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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Ce volume se propose de montrer la présence du concept de risque dans la culture littéraire et visuelle tout au long du vingtième siècle jusquà aujourdhui. Que signifie la notion de risque lorsquelle est abordée dans le domaine littéraire et artistique ? Pour répondre à la question, il est nécessaire de partir dun constat : si le concept de risque demeure central dans un large spectre de disciplines qui vont des mathématiques à la physique en passant par léconomie et les sciences sociales – force est de constater la relative absence dapproches théoriques et critiques du risque qui relèveraient du champ des humanités. Et pourtant, comme les contributions ici réunies en témoignent, les œuvres qui thématisent le risque ne font pas défaut, ni celles qui, par leur propos même, se voient comme menacées déclatement. Les conséquences formelles du risque mettent ainsi immédiatement au premier plan le lien entre la notion de risque et tout acte créateur ainsi que sa fonction déterminante dans le jeu de lécriture.

Aborder la notion de risque dans le champ littéraire permet tout dabord de fournir à la recherche de nouveaux instruments conceptuels et méthodologiques pour identifier lapport des humanités au débat contemporain sur cette notion. Anne Dufourmantelle définissait le risque comme kairos1, cest-à-dire comme occasion à saisir et opportunité de changement. En ce sens, la littérature, notamment dans sa forme fictionnelle offre des expériences de substitution qui permettent au lecteur dimaginer le pire et de sy préparer. En ce sens, elle permet en effet denvisager des expériences possibles et de dépasser le danger en sy préparant, comme lécrivait Wolfgang Sofsky dans Das Prinzip Sicherheit2. Par ailleurs, lœuvre elle-même peut à cet égard constituer 10un risque – elle est « essentiellement risque », selon Maurice Blanchot3. Les études qui suivent abordent donc le risque tel que le mobilisent les pratiques littéraires et visuelles, afin de mieux cerner la contribution particulière des humanités à la compréhension de la notion, par rapport à lusage quen font les sciences économiques et sociales – sans parler, bien évidemment des sciences dures. Dans ce dernier cadre, on parle généralement de risque dans les cas où létablissement dun projet doit tenir compte de la survenue éventuelle dévénements indésirables, qui pourrait menacer lintégrité ou la sécurité dindividus, de sociétés ou plus généralement de systèmes ou dorganisations. En ce sens, le risque implique la possibilité de linattendu, lexistence dune marge dincertitude quant à lavenir ainsi que la question de savoir comment gérer cette incertitude.

Cest donc en partant des définitions et des données théoriques et méthodologiques élaborées dans différents domaines disciplinaires que nous nous sommes demandé quelle était la place et la fonction de la notion de risque dans la contemporanéité. La notion délimite en effet un champ de recherche riche en nouvelles pistes de lecture de lœuvre et de son processus de création. Jusquà quel point ces instruments théoriques et méthodologiques de recherche largement élaborés dans dautres disciplines peuvent-ils contribuer à une appréciation du sens et de limportance de la prise de risque dans les textes et les pratiques littéraires et visuelles ? Les articles ici réunis se proposent de répondre à ces questions et à bien dautres, le concept de risque étant au cœur dun large questionnement qui mobilise en même temps dautres notions dordre éthique, telles que le courage, le dévouement, le sacrifice, par exemple, dont le caractère de responsabilité – à la différence du péril face auquel lêtre humain est exposé malgré lui – les relie à la prise du risque, en tant que celle-ci relève de linitiative humaine.

