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Classiques Garnier

L’atelier de mémoire

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Cahiers de mémoire, Kigali, 2014
  • Auteur : Prudhomme (Florence)
  • Pages : 13 à 18
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 693
  • Série : Documents
  • Thème CLIL : 3394 -- HISTOIRE -- Histoire post-moderne (depuis 1989)
  • EAN : 9782406087472
  • ISBN : 978-2-406-08747-2
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08747-2.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/04/2019
  • Langue : Français
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Latelier de mémoire

Latelier de mémoire a été créé lors de la 20e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Des « grandes mamans », des jeunes, des femmes, des hommes se sont réunis au rythme dune matinée par semaine. Ils ont écrit chacun leur Cahier de mémoire. Ils les ont lus aux autres. Le respect mutuel, la confiance et leur commune expérience étaient le socle de leurs échanges. Ces mémoires singulières sont lhistoire du génocide, elles en restituent la réalité composite et sont une archive pour les générations futures. Cris ; odeurs âcres, fumées et sang ; fuites et poursuites, annoncées par des persécutions accumulées durant plus de trois décennies ; terreur ; regroupements effarants. Violence extrême – une population exterminée, près dun million de victimes. Des paysages anéantis par le projet génocidaire. Les rescapés sont porteurs de cette histoire. Leur mémoire individuelle et collective est porteuse de ce quaucun mémorial ne peut exprimer. Le mémorial transmet lhorreur, le résultat du génocide – mais il est muet, aucun sang nirrigue les corps gisants atrocement mutilés, figés dans leur dernier instant deffroi ou ensevelis dans des fosses communes.

« Nous partageons une même histoire1 ». Les rescapés parlent une langue, le kinyarwanda, où certaines expressions sont difficiles à traduire, non pas littéralement, mais 14par leur trop-plein de significations. Tout est dit dans cette phrase. Cest lhistoire quils ont vécue parce quils sont nés Tutsi. Les Cahiers de mémoire font entendre le sort commun. « Les nôtres », ceux qui ne sont plus là et ceux qui sont restés. Une histoire indéchiffrable pour les enfants tutsi dont la vie bascule en 1959. Annonciata a huit ans, elle ne recevra aucune réponse aux questions quelle pose de manière réitérative à sa mère. Plus tard, face à des situations demeurées inexplicables pour la fillette quelle est encore, elle reprendra à son compte ce silence : « Je me suis tue2. » Après le génocide, elle sera frappée doubli, damnésie. Il lui arrivera doublier jusquà son nom ou la présence de ses enfants à ses côtés. Labsence a tout envahi, le monde est devenu un gouffre insondable.

Les Cahiers de mémoire restent prioritairement récits du génocide, mais la remémoration sétend en amont et en aval, ils parlent de lamour, des saisons, de la famille, des traditions. Comme les Livres du souvenir3 écrits par les survivants de la Shoah, ils suivent un rythme ternaire : avant, pendant, après, mais le fil conducteur, lépicentre, demeure le génocide. Mémorial pour les disparus, conservatoire de leurs noms, conservatoire des familles décimées, les Cahiers de mémoire occupent un espace où se rejoignent la nomination des disparus et le récit énonciatif et mémoriel, qui restitue le vivant / le réel de celles et ceux qui ont péri.

Pendant. Toutes les collines, toutes les pistes étaient couvertes de barrières, toutes les routes étaient « barrées pour notre race4 ». Les portes demeurent impitoyablement closes : « Aujourdhui, ce nest pas hier, prends ton enfant 15et pars dici5. » Quelques exceptions pourtant. Le voisin cache puis accompagne celui qui fuit un peu plus loin. Lerrance se déroule dans un périmètre variable. Au-delà des frontières. LOuganda, le Burundi, le Zaïre, la pointe nord du lac Tanganyika, lîle dIdjwi. À lintérieur du pays, dans les limites géographiques dune préfecture, dune région, dune commune. Entre les maisons éparses sur la colline. Ce sont des allers-retours éperdus. La fuite est circonscrite. Tellement entravée quon parle de « piétinement ». Comme un animal pourchassé pris dans le piège. Le paysage, ce sont les lieux où lon espère trouver secours : des églises, des écoles, des centres de santé, « une brousse impénétrable », un pont. Tout autour les champs de sorgho, les bananeraies, les roseaux et les papyrus, la terre détrempée du mois davril. La pluie donne le signal dun court répit : les Interahamwe6 cessent de traquer leurs « cibles ». Le paysage sonore, ce sont les hurlements des Interahamwe. Leurs slogans, leurs cris, les coups de sifflets. Les roulements saccadés des tambours. Les vociférations de la Radio-télévision libre des mille collines, livrant les noms et les lieux précis où sont cachées jusquà lasphyxie les familles tutsi. Les pas qui se rapprochent. Les ultimes cris deffroi, les gémissements durant des nuits entières. Pendant cent jours et cent nuits.

