glorieuse que celle de ses frères — il n'est ni roi de Bohême ni d'Arménie ou de Chypre — et dans le cas de Jean d'Arras, à un ennemi politique de son commanditaire  ?Les deux récits insistent, par la bouche de Mélusine, puis celle de Raymondin, sur les territoires bien définis qui seront attribués à Thierry et à son lignage. De tous les fils de Raymondin, il est le seul qui ait ce privilège de se voir attribuer des terres qui ne sont pas lointaines ou merveilleuses, aux frontières bien définies. Thierry n'accomplit pas d'exploits épiques comme ses frères Urien, Guy, Geoffroy, Antoine et Renaud. Il n'est pas l'élément dramatique comme Fromont. Il n'est pas non plus un simple nom comme Eudes (comte de la Marche) et Raymond (comte de Forez). Il a donc un rôle tout à fait particulier, de personnage à cheval entre le légendaire et l'actuel, entre le passé légendaire et le temps présent`. Pour celui qui raconte l'histoire, pour son public, il est un pont entre l'atemporalité du passé merveilleux et la brûlante actualité des revendications lignagères.
Le fait que cette particularité se retrouve chez Jean d'Arras fait qu'on ne peut accuser Couldrette d'avoir inventé de toutes pièces ce personnage pour les besoins de son panégyrique. Il force le trait, mais se fonde sur une même légende que son prédécesseur, une légende qui devait probablement être racontée à la cour des
62 Cette hypothèse n'est pas la seule possible, mais à mon avis la plus probable. On pourrait aussi imaginer que Couldrette et Jean d'Arras aient tous deux puisé aux mêmes traditions orales locales pour compléter cette première source, qui les aurait ignorées, mais cela semble
peu probable.
~ Jean d'Arras, Mélusine..., p. 181 et suie.
64 Cette « historicité  » de Thierry explique peut-être le fait que Thierry n'ait pas eu la défiguration de naissance qui touche ses frères. Mais Raimonnet, le dernier-né, partage cette qualité alors qu'il n'a presque aucun rôle. Des raisons mythiques peuvent expliquer cette absence de monstruosité, cf. M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine, p. 157.
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seigneurs de Parthenay, ce qui expliquerait la place de Thierry. Cela ne signifie en rien que la légende de Mélusine soit née à Parthenay. Les principaux personnages de la légende sont chez les deux auteurs Raymondin et Geoffroi, les précurseurs de la lignée de Lusignan. La légende qui circulait à Parthenay était sûrement une modification locale d'une première légende née à Lusignan, certainement plus ancienne, qui a pu naître à la fin du XIIe siècle, époque de développement des généalogies de grandes familles, puis se modifier fortement avec les tristes exploits de Geoffroi au début du XIIIe siècle et pour expliquer l'essor sans pareil d'une famille qui gouverne à Antioche, à Tripoli et à Chypre. C'est cette histoire, modifiée par des seigneurs locaux, qui fut certainement reprise par un mystérieux poète de cour dans les années 1350, qui y ajouta bien des éléments littéraires. Nous sommes ici naturellement dans des conjectures, et le brouillard des origines de la légende de Mélusine conserve jalousement ses mystères.
Nous avons dans un premier temps tenté de montrer que la commande faite à Couldrette ne pouvait pas être prise pour l'imitation fidèle d'un seigneur envers son supérieur. Elle est au contraire la trace d'une véritable défiance envers la tradition parrainée par Jean de Berry. L'analyse du rôle de Thierry dans les ceuvres de Couldrette et Jean d'Arras montre par ailleurs qu'il est très probable que toutes deux puisent à la même source  :une ceuvre poétique, certes, probablement composée dans les années 1350, mais par le prisme de cette première rédaction perdue, c'est une tradition orale poitevine, parthenaisienne, qui transparaît dans certains passages. Nous pourrions aussi souligner ce qui sépare ces deux ceuvres  : Couldrette écrit un roman en vers, au thème historique mais sans avoir la prétention d'être un chroniqueur, tandis que Jean d'Arras écrit une ceuvre qui se présente comme une « vraye Ironique  », même si cette qualification est discutable. Leurs destinées furent différentes  : la lignée des Parthenay s'éteint en 1427, Jean II étant mort sans enfant, et bien vite, la dimension politique de l'ceuvre de Couldrette fut un lointain souvenirs  : il n'y avait plus aucun Lusignan en Poitou. Pourtant, son roman connut un certain succès, puisqu'il nous est transmis par vingt manuscritsb', et fut traduit
~ L'importance du XIIIe siècle dans la genèse de l'histoire de Mélusine semble renforcée par l'étude d'E. Roach, Le roman de Mélusine..., p. 28-50, qui conclut à l'identification de nombreux personnages historiques dans l'histoire des fils de Mélusine, dont l'existence remonte pour la plupart au XIIIe siècle. D'autres motifs, assez nombreux, renvoient à la seconde moitié du XIIe siècle, époque où apparaissent dans le domaine Plantagenêt nombre de récits proches du mythe de Mélusine. Aliénor d'Aquitaine elle-même aurait pu inspirer la fée, et ses fils ont quelques points communs avec ceux de Mélusine, cf. M. White-Le Goff, Envoûtante Mélusine..., p. 119 et 127.
~ Même si la possession d'un manuscrit de Couldrette (London British Library Additional MS 6796) par Léonor de Rohan, au XVIe siècle, montre qu'il était toujours prisé chez les héritiers indirects des Parthenay. En effet, Léonor était la cousine par alliance de Catherine de Parthenay-Soubise, une branche cadette des Larchevêque. Cf. E. Roach, Le roman de Mélusine..., p. 81, note 94.
67 Pour une présentation détaillée de ces manuscrits, voir E. Roach, «  La tradition manuscrite du Roman de Mélusine par Couldrette  », Revue d'Histoire des Textes, 7, 1977, p. 185-233.
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aussi bien en allemand qu'en anglais dès le XVe siècle68. L'ceuvre de Jean d'Arras nous est conservée par douze manuscrits, mais elle est aujourd'hui bien mieux considérée par les spécialistes. La marque de la légende reste bien présente à Parthenay  : on y raconte encore aux écoliers l'histoire de Mélusine, leur montrant le château qu'elle aurait fondé.

Pierre Courroux Université de Poitiers
68 Voir notamment B. M. Hosington «  From theory to practice  :The middle english translation of the Romans of Partenay, or of Lusignen  », Forum for Modern Language Studies, 35/4,
1999, p. 408-420.