Dans le cadre de ce numéro des Cahiers de littérature française consacré à la notion de risque, Alessandra Ferraro et Valeria Sperti examinent lœuvre autophotobiographique de Claude Cahun, Annie Ernaux et Chantal Akerman et sinterrogent sur la manière dont linsertion des images dans les textes implique un risque qui est lié aussi bien à 11lexpérimentation artistique quà une exhibition de lintime qui transgresse les règles de la morale. Peut-on ainsi envisager une lecture genrée de la notion de risque en littérature ? Lécriture féminine est au cœur de larticle de Nunzia Palmieri, qui étudie le concept de risque à partir de lanalyse de quelques récits italiens contemporains de la maternité : pour Natalia Ginzburg, Simona Vinci, Anna Maria Ortese et dautres écrivaines, la notion de risque constitue une clé de voute fondamentale en mesure de leur offrir lopportunité dinaugurer un nouveau discours théorique, littéraire et existentiel sur le féminin. Des femmes encore, tenant des gamelles vides et réclamant à manger, confrontées au risque dêtre supprimées, font lobjet de lanalyse de Franca Bruera qui relit Les Bouches inutiles de Simone de Beauvoir pour en mettre en évidence léthique des personnages qui sengagent dans un défi sans pareil en cherchant, par leur action, à sopposer à toute forme de tyrannie. Larticle de Valeria Marino sur la langue « fautive » et fragmentaire de Katalin Molnar et la contribution de Giacomo Raccis, consacrée aux risques que lobsession de lhistoire fait courir à lécriture narrative de Valentina Maini, viennent achever cet ensemble de contributions portant sur lécriture des femmes face à la notion du risque.

La prise de risque gratuite est le sujet de la contribution de Samuel Holmertz, qui analyse LesCaves du Vatican de Gide dans le but de montrer que lacte gratuit est une forme de risque qui se présente comme un défi, par lequel le personnage affirme sa propre puissance tout en anéantissant en même temps la morale et la rationalité. De son côté, Francesca Quey étudie les pages manuscrites dHenri Michaux, et analyse le texte primordial Misérable Miracle pour mettre en relief le risque en tant que notion consubstantielle à lécriture de Michaux, dans ses changements constants et sa confrontation continue avec le danger de son illisibilité. Le danger se retrouve également dans létude proposée par Alessandro Grosso, qui attire lattention sur les risques sociaux portés par la littérature, et tout particulièrement sur le cas des écrivains conscients des dangers auxquels ils sexposent en publiant une œuvre autobiographique, comme en témoignent les anecdotes étudiées dans cette contribution à propos de Jean-Benoît Puech et dÉric Chevillard.

Le risque environnemental est au cœur de larticle de Fiona McIntosh-Varjabédian, qui montre comment le roman Gun Island dAmitav Ghosh a été conçu, dans sa forme et ses dispositifs, à partir de lactualité des 12effets catastrophiques du réchauffement climatique et dautres risques collectifs, tels que les migrations, les incendies, la pollution. Larticle de Franca Franchi, qui porte sur les jardins dans la littérature et les arts, prolonge la réflexion autour du risque environnemental dans la perspective de lapprofondissement de la notion daménagement durable de lespace. Les concepts de « jardin en mouvement », de « jardin planétaire » et de « tiers-paysage » de Gilles Clément témoignent à ce propos de la nécessité détablir un nouveau rapport avec la nature pour échapper au risque dun monde de plus en plus anthropocentrique et pour protéger la biodiversité.

Les contributions réunies dans ce volume proposent ainsi une approche théorique et critique inédite de la notion de risque dans le contexte des humanités. Elles appellent à prolonger, dans le sillage des perspectives et des questions esquissées au fil de cette préface, létude des cohérences, des processus et des effets de tension spécifiques à la mise en œuvre du risque : un laboratoire constamment ouvert pour contribuer au débat international dans les domaines scientifique et culturel.

Franca Bruera,
Anne Duprat,
Franca Franchi,
Fiona McIntosh-Varjabédian

1 « Le risque est un kairos, au sens grec de linstant décisif ». Anne Dufourmantelle, Éloge du risque, Paris, Payot et Rivage, 2014, p. 13.

2 « Le plaisir du risque ne réside pas tant dans lexpérience du danger que dans celle de pouvoir le surmonter ». Cf. Wolfgang Sofsky, Das Prinzip Sicherheit, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 2005, p. 39. Nous traduisons.

3 « Si lartiste court un risque, cest que lœuvre elle-même est essentiellement risque, et, en lui appartenant, cest aussi au risque que lartiste appartient ». Maurice Blanchot, LEspace littéraire [1955], Paris, Gallimard, 2021, p. 317.