Après. Nous avons choisi daccompagner les rescapé-e-s tout au long de leur parcours de reconstruction de soi (Twiyubaka). Les thérapeutes rwandais ont guidé nos pas. Naasson Munyandamutsa7, dès le premier jour. Et plus 16tard Émilienne Mukansoro, et Béatrice Niweburiza. En 2013, un voyage de mémoire nous a emmenées, les grandes mamans et nous, dans le sud du pays. Nous avons traversé des régions lourdes de souvenirs et dabsences. Les cris, les pleurs jaillissent. Cétait là. Il ne reste que des épineux et des brousses. Les lieux sont dévastés, abandonnés, détruits à jamais. Au cours du voyage pourtant surgissent dautres souvenirs, des légendes que racontaient les grands-parents, des histoires énigmatiques, des contes. Une restauration du paysage se met à lœuvre. Les souvenirs heureux se mêlent au chagrin. Les lieux saniment et sapaisent. La présence des disparus est une image vivante. Les troupeaux reviennent sous les yeux. Et aussi les matinées où on récoltait des herbes qui rassemblées en gerbes se balançaient joyeusement au-dessus de la tête des petites filles. Les saisons étaient celles des récoltes et des veillées où se transmettait lhistoire du Rwanda. Les heures étaient celles où lon trayait les vaches Inyambo, où on buvait le lait. Les fêtes, les naissances, les baptêmes, les cérémonies de la dot, du mariage, de Gutwikurura.

Cette reviviscence mémorielle donne les forces de ne pas suffoquer en entendant le cri qui, de travée en travée, transperce le stade Amahoro où se déroulent les commémorations. Les traumas éclatent lors des veillées de mémoire inondées de larmes, qui agissent comme de fulgurantes thérapies. Des scènes de compassion inouïes voient le jour. Le lendemain cest lapaisement. Cest plus que de lapaisement, cest de « la joie », dit Émilienne sans pouvoir trouver dautre mot après la veillée de mémoire de la 18e commémoration. Les pratiques thérapeutiques inédites mises en œuvre au Rwanda sont un apport inestimable pour la clinique, partout où les catastrophes et les désastres anéantissent de manière récurrente et massive les êtres humains. Latelier de mémoire y a puisé son inspiration.

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Un mouvement sans fracas anime la psyché de celles et ceux qui dans leurs récits tressent les fils dune temporalité tridimensionnelle qui avait volé en éclats. Les pleurs, les cris, les souvenirs ouvrent la voie aux élans de la reconstruction de soi. À linjonction criminelle, « Aucun de vous ne doit survivre », répond le choix de vivre qui se dit en kinyarwanda : Kubaho kwawe kuranyubaka, « Ton choix de vivre me fait exister ».

Florence Prudhomme

Toute ma gratitude à Naasson Munyandamutsa, qui ma accompagnée depuis 2004. Avec Naasson jai appris la patience, la compréhension, la présence, lempathie à légard des rescapés. Ses encouragements et ses conseils mont guidée.

Merci à Annonciata Mukamugema. Son intelligence et sa connaissance du pays ont été une richesse inestimable pour poursuivre notre projet, année après année. Merci à Jean-Paul Kayumba qui a assuré avec elle la mise en œuvre de latelier de mémoire. Merci à Louis Munyaburanga Basengo qui a animé avec bienveillance les séances hebdomadaires de latelier. Tous trois ont accompagné la réalisation jusquà son terme des Cahiers de mémoire.

Merci à Thérèse Kanyanja et au groupe des grandes mamans, cœur de la Maison de quartier.

Merci à Émilienne Mukansoro, à Béatrice Niweburiza, au groupe Icyizere family, à Dafroza et Alain Gauthier.

Merci à Isabelle Quentin-Heuzé et à la Fondation EDF, merci à Janine Le Berre et à Pont-Labbé solidarité internationale (PASI) qui ont soutenu le projet des Cahiers de mémoire.

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Merci à Michelle Muller pour sa présence tout au long de mes années rwandaises et pour son vaillant enthousiasme depuis la création de latelier de mémoire jusquà la publication de cet ouvrage.

1 Voir p. 301.

2 Voir p. 155 et 157.

3 Voir « Et la terre ne trembla pas », La Shoah dans les Livres du souvenir, Revue dhistoire de la Shoah, no 200, Paris, mars 2014.

4 Voir p. 173.

5 Voir p. 257.

6 Pour tous les termes en kinyarwanda et en italique, voir le glossaire en fin douvrage, à lexception des termes immédiatement suivis de leur traduction dans le texte.

7 Voir p. 329-